Investigations sur les techniques et les langages III

Jean-Pierre Depétris

D’un progrès qui ne progresse peut-être pas dans le bon sens

Quiconque a découvert l’ordinateur, à quelque date que ce soit, à quelque âge qu’il ait eu, ou à quelque niveau qu’il ait voulu s’en servir, a dû faire une curieuse expérience. Dans un premier temps, on se sent bien perdu dans des procédures complexes qui perturbent nos habitudes cognitives : ne serait-ce qu’en agissant sur des choses en manipulant leurs représentations, et en brouillant ainsi les limites entre les deux.1

Dans un deuxième temps, On éprouve l’impression contraire d’être sur le point de tout comprendre. On commence à se percevoir comme un « utilisateur averti », voire expert. On sent que serait à portée l’effort nécessaire qui ne laisserait plus rien dans l’ombre. Ce deuxième temps arrive relativement vite : il dépend sans doute de la nature des problèmes qu’on sera arrivé à résoudre.

Dans un troisième temps, à l’occasion d’un changement de système, ou seulement de suite logicielle, on découvre qu’on doit réapprendre ce qu’on croyait déjà bien connaître et avoir compris. On croyait n’avoir à poser que de nouvelles briques sur des fondements bien construits, et l’on découvre qu’on doit revoir ces fondements.2 Je crois que chacun, à des degrés divers a fait cette expérience ou ne va pas tarder à la faire.

Le 7 octobre 2012

À moins qu’on ne se fixe dans ce deuxième temps en ne cherchant pas à comprendre ? On peut se résoudre à ne rien comprendre et compter sur d’autres : payer des services professionnels ; faire appel à un proche qui « s’y connaît » ; se tenir dans un cadre professionnel ou associatif dans lequel un administrateur s’occupe de tout ; s’appuyer sur une communauté d’utilisateurs, etc. On reporte alors le problème sur des tiers qui, eux, arrivent nécessairement à ce troisième moment.

Le 9 octobre 2012

Chaque utilisateur acquiert à l’usage un ensemble de comportements qu’il cultive comme des réflexes conditionnés, exactement comme il apprend à se servir des touches du clavier. Ce qui au départ sollicitait toute son attention va finir par ne plus la requérir du tout. De tels conditionnements servaient avant pour une vie entière. Quand on était devenu un parfait cavalier ou un sculpteur de pierres, les chevaux ni les roches ne changeaient beaucoup.

Ce n’est pas le cas avec l’informatique, où l’on a à peine le temps d’acquérir de tels réflexes que l’on doit en cultiver de nouveaux. Il est certes plus facile d’apprivoiser une interface graphique qu’un étalon sauvage, car tout y est conçu pour la main de l’homme et ses facultés cognitives, mais cette facilité d’apprendre encourage plus encore à toujours tout renouveler. Aussi est-il facile de croire acquis ce qui ne l’est pas du tout.

C’est à l’évidence ce qui conduit de ce deuxième moment où l’on commence à se sentir un utilisateur averti, à un troisième où l’on perd pied. Il suffit en effet de quelques années ou de quelques mois pour oublier ce qu’on a appris en quelques mois ou en quelques jours, et ne plus se souvenir que des difficultés qu’on avait rencontrées alors et qui découragent.

Des jeux comme symptômes

Le jeu informatique semble avoir une fonction particulière et essentielle sur la façon très agaçante dont les techniques numériques évoluent. Précisément, cette insupportable nécessité de devoir toujours réapprendre des règles et des langages et de se familiariser à de nouvelles interfaces, on en fait du jeu. Les jeux informatiques rendent ludique ce qui partout ailleurs est insupportable.

J’en ai fait l’expérience la première fois que j’ai changé de machine et de système d’exploitation. Ce fut aussi l’occasion de ma première découverte de tels jeux. Je m’étais mis à jouer pour fuir les problèmes complexes que je rencontrais pour avoir accès mes anciennes données et les utiliser. Je me rendis compte, en prenant en main des jeux, que j’apprenais en même temps à contrôler le système. À travers des jeux à énigmes, comme Myst, ou de stratégie, comme Civllization, je me mettais à acquérir des façons de penser, d’utiliser mes doigts et l’interface, qui me conduisaient à prendre en main le système et les programmes, et même à trouver un certain plaisir à résoudre de telles énigmes. C’était en quelque sorte un entrainement de l’esprit salutaire, où, en croyant fuir mes problèmes, j’acquérais au contraire des méthodes pour les résoudre.

