À propos de règles

Ma rencontre avec Christian Guez

Jean-Pierre Depétris

Texte publié dans la Termitière, 1999


J’ai rencontré Christian Guez en 1982. À partir de ce moment, rares furent les semaines où nous ne nous soyons pas vus. Je venais de lire La Lettre sous le manteau. En fait je le connaissais très mal comme auteur. Quant à moi, je n’avais encore rien publié.

On connaît toujours très mal l’œuvre d’un auteur vivant : les textes inédits sont la face cachée de l’iceberg ; quant à l’œuvre publiée, elle n’est souvent pas disponible pour l’essentiel. Il est généralement très dur de saisir une œuvre loin de l’intimité de son auteur. Dix ans après sa mort, l’œuvre de Guez est pour la majeure part inédite. Ce qui est publié reste introuvable. C’est un fait courant dans l’édition contemporaine, qui voit le livre comme un produit, et échoue à diffuser une œuvre.

Bref je ne pouvais avoir qu’une idée limitée de l’œuvre de Guez, si ce n’est fausse, quand je l’ai rencontré. Aussi notre contact s’agrémenta de malentendus.

Nous nous sommes très vite passionnés, mais nous avons mis longtemps à nous comprendre, et même à nous situer. C’est qu’il n’y avait pas grand-chose pour faire passage entre nous dans nos itinéraires littéraires et intellectuels.

Peut-être n’avions-nous que l’intérêt pour l’Islam en commun. Et encore, ce n’était pas le même. Pour moi, l’Islam est le maillon inévitable entre la civilisation occidentale et le monde antique, c’est aussi la clé des deux sources de notre culture : celle, philosophique, de l’hellénisme, et celle, religieuse, du prophétique ; un Islam philosophique et très historique, aux antipodes de celui de Christian, essentiellement mystique, et fondamentalement an-historique.

Curieux ce qui fait passage entre les êtres, ce qui est nécessaire ou non comme base commune pour que passe le sens. C’est là aussi bien une question d’écriture, et des plus concrètes. Qu’utilise-t-on, que doit-on utiliser de ce terreau commun pour faire message, pour faire sens ? À moins que ne ce soit notre propos lui-même qui produise la fermeté de ce qui le supporte sous son propre cheminement. (À l’image de Jésus qui marche sur l’eau, aurait pu dire Guez.)

C’est ce qu’on appelle la culture : La culture en tant que sol sur lequel chemine le message. C’est une question d’écriture, une question technique.

La façon de traiter la culture a immédiatement attiré mon attention sur Guez. – Qu’est-ce que « la culture » ? « les cultures » ?

– Pour que des êtres se comprennent, ils doivent bien à un moment se référer à un acquis commun, un « bien entendu ». C’est cela « La Culture » : ce sol commun (cette clé de sol) à partir duquel ce que nous disons devient interprétable. L’œuvre de Guez tend à s’écarter ostensiblement des repères culturels.


Pour qu’une culture fasse sont office, elle doit être accessible à suffisamment de gens. Ce n’est pas seulement un problème d’éducation, de transmission de cette culture, il tient aussi à son contenu même. Être accessible signifie qu’elle ne soit ni trop vaste ni trop complexe ; qu’elle ait un minimum d’homogénéité. Bref, qu’elle soit assimilable par « l’honnête homme ».

Par exemple, on pourrait dire que la trop rebattue question de « l’intégration » serait mieux posée si, au lieu de chercher comment des étrangers, ou même des autochtones, doivent s’intégrer à une culture, on se demandait comment cette culture ils pourraient l’intégrer ; ou ce que signifie encore exactement aujourd’hui « notre culture ». À moins qu’elle ne se définisse que par opposition à l’altérité ?


Cette question est aussi celle de la Mémoire. L’ennemi de la mémoire n’est pas l’oubli, le trou : c’est la saturation. Tous les informaticiens vous le diront. À moins de considérer avec Montaigne que la culture est ce qui reste quand on a tout oublié.

