Jean-Pierre Depétris

À propos d'Anticorps,

un roman surréaliste de J. Karl Bogartte

Je n'aime pas présenter des textes de manière à laisser penser qu'ils en auraient besoin. Je préfèrerais m'y prendre comme on fait des présentations. Karl Bogartte et moi nous sommes rencontrés tardivement, trop tard du moins pour qu'on puisse chercher chez nous des influences réciproques. Aussi est-il troublant de se retrouver si souvent en terrain familier après que chacun ait suivi pendant un demi siècle sa route singulière, dans les mondes très différents du Wisconsin et de la Provence ; surtout si l'on songe à ceux avec qui l'on est parti bien plus tôt sur un même chemin et d'un même pas.

Bien sûr, nous avions dès le départ en commun une orientation surréaliste, et un goût pour la littérature alchimiste. Mais le Surréalisme n'est pas une école ; il peut nourrir une infinité de postures envers l'écriture, et certainement pas en inspirer une commune. Il stimule peut-être l'invention de formes littéraires ; il n'en propose pas. La littérature alchimiste est elle-même une forme littéraire à sa façon, et parmi tous ceux qui s'y sont plongés, peu l'ont d'abord approchée ainsi.

L'alchimie comme genre littéraire

L'alchimie désigne au moins deux choses. D'abord, c'est le terme arabe qui signifie chimie : la science des matériaux, de leur composition et de leurs propriétés, et qui a, avec le temps, perdu son article « al », et même son « y ». Il existe des quantités de manuels et de traités de chimie depuis l'antiquité, plus ou moins pratiques ou philosophiques, et dont la principale difficulté consiste à identifier les noms anciens et locaux des matériaux.

L'alchimie est aussi un phénomène éditorial venu avec l'imprimerie, qui a atteint son apogée au dix-huitième siècle. Une bonne part se donne pour la traduction d'auteurs anciens, souvent arabes (Ibn Hayyan, Alphidius…). Lorsqu'il est possible de les comparer avec les ouvrages originaux, on doit admettre que ce sont des faux. Il y a aussi des ouvrages européens plus tardifs (Basile Valentin, Salomon Trimosin…), d'une veine assez proche des prétendues traductions, eux-mêmes souvent très librement traduits et publiés bien postérieurement à leur rédaction.

Le caractère le plus courant de ces ouvrages est qu'on ne saisit jamais exactement de quoi ils parlent. Ils sont construits comme des rébus, et les illustrations qui souvent les accompagnent ont quelque chose aussi des rébus. Mais les vrais rébus, quand on les interprète, ont un sens, peut-être difficile à trouver, mais un seul. Là, un rébus conduit à un autre. De quoi parle-t-on ? de métaux ? de planètes ? de sexe ? de mythes religieux ? La signification devient à son tour signe pour une autre et sans fin : pas de signification ultime.

Voilà une bien intéressante façon de penser. Mais en est-elle bien une ? N'est-elle pas la simple production de phrases étranges et belles peut-être, mais ne voulant rien dire ?

Pourtant, ça marche, ça marche aussi bien que les mathématiques quand on ne se sert pas des nombres pour compter quelque chose, ou encore qu'on les remplace par des variables. Une pensée marche, chemine, trouve bien assez de consistance pour se déplacer, même s'il semble difficile de la commenter et de la paraphraser. Il y a sens, progression du sens, même si cette affirmation interroge quelque peu le sens de sens.

Le sens de sens

Ce pourrait être une variante de l'écriture automatique ; les surréalistes se sont d'ailleurs très vite intéressé à la littérature alchimique. Ce n'est pourtant pas l'automatisme ici qui est essentiel — il y a d'ailleurs toujours une part d'automatisme jusque dans l'écriture la plus conventionnelle — ni même la tentative d'échapper au contrôle de la conscience. Il s'agit plutôt d'émanciper la pensée de toute signification définitive.

Karl Bogartte, moi-même et quelques autres avons joué en ligne, à partir de textes choisis par lui, à en modifier les substantifs, verbes, adverbes et adjectifs, tout en conservant leur syntaxe. Les résultats peuvent être inégaux selon le texte de départ et la façon dont on choisit les termes de substitution. Ils sont quelquefois drôles, mais toujours intéressants.

