SYSTÈME CAPITALISTE
ET PROGRAMME RÉVOLUTIONNAIRE

Prolégomènes à toute littérature technique


Jean-Pierre Depetris



Publié dans La Révolution nécéssaire, la quelle ? Éditions Golias Mai 2009



Le paradigme de système

Le plus important est de comprendre d'abord les paradigmes de système et de programme. Ils datent du milieu du dix-neuvième siècle, et si l'on peut douter que Karl Marx, qui en a fait un grand usage, en fût aussi l'inventeur, ils ne lui sont pas antérieurs. Ils sont devenus réellement opérationnels un siècle plus tard dans la technologie numérique, ce qui n'a pas clarifié leur emploi en matière de critique sociale.

Les termes de « système capitaliste », au singulier, deviennent rapidement trompeurs. Ils laissent entendre qu'il n'existe qu'un système, historiquement déterminé et au sommet d'une échelle évolutive, se confondant à peu près avec l'histoire de l'Europe occidentale. Il serait ainsi tout à la fois, le même et un autre que celui apparu dans les citées dynamiques du Nord de l'Italie et de la Flandre au Moyen âge. C'est évidemment vrai tout en étant fondamentalement faux car bien plus complexe.

L'origine d'un tel système se perd dans l'âge néolithique et l'apparition des premières citées, dont on ne sait rien. Ce que nous savons très bien, c'est qu'il y a toujours eu une pluralité de systèmes différents, évolutifs, changeant parfois violemment d'une version à l'autre, concurrents et hégémonistes les uns envers les autres, et pourtant toujours soucieux d'inter-opérabilité.


Système et réalité

La première chose qu'on attend d'un système est qu'il marche. Pour fonctionner, il doit offrir (i) une interface personnelle (ii) assurer la communication entre ses utilisateurs y compris ceux d'autres systèmes, et (iii) avoir des sorties dans la réalité matérielle.


L'interface personnelle permet à chacun d'utiliser le système sans devoir plonger dans l'inextricable complexité de ses procès. Une représentation superficielle et intuitive suffit à chacun pour accomplir ses tâches. Pour cela, cette interface doit permettre à l'utilisateur de communiquer avec d'autres, là encore de la façon la plus intuitive.

Jusque là, le système se résumerait à un moyen de construire des hallucinations collectives, ou d'en collectiviser de privées. Il doit surtout avoir des « sorties », c'est à dire permettre des actions, personnelles et collaboratives, sur le monde réel.


On peut toujours inviter les personnes à utiliser le même système. On peut éventuellement les contraindre. On ne contraindra jamais la réalité à se plier au système qui l'ignore. C'est le contraire : la réalité résiste au système, et c'est tant mieux, car cette résistance permet justement d'y prendre appui, et finalement de modifier la réalité.

C'est aussi parce que des systèmes différents prennent appui sur la même réalité qu'ils ont besoin d'inter-opérabilité, et qu'ils ont des chances de la réaliser.


Les quatre sorties

Le système doit permettre la meilleure communication avec les autres utilisateurs aussi bien qu'avec ceux qui en utilisent d'autres ; il doit également favoriser la meilleure productivité, c'est à dire la saisie la plus intuitive de la réalité matérielle, et l'action sur elle. Pour cela, il doit aussi offrir la meilleure interface sur lui-même.

Encore une fois, cette interface se dédouble : elle ouvre l'accès dans deux directions qui sont maintenant devenues familières : matériel et logiciel. Elle doit nous offrir la plus grande commodité d'exploration du système lui-même et du dispositif matériel dans lequel il est inscrit.

Bien sûr cette exploration n'a pas un but purement contemplatif. Elle vise à permettre la meilleure intervention — à la fois sur et avec les autres, sur le système lui-même, sur les outils et les machines qu'il gère directement, et surtout sur la réalité matérielle du monde.


Système et langage

J'aimerais qu'on ne se presse pas trop de couper en quatre les cheveux par lesquels je tire mon raisonnement. Il ressemble à priori à un plaquage un peu fantaisiste sur la théorie marxiste des technologies de la communication apparues dans la seconde moitié du siècle dernier. En réalité, tout était déjà en cours un siècle avant.

On peut aisément trouver l'ébauche de mon modèle dans les Manuscrits de 1844 de Karl Marx. Le sien y repose sur sa distinction entre infrastructures et superstructures, et encore entre social et naturel. On remarquera qu'il n'y a toujours que deux termes là où j'en distingue quatre.

Marx ne distingue pas réellement la machine et l'outil d'une part, et le monde naturel de l'autre, et pour cause, puisque si la machine et l'outil ne nous sont pas directement donnés par la nature, ils ne sont pas distincts de la réalité matérielle.

Il ne distingue pas non plus dans les superstructures, entre ce qui relève des mœurs, des croyances et du droit, et la stricte instance du langage. Or, il dégage pourtant le paradigme même de programme, mais on ne trouve apparemment aucune relation avec les travaux de Peirce, de Boole, de Babbage et Lovelace, qui sont ses contemporains.


Langages et programmes

Ce que j'appelle l'instance du langage ne se confond pas exactement avec la « parole ». Le langage n'est pas que cela. Un langage est d'abord un jeu de signes dans lequel chacun ne fonctionne qu'en relation avec l'ensemble entier. Prenons les dix signes qui permettent de produire le système décimal ; ils n'ont de signification que les uns envers les autres.

Les signes d'un langage sont des objets bien particuliers, qui atteignent à peine à l'existence. Ils sont dépourvus de forme particulière comme de contenu. On peut les noter, les figurer ou les appeler comme on veut sans rien changer à ce qu'ils sont les uns pour les autres. On peut les charger de n'importe quelle signification, puisqu'ils n'en ont pas d'effective. Bref, ils seraient dépourvus de tous les caractères de l'existence, si ce n'est celle de procéder de ce qu'on appelait la causalité efficiente. Ils peuvent acquérir la résistance, et provoquer les effets d'un dispositif matériel des plus concrets. Aussi les langages ont-ils une forte tendance à marcher tout seuls.