Je crois que sont là les deux fonctions essentielles des jeux informatiques, qui les rendent inséparables de l’évolution des techniques, et même d’une culture, numériques. D’une part, ils servent d’exutoire aux problèmes et aux déconvenues que ne manquent jamais de réserver les machines, les programmes et les systèmes ; et de l’autre, ils sont un terrain d’entrainement irremplaçable.

Ils ont aussi une curieuse manière de cultiver un certain plaisir de la règle, et des perpétuels changements de règles, de logiques, de langages. De tels jeux n’avaient d’ailleurs pas attendu l’informatique, que ce soit les classiques échecs, ou les jeux de cartes, les Master Mind, Risk, ou Cluedo : les techniques numériques leur offrent simplement des ressources insoupçonnées, et un nouvel usage. Ce qui est réellement nouveau est qu’avant, les jeux ne devenaient réellement intéressants qu’à partir du moment où ils cessent aujourd’hui de nous distraire : quand on en maîtrise parfaitement les règles. Ceci conduit certainement vers de nouvelles façons d’apprendre, avec des conséquences encore insoupçonnées.

Le 10 octobre 2012

Ce que nous apprenions avant pour une vie, nous sommes prêts à l’apprendre maintenant pour quelques parties d’un jeu qui cessera bientôt de nous distraire. Les machines numériques ont elles-mêmes été conçues ainsi. Avant, une machine n’avait qu’un seul usage, une seule fonction, ou du moins une gamme limitée de fonctions complémentaires. Aujourd’hui, un ordinateur est conçu pour faire à peu près n’importe quoi ; et bon nombre d’objets commencent à devenir eux-mêmes des ordinateurs : téléphones, appareils photo, caméras…

D’un autre côté, les ordinateurs ne font rien ; ils doivent être connectés à des périphériques quelconques, ou au moins entre eux pour mettre en contact leurs utilisateurs. En tout cas, depuis Babbage et Lovelace, l’usage de telles machines est moins déterminé par leur mécanique que par leurs programmes numériques3. C’est exactement le chemin que semble prendre l’esprit humain : au lieu de se déterminer une fois pour toutes à accomplir un certain nombre de tâches mentales et physiques, il joue à changer perpétuellement ces déterminations.

C’est comme si nous nous étions résolus à ne plus apprendre, mais à apprendre à apprendre. Cependant, il n’est pas dit que la plupart des humains y parviennent ; il n’est même pas sûr que l’humanité tout entière n’y échoue pas ; que plutôt qu’apprendre à apprendre, nous ne désaprenions pas, tout simplement.

Hegel, Marx et les jeux informatiques

Il n’est pas très difficile de voir là un processus de prolétarisation, et il serait bon de remonter un peu avant Babbage et Lovelace, jusqu’à Mars et Hegel4. L’un et l’autre ont conçu deux conceptions différentes de l’aliénation (je préfèrerais dire de la dépossession), et jusqu’à un certain point, contraires. Les progrès récents du numérique éclairent singulièrement ce qui les oppose.

Ces réflexes conditionnés qui sont à la racine de mes facultés cognitives réelles, qui fonctionnent proprement comme des prothèses, des prothèses cognitives, me demeurent foncièrement étrangers pour Hegel, alors que pour Marx, au contraire, ils ne cessent d’être le prolongement de moi-même que dans la mesure où des rapports de production tendent à m’en déposséder.

Il ne fait aucun doute que ce dont parlent l’un et l’autre est bien réel et fortement éprouvé, mais qu’il ne s’agit pas exactement de la même chose. Une part de la subtilité de Hegel semble échapper quelque peu à Marx, dont la critique n’est cependant pas moins subtile.