Ils révèlent que l'intérêt, la consistance, la force d'un énoncé dépendent moins qu'on aurait été tenté de le croire de son objet. Et cela non pas parce que cet objet en cacherait un autre, un sens latent, une interprétation plus ou moins refoulée mais plus ou moins unique. Tout au contraire, parce qu'il n'y en a pas d'ultime.

Il s'agirait en somme de donner les conditions de la plus grande liberté à la pensée, comme lorsqu'on rêve. Chaque chose à chaque instant peut alors en devenir une autre ; non pas parce que ça n'aurait pas de sens ; parce qu'aucun ne l'arrête.

Ceci nous enseigne au moins une chose : que la pensée est bien moins cette relation tautologique — fût-elle métaphorique, c'est-à-dire incomplète — entre les signes et leurs significations, qu'un cheminement continu de l'un à l'autre, l'ouverture d'une voie.

La pensée comme mouvement

On doit revenir ici à la proposition de Pierre Reverdy qu'André Breton cite dans le Manifeste : « L'image est une création pure de l'esprit. Elle ne peut naître d'une comparaison mais du rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées. Plus les rapports des deux réalités rapprochées seront lointains et justes, plus l'image sera forte — Plus elle aura de puissance émotive et de réalité poétique. »1

Il est notable que Reverdy fasse résulter de cet éloignement et de cette justesse moins la beauté que la force. La relation qu'il établit entre l'éloignement et la force est évidemment dynamique et non statique. L'image poétique n'est pas « belle comme une image », mais forte comme un mouvement puissant, et qui gagne encore force et vitesse en se déplaçant. La « justesse » alors — l'autre élément bien souvent oublié par ceux qui citent cette phrase — est toute dans le mouvement, dans le processus, le cheminement… L'image est juste en ce qu'elle entraîne, produit le déplacement. L'image est juste en ce qu'elle est dans le prolongement dynamique de la pensée, et le provoque.

On trouve une étonnante parenté entre l'image poétique de Reverdy, et l'inférence mathématique de Poincaré. Les deux se rejoignent dans la conception pragmatiste de William James qui conçoit la pensée comme un mouvement, un processus, et certainement pas comme une chose.

Résistance et déplacement

Dans Anticorps, Karl Bogartte ne reprend pas la forme d'anciens traités d'alchimie comme il m'est arrivé de le faire moi-même. Il en garde surtout le vocabulaire. Il en reprend aussi la langue, cet anglais ancien dans lequel il a lu la plupart des mêmes livres que j'ai découvert en français. Il croise étrangement cette langue avec un américain moderne, dont l'alliage n'est pas facile à rendre en français. C'est ce qui m'a le plus stimulé à traduire Antibodies ; et j'espère que l'attention que j'ai apporté au style et à la langue ne m'a pas trop distrait des faux-sens et des contresens, dans lesquels il est facile de tomber avec de tels textes.

J'avais toujours la ressource d'interroger mon ami. Il me répondait alors bien souvent qu'il ne savait pas plus que moi ce qu'il avait voulu dire. On imagine combien cela aurait pu ressembler à une psychanalyse. C'était alors une psychanalyse bien différente du freudisme. La résistance sur laquelle nous travaillions était bien plus, évidemment, celle du langage que celle d'un moi, et elle était bien plus un support à la pensée qu'un obstacle.

La comparaison avec le langage mathématique peut encore ici être éclairante : Par exemple, les expressions 1/4, 25% et 0,25 peuvent tour à tour être les unes pour les autres des élucidations selon la fonction qu'ils tiennent dans une suite. 1/4 facilite la comparaison avec l'unité, 25% simplifie la comparaison avec d'autres proportions, 0,25 les opérations décimales. Le mot français n'offre pas toujours la même résistance que celui de l'anglais, et la justesse de la traduction était moins à chercher dans un moi de l'auteur, ou même dans l'équivalence la plus exacte du lexique, que dans le mouvement du texte.