Les langages mathématiques peuvent faire les raisonnements à notre place du moment qu'on les emploie avec rigueur, et il est facile de les automatiser. Ceci nous conduit souvent à attendre d'un jeu de signes plus qu'il n'est raisonnable : l'avenir, d'un jeu de cartes, par exemple, ou du système solaire. L'important ici n'est pas que l'avenir puisse ou non être prédit, c'est qu'on puisse effectivement lire des cartes, ou que le jeu des planètes parle sitôt qu'on les considère comme des signes. Quel que soit l'arbitraire, voire la fantaisie, du choix des signes et de leur syntaxe, le jeu marche toujours.


Les outils les plus puissants de l'homme sont linguistiques. Or c'est cela justement un programme : un outil fait de signes. Le couplage entre un jeu de signes et un dispositif matériel remonte à la préhistoire : balance, abaque, cadran solaire, etc. La possibilité de faire tourner plusieurs programmes sur un dispositif matériel polyvalent, et donc de les en émanciper, ne date pas plus d'un siècle et demi. Elle est donc contemporaine de la notion de « programme révolutionnaire ».


La carte et le territoire

On attend avant tout d'un système qu'il marche. En fait, tous marchent tant bien que mal, et aucun ne marche parfaitement. Il en va des systèmes comme des cartes d'un territoire. La carte parfaite se confondrait avec lui. Le système parfait serait le monde lui-même, mais le monde lui-même serait aussi bien un système qui ne marche pas ; comme la carte qui se confondrait au territoire ne servirait strictement à rien.

Un système est toujours instable et provisoire, modifiant perpétuellement les conditions mêmes de son fonctionnement.


La nature d'un système lui fait poursuivre un but immédiatement contradictoire : une perception simple de la complexité. Les directions dans lesquelles il cherche à la produire peuvent aussi entrer en conflit : (i) la communication avec les autres, (ii) la relation au monde réel, c'est à dire épuré des représentations collectives, celle avec (iii) les dispositifs matériels, outils, instruments, machines, enfin (iv) les différents niveaux du système lui-même.


Il n'y a finalement pas beaucoup de sens à dire qu'un système marche ou pas. Il consiste principalement à produire des images quelque peu hallucinatoires pour nous aider à piloter le réel. Nous y échouons la plupart du temps, et, quand nous y parvenons, c'est presque toujours à la suite de longs tâtonnements, ou bien, exceptionnellement, comme sous l'effet d'un grâce dont nous ne maîtrisons rien.

On pourrait donc en conclure que la plupart du temps les systèmes ne marchent pas. Ils se contentent d'inspirer des comportements compulsifs et des jeux d'illusions dépourvus de toute efficacité pratique. On pourrait aussi bien dire qu'en cela ils marchent toujours, et que des tels comportements et de telles illusions modifient bien pourtant le monde réel.


La réification

Le plus dangereux avec un système, est qu'il tend à se substituer à la réalité. C'est justement en partie à quoi il sert : modéliser le plus intuitivement possible des procès réels pour nous permettre d'intervenir le plus commodément sur eux. En somme, nous devons accepter l'hallucination pour acquérir une vision plus aiguë et une plus fine capacité d'action.

Ce qui paraît ici de prime abord contradictoire le devient bien moins si on le considère comme des processus. Un système nous permet de les manipuler comme des objets. Il leur donne des poignées, des boutons, des cadrans, des messages, des icônes, qui nous permettent de manipuler des processus aussi aisément que s'il s'agissait d'objets concrets et palpables.

On peut donc dire pompeusement que le système réifie des processus, il chosifie ce qui n'est pas chose. Naturellement, il nous trompe. Il doit bien tromper nos sens, et nous faire prendre ce qui n'en est pas pour des objets manipulables ; nous faire jouer avec des processus complexes, comme s'ils étaient des objets simples ; mais il nous détrompe en même temps, puisque ces manipulations et les inférences qui les accompagnent sont elles-mêmes en procès.


Parfois un accident automobile est l'occasion de découvrir que nous n'étions pas si conscients de piloter un lourd engin de métal dont la vitesse accroissait encore la masse. De même, sur un écran, nous perdons la plupart du temps conscience que s'exécutent des programmes.

Il semble évident que ce qui fascine et excite le plus l'esprit humain est ce vacillement entre les deux, cette capacité de surfer sur une crête en équilibre entre l'illusion hallucinatoire et la perception la plus dense du réel.

Comme Sartre le reprochait aux Surréalistes, quand nous voyons comme Rimbaud une mosquée dans une usine ou un salon dans un étang, nous voulons voir les deux, les voir en même temps.

C'est impossible ? Rien n'est moins sûr. Que verrions-nous effectivement de l'objet usine ou de l'hallucination mosquée autrement ? Qui irait d'ailleurs seulement prier dans une mosquée s'il n'y voyait rien d'autre, ou qui encore aurait construit une usine ?

L'illusion hallucinatoire et la sensation la plus immanente du réel se renforcent. Elles s'étayent évidemment dans un équilibre instable, dans le déséquilibre et dans l'énergie du mouvement, bref, dans la dynamique d'un procès.


Le système capitaliste

Je concède qu'il y a dans mon placage du marxisme sur l'informatique quelque chose d'un peu forcé et de discrètement humoristique. Le capitalisme contemporain prend pourtant bien une forme toujours plus informatique. Il s'est d'autre part aussi coupé de la réalité qu'un jeu en réseau, tel Second Life, dont le nom suggère qu'il pourrait n'en être qu'un clone gratuit. Le capitalisme actuel tend à devenir à Second Life ce que Microsoft Office est à Open Office, ou Photoshop à Gimp. C'est à dire qu'il paraît moins un système qu'un programme, un programme commercial de jeu en ligne.

C'est d'autant plus troublant que la question politique semble bien plus tourner aujourd'hui sur les moyens de protéger la réalité des effets que ce jeu pourrait avoir sur elle, et inversement.

Il n'y aurait donc plus de système ; ce qui pourrait se comprendre comme « la fin des idéologies ».


Ceci pourrait assez bien expliquer les résultats sinon incompréhensibles des consultations électorales, qui sont partout, rappelons-le quand même, cinquante cinquante entre deux candidats qui rivalisent principalement dans le pittoresque. On attend de la politique qu'elle permette seulement de continuer à jouer avec ses cartes de crédits sans que cela ne provoque de conséquences trop catastrophiques sur les équilibres naturels, la santé, l’alimentation, etc. En somme, la politique nous présente un rapport dédoublé au monde, un mode de fonctionnement complètement disjoncté du réel, dont on attend seulement qu'il ne fasse pas court-circuit.