Le 11 octobre 2012

Je ne suis capable d’écrire que si je peux faire de mon stylo le parfait prolongement de ma main. Il en va de même des lettres. Si je me mettais maintenant à écrire en japonais, le seul dessin des caractères requerrait une part importante de mon attention, qui perturberait jusqu’à ma capacité de les prononcer, tant je n’ai que de faibles notions de cette langue.

Quand j’écris en français, le dessin des lettres est automatique – William James aurait dit « mécanique » – et ne me demande aucune attention. Même l’exécution des règles de syntaxe se fait de façon subliminale, et il se pourrait que je sois embarrassé si l’on me demandait à brûle-pourpoint d’expliquer la règle que j’applique.

D’un autre côté, je peux perdre mon stylo sans avoir l’impression d’être dépossédé d’une part de moi-même, quand bien même je lui accorderais un grand prix. Je peux toujours prendre un autre stylo. Puis-je changer de langue de la même façon ? Certainement non. Toutefois, si mon interlocuteur ne comprend pas le français, je peux tenter l’anglais. Mais à supposer que je perde l’usage du français, ou seulement que je me retrouve dans un monde où je n’aie ni interlocuteur, ni texte en français, puis-je dire que je demeurerais exactement le même ? Et qu’est-ce que cela voudrait dire ? Est-ce que je parviendrais à me forger un usage d’une autre langue pour penser exactement de la même façon que je le fais en français, ou est-ce que je conserverais malgré tout intact mon niveau dans ma langue natale ? Et si je perdais simplement la mémoire, demeurerais-je moi-même ou non ?

Je n’ai jamais rencontré de réponses bien définitives à de telles questions. Si elles n’ont pas de réponses théoriques, c’est sans doute parce que ce sont surtout des questions pratiques.

Le 19 octobre 2012

Numérique et double articulation

La notion d’intelligence artificielle est aussi ambiguë que celle d’intelligence collective. Elle laisse entendre que les machines ou les programmes seraient « intelligents », sans d’ailleurs trancher vraiment pour l’un ou pour l’autre. Or les uns et les autres accroissent plutôt mes propres capacités cognitives, comme, par exemple, des lunettes accroissent mon acuité visuelle, et en ce sens seulement, les termes sont pertinents.

À ce compte, bien des objets aussi vieux que l’humanité peuvent être considérés comme de l’intelligence artificielle. On peut se demander d’ailleurs s’il n’y a pas un lien indéfectible entre les notions d’objet et d’intelligence artificielle. En effet, qu’appelle-t-on exactement un objet ? Un singe est bien capable d’utiliser un bâton ou un caillou comme des objets. Les oiseaux aussi sont incontestablement capables d’utiliser des objets. Mais peut-on dire que le bernard-l’hermite utilise un coquillage abandonné comme un objet ?

Je tendrais à parler d’intelligence artificielle dès qu’il y a étalonnage de l’objet, c’est-à-dire lorsqu’un code numérique est inscrit dans la matérialité de l’objet. L’exemple le plus évident est le boulier. La flute ou le pipeau, le simple roseau percé de trous, ou plusieurs de longueurs inégales attachés ensemble, sont aussi des exemples intéressants. Cela ne veut pas dire que l’intelligence artificielle ne serait pas associée au numérique, mais que le numérique est sans doute aussi vieux que l’homme.

Il est probable également que la langue soit aussi vieille, la langue humaine, caractérisée et distincte des langages animaux par sa double articulation. La double articulation ne se retrouve pas seulement dans l’écriture où elle est de préférence étudiée, elle est aussi bien présente dans la parole ; et les deux structures, orale et écrite, ont une telle autonomie que les langues ont toujours pu changer de système d’écriture.

Les langues sont composées de petites unités de sens, les morphèmes : ce sont des racines, ou des radicaux, des suffixes et des préfixes. Associés, ces morphèmes affinent le sens en des unités plus grandes et précisent leur fonction syntaxique : ce sont les mots.