Je me souviens avoir demandé à Christian – c’était au début que nous nous connaissions – ce qu’il pensait de l’hérésie éphésienne, qui me paraissait avoir dans son œuvre une singulière résonance. Il me répondit à peu près qu’il n’en savait rien et qu’il ne s’en portait pas plus mal. Notons que je n’étais pas obligé de le croire. Mais je suis aussi convaincu qu’il était sincère. Au moment où je lui posais la question, il était sincère et ne voulait rien en savoir. Et sans doute au moment où il avait écrit n’en savait-il rien non plus. Moi-même je n’en sais plus rien, et ne sais même plus où j’ai pu en apprendre quelque chose. Je ne saurais dire les points communs que j’avais relevés il y a quinze ans entre La Lettre sous le manteau et l’hérésie éphésienne.

Sa réponse me signifiait qu’il n’était nul besoin de le savoir pour le lire. Nul besoin d’y songer. Sa réponse entendait presque que la question était déplacée. Et, à vrai dire, c’était peut-être la vraie réponse à ma question. La réponse que j’attendais.


Tout système, toute idéologie, toute culture était avant tout pour Christian matière ; matière à créer, matière au travail de l’esprit.

À la même époque je venais d’écrire Le Scorpion de la rouille, un traité reprenant quelque peu les formes et le ton des essais de « philosophie naturelle » de la Renaissance, avec leurs obligées références théosophiques. Le lecteur averti pourrait cependant reconnaître les emprunts les plus divers aux sciences et aux techniques contemporaines, notamment à la physique de la combustion. Mais il n’est évidemment pas plus nécessaire de connaître la physique de la combustion ou le style des essais de la Renaissance pour me lire que de connaître l’hérésie éphésienne pour lire Guez. Mon texte ne prétendait pas plus apporter de telles connaissances au lecteur qu’il ne les attendait en préalable de lui. A vrai dire aucun lecteur ne pourrait être assez savant pour reconnaître tous les emprunts, toutes les sources, ni assez ignorant pour n’en reconnaître aucun ou ne pas les supposer.


C’est très intéressant qu’un énoncé fonctionne ainsi sur un fondement d’inconnaissance intrinsèque. Or il fonctionne, et porte sens. L’inconnaissance fonctionne littéralement comme connaissance virtuelle – non pas comme illusion de connaissance, mais comme ayant ses mêmes vertus heuristiques.

Toute connaissance pourrait être réductible à un jeu de règles relatives à l’intentionalité : « C’est ainsi qu’on nomme cela ; c’est ainsi qu’on emploie ce nom » – Et pourquoi ces règles devraient-elles devancer l’interprétation, et même l’énonciation ?

– Pourquoi exerçons-nous collectivement les uns envers les autres des contraintes ? – Pour entretenir des règles. – Et pourquoi avons-nous besoin de règles ? – Pour nous entendre.

– En est-on bien sûr ? Il semble bien qu’on en soit sûr. Comment simplement se parler sans connaître les règles de la grammaire ? Comment ne pas connaître les règles des mathématiques, ne pas savoir ce qu’est un mètre, ce qu’est un franc ?

Oui. Mais d’où vient la règle que l’on apprend ? De la tradition ? D’un contrat ? (Lequel ?) De Dieu ? De l’histoire ? – C’est sur quoi quelques-uns s’entendent.

Et si elles nous venaient de l’énonciation même ? Et si l’énonciation produisait automatiquement ses règles, comme la vie crée son organisme et non l’inverse ?

On m’objectera que nous devons bien quand même apprendre à lire, à écrire et à compter, que ce n’est pas si automatique que ça.

On pourrait sérieusement s’interroger sur la manière dont on acquiert des règles. Qu’on songe seulement à l’étonnante facilité avec laquelle un enfant apprend à parler. La prétendue « disposition » de la petite enfance est une tautologie qui ne vient rien décrire ni expliquer. Chacun peut d’ailleurs très bien observer que l’aptitude de l’enfant à acquérir n’est pas si vive dans la plupart des autres cas.