Le système et le monde

Qu'il n'y ait plus d'idéologies, cela reste à voir. Qu'il n'y ait plus de système serait beaucoup plus paradoxal. Cela pourrait vouloir dire qu'il n'y aurait plus qu'un système monde. Une telle idée est peut-être moins idiote qu'elle n'est stérile. À supposer que l'espace-temps-masse ne soit que l'exécution d'un programme qui se décompresse, une telle idée ne pourrait être qu'un moment de son exécution. À quoi alors peut-elle bien m'avancer, et que vaut même cette dernière réflexion ?

Bien sûr qu'il y a des systèmes, car ce Big-bang dont on projette les calculs, qu'en resterait-il sans les nombres, les paradigmes, les instruments de mesure, et tout le bric-à-brac matériel et conceptuel dont s'encombre l'humanisation ? Et bien sûr que des systèmes produisent de fantastiques jungles idéologiques et hallucinatoires.


Un système ne marche jamais parfaitement ni pas du tout. Ou encore, le système parfait serait le monde lui-même, c'est à dire un système qui ne marche pas, et de toute façon ce « monde en soi » n'existe pas.

Imaginons le monde sans moi. C'est assez facile, il devrait ressembler à ce qu'est le monde après que quelqu'un d'autre ait disparu. Imaginons-le alors sans homme. C'est plus difficile qu'il n'y paraît, mais c'est concevable. Imaginons-le sans vie, puis sans échanges gazeux… Au bout d'un moment, nous n'allons pas trouver le monde en soi, mais par exemple la table de Mendeleïev, bref, un monde bien moins réel que celui dans lequel je me sens vivre.

En somme, le monde réel c'est le monde objectif et aussi subjectif. On doit donc se résoudre à admettre qu'un système ne marche que plus ou moins bien.


Imagination et imaginaire

Un système qui marche plutôt bien tend à (i) permettre la meilleure collaboration entre des hommes, (ii) la plus commode explorations de lui-même et (iii) du dispositif matériel, et (iv) la plus grande puissance de perception et d'action, personnelle et collaborative, sur le monde réel.

De ce point de vue, le système capitaliste marche tant bien que mal, c'est à dire de façon chaotique et catastrophique, comme il en va depuis le néolithique.

Inversement, un système commence à mal marcher quand il n'assure plus ces quatre fonctions essentielles, c'est à dire lorsqu'il ne permet plus de sortir de sa production hallucinatoire pour saisir le monde ; lorsqu'il ne stimule plus l'imagination du réel, mais un simple imaginaire à son usage interne. C'est apparemment ce qui cause la mort des civilisations.


La séparation entre culture et nature

Selon toute évidence la dégradation se fait dans le sens inverse de celui dans lequel j'ai énuméré les quatre termes. Tout commence par une perte d'efficacité sur le monde réel. Elle ne se traduit pas seulement par un oubli ou un effacement du monde matériel, mais aussi par des séparations nettes avec l'environnement naturel, qui prennent les formes les plus spatiales et architecturales. L'exemple de la ville européenne du moyen âge montre la décadence depuis l'antiquité latine, enfermée dans ses remparts aux portes fermées la nuit et surveillées par des postes de garde. L'époque moderne a été une reconquête des espaces naturels. La révolution industrielle l'a accélérée, avec l'apparition des guinguettes dans les espaces périurbains et la coutume des pique-nique, puis plus tard avec le développement de l'alpinisme, des bains de mer, de la plongée, etc.

On retrouve un processus comparable dans le Japon moderne depuis la fin du seizième siècle. Par certains aspects, le développement de l'empire mongol a été une ouverture radicale de l'espace urbain. On peut encore demeurer rêveur sur le formidable travail qu'a été la destruction pierre à pierre des murailles de Bagdad.


Système et machine

La dégradation se poursuit ensuite sur le double plan des dispositifs matériels et du système : leur connaissance se transmet et se partage plus difficilement. La séparation du travail est la rançon du progrès des connaissances. Elle peut être chère au point de les compromettre.

Le développement de la complexité fait que tout le monde ne peut pas tout comprendre, tout connaître et tout savoir faire. Pour autant, cette partition ne va pas avec une étanchéité complète. Il y a un certain nombre de techniques génériques qui permettent d'avoir au moins une idée générale de ce qu'on ne sait pas faire, voire même une aptitude à le faire malgré tout. Chaque activité particulière peut avoir aussi des quantités de techniques partagées avec d'autres.

L'Européen moyen du vingtième siècle était bien capable de monter un mur, installer un évier, tirer un câble électrique, démonter le moteur de sa voiture pour changer une bielle, et des quantités de travaux de ce genre, sans passer nécessairement par un professionnel s'il en avait le temps.

La séparation des tâches, par la simplification qu'elle implique et la spécialisation d'instruments et de méthodes, peut devenir le moyen d'un meilleur partage encore des connaissances. Il n'est qu'à songer à la polyvalence de la poulie ou de la vis et du boulon.

Les méthodes de calcul elles-mêmes ne se sont pas unifiées du jour au lendemain selon qu'on comptait des angles, les surfaces ou des objets. La séparation et le partage du savoir entraînent sa généralisation et sa théorisation, contribuant finalement à sa meilleure diffusion.


Culture et imaginaire

La diffusion et la progression des connaissances et des techniques, c'est à dire l'accroissement du pouvoir et de l'intelligence de chacun sur son environnement, et donc de son autonomie, est la principale raison d'être des systèmes. Elle va naturellement à l'encontre de ce qui la provoque : la division des tâches et l'organisation hiérarchique. Sans les solutions pratiques, techniques, qui permettent de s'appuyer sur cette résistance, c'est elle qui les écrase.

La défense des privilèges, l'appropriations privative des connaissances et des techniques, le droit formel et la reconnaissance publique substitués à la possibilité réelle, sont aussi des causes de sortie du réel, et donc de mortalité des civilisations.

La fonction de communication est la dernière touchée. Le système alors ne fonctionne plus que comme un imaginaire collectif. Celui-ci devient d'autant plus important que les hommes n'ont plus rien d'autre à partager, et le désir de communauté et d'appartenance se renforce d'autant que c'est pour ne rien faire.