À l’échelon inférieur, au dernier, au stade où l’on ne peut plus diviser davantage, sont les phonèmes. Toutes les langues possèdent un nombre fini et très limité de phonèmes (même le chinois). Ces phonèmes n’ont aucun sens. Certains mots, ou certains morphèmes, peuvent bien n’être composés que d’un seul phonème (l’adverbe « à », la deuxième et la troisième personne du singulier du verbe avoir, le préfixe privatif, la déclinaison verbale), mais le phonème lui-même n’a aucune signification. C’est pourquoi, même employé seul, il peut en revêtir plusieurs selon son contexte.

Ces jeux de phonèmes fonctionnent exactement comme les jeux de caractères, et quelques dizaines suffisent pour produire de nombreux milliers d’unités sémantiques (mots et morphèmes). Les phonèmes et les caractères fonctionnent envers les mots comme les chiffres envers les nombres, si ce n’est que les chiffres gardent leur valeur au sein des nombres : « 2 » reste « 2 », qu’il indique les unités, les dizaines, les centaines… selon sa place dans le nombre (syntaxe). Toutefois encore, un nombre très limité de chiffres peut servir à composer une quantité illimitée de nombres.

Le 25 octobre 2012

De l’actualité du père Marx

Le bernard-l’hermite n’utilise pas la coquille d’un animal étranger comme un objet, il l’incorpore : il en fait un élément de son propre corps. C’est pourtant aussi ce que je fais de mon stylo en écrivant. C’est ce que nous faisons de nos voitures, de nos violons, de nos claviers… dès que nous avons suffisamment appris à nous en servir.

L’ennui est alors que la perte de tels objets nous laisse aussi démunis que la perte de sa coquille pour le bernard-l’hermite. Toutefois, le bernard-l’hermite peut vivre dans une relative tranquillité, car l’espérance de vie d’un coquillage étant bien plus courte que celle de sa coquille, les coquilles vides ne sont pas ce qui manque au fond des mers. Il n’en va pas de même avec les objets de l’industrie humaine.

Cela veut dire très précisément que chacun dépend d’objets que d’autres fabriquent intentionnellement ; ce qui place les hommes dans des relations de dépendance très complexes. Il est bien évident que ces relations ne sont pas les produits de rapports juridiques et politiques – c’est plutôt le contraire ; elles sont foncièrement ceux de rapports de production.

Il s’agit de bien comprendre ici ce que signifie faire d’un objet le prolongement de son corps. Ce n’est certainement pas en faire celui d’un corps social. C’est moins encore faire de soi-même un tel prolongement. On peut imaginer la monstruosité que serait une telle chose.

Curieusement, le transhumanisme ne semble pas avoir perçu cette question. Car l’important n’est pas que nous puissions remplacer, ou au moins prolonger, nos organes par des prothèses. Cela est somme toute trivial depuis le premier singe qui s’est servi d’une pierre pour briser une coque, ou peut-être depuis le premier bernard-l’hermite. L’important est plutôt qui est alors précisément ce « nous ». Ou encore, les possesseurs de droit de ces prolongements et leurs utilisateurs sont-ils les mêmes, ou sont-ils différents ?

La question est : Est-ce chacun qui peut se transformer lui-même en cyborg aussi simplement qu’un bernard-l’hermite change de coquille, ou est-ce plutôt chacun qui entre dans une dépendance dramatique envers des structures qui le dépassent et qu’il ne contrôle pas ?

Si l’on y regarde mieux, ce qui est souvent présenté comme des « avancées techniques » se résume souvent à de dérisoires gadgets dont la seule fonction est de rendre captif l’utilisateur. Il s’agit, disons, de permettre l’appropriation de l’objet technologique sans en rendre la technologie accessible. On ne s’approprie alors en réalité rien du tout, pas plus qu’un galérien ne s’appropriait la rame à laquelle il était enchaîné.

Langue et individuation

La langue, les langues, sont des exemples intéressants de prothèses. On ne peut imaginer ce que serait s’approprier une langue sans se l’approprier à part entière. Sans doute, pour apprendre une langue et continuer à la posséder, on doit s’en servir et donc avoir des interlocuteurs. Il n’y a de langue, en somme, que si elle est possédée par une communauté et non un seul individu. Cependant, chaque individu la possède « toute », si l’on peut dire, et n’est pas en situation de dépendance envers d’autres. Et ceci n’a certainement rien à voir avec la revendication ou la reconnaissance de quelque droit.5

D’un côté, les langues sont immatérielles, du moins n’ont-elles d’autre matérialité que celle de nos organes. D’un autre, elles nous modifient physiquement, car on ne peut imaginer que leur apprentissage et leur usage n’aient pas les effets les plus physiques et durables au moins sur nos synapses.