Ces questions, on les retrouve (mal posées) au cœur des grands débats qui traversent la culture contemporaine : la polémique entre Searle et Derrida, les travaux de Bouveresse, la polémique autour de l’œuvre de Heidegger à travers Habermas ou Meschonnich. On observera qu’elles ne sont pas non plus étrangères aux conflits politiques et militaires. La politique Onuséenne, les questions nationales, celle de l’Islam en sont entièrement traversées. Christian Guez en était très conscient, et réellement très angoissé, même s’il ne l’était que confusément. Et peut-être à cause de cela même. On observera aussi qu’elles ont un ancrage technologique ; qu’elles sont fortement enracinées aux techniques de la communication et de l’informatique. Or elles sont aussi inséparables de la posture littéraire.

Pour ma part je n’ai jamais « cru en Dieu », contrairement à Christian. Mais je suis convaincu, comme il l’était, que la posture monothéiste est avant tout une posture envers la parole, l’énonciation. Au fond la question que j’évoque prend celle de la croyance ou de l’incroyance complètement à contre-pied : façons de parler.

Généralement le croyant est un bavard qui s’adresse à Dieu. Le prend pour témoin silencieux de son discours. Et je crois volontiers que cette écoute lui soit une aide considérable ; une aide si considérable qu’elle peut lui tenir lieu de réponse. (Mais c’est au fond exactement la même chose que peut faire un incroyant en s’imaginant un public. En jaugeant son discours intérieur à l’écoute imaginaire d’un public.) Guez ne s’adressait pas à un dieu auditeur. Son Dieu était parole, était Verbe. Guez vivait dans le miracle de l’énonciation.

816 Mais réfléchis : je prends souvent les paroles d’un autre comme l’indice de telle ou telle conviction chez lui ; la moindre des choses serait d’en faire autant pour moi. Mais quand, quasi automatiquement, je rends compte de mes observations, ce compte rendu n’a alors rien à voir avec ma conviction. Je pourrais cependant accorder la même confiance en moi-même, ou à mon « moi » observateur, que celle qu’autrui lui accorde. Je pourrais dire par exemple : « Je dis « il pleut » cela pourrait donc bien être le cas. » Ou : « L’observateur en moi dit « il pleut ». Et j’ai tendance à le croire. » – N’en est-il pas ainsi « ou à peu près ainsi » lorsqu’un homme déclare que Dieu lui a parlé, ou a parlé par sa bouche ?

817. Ce qu’il importe de comprendre est qu’il existe un jeu de langage dans lequel je transmets automatiquement à quelqu’un d’autre un renseignement qu’il pourra traiter exactement de la même manière qu’un renseignement non-automatique – à ceci près qu’il ne saurait être question ici de « mensonge » – et que moi-même je puis recevoir comme s’il venait d’un tiers. L’énoncé « automatique », l’annonce « automatique », etc, pourraient aussi être appelés « oracles ». Pourvu seulement, faut-il ajouter, que l’oracle n’ait pas besoin d’user de la locution « je crois ».

Wittgenstein : Remarques sur la philosophie de la psychologie (I) (& 816 - 817, page 173).


La nouvelle philosophie analytique tend à faire dire à Wittgenstein ce qu’il ne dit pas à propos des règles. Elles sont jeu, libre jeu, modifiable à l’infini (et les allusions aux coups de règle du maître n’en font jamais qu’une variante du jeu, allusions qui me semblent plus ironiques et critiques, qu’elles ne seraient une justification du dressage). « La Loi n’est pas signe pour le Réel, mais le Réel même », Ibn Arabi.

J’attire l’attention sur certains aspects grammaticaux de mon propos : La prière est à la seconde personne du singulier (forme de politesse ou pas). Aspect particulièrement frappant de la langue anglaise, ou le thou n’a survécu que dans le rite religieux. Il renvoie à une première personne du pluriel : Notre Père. (Toi → Notre).