C'est ainsi que des civilisations paraissant à l'apogée de leur puissance et de leur raffinement peuvent être devenues fragiles par leur perte de toute prise sur le réel. Elles peuvent alors être détruites par les barbares qu'elles ont généralement contribué à unifier contre elles, dont les systèmes sont plus frustes mais par là même plus efficaces, et donc supérieurs. Elles peuvent aussi en être régénérées, comme les royaumes de l'Inde par les Huns, l'empire Perse par les Grecs, la Chine par les Mongols. Les uns amenant leur pragmatisme, les autres la complexité.


Systèmes et programmes

Historiquement, les paradigmes de système et de programme sont apparus dans deux champs d'activité très différents et sans rapports apparents. Ils ont surgi d'un côté dans la critique de l'économie politique — qui peut se dédoubler en une critique économique de la politique et une critique politique de l'économie. Ils sont apparus aussi dans la tentative de ramener la pensée à une architecture mathématique.

On sait le succès qu'ont eu ces deux approches, au point que la première fait aujourd'hui fonction d'idéologie dominante, et la seconde de technique de toutes les techniques. Elles demeurent pourtant aussi séparées qu'elles l'étaient il y a un siècle et demi. Elles laissent aussi entre elles la place pour de plus anciennes conceptions issues des Lumières et qui continuent d'inspirer la politique et le droit.


L'idéologie contemporaine est injuste envers le rôle fondateur que Karl Marx a joué à son égard et qu'elle renie. On peut le comprendre aisément. Il fut bien trop critique et ironique, et surtout trop lié au mouvement ouvrier et à la violence révolutionnaire. D'un autre côté, pour ceux qui se veulent lutter réellement « contre le système », la pensée marxiste semble trop liée à lui, et même en être finalement une justification.

Il est vrai que si l'on voit aisément chez Marx une volonté de « changer le système », et surtout de ne pas être dominé par lui, on trouve difficilement celle de le renverser pour en instaurer un autre et lequel. On peut faire la même observation pour ses principaux héritiers, qu'ils penchent vers un libéralisme social, comme Bernstein, ou à l'autre bout, vers un syndicalisme révolutionnaire, comme De Leon et Sorel. Ils deviennent alors difficiles à classer sur l'échelle convenue de droite à gauche.


Système et programmation

Il est vrai qu'il n'y a pas de ligne de séparation bien nette entre système et programme. Même dans l'informatique où l'on n'emploie pas les termes à la légère, d'autant qu'il ne manque pas de programmes qui tournent sous d'autres, ou encore qui les émulent. Il n'y a rien d'étonnant alors à ce que les termes de « système économique » engendrent des confusions.

La vraie question est celle-ci : en quoi l'économie serait le noyau commun à tout système ? Ce qui revient encore à la poser autrement : qu'est-ce que l'économie ?

La réponse peut être simple : le noyau du système est la forme générale de la valeur d'échange. On peut commencer à penser en terme de système quand les échanges de bons procédés entre les personnes commencent à générer un étalonnage de la valeur ; donc, lorsque la généralisation du troc, qui pose au cas par cas la question d'une différence ou d'une égalité de valeur entre des choses, engendre un type d'objet étalon qui sert à mesurer la valeur de tout.

Ainsi, l'or a servi pendant des millénaires à étalonner la valeur de toute chose. Naturellement, cette quantité d'or pouvait être remplacée dans les usages par d'autres marchandises équivalentes, voire par des jeux d'écriture, au risque de mettre en péril son universalité. La généralisation de tels procédés a d'ailleurs fini par faire disparaître l'étalon or à la fin du siècle dernier, où il a été remplacé par le dollar.


La disparition du système capitaliste

On pourrait s'étonner d'abord qu'une chose aussi simple et aussi bête puisse avoir une telle importance. On ne manquera pas de trouver ensuite des questions plus troublantes encore. Chacun sait ce qu'est l'or, ses propriétés et donc à quoi l'on peut s'en servir. Si c'est ce qu'on appelle sa valeur, ça ne nous apprend pas comment celle-ci peut devenir l'étalon de toutes les autres. La question devient plus pressante encore quand l'or lui-même disparaît, ou du moins cesse de jouer ce rôle. Une monnaie ne devient-elle pas alors un étalon qui s'étalonne lui-même ?

Tous les étalons de mesure sont ancrés au monde physique : le degré celsius renvoie à la glaciation et à l'ébullition de l'eau, le gramme au poids de son volume, le litre au mètre, ce dernier à la circonférence de la planète, etc. À quoi est ancrée la valeur monétaire et que mesure-t-elle précisément ? Les réponses sont confuses et mal assurées : la valeur d'échange, la valeur d'usage, le travail ?


C'est que la chose est un peu moins simple qu'elle n'apparaît d'abord. Ce n'est pas seulement un quantum d'or qui symbolise la valeur, mais l'usage même de cet or qui étalonne tout usage. Or, le seul usage du dollar, et de la monnaie en général, est de servir d'étalonnage aux échanges. L'usage de l'échange marchand, l'usage de payer et d'encaisser devient donc en quelque sorte l'étalon de la valeur de tout usage.

Ceci laisse bien rêveur sur l'efficacité d'un tel système, c'est à dire sur ses possibles « sorties » sur le réel. Son fonctionnement nous fait plutôt penser à un programme de jeu en réseau. Il semblerait bien que le système capitaliste ait déjà bel et bien disparu sans que personne ne s'en soit encore aperçu.


Les miroirs de l'économie et de la politique

Il y a certainement une façon erronée d'aborder ces questions, qui ne tient pas compte que la construction d'un tel système d'échange a toujours pris de vitesse l'attention de ceux qui s'y livraient à leur insu. « L'économie » a toujours eu beaucoup de retard sur « l'économie ». C'est la limite des sciences économiques : elles analysent en effet très bien des processus connus de longue date et bien éprouvés, mais elles ignorent dans quel environnement ils se déroulent car il échappe à leur champ.

C'est en quoi aussi Marx n'est pas dépassé — il est sans doute le premier à avoir si bien perçu cette limite, tout en échouant à la franchir — et c'est donc en quoi il doit l'être.


Quelques travaux ont abordé l'économie politique dans le sens de ce dépassement, à partir d'un cadre plus large où l'on ne serait plus dupe de ses propres miroirs : la Part Maudite de Georges Bataille, Le Langage et la société d'Henri Lefebvre, l'Économie politique du signe de Jean Baudrillard. On remarquera que je ne cite que des auteurs français, ce qui ne prouve pas qu'il n'y en ait pas ailleurs et que j'ignore.