Par la langue, et par les différents langages qu’elle incorpore, mathématiques notamment, nous nous programmons comme des machines ; nous facilitons certaines intuitions et rendons d’autres plus difficiles.6

Le langage modifie profondément l’espèce. Du point de vue de la phylogenèse, il est probable que le langage ait été le principal facteur du développement crânien et du redressement de l’os occipital. Du point de vue de l’ontogenèse, il modifie encore bien plus chaque homme dans le cours de sa vie.

Le langage modifie chaque homme qui l’utilise, ou plutôt, chaque homme se modifie profondément lui-même en l’utilisant, et donc se distingue des autres. Sous couvert d’unir et de faire communiquer ceux qui l’utilisent, le langage accroît en contrepartie l’éloignement de chacun. Mettre des mots, parler, est presque toujours accroître une distance entre les êtres, là où le geste et le regard suffiraient bien.

C’est que la parole est moins expression qu’énoncé, et elle permet au parleur d’agir aussi sur son expérience privée et ses données des sens, et donc de se différencier.

La parole, la langue, les langages, cultivent aussi des connaissances et des façons de penser différentes, alors qu’ils continuent dans le même temps à faire lien entre les hommes ; et la grammaire, à tenir lieu de seul véritable contrat social.

Le 26 octobre 2012

Il est dur de croire que l’homme pourrait revenir à un état antérieur où chacun savait à peu près tout ce que savaient les autres ; où tout le savoir d’une communauté pouvait être connu par chacun de ses membres. Tout laisse croire au contraire que nous saurons de moins en moins les mêmes choses, que nous deviendrons toujours plus différents les uns des autres, que les hommes s’éloigneront de plus en plus, un peu comme nous nous figurons l’évolution des corps célestes.

Au cours d’une vie humaine, chacun peut mesurer combien ce qu’il apprend et qu’il découvre l’éloigne de ceux qui ne font pas les mêmes expériences. D’ailleurs, même celui qui n’apprendrait rien et ne vivrait jamais rien de neuf, s’éloignerait plus vite encore des autres qui, eux, changeraient.7

Les rapports de production réels

Lorsque j’ai découvert l’œuvre de Marx, c’est-à-dire lorsque je n’avais encore rien lu, ou si peu que je ne distinguais même pas bien un fil directeur, une contradiction m’a frappé. Marx démontre de façon plutôt convaincante que l’économie est une idéologie : qu’elle tombe du côté des superstructures politiques et juridiques. Il fonde sa critique du point de vue des infrastructures, c’est-à-dire des rapports de production. Tout ceci était relativement clair chez lui dès 1844, et pourtant il n’est jamais parvenu à distinguer nettement ces rapports réels de production des rapports économiques, juridiques et politiques d’exploitation, au point que son Kapital ressemble tellement à un traité d’économie politique que certains ont même cru y voir une « économie marxiste ».

C’est un peu comme si Marx avait toujours cherché sous une économie financière, une « économie réelle », comme les termes en sont devenus à la mode depuis le début de la crise actuelle. Or il n’y a pas d’économie réelle : sous les rapports d’exploitation, il n’y pas d’autres lois que celles de la nature, et en fait de théorie de la classe ouvrière, il n’y a que les techniques et les sciences.

L’autre pan de cette contradiction était l’ignorance dans laquelle Marx tenait la langue et les langages, alors même que ses concepts de programme et de système les appelaient. Il connaissait les travaux de Fourier (le mathématicien), mais il lui manquait certainement l’apport de Boole et des Pragmatistes.

Autant reprocher à Marx d’être un homme de son temps. Force est d’admettre alors que les « experts » contemporains de l’économie viennent à peine de rencontrer les contradictions dans lesquelles se débattait déjà le jeune Marx, et que les esprits plus critiques et plus pénétrants ne sont guère allé beaucoup plus loin.