Or l’Ecriture Révélée (Sainte) est à la troisième personne : Lui.

L’Islam y est très fidèle : « Ouwâ », « Lui » – pas « Anta », « Toi ». Troisième personne, qui dans la grammaire arabe est précisément la première.

Un « Lui » masculin, qui dans la langue de Freud se traduirait plutôt naturellement par un « Er », mais qui pourtant appelle irrésistiblement le « Es ». « Es sagt » (l’Arabe n’a pas de neutre), et que Lacan traduit délibérément pas « S », l’initiale de « Signifiant ».


Quand j’ai rencontré Guez la première fois lors d’une lecture de La Lettre sous le manteau, je lui ai posé publiquement une question qu’il a ressentie comme un piège. Ce n’était pas du tout mon intention, mais on a toujours tendance à craindre l’agression de la part de celui qu’on ne connaît pas, ou trop peu. J’aurais dû y penser.

J’étais sensible à la façon dont Guez se posait en face de « La Culture », les cultures. Il venait d’ailleurs d’ouvrir le débat à ce propos. Alors je suis intervenu pour lui faire remarquer que les cultures sont aussi des choses très matérielles et que le contenu d’une littérature n’est peut-être pas étranger à sa place dans la citée : à son circuit religieux, commercial, sociologique, magique… Comme il pensait que ma question était un piège, il y tomba un peu et ne répondit pas ce qu’il aurait pu. En privé, nous en avons longuement reparlé. Ce fut même sur cette question que se nouèrent nos relations.


Publication est de la même famille que publicité. L’un a remplacé l’autre, quand « publicité » s’est mis à signifier « réclame ». La publicité donne une idée assez juste de comment notre époque conçoit la force de la parole. Elle ne doute pas de cette force.

Roger Caillois raconte une petite histoire qui l’exprime assez bien. Un poète rencontre un aveugle qui mendie. Il lui demande combien cela lui rapporte, et lui offre de rajouter quelques mots sur sa pancarte. Plus tard, il repasse devant l’aveugle et l’interroge. L’aveugle lui dit qu’on lui donne maintenant dix fois plus et lui demande ce qu’il a écrit. Le poète lui dit : « Bientôt le printemps va venir et je ne verrais pas le soleil ».


C’est l’idée qui nous est donnée de la force et de l’efficacité du langage. Une force qui serait comme une valeur ajoutée, qui insiste, renforce. Une force qui serait adaptable à un contenu, et au fond n’en aurait pas. On croit volontiers cela, et on oublierait que ce contenu est lui-même fait de langage. Comme si l’on distinguait le contenu des mathématiques du système conceptuel qui fait le langage mathématique.

Aussi coule-t-on sa pensée dans le lit d’un langage, oublieux de ce qui aura déjà tracé ce lit, et croit-on que la perfection de la parole ou de l’écrit tient à leur plus parfait lissage. Il ne reste plus qu’à s’émerveiller que des machines soient intelligentes, fût-ce à dire cette intelligence artificielle.


Christian était peu soucieux de cette perfection là. Il le paya peut-être cruellement. La force du verbe qu’il recherchait était la force traçante. Tracer, frayer, « bahnen ».

La parole qui trace : l’image de Derrida de l’éperon, de l’étrave, est bonne. Plus encore celle du soc ; du soc de fer qui fait résonner tous les sens de la racine du concept inférence. Dans « inférer » j’entends le fer qui ouvre le sillon.

Cette fonction d’étrave – Christian aimait dessiner des barques aux étraves bien marquées, comme celles des bateaux grecs, comme des socs justement (barques-signes, barques chargées de signes) – cette fonction d’étrave met bien en doute l’idée de l’antériorité de la règle, et, comme j’ai tenté de l’évoquer, de la culture.

Autour de l’étrave d’une barque, les sillages sont bien réguliers, mais c’est l’étrave qui ouvre la mer. Le marin, le charpentier de marine, le savent bien.





© Jean-Pierre Depétris, 1998

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