Ils témoignent pourtant d'une lecture très française du marxisme dont on cherche en vain des traces ailleurs : dans la très hégélienne école de Francfort, ou chez Chomsky qui tient hermétiquement cloisonnés ses études sur le langage et ses écrits politiques, ne percevant pas lui-même leur rapport, selon son propre aveu, etc.


Il me semble que sortir du palais des glaces de l'économie politique impliquerait de sortir aussi de celui de la politique, et même de la polis, de la ville. « On devrait construire les villes à la campagne » disait l'humoriste. La critique politique, aussi.


Politique et pensée

Penser la politique est malcommode, et cela pour une raison très simple : la pensée est un processus qui se déroule dans un esprit, et un esprit n'appartient pas à plusieurs personnes. Aussi la pensée politique a toujours été associée à la personne du monarque. Le penseur de la politique est le conseiller du prince : Platon, Aristote, Machiavel, Hobbes, entre autres.

Il suffit que le peuple devienne souverain pour que tout se complique. Ce peuple n'a plus d'autre recours alors que de se choisir un représentant pour repartir à zéro. Le chef est le sujet virtuel en référence auquel le citoyen pense la politique, c'est à dire en se prenant pour son conseiller.


Penser, cela pourrait être faire la part de ce qui dépend de soi et de ce qui n'en dépend pas (c'est ce qu'on pourrait appeler le B A BA du stoïcisme). S'encombrer de sujets virtuels n'y apporte rien de bon.

Certains sont phobiques de la pensée. Voyant s'accumuler la quantité de tout ce qui ne dépend pas de soi, on peut avoir l'impression qu'en diminue d'autant la part de ce qui en dépend. En réalité c'est le contraire : ce qui ne dépend pas de moi nourrit et sert d'appui à ce qui en dépend. Plus je distingue les deux, plus ils se renforcent ; plus je perçois la force de ce qui ne dépend pas de moi, plus j'en acquiers en l'utilisant pour ce qui en dépend, et inversement.


Systèmes et pensée

Un système répond à cette exigence stoïcienne, ou aussi bien taoïste. Il permet de penser sans devoir à chaque instant tout repenser. C'est pourquoi il a suggéré les termes d' « intelligence artificielle ». En fait, ce n'est pas le système qui serait « intelligent », et moins encore les machines, c'est l'utilisateur qui le devient artificiellement davantage. Déjà celui qui se sert d'un boulier calcule artificiellement mieux que celui qui compte de tête. Un système ajoute des prothèses à notre cerveau, notre système nerveux, nos organes sensorimoteurs.


Le système est l'interface entre ce qui dépend de moi et ce qui n'en dépend pas. C'est à dire que la personne en est le cœur. Ce n'est certainement pas le groupe, la société, le peuple, la nation… et moins encore le chef.

La communication est elle-même bien moins le but qu'un moyen du système. En fait, il la favorise moins qu'il ne la rend plus souvent inutile. Mieux un système fonctionne plus il permet l'accès à l'information et la prise de décision sans en référer à d'autres.

Il participe ainsi au mouvement d'individuation. Celui-ci n'isole pas nécessairement les individus, au contraire, puisque, plus autonomes, ils peuvent mieux se comprendre et coopérer, même en communiquant moins.


L'anticapitalisme

Parler de système capitaliste est ambiguë. On ne sait pas s'il est question d'un système bien particulier, celui de l'économie mondiale en ce moment précis, ou de quelque chose de bien plus générique, le principe de la valeur et de l'échange tel qu'il est décryptable depuis le néolithique. Si l'on prétend le changer, le renverser, le dépasser, le moderniser ou ne remplacer, on comprend moins encore de quoi il est question.

Pour la rendre plus confuse encore, on limite généralement la question à un double choix : celui de privilégier le politique ou l'économique, celui de contrôler l'échange à travers des institutions, ou au contraire le laisser fonctionner selon ses propres règles. La nature de ces hypothétiques règles comme celle des institutions politiques en est ainsi éludée.

Paradoxalement, ce sont ceux qui se veulent les héritiers du Marxisme qui se laissent le plus volontiers entraîner dans le camp du capitalisme d'État. L'idée la plus claire que l'on puisse pourtant retenir des travaux de Marx est que les superstructures politiques et juridiques sont les émanations plus ou moins extravagantes des infrastructures économiques. Bref, Karl Marx fut un penseur du libéralisme le plus radical, dont la lutte de classe est précisément la conséquence.

La gauche française est particulièrement mal préparée à voir que renforcer l'État ne peut servir que les propriétaires formels des moyens de production. La gauche US, elle, bien plus clairvoyante sur ce point, ne paraît pas comprendre que laisser le champ libre aux maîtres du marché revient à leur offrir les rênes de l'État.


À propos du Marxisme

Pourquoi Marx est-il si difficile à comprendre ? Il y a deux raisons bien simples à cela. La première est sa position singulière envers le Communisme. Dès sa jeunesse, il a vu en lui un mouvement dont le discours était déficient et quelque peu réactionnaire, mais dont le rôle ne pouvait qu'être déterminant pour le progrès ; un mouvement porteur d'une émancipation, mais pas conscient de l'être. C'est assez simple quand on l'a compris, encore doit-on le savoir et il n'est pas facile de trouver les quelques passages dans l'œuvre inédite où Marx s'en explique.

Marx est donc devenu un acteur relativement important d'un mouvement dont il ne partageait pas l'idéologie, et son œuvre écrite se divise en une petite partie publique, dans laquelle il doit bien assumer ce décalage, et une bien plus grande inédite et réservée à ses proches, où il parle plus librement.

Sa posture est cependant moins ambiguë qu'on serait spontanément tenté de le croire. La contradiction était bien plus dans le mouvement réel, dans le processus même d'émancipation d'une classe qui ne pouvait penser d'abord que dans l'idéologie d'un système qui la dominait, et dont les acteurs étaient personnellement moins dupes qu'ils ne le paraissaient ensemble. C'est aussi pourquoi Marx n'est pas entré non plus dans le costume du manipulateur, de celui de guide éclairé, car il savait bien qu'il ne l'était pas plus qu'un autre, et l'on ne cesse en le lisant de comprendre combien on peut parfois avoir tort d'avoir raison, ou raison d'avoir tort.