Certains travaux se référant plus ou moins explicitement à Marx, mais parfois pas du tout, ont quand même ouvert de belles pistes : Lewis Munford, Technique et civilisation ; Henri Lefebvre, Le langage et la société ; Jean Baudrillard, Le Miroir de la production, l’Économie politique du signe, la Société de consommation ; Michel Serres, Hermes ; Thomas Khun, La Structure des révolutions scientifiques ; Georges Bataille, La Part Maudite ; Gilbert Simondon ; l’Internationale Situationniste ; Eric Raymond ; Richard Stallman ; Paul Valéry ; Ludwig Wittgenstein8

Il est assez facile de pressentir pour le moins ce que l’évolution des systèmes d’exploitation (numériques et non pas économiques bien sûr) impliquent de rapports humains – et pas seulement les rapports des hommes entre eux, mais aussi les rapports entres les hommes et leur environnement, et entre chaque homme et son environnement humain et non humain.

Le 8 octobre 2012

La discrète domination des UNIX

Il existe plusieurs sortes de systèmes d’exploitation. Aucun n’est intrinsèquement meilleur mais ils impliquent chacun des usages différents. Les premiers, les systèmes UNIX, furent pensés pour des équipes de travail. Ils garantissent la plus grande autonomie de chaque utilisateur dans un réseau (network) d’utilisateurs.

Le Système Mac OS a été conçu pour permettre à l’utilisateur de passer de cette autonomie à la totale indépendance. C’était évidemment un moyen d’ouvrir un marché des ordinateurs aux particuliers. D’un autre côté, l’ouverture de ce marché était aussi ce qui allait donner le moyen de changer l’usage de l’informatique. On passait alors de la notion de « poste de travail » à celle d’« ordinateur personnel » (PC, personnal computer).

Ce système impliquait de fortes limitations. Il devait avoir une interface graphique très intuitive pour être utilisée par quelqu’un qui non seulement ne soit pas un programmeur, mais n’en ait pas un à côté de lui ; ce qui limitait de façon intrinsèque la transparence du code. Apple produisait ensemble hardware et software qui n’étaient compatibles qu’entre eux, ce qui est une fermeture, et le code était propriétaire et opaque. À ce prix toutefois, l’informatique put passer entre toutes les mains.

Le système Window avait pour but de proposer un système comparable à Mac Os que toutes les machines puissent supporter. Une telle exigence impliquait évidemment d’autres limitations et plus d’instabilité.

Ensuite apparurent les systèmes Linux, qui sont des UNIX libres de droits : on peut les exécuter, les étudier, en redistribuer des copies, les modifier et diffuser ces modifications. Ils demeuraient cependant liés à la philosophie UNIX fondée sur le groupe, et peu accessibles à l’utilisateur personnel.

Le 8 octobre 2012

Depuis le début du siècle, les systèmes ont tendance à converger en incorporant les avantages de leurs concurrents. Le nouveau Mac OS a repris un noyau UNIX : il est un UNIX particulièrement intuitif, facile à prendre en main, et le mieux adapté à un utilisateur peu compétant, tout en se faisant plus ouvert à l’expert que l’ancien Mac OS. Les machines Apple peuvent faire tourner d’autres systèmes, même si Mac OS reste incompatible avec les autres machines. Il est aussi capable de faire tourner la plupart des programmes issus du monde Linux. Mac Os a d’autre part adopté le système multi-utilisateurs d’UNIX.

Mac OS ne se distingue des autres UNIX que sur un point : Il offre un seul système adapté à une gamme limitée de machines, en face d’une jungle de distributions Linux, compatibles avec toutes les machines, mais le plus souvent avec des problèmes de pilotes plus ou moins difficiles à résoudre. De leur côté, les autres UNIX se sont inspirés de l’interface graphique de Mac Os, et plusieurs peuvent aujourd’hui rivaliser avec lui en intuitivité.