L'alchimie du verbe

Je me suis souvent demandé pourquoi l'alchimie — science des matériaux, de leurs alliages et de leurs métamorphoses, tantôt appliquée aux teintures, à la pharmacie ou à l'orfèvrerie — a donné naissance à ce quasi-genre littéraire, et non pas plutôt la mécanique ou l'optique. À la même époque, ces dernières ont fait naître le nouvel esprit scientifique et la philosophie moderne. La chimie, elle, a eu le plus grand mal à s'émanciper de pratiques empiriques et de méditations étranges.

On peut s'interroger sur ce que doit cette floraison d'une littérature alchimique à des éditeurs peu scrupuleux, des manipulateurs de la crédulité de notables, ou à une démarche délibérément et lucidement poétique. La réponse n'est sans doute pas simple, quand on sait à quel point le dupeur est le plus souvent le premier dupé.

Je trouve plus intéressant d'observer d'abord comment la chimie des matériaux s'est déplacée, largement à l'insu de tous, pour générer une alchimie du verbe pendant les époques où elle échouait à devenir une véritable science. C'est comme si elle avait déplacé ses pratiques et ses raisonnements des corps physiques à leurs noms, des choses aux mots, laissant apparaître une relation troublante entre les mots et les choses.

Aussi, parente pauvre de la modernité scientifique, elle en était ce point-aveugle qui a repoussé à une époque si tardive une véritable science de la chimie, aussi bien que celles du langage. D'une science de la métamorphose, elle s'est faite une littérature de la métaphore, pour peu qu'on entende métaphore dans son sens littéral de déplacement. En même temps, à travers ses propres métamorphoses et ses propres métaphores, elle demeurait une quête du vivant.

Une forme de vie

Si l'on compare « la terre est bleue comme une orange » à une autre image telle qu'aurait pu la faire n'importe quel poète depuis Homère, comme « la planète Mars est rouge comme une orange », on voit bien que la première a un air de famille avec le « ceci n'est pas une pipe » de Magritte.

Jakobson donnait cette phrase comme un exemple de construction grammaticalement correcte mais qui ne veut rien dire : « Les idées vertes rêvent furieusement. » Je ne suis pas sûr qu'il soit si facile de proposer un énoncé définitivement dépourvu de sens. Pour moi, la phrase de Jakobson peut en paraphraser une autre de mon livre Quelques-temps ici où je décris la végétation comme un rêve sortant de la terre endormie.

Wittgenstein, montrant ainsi « comme une forme de vie dans le langage », donne un exemple de cet ordre avec « les dents de la rose ». La rose ne mord ni ne mâche. Elle se nourrit des bouses que libère la vache après avoir brouté ; dans ce cas, les dents de la rose peuvent être dans la bouche de la vache2.

Le raisonnement de Wittgentein se confirme de façon éclatante dans le titre du célèbre film les dents de la mer. Tout le monde comprend que les dents de la mer sont dans la bouche du requin.

Mais l'évidence pourrait alors laisser croire qu'il n'y ait qu'un sens recevable, et que l'image ne serait qu'une façon de dire un peu plus saisissante, mais équivalente à son interprétation prosaïque. Non, « les dents de la mer » peuvent avoir bien d'autres significations : la crête des vagues brisant la coque du navire que la mer engloutit, ou celles qui croquent la falaise, ou les voiles blanches qui dévorent les distances, ou encore les récifs, ou des icebergs…

Le langage, sa syntaxe, son lexique, résistent alors comme l'eau pour le galet qui ricoche. Il suffit que l'image ait assez de force et de réalité.

« Quand j'emploie un mot, répliqua Humpty d'un ton méprisant, il signifie ce que je veux qu'il signifie, ni plus ni moins. — La question est de savoir, dit Alice, si vous pouvez donner à un mot tant de sens différents. — La question est de savoir, dit Humpty, qui est le maître, c'est tout. »3

Jean-Pierre Depétris, juin 2009



1Pierre Reverdy, Nord-Sud, 1918. Cité par André Breton dans Le Manifeste du Surréalisme, 1924.

2Wittgenstein, Philosophische Untersuchungen, 1949.

3Lewis Carroll, Alice au pays des merveilles.