La seconde difficulté pour lire Marx est l'écart entre la grande masse des manuscrits qui n'ont circulé que dans des groupes très restreints, et le petit nombre de publications, elles-mêmes réservées à des audiences très ciblées.

Même le Livre I du Capital, l'ouvrage le plus important, au moins quantitativement, qu'il ait publié, ne représente pas 20% des quatre livres qui sont aujourd'hui accessibles. On pourrait imaginer que les écrits publiés sont les plus importants, la quintessence, dont les autres n'auraient été que des travaux préparatoires. En réalité on aurait alors plutôt l'impression d'une montagne qui accoucherait d'une souris.

Les idées de Marx n'intéressaient pas le mouvement communiste, pas plus que l'idéologie communiste n'intéressait Marx, et il ne cherchait pas de son côté à les imposer. Il était suffisamment convaincu que le mouvement allait lui-même dépasser sa propre idéologie en se confrontant à la pratique, comme d'ailleurs cette confrontation modifiait son propre travail.

Il y a chez Marx une absence totale du souci de convaincre, une « pensée pour soi-même » qui rappellerait parfois Montaigne, si ce n'est que le constant vagabondage cède alors le pas à l'idée fixe. Tant qu'on n'a pas perçu cela, les ouvrages de Marx restent un peu impénétrables, et de nature à décourager leur lecteur avant même qu'il ne parvienne à en trouver la clé.


Pourquoi est-il important de connaître Marx ?

Pourquoi est-il si important de lire Marx ? En réalité, ce n'est pas du tout essentiel. Lui-même devait le penser, puisqu'il n'a rien fait pour être lu de son vivant. Si l'on ne le connaît pas, on devrait du moins se débarrasser de quelques idées erronées : qu'il existerait un Marxisme qui serait l'idéologie officielle du Communisme, ou que celui-ci serait un « système » qui devrait remplacer le capitalisme.

Le travail de Marx fut à la fois plus modeste — il est plus que laconique sur le rôle et les objectifs réels du mouvement ouvrier, qui ne sauraient d'ailleurs émaner que de lui-même — et plus ambitieux — il s'interroge sur le processus d'humanisation lui-même, et les rapports de l'homme avec ses fantômes.

Les principales faiblesses de Marx sont alors celles qu'il partage avec son époque et qui incluent bien sûr l'idéologie occidentale d'aujourd'hui. C'est d'abord la croyance en une supériorité de la civilisation occidentale, quand il ne s'agit que d'une courte avance pendants les deux ou trois derniers siècles sur des dizaines, principalement due à l'imagination et aux inventions d'une avant-garde de savants et d'ingénieurs largement marginalisés dans leur propre société, et fortement alimentés à des techniques exogènes.

C'est aussi une exagération évidente du rôle de l'économie sur la technique. C'est à dire de la production de valeurs abstraites et formelles sur celle d'énergies réelles et mesurables en joules, en kilowatts heure, en chevaux-vapeur, en bits ou en octets, plutôt qu'en dollars, en euros ou en yens.


Le Marxisme et l'idéologie occidentale

On en vient à se demander pourquoi le Marxisme n'est pas devenu carrément l'idéologie dominante et officielle d'un occident à la fois démocratique, social et libéral. L'œuvre de Marx pourrait en être le socle doctrinal le plus stable, d'autant que les partis politiques issus de l'Internationale sont la première force politique de l'Europe. C'est que les idées de Karl Marx, justement, ne sont pas stables. Elles sont celles du processus, de la fugacité et du perpétuel retournement — ce que craint le plus le marché.

Marx voyait justement la supériorité de l'Europe dans ses avant-gardes de savants et d'ingénieurs marginalisés par le pouvoir et le culte, et dans leurs perspectives universalistes, donc justement décalées des valeurs strictement occidentales. Toute sa vision politique repose sur la jonction entre ces avant-gardes et une classe ouvrière née justement de l'imagination technique, et appelée à prendre en main ses produits. La pensée de Marx se retourne donc (dialectiquement) contre ses propres prémisses, et contre ceux-là mêmes qui s'y accrochent. Elle a quelque chose de mouvant, jusqu'au sophisme (qui a certainement dû faciliter son acclimatation chinoise).


De même sa critique de l'économie politique est loin de déboucher sur une réponse simple. Il est bien moins question d'abolir un système basé sur l'accumulation du capital que d'interroger concrètement ce fétichisme de la valeur abstraite, et les fonctionnements qu'il oblitère.

Certainement de telles questions n'apportent pas de réponse à celles qui en demandent dans l'urgence : comment ravitailler une population, organiser une grève, ou simplement finir la semaine. Elles n'y prétendent pas, au contraire : Ce sont plutôt les réponses trouvées sur le vif qui éclairent celles de fond. Elles apprennent notamment que tout dépend des réponses pragmatiques données par les personnes auxquelles les questions se posent empiriquement.


Qu'est-ce que l'économie

L'économie, cela peut se réduire à la recherche d'un effet maximum pour un minimum de dépense. C'est ce qu'on entend la plupart du temps dans la parole courante. On cherche à économiser du temps, de la fatigue, du calcul, de l'espace…

Remarquons qu'un tel principe est essentiel à la vie. Ne continue à vivre que ce qui dépense moins qu'il ne se produit dans son environnement. Économie est parent avec écologie, et a la même étymologie. La monnaie pourrait donc être une unité de mesure du rapport entre dépense et production.


La monnaie a bien servi au cours des siècles à mesurer ce rapport, et son libre-échange a certainement mieux permis de le gérer que de seuls rapports de pouvoir et de servitude. Sitôt qu'on accepte ce point de vue, on doit bien admettre que l'échange marchand remplit une telle fonction d'une façon extravagante, et qu'elle y échoue aussi bien la plupart du temps. Elle sert surtout à consolider des autorités plus ou moins consenties, totalement incapables d'optimiser les rapports entre dépense et production.

D'autre part, plutôt qu'être économisée, la dépense peut être désirée, poursuivie comme une fin en soi, un plaisir. Naturellement, la puissance qu'on libère a d'abord dû être rassemblée, donc économisée. L'économie devrait donc bien plutôt viser l'accumulation optimale de puissance, que la seule réduction de la dépense. Le paradigme d'économie est donc perversement contradictoire : volonté de puissance immédiatement différée dans la crainte de sa dépense. À moins de voir les choses autrement…


La métaphore économiste

Le bras prolongé d'un bâton ou d'un ustensile quelconque est l'image la plus intuitive de l'économie, c'est à dire du rapport entre la force dépensée et la force produite : celle dépensée au niveau du bras, du poignet et des doigts, la force musculaire, et celle produite à l'extrémité de l'ustensile.