Pour simplifier, Mac OS est un UNIX sans problème, mais qui rend l’utilisateur dépendant de la marque ; et Window, un Mac OS compatible avec toutes les machines. Cependant, les difficultés qu’on peut rencontrer avec des distributions Linux ne sont plus inhérentes au système. Elles tiennent essentiellement à ce qu’il est dur de trouver des machines optimisées pour un Linux déjà installé, les pilotes nécessaires, des périphériques préformatés et des services après-vente compétents, comme pour Window.

Aussi, un Linux est généralement la meilleure solution pour un groupe qui dispose de bons administrateurs du système : entreprise, administration, etc. Ceci n’encourage malheureusement pas la compréhension et la prise en main par chacun. D’un autre côté, ni Window, ni Mac OS ne l’encouragent non plus beaucoup.

Le 31 octobre 2012

Fins et recommencements

Irrésistiblement, tous les humains sommes poussés dans une dépossession de la technique et une situation de dépendance et de précarité anxiogène. On pourrait pourtant s’attendre à ce que les objets technologiques assurent une fonction toute contraire de propédeutique, non seulement à la technique elle-même, mais à tous les aspects d’une civilisation.

Irrésistiblement, tous les terriens sommes poussés dans une dépossession de la technique et une situation de dépendance et de précarité anxiogène. Il est très remarquable que les objets les plus quotidiens, ceux qu’on utilise à chaque instant comme de puissants grigris pour calmer l’angoisse dont ils sont pourtant une source, dépendent de techniques qui reposent elles-mêmes sur des visions du monde totalement étrangères à la culture ; à une culture totalement séparée des techniques qui font fonctionner ces objets quotidiens…

C’est ainsi que j’ai commencé mon essai, et je crois avoir fermé la boucle. À ce point, je ne considère plus de mon seul ressort de dire si nous tournons en rond ou si nous avons avancé. :-D





NOTES



1 C’est ce qui fait cette fameuse distinction entre matériel et logiciel, qui se traduit en anglais avec plus d’humour par hardware et software. Elle s’est prolongée dans l’opposition fantaisiste entre réel et virtuel, comme si le numérique ouvrait l’accès à un autre monde, ni tout à fait réel, ni tout à fait imaginaire, plutôt que de permettre des interactions dans le monde réel par l’intermédiaire de codes symboliques.

2 Bien souvent, des changements relativement superficiels finissent par avoir d’importantes répercussions théoriques. Par exemple, le PHP, qui n’est qu’un système de bases de données facilitant la programmation web, ou l’Unicode qui est un système de polices de caractères simplifiant la gestion des langues, en changeant la façon de travailler finissent par modifier celle de penser.

3 Voir la machine analytique sur Wikipedia, et suivre les liens qui conduisent sur les pages de Charles Babbages et d’Ada Lovelace. « La machine analytique n’a nullement la prétention de créer quelque chose par elle-même. Elle peut exécuter tout ce que nous saurons lui ordonner d’exécuter […] Son rôle est de nous aider à effectuer ce que nous savons déjà dominer. » C’est bien la définition d’une prothèse que donne ici Ada Lovelace.

4 Hegel, Phénoménologie de l’esprit – 1807 ; Marx, Manuscrits de 1844.

5 Le langage comme prothèse pourrait être un modèle intéressant pour un transhumanisme, mais ses partisans semblent plutôt opter pour un monde de dépendance absolue, même si l’on ne saurait dire envers qui : sans doute des fonctionnaires ou des commerçants totalement robotisés eux-mêmes. Il manque alors à la conception d’un tel monde le plus important : l’ingéniosité des ouvriers qui les construiraient.

6 Il est probable que si plus de gens s’en rendaient compte, ils auraient peur d’apprendre une langue nouvelle, ou de laisser enseigner à leur enfant la parole, le calcul et l’écriture.

7 Cet éloignement, cette tendance à devenir les uns pour les autres des étrangers, est loin de n’avoir que des côtés négatifs. Déjà, cette différenciation est tout le contraire d’une indifférence. Ce qui nous attache et nous fascine le plus chez un autre est bien souvent ce qui nous demeure insaisissable, ou au moins étranger.

8 L’époque est cependant si peu soucieuse de ces prolongements qu’on imagine volontiers pour clore cette liste : « et un raton-laveur ».






© Août 2012, Jean-Pierre Depétris
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