La raison est fondée ailleurs que sur elle-même

Jean-Pierre Depetris, le 7 mai 2015 *

La raison est fondée ailleurs que sur elle-même. La seule façon de dénier cette évidence consiste à faire de la Raison une sorte d’attribut divin, comme Descartes ou Hegel, voire l’Être Suprême lui-même, comme Robespierre. Même alors, si l’on tient à conserver un minimum de sérieux à une telle conception, on doit introduire entre Moi, Dieu et la Raison, un quatrième terme, la Nature, et par là, l’expérience.

Je ne crois pas aux données immédiates de l’entendement. « 1+1=2 », par exemple, n’a rien d’une donnée immédiate, et d’abord parce qu’au-delà de toute expérience, ce n’est qu’une tautologie dépourvue de sens, au mieux une règle grammaticale. Ce n’est pas non plus une donnée simple. Il n’est pas nécessaire de remonter à Gorgias, ou seulement à Raymond Devos, pour observer que n’importe quel bout de bois a deux bouts, et si on le casse, que chaque bout en a encore deux. Un principe aussi élémentaire que « 1+1=2 » n’est donc pas si intuitif ni si simple à manipuler qu’il y paraît avant d’avoir appris à s’en servir. Imaginons alors des équations plus complexes, celles de la gravité, le paradigme de poids, notamment par rapport à celui de densité.

Nous avons appris enfants patiemment à additionner, mais on nous a bien prévenu que l’on ne pouvait pas additionner n’importe quoi, tout en se gardant bien de nous donner des règles exhaustives pour distinguer ce qui pouvait être additionné ou non. On nous a appris que le qualitatif était du quantitatif pauvre, mais nous voyons bien, comme l’a argumenté René Thom, que le quantitatif est aussi du qualitatif pauvre. Si l’on cherche à trop comprendre de telles choses, on ne s’étonnera pas de n’y rien comprendre ; si l’on se contente de les apprendre plutôt bêtement, on s’étonnera plutôt de ce qu’elles permettent de comprendre. À partir de là, peut-être, nous les comprendrons.

La raison repose sur l’expérience, y compris l’expérience de la raison reposant sur l’expérience (voir Wittgenstein). On n’en sortira pas… puisqu’on n’y aura jamais été enfermé.

Il n’y a là rien de raisonnable, mais rien d’irrationnel non plus. L’irrationnel n’est pas un extérieur de la raison ; il y est compris. Rien n’est irrationnel hors du rationnel. Le rationnel produit ipso facto de l’irrationnel, et inversement (comme le montre incidemment la thèse de doctorat de Jacques Lacan sur la psychose paranoïaque).

Au-delà, ou en-deçà si l’on veut, comme sol sur lequel la raison se fonde, est l’expérience. Expérience de laboratoire ou expérience spirituelle, il n’y a pas grande différence, car on ne voit pas comment une expérience pourrait ne pas être spirituelle, ni ne pas engager les propriétés mécaniques des matériaux.




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* Écrit incidemment en marge de ma lecture de L'effondrement du temps, édition le Grand Souffle.


© Jean-Pierre Depetris, le 7 mai 2015

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