Jean-Pierre Depétris

Considérations d'un profane sur le vivant


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VIII

RUMB

 

 

 

 

 

1

Le 29 novembre

Rumber est un terme de marine qui signifie faire le point et corriger sa direction. Paul Valéry a, dans Tel Quel, donné à ce terme un sens littéraire qu'il serait dommage de ne pas généraliser.

J'ai énoncé dans un parfait désordre au cours de ces derniers mois, quelques idées, qui en rejoignent d'autres jetées d'une façon tout aussi désordonnées dans de précédents cahiers. Il serait temps d'en sérier quelques-unes :

 

1) Abandonner la traditionnelle triade du bien, du beau et du vrai au profit d'une conception unifiée de la puissance, de la force et du travail, à travers une sorte de Mécanique généralisée : une Mécanique de l'esprit qui embrasse l'esthétique, la logique et l'éthique. Le bien, le beau et le vrai y sont remplacés par la consistance : consistance de la vision — de la perception, de la conception, pour l'esthétique —, consistance logique, consistance (fermeté) de la conduite.

 

2) Dépasser un cloisonnement trop étanche entre le vivant et le mental, et entre l'inerte et le vivant.

Cette idée est profondément liée à la première : étendant une mécanique — traditionnellement et par nature associée à l'inerte — au fonctionnement de la pensée, celle-ci doit forcément traverser le vivant. (Entre le mouvant et le pensant.)

 

3) Le durable aurait partie liée avec la répétition ; la répétition du fluctuant — que le « dur » serait répétition du « fluide ».

 

4) Toujours dans l'esprit d'une généralisation de la mécanique, j'ai ramené la notion de « matière » (de « pure matière ») à celle de « matériau » : « matière » ne désigne que l'universel abstrait, la matérialité des matériaux. « La matière » est aux matériaux ce que l' « animal » est aux animaux.

 

5) Réconcilier les contradictions entre nécessité, hasard et liberté par le concept de possible. Il n'y a pas de « nécessairement possible », c'est une contradiction dans les termes ; il n'y a que du nécessairement impossible, de l'irrémédiable, qui génère de nouveaux possibles. Ou encore, le « nécessairement possible » est du possible étayé — c'est à dire à la fois « ouvert » et « limité » — par l'irrémédiable.

Distinguer l'âme (système moto-perceptif) de l'esprit (intellect) ; ce qui me paraît bien plus opératoire que les concepts vides de « psychisme » ou « mentality ».

 

7) Discerner des « passions » élémentaires, ou plutôt des pulsions, sur le mode de Descartes, qui sont : l'admiration, la fusion, le dégoût ; et qui se retrouvent dans les comportements humains les plus élaborés jusqu'à ceux des êtres les plus primitifs — Peut-être vont-ils jusqu'à l'inerte : « la nature a horreur du vide » et des choses comme ça. (Tout cela est encore bien brumeux.)

 

AM

8) Mise en doute d'un « instinct » — ou quoi que ce soit d'autre — de « conservation » propre à la vie ; ou encore de « reproduction ». La vie tend à conserver la perception-jouissance. Tout le système vivant est tendu à produire et conserver sa perception du monde. Cette perception est aussi bien consommation, et elle ne se traduit pas plus de façon évidente par la conservation de l'objet que par celle de l'organisme percevant. Le comportement du toxicomane ou du papillon qui se jette sur une lampe ne traduisent pas de façon évidente un instinct de conservation.

 

Le 30 novembre

9) Remise en question le principe de causalité (mais ceci n'est pas trop original Mash, Wittgenstein). On ne peut proprement parler de cause que si l'on maîtrise cette cause, et que le principe de la science expérimentale consiste à déterminer de telles causes sur lesquelles on puisse intervenir. J'ai aussi articulé ceci avec le principe de succession, et les confusions que l'on fait entre les différentes formes de successions : temporelles, spatiales, causales, logiques — principalement entre le premier couple et le suivant.