C'est quelque chose de cet ordre que devrait mesurer la monnaie, mais elle ne le fait que d'une façon fétichiste et magique, au mieux comme une métaphore de la mécanique. Le véritable rapport se mesure plutôt en joules, en chevaux-vapeur, en logon… et la monnaie s'en fait alors une unité de mesure du second degré, une mesure de la mesure. On convertit des joules, des watts, des bits… en dollars, en euros, en yens…et l'on mesure la productivité du procès de production.

Soit, aucune technique éprouvée n'est étrangère à de telles méthodes de comptabilité et de conversions tout aussi fantaisistes à la racine. Ça ne marche que parce qu'on est capable de s'en servir avec ingéniosité et efficacité. Ça marche beaucoup moins seul qu'il n'y paraît.

C'est qu'un calcul ne produit rien, si ce n'est des tautologies. N'importe quelle équations, quelles que soient les valeurs qu'on fait passer de part et d'autre du signe d'égalité, ne sort jamais du simple modèle « a=b ». Autre chose doit bien briser le cercle. Pour qu'une quantité de monnaie produise une quantité supérieure, des watts, des joules, des heures, des kilomètres ou octets… doivent aussi avoir changé de valeur, et pas seulement sous l'effet d'un calcul.

Le problème, avec l'économie marchande, c'est qu'on peut tricher. On peut toujours s'entendre pour attribuer une valeur supérieure en monnaie même là où il n'y a en réalité que dépense à perte. Il est aisé de vendre bon marché ce qui coûte cher à produire, et vendre cher ce qui ne coûte rien. Naturellement, pour que de telles choses puissent durer, il faut bien faire passer l'excès de bénéfice réalisé d'un côté, pour éponger les dettes de l'autre. De tels procédés peuvent bien se justifier, ils ne demeurent pas moins paradoxaux. À terme, ils ruinent l'utilité du système marchand. Ils risquent de remplacer par des calculs aussi complexes, opaques et inutiles ce qui aurait en principe facilité plus intuitivement la répartition des tâches.


Ce que mesure la monnaie n'est ni absolu ni autonome, mais tend irrésistiblement à le paraître. Elle tend à imposer une immense collusion qui consiste à croire qu'à toute valeur monétaire correspond des richesses réelles. La croyance seule (le crédit) suffit la plupart du temps à faire fonctionner le système tant bien que mal, mais elle laisse place aisément à ce qui ne se révèle être qu'un rapport de force. De fait, sous couvert de quantifier la valeur, la monnaie mesure surtout des rapports de subordination.


La réalité de l'efficacité économique

Si l'on regarde de près des cas concrets et historiques, on voit vite que le système marchand fonctionne toujours de façon très inégale. Seule une faible part des activités humaines l'utilise efficacement. Aujourd'hui l'informatique, hier la sidérurgie, la teinture de la soie… seuls quelques petits secteurs parviennent à chaque époque à optimiser l'ingéniosité en action et les montages monétaires. Dans la majeure partie des activités humaines, les résultats sont plutôt piteux : rétention des connaissances, blocage des techniques, ou à l'inverse, déqualifications massives, chômage, et souvent les deux en même temps. Enfin, dans un non moins grand nombre de cas, les effets sont carrément terribles : guerres, épidémies, génocides…

L'idée que ce qui marche bien ponctuellement pourrait contaminer le monde entier pour le bénéfice de tous est erronée. La bonne question serait plutôt de se demander comment des méthodes calamiteuses peuvent dans des cas ponctuels devenir très efficaces.

Il semble qu'on n'ait jamais compris le principe d'une telle efficacité parce qu'on a toujours voulu y voir l'émergence d'un modèle à généraliser, là où était au contraire une exception. On reste habité par la conception d'un progrès linéaire et continu au cours des millénaires, là où ne sont que des avancées violentes et des chutes brutales.


La raison économique

On peut résumer le bon fonctionnement du système marchand ainsi : il mesure en monnaie la dépense productive et s'en sert pour organiser les coopérations. Un tel système marche, bien évidemment quand on s'en sert à poursuivre des objectifs tout autres que l'enrichissement — ce qui ne reviendrait qu'à le faire marcher sans but, sans savoir à quoi s'en servir.

Un tel système ne fonctionne efficacement que lorsqu'il est mis au service de techniques irréprochables. Dans ce cas, il contribue même à leur perfection. L'impression de la Bible traduite par Luther était un remarquable projet capitaliste. L'entreprise n'est pourtant pas réductible à cela, ni dans ses intentions, ni dans ses conséquences.


Il est certain que des études de cas, tout au long de l'Histoire, montreraient que les meilleures réussites commerciales poursuivaient des objectifs très différents et ne voyaient dans la monnaie qu'un instrument de leur succès. C'est tout à fait logique. Du point de vue strictement monétaire, le meilleur moyen de gagner de l'argent consisterait plutôt à rançonner ceux qui travaillent.

Il suffit de payer quelques spadassins, des armes et éventuellement des uniformes, et ces dépenses engendrent très vite des bénéfices. Le problème est que si le rançonnement peut être très « productif » d'un point de vue monétaire, il est en réalité stérile de celui de la production réelle de richesses ; il se réduit tout entier à une simple dépense.

Il serait sans doute difficile de distinguer et quantifier exactement dans le système marchand actuel — et à plus forte raison dans des états plus anciens — la part des activités productives de celles qui consistent seulement à les rançonner. Il est cependant évident que la seconde part est la plus importante en personnels employés et en temps d'activité.

Naturellement, les deux activités sont inextricablement mêlées : outils, richesses et connaissances sont directement produits pour favoriser leur rançonnement. Menace, surveillance et coercition sont intégrées aux procès de productions eux-mêmes.

Si l'on comprend cela, on découvre aussi que la façon la plus certaine et la plus simple d'accroître la productivité réelle consiste justement à faire décroître la part de rançonnement. L'accroissement réel de la productivité technique (et non monétaire) est toujours allée avec un affaiblissement des structures de domination. Naturellement, le développement technique — généralement confiné à des secteurs privilégiés — peut être par la suite réutilisé pour perfectionner les moyens de rançonner.


Tiens-toi au pinceau

Le système monétaire est donc contradictoire. Il tend vers la dictature et la terreur en faisant fi de la production de richesses et d'énergies réelles pour celle seule de valeurs abstraites (simple quantification de la subordination), et de là, vers la misère et la destruction. Aussi, sa survie passe malgré tout par le développement technique, qui tend à se le soumettre à son tour.


En cela, le libéralisme économique et l'anti-capitalisme sont moins opposés qu'ils ne le paraissent. Ils reflètent la contradiction même du système, et ne peuvent unilatéralement en sortir.

« Sortir du système marchand » ne peut avoir qu'un signification recevable : apprendre à s'en servir plutôt que d'en être le jouet. C'est ce que firent les fondateurs de syndicats, de coopératives, de sociétés d'entraide, de mutuelles, de bourses du travail… Toute posture qui se voudrait plus radicale inviterait à se tenir au pinceau pendant qu'on enlève l'échelle. Ce serait même en réalité une perspective conservatrice qui emploierait des moyens apparemment plus extrêmes pour ne rien changer.

La seule ligne de conduite qui parait efficace se résumerait ainsi : considérer un montage financier comme un simple moyen de favoriser l'efficacité technique ; refuser tout compromis déontologique contre des avantages monétaires, et chercher au contraire de meilleures réponses techniques.

Adopter cette posture fait surgir une nouvelle sorte de questions : l'efficacité pour quoi faire ?


Technique et surgissement de la conscience

L'efficacité ne se mesure qu'en regard d'une intention, et c'est certainement celle-ci que dégagent les réponses techniques. Elles rendent donc évident aussi que (i) le but n'est jamais aussi clair qu'il le paraissait d'abord. Il se modifie et se transforme comme une ligne d'horizon au cours d'un cheminement qui se révèle alors être aussi celui de la pensée.

Ceci entraîne deux autres conséquences : (ii) Ce qui apparaissait d'abord comme un but commun, un objectif fédérateur, se déploie en de multiples facettes, à la fois nourrissant et s'appuyant sur des cheminements plus personnels et difficilement réductibles. Ces cheminements personnels sont précisément ceux de la pensée, car des projets collectifs ne peuvent être pensés que par des personnes réelles.

(iii) L'efficacité pratique dépend de cheminements de pensée personnels et distincts, et d'autant moins partageables qu'ils ne sont pas immédiatement conscients. Ils n'obéissent pas à des rationalités déjà admises et partagées. L'efficacité et la rigueur technique, qui font surgir cette dimension plus trouble, sont les seules qui peuvent remplacer efficacement la rationalité commune qu'elle met à mal.


Pour ne pas conclure

Mon image de la main prolongée d’un bâton décrit l’économie comme l’art d’optimiser le rapport entre l’effort musculaire, ou cognitif, d’un côté, et l’énergie produite de l’autre. On pourrait encore utiliser le mot plus moderne d’ergonomie. Optimiser ce rapport peut consister à seulement modifier l’un de ses termes : produire plus avec le même effort, ou produire autant avec un moindre. Ce choix peut être la cause de désaccords entre les partisans du moindre effort qui voient dans la technique la fille de la paresse, et les monomaniaques de la volonté de puissance. Pour autant, leurs pulsions contradictoires se servent des mêmes moyens.

Un consensus qui s’établit aujourd’hui dans la politique et l’économie est bien plus troublant et inquiétant. Il s’agirait de travailler plus tout en économisant l’énergie ; en somme d’accroître l’effort musculaire pour produire moins ; ni paresser, ni vivre sans temps mort. C’est un fabuleux paralogisme qui croit gagner de la « productivité » en rentabilisant la seule dépense. L’idée d’un « quatrième secteur », celui de la communication et des services, est à interpréter de ce point de vue.


Liberté et transparence

Un système est d’abord au service de la personne ; il lui sert comme des outils, des prothèses. La principale qualité d’un système est donc d’être le plus possible personnalisable. Bien sûr, « personnel » ici ne peut plus s’opposer à collectif. Personnel, un système ne peut devenir « privé ». C’est un peu comme une langue : rien n’est plus familier, intime — jusqu’à être « maternelle » — ni pourtant plus commun.

Rien n’est moins évident que de produire un système dans lequel je me sentirais comme dans une extension de moi-même, et qui soit une ouverture sur une « communauté » des plus indéfinie, virtuelle, un monde d’autant plus réel qu’il l’est davantage, et enfin sur sa propre inextricable complexité.


De telles ouvertures doivent être tout à la fois accessibles et dérobées. On a un mot pour dire cela : « transparence ». C’est une façon de dire qu’une porte peut être à la fois ouverte et fermée. Bien sûr cela suppose que la transparence soit réglable, sinon elle ne servirait à rien. Le système se présente comme des couches de transparence réglable, de sa surface à son noyau… ou plutôt dans ses quatre directions. Si elles étaient opaques, nous ne verrions que la surface, si elles étaient totalement transparentes, tout serait invisible.

C’est en intervenant personnellement sur sa transparence que nous gardons la maîtrise sur un système, puisqu’il ne fonctionne en fait qu’en trompant nos sens et notre entendement — la maîtrise sur lui, mais aussi d’abord sur nous-mêmes, puisque nous le sommes de faire varier notre propre hallucination… enfin, autant qu’il est possible.


Pour résumer

Le long processus de l’humanisation revient à se donner les moyens personnels de résoudre des problèmes sans se prendre la tête, ni renoncer à penser. Pratiquement : agir sans devoir réfléchir à toutes les causes, les raisons, les conséquences, les buts, les significations… ni renoncer à en être capable. Ou à l’inverse : être capable de savoir ce qu’on fait, sans y être toujours tenu.

Il est aisé de deviner le rôle de l’échange marchand dans cette perspective. Assurément, il nous permet de ramener toute question à une comptabilité assez simple. Reste à savoir ce que quantifie cette comptabilité. L’apparition de cours des valeurs pour les différentes marchandises a d'abord été celui de leur usage. L’usage de l’or a été l’étalon de tous les autres. Où cela peut-il mener si l’usage qui étalonne tous les échanges devient celui-là même de l’échange ?

La question est simple : est-ce que ça marche ?




© Jean-Pierre Depétris, novembre 2007
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