 

10) Distinguer le temps comme mesure abstraite de mouvements par un autre mouvement uniforme, et l'expérience immédiate du temps comme trame spatiotemporelle de l'expérience. Notre expérience du temps est celle de l'influence actuelle d'événements passés, et elle est perpétuellement corrigée, ou non, par la mesure abstraite du temps. Nous repoussons dans ce passé abstrait, conceptuel, des souvenirs qui nous paraissent proches, ou ramenons plus près du présent d'autres qui nous paraissent lointains. Ce paraître n'est cependant pas illusion ; il est l'apparition, la manifestation d'une tendance naturelle des événements à se ranger selon la force qu'ils continuent à exercer sur l'événement présent. Cet apparaître est plus consistant et même plus objectif, plus concret, que la mesure du temps, la mesure seule, le laisse croire.

 

AM

11) Une idée des plus centrales, mais sans doute pas la plus originale, est celle de l'intime connexion entre conception et perception. (Selon que je pense que l'homme en blouse blanche en face de moi est un cuisinier, un brancardier, un peintre ou un chercheur, je ne le vois pas de la même façon). Cette idée est cependant la clé qui m'a donné l'accès aux autres. (Voir ; ça-voir.)

 

*

 

2

Cette série (qui ne se veut pas complète) ne laisse-t-elle pas percevoir un hiatus entre un monde physique obéissant à des lois mécaniques (causales) et un monde mental (un monde de l'esprit, de l'intellect) obéissant à des règles logiques ?

Le propre de la science occidentale est d'avoir fait un partage entre les deux : la fameuse application systématique de modèles géométriques aux invariants de la nature. Cette démarche est géniale, surtout dans sa brutalité inaugurale : Galilée, Descartes, Newton ; mais elle reste mystérieuse. Pis, elle n'est pas visiblement mystérieuse : on peut passer et repasser sans percevoir de mystère ; les mystères surviennent, inexplicablement, à l'usage.

 

— La géométrisation de la physique ne suppose-t-elle pas qu'une séparation ait déjà été effectuée entre monde mental, logico-mathématique, et monde sensible, matériel, de la nature ?

— Et pourtant cette application même n'effectue-t-elle pas cette séparation ?

Ou plutôt : quelque chose n'est-il pas exclu dans ce double processus d'application-séparation ? Quelque chose, justement, comme « le vivant » ?

 

« Le vivant c'est moi », voilà ce que sous-entend la loi scientifique dans sa géniale brutalité. « Le vivant c'est moi » ; ni le vivant, ni le moi ne cessent cependant d'être énigmatiques, ni leur conjonction.

 

Le vivant, le moi, leur possible conjonction, deviennent singulièrement mystérieux à vouloir les récupérer dans ce dont on les a justement exclus : le logique et le mécanique ; le mental et le physique...

 

*

 

Le 2 décembre

D'où a pu naître l'idée d'une distinction entre corps et esprit ? Sans doute d'une distinction entre général et particulier ; d'une discrimination entre perception et conception.

On a doublé le monde des sensations d'un monde des idées.

— Et on peut se demander si ces deux mondes sont réels, ou si l'un ne l'est pas, ou lequel l'est davantage.

Selon la réponse qu'il plaît de donner on obtient des définitions variables du mot « réel ».

 

Il est bien évident que chacun de ces deux mondes possède une consistance propre. Le monde des idées mathématiques possède une clarté, une limpidité et une dureté bien plus grandes que le monde sensible, et il est, contrairement à celui-ci, d'une exactitude remarquable.

 

*

 

Ce monde des idées ne semble-t-il pas produit à partir du monde sensible, comme on produit de l'essence à partir du pétrole brut, ou des métaux à partir des minerais ? Un travail de raffinage, de sublimation, est opéré à partir des sensations pour produire des idées pures.

En ce que les sensations seraient une matière première des idées, on pourrait les croire plus réelles. On est alors enclin à vouloir vérifier tout travail sur les idées pures dans l'expérience sensible. On sait pourtant bien que les théorèmes mathématiques ne se vérifient pas dans l'expérience sensible. « La somme des angles d'un triangle est égale à deux droits » ; quelle expérience t'en convaincrait mieux qu'une démonstration ? Et en cela, l'idée purifiée de l'expérience peut paraître plus « réelle ».

 

*

 

À partir des différents animaux que tu connais et rencontres, tu formes le concept général d'animal ; et tu t'en sers pour désigner, pour en saisir, l'animal concret que tu rencontres.

Si tu extrais les concepts des percepts, ce n'est jamais que pour les ramener ensuite aux percepts, pour saisir les percepts dans des jeux de concepts.

Ceci peut faire songer à un troisième monde, et qui peut encore paraître plus réel que les précédents, un monde à la fois sensible et intelligible, ou concepts et percepts se recouvrent. Ce monde semble plus réel. Il échappe à l'illusion des sens comme à la désincarnation des idées. Il concilie la limpidité et l'exactitude avec la sensation concrète.

— C'est du moins ce qu'on attendrait de l'application du raisonnement logique à l'expérience sensible ; à moins que l'on n'aboutisse qu'à une abstraction du second degré.

 

*

 

Il est essentiel de bien remarquer ici que ce troisième monde est précisément le monde physique. À moins qu'il ne soit que le monde de la physique ; et c'est bien là qu'est le problème.

C'est à propos de ce monde-là que se pose la question de savoir s'il est réalité ultime, le seul monde réel, ou s'il est au contraire une abstraction au second degré du monde sensible.

 

*

 

On peut s'arrêter ici pour observer une sorte de « tourbillon épistémologique » qui tend à faire glisser successivement l'indice « réel » du monde sensible au monde intelligible, du monde intelligible au monde physique, du monde physique au monde sensible, etc...

L'histoire de la philosophie ne semble-t-elle pas animée d'un mouvement giratoire qui la fait glisser de l'empirisme à l'idéalisme (Berkeley), de l'idéalisme au matérialisme (Descartes, ou la jeunesse hégélienne), du matérialisme au sensualisme (Mach).

 

*

 

Chacun de ces mondes paraît posséder une consistance complète, autosuffisante ; du moins jusqu'à un certain point. Il nous paraît « tenir » sans devoir faire appel aux autres ; et pourtant nous sommes bien loin d'être prêts à nous satisfaire d'un seul.

Plutôt s'agirait-il d'un même monde, mais doté de trois formes bien distinctes de consistance.

D'autre part ces trois formes, qui paraissent bien distinctes prises chacune dans son ensemble, semblent quelque peu déborder les unes sur les autres sur leurs contours.

(Je pense par exemple à la difficulté de dissocier complètement les six dimensions de l'espace sensible (proche, lointain, haut, bas, gauche, droite) d'avec les trois dimensions de l'espace intelligible, ou ses quatre, ou ses n dimensions, et, plus encore, d'avec le champ spatio-temporel de l'espace physique, comme à l'impossibilité logique de les associer.)

 

*

 

Le plus trompeur en tout ceci est encore ce à quoi l'on pense le moins : le pronom « nous ». « Nous » signifie-t-il « chacun » ou « nous autres » ?

Nous tirons nos concepts abstraits de nos perceptions concrètes : cela ne signifie plus la même chose selon que ce soit « nous autres » ou « chacun ». Nous autres tirons nos concepts abstraits de nos perceptions concrètes. Chacun tire ses concepts abstraits de ses perceptions concrètes.

Je n'ai pas moi-même tiré mes concepts abstraits de mes percepts privés. J'ai hérité d'un langage tout fait qui fonctionne dans une large mesure tout seul. Sans doute ai-je besoin de l'articuler avec mes perceptions sensibles, et les deux se modèlent-ils intimement les uns sur les autres, mais le fait est que je prends un train en marche.

Alors qui est ce « nous » dont je suis membre héritier ?

Ce « nous » n'est pas seulement l'ensemble « eux » additionné de l'élément « moi » ; plutôt est-il au contraire une part de moi : un élément « nous » qui fonctionne dans l'ensemble « moi ».

 

*

 

AM

— Qu'est-ce qui me prouve que le monde continue d'exister quand je ne suis pas là pour le percevoir ?

Je ne crois pas que ce soit une question que l'on se pose sérieusement. Même en rêve, il ne me vient pas à l'idée de me demander si mon rêve pourrait cesser si je m'éveille. Ou je sais que je rêve, ou bien je jouis de ce qui m'agrée ou me débat dans ce qui m'effraie sans ne rien me demander d'autre. Cette question est plutôt une contradiction adressée à celui qui voudrait considérer le monde sensible comme le seul monde réel.

 

— Si la réalité est la somme de nos sensations que devient-elle quand on cesse de ressentir ?

Il semblerait bien que les choses ne cessent pas d'exister quand je cesse de les percevoir ; des faisceaux convergeant d'indices tendent à m'en convaincre.

Le monde alors existerait indépendamment de mes sensations ; ce qui veut dire que seul le monde physique serait réel. Dans ce cas, on doit admettre qu'il est irrémédiablement inconnaissable. Non pas qu'il serait seulement trop immense et complexe relativement à moi, mais il serait absolument inconnaissable du seul fait que je n'y aurais aucun accès direct ; qu'il serait absolument caché à mes sensations comme à mon entendement.

Je peux bien me demander aussi quelle sorte de « réalité » pourrait avoir un monde absolument inconnaissable. Si ce n'est pour me faire douter du monde que je perçois, quel besoin ai-je de supposer ce monde ? Non, il n'est qu'une part inconnue du monde que je connais : ce que je connais, je le connais.

 

— Mes sensations ne sont pas des rêves. Soit. Mais que devient ce que je ressens quand je cesse de le ressentir ?

Ce n'est pas une question sérieuse, mais elle est intéressante tout de même. Il n'est qu'à la généraliser ainsi :

« Que devient la chose en soi quand cessent ses connexions avec le reste du monde ? »

 

Sans doute la mer que je contemple de loin, je n'interviens pas beaucoup sur elle et je pourrais cesser de la contempler que je n'y changerais pas grand chose. Déjà si j'y plonge, elle devient dure à mon contact ; utilisant avec une planche l'élan de la vague, je peux la rendre assez résistante pour supporter mon poids.

Je peux déjà ici avancer la nouvelle question :

« Que devient la résistance de l'eau quand une planche à voile cesse de l'éprouver ? »

 

Que devient la résistance de l'eau quand une planche à voile cesse de l'éprouver ? Que devient ce que je ressens quand je cesse de ressentir ?

Si tu perçois la différence entre ces deux questions, tu te doutes qu'il n'y a peut-être pas de sens à isoler sensible et moteur.

 

*

 

Soir

3 Je peux ici rajouter cette idée à ma série :

12) Il n'y a pas de différence foncière, du moins de rupture bien nette entre le travail de la matière inerte (mécanique, chimique), celui des organismes vivants, et celui de l'intelligence conceptuelle.

 

*

 

Et ceci réactive la question de ce « nous » qui travaille en « moi ». Il ne s'arrête sans doute pas à une société, à la civilisation ou au genre humain ; ni même à l'animalité, ou encore à l'activité végétative.

 

*

 

Il serait amusant de ramener ces trois mondes (sensible, intelligible, physique) — à moins que ce ne soit trois formes de consistance du même monde — au corps, à l'âme et à l'esprit.

Le corps relève du monde physique : il n'est ni plus ni moins qu'une partie du monde physique ; mon corps, ou le corps de l'animal, n'est qu'un corps parmi tous les corps.

L'esprit, tout au contraire, n'est pas contenu dans le monde intelligible ; il en est le contenant. C'est bien cela d'ailleurs qui mine l'idéalisme : comment croire à la réalité d'un monde qui serait le contenu de l'esprit ? D'abord faudrait-il que l'esprit soit réel (et même réalité ultime) ; et ce que veut dire « réalité de l'esprit » (qui plus est « ultime ») n'est pas a priori très clair.

 

Plus amusant encore est d'observer la place que « je » pourrais prendre dans le corps ou dans l'esprit. Dans le corps, il n'y a pas de place pour « moi ». Où que je cherche, je ne trouve aucun moi. Et déjà, pour le chercher, « je » dois d'abord saisir le corps par l'esprit, l'intelligible. Il n'y a plus alors proprement de corps, mais seulement un concept de corps dans l'esprit. (Ainsi dans mon esprit je peux considérer qu'il y a un corps, au sein duquel est mon cerveau, qui est le siège de mon esprit, qui considère qu'il y a un corps, etc...)

Et quelle place ai-« je » dans l'esprit ? Il y a toujours une place pour « moi » dans l'esprit, du moment que « je me » saisis intelligiblement ; il y en a même trop : au moins deux, car sitôt que « je » « me » saisis, « je » suis un autre que « moi » (me), comme on le répète depuis au moins les temps du Védanta.

Dans le monde sensible « je » me situe beaucoup plus nettement : précisément à la jonction de la sensation et de la motion. De là j'étends aussi bien l'un que l'autre, jusqu'à produire de l'intelligible et accroître ma maîtrise des corps. C'est de là que m'apparaît un monde intelligible doté d'une consistance particulière, et un monde physique, doté d'une autre consistance.

Selon comment je m'y prends, ce monde physique sera, si ce n'est plus réel, du moins plus consistant que le monde sensible, et cela parce qu'il sera toujours aussi sensible, qu'il ne sera pas un autre monde, mais le même, plus sensible encore en bénéficiant de l'intelligibilité. Sinon il sera bien une abstraction du second degré.

 

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Le 3 décembre

On utilise des mots et l'on voit bien jusqu'à quel point ils veulent dire quelque chose.

Il est une certaine cohérence linguistique qui donne au discours une consistance intrinsèque. Il est aussi des discours qu'on ne saurait réfuter mais dont on saurait moins encore se convaincre. Il est des discours qui font percevoir, comme sous eux, ou « derrière », une consistance extrinsèque. Il est des cas où l'on pourrait critiquer chaque mot, chaque phrase, souligner les contradictions ou les incohérences, que ce ne ferait pas vaciller ce dont il est question.

 

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Ne pourrait-on pas considérer le monde physique — celui de la mécanique — comme un monde qui ne prendrait en compte que les phénomènes moteurs, à l'exclusion des phénomènes sensibles ?

Justement, pour saisir ainsi les phénomènes moteurs dépouillés des phénomènes sensibles, ne doit-on pas disposer d'abord d'un accès au monde intelligible ? Ce monde intelligible qui est celui d'universels abstraits purifiés de l'expérience sensible.

 

On retrouverait ainsi à l'arrivée la division opérée au début : celle entre moteur et sensible. Et comment est-elle opérée, cette division initiale ? — Elle est le procès même de l'organisme vivant.

Il n'y a pas plus de sensation sans mouvement autonome que l'inverse. Sont-ils inséparables ? Ils sont pourtant bien séparés : ils sont séparés en organes moteurs et en organes sensoriels.

Cette division demeure problématique. Elle n'est d'abord jamais totalement achevée. Je peux très bien suivre les impressions sensibles qu'exerce le monde extérieur sur les organes des sens, comme je peux très bien suivre l'impression photographique sur une pellicule sensible ; cependant l'interprétation, le décryptage, en un mot la sensation de cette inscription est inconcevable sans mouvement autonome : si je ne suis pas capable d'éprouver l'impression sensible avec les mouvements que j'effectue en direction de ce qui en constitue la source.

 

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Si je dis « ce vert contient du bleu indigo », est-il possible que je « voie » ce bleu ; que je le voie dans le vert ?

Un autre pourrait ne « voir » aucun bleu, dans quelque sens qu'on prenne le verbe « voir » ; mais moi, puis-je proprement affirmer que je « voie » le bleu ? — C'est très difficile à dire, et je préférerais me contenter peut-être de : « je vois qu'il y a du bleu ». Mais à quoi est-ce que je le vois ?

Je pourrais dire aussi : « Comment se peut-il que j'entende les notes qui composent cet accord ? » — Or il se trouve que tu les entends, mais moi je ne les entends pas.

Qu'est-ce que cela veut dire, si ce n'est que toi tu es musicien et que tu sais composer cet accord, contrairement à moi qui, cependant, sait composer ce vert.

 

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À propos : remplace la proposition « ces notes existent-elles si personne n'est là pour les entendre », par « ces notes existent-elles si personne n'est là pour les jouer ».

 

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4

Le 5 décembre

Les théories de Schrödinger me semblent extrêmement compliquées. Elles me semblent complexes dans le même sens où elles sont précises. Je les comprends dans la mesure où je parviens à les simplifier.

« Voici comment on peut faire des modèles extrêmement précis de la réalité », semble dire Schrödinger : « Un modèle qui n'est plus qu'exclusivement fondé sur des mesures. Ces mesures sont « réelles » (Wirklich), mais il n'est plus d'autre réalité que ces mesures. »

Cela ressemble beaucoup à ce que j'ai écrit dans Du Juste et du lointain, aussi je le comprends bien. Mais il me semble alors que c'est moi-même que je comprends bien, plus Schrödinger. Schrödinger, disons, m'aide bien à comprendre mes propres idées, mais je ne suis pas sûr de suivre les siennes bien loin.

Je comprends bien la formule simplifiée, car je l'ai tirée moi-même de la rhétorique et de la logique ; mais lui la tire de la mécanique ondulatoire, et ses développements ne me permettent pas de mieux comprendre la mécanique ondulatoire, ni comment il en tire ses conclusions.

 

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5

Le 6 décembre

Je me demande si l'astronomie, et dans l'ensemble la macrophysique, ne cache pas les ressorts essentiels de l'histoire de la physique. C'est que, d'une part, l'astronomie n'est pas expérimentale, ou plutôt ne l'est-elle qu'indirectement et de façon quelque peu ambiguë. D'autre part elle est tout à fait sans usage, si ce n'est pour mesurer l'espace et du temps terrestre ; usages qui ont profondément changé au cours des siècles et qui font qu'on ne comprend plus très bien ce que les successives théories cherchaient à prouver exactement : Ptolémée, Kepler, Newton, etc...

 

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Il semble qu'on ne tienne pas compte de ce fait que la simple observation du ciel à l'œil nu — si elle est continue et attentive au point que l'observateur connaisse la place de chaque astre dans le ciel et qu'il soit en mesure de s'orienter par leur seule aide, qu'il connaisse leurs mouvements horaires, quotidiens et annuels — cette seule observation donc permet une représentation du cosmos assez proche de celle de l'astronomie moderne sans avoir besoin de mesures précises.

 

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On peut se passer de mesures précises, mais pas de représentations graphiques. Sitôt qu'on représente graphiquement les mouvements du ciel en prenant la Terre pour repère, on distingue très nettement une « sphère » (cloutée) d'étoiles fixes qui opèrent un cycle annuel, puis les deux sphères de la lune et du soleil, qui tournent respectivement en vingt-huit jours et vingt-quatre heures. La simple division du temps en jours, semaines, lunaisons, trimestres et années témoigne de l'ancienneté de cette observation et de la construction de modèles aptes à la représenter. La construction de tels modèles laisse alors apparaître — toujours à l'œil nu — cinq astres dont les mouvements sont imprévisibles tant que l'on prend la Terre pour point fixe. C'est d'ailleurs de toute évidence cette imprévisibilité qui en a fait des objets de divination.

Ceci dit, la prévisibilité des mouvements des cinq planètes visibles à l'œil nu n'a aucune utilité pratique — si ce n'est divinatoire — et c'est pourquoi les grands « systèmes du monde » se sont généralement contentés du géocentrisme, qui lui n'en est pas dépourvu d'utilité.

Une carte géocentrique du ciel sur laquelle on repérerait pendant une longue durée les mouvements imprévisibles des planètes visibles (Mercure, Vénus, Mars, Jupiter, Saturne) devrait assez facilement, et sans l'aide d'une géométrie bien compliquée, conduire à prendre le soleil pour point fixe ; ce qui reviendrait, mais pour ces planètes seules, à une simplification du modèle. Dès qu'on change ainsi de point fixe, les mouvements des cinq planètes deviennent, si ce n'est exactement prévisibles sans peine, du moins parfaitement compréhensibles. Les prévisions sont, encore une fois, dépourvues de toute utilité, même pour la divination qui s'en passerait avantageusement ; et c'est justement pourquoi l'héliocentrisme, bien que connu depuis l'antiquité (les pythagoriciens), a été peu usité jusqu'à Copernic.

Dès qu'on s'occupe de faire un système héliocentrique, pour peu qu'on se soucie d'être un peu précis, on peut découvrir : (1) que les orbites ne sont pas rondes mais elliptiques, (2) que la révolution terrestre autour de son axe ne s'effectue pas sur le même plan que sa rotation autour du soleil. Ce qui suppose donc un mouvement du soleil lui-même qui n'est pas perpendiculaire au point fixe du ciel qu'est l'étoile polaire.

Si l'on observe encore (3) que le pôle se déplace sur une très longue durée (on le sait au moins depuis le début de l'ère chrétienne), traçant un cercle sur le fond du ciel qui passe du Dragon à la queue de la Grande Ourse, on peut même déduire que le mouvement du soleil n'est pas rectiligne.

Tout ceci repose sur des observations à l'œil nu et sur une géométrie très sommaire. Seul le point (3) demande des observations recueillies sur plusieurs siècles pour percevoir au moins le mouvement rotatif du pôle, si ce n'est pour le mesurer. Rien n'empêchait donc l'homme préhistorique de se faire une représentation de l'univers très semblable à celle de la science moderne. Des quantités d'indices laissent d'ailleurs supposer l'antiquité de telles représentations — ne serait-ce que l'unité de temps du calpa qu'utilise l'Asie.

 

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De telles représentation n'ont cependant pas, et n'ont jamais eu, d'utilité pratique. Seules sont utilisables des représentations des mouvements célestes relatifs à la terre, qui sont d'ailleurs aussi difficiles à calculer.

Cette absence d'utilité pratique accompagne une impossibilité de vérification expérimentale directe. L'optique télescopique est une possibilité d'expérimentation indirecte, mais de telles expérimentations soulèvent des questions épistémologiques aussi complexes qu'elles sont difficiles à démasquer. Disons que l'astronomie, la macrophysique, travaille principalement sur l'apparence, la réalité de l'apparence : l'apparaître.

 

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De Kepler au Big Bang, la question d'une conformation de l'univers tient une place ambiguë dans l'histoire de l'évolution des doctrines scientifique ; une place aussi centrale qu'elle est en réalité inessentielle. Le véritable enjeu de la mécanique galiléenne, de la gravitation newtonienne, de la relativité... touche à la mathématisation de phénomènes essentiellement terrestres. Leurs généralisations macroscopiques est une généralisation qui demeure en soi plutôt stérile, si ce n'est qu'elle offre parfois des intuitions utilisables, comme dans le cas de la mécanique newtonienne.

 

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La macrophysique : le contraire de l'arbre qui cache la forêt ; la forêt qui cache l'arbre.

« L'affaire Galilée » : L'enjeu n'était pas l'héliocentrime mais les concepts de masse et de force. Descartes était bien avisé de ne pas s'en mêler. Comme il le dit si bien à la fin des Principes, il n'y a pas prise à vérité sur ces questions. Prétendre que l'univers « est » ainsi, ou qu'il « semble » ainsi, ou encore qu'il « pourrait être » est exactement équivalent. Seul importe le raisonnement géométrique.

 

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Le 8 décembre

Il semblerait que l'application de la géométrie à la nature suppose de prendre des points fictifs pour achever le modèle.

Voici un petit problème qui illustrerait bien ce que je veux dire : comment rejoindre tous ces points à l'aide de seulement cinq droites qui se joignent à leurs extrémités sans lever le crayon ?

 

points 1

Il n'y a aucune manière d'y parvenir tant qu'on ne sort pas du triangle abc en prenant un point fictif a', symétrique à a par rapport à l'axe bc :

 

points 2

Il devient alors très facile de rejoindre ces quatre points qui recoupent alors tous les autres points de la figure.

 

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6

Le 6 décembre, AM

L'expérience de la douleur : il me semble que la douleur est indissociable d'une certaine conscience de ce qui la provoque et de ses conséquences. Je veux dire que la douleur est une sensation mêlée de pensée. Seule l'association de la sensation et de la pensée produit la douleur.

La connaissance de la cause peut provoquer de notables transformations de la sensation de douleur. Je sens à mon bras une vive piqûre sous la manche. Je la relève vivement : selon que je découvre une piqûre d'insecte, une cigarette allumée, une blessure ouverte, une épine plantée, ou encore rien, ma douleur va se transformer.

On peut faire une observation semblable avec une impression de brûlure, ou de choc électrique. Parfois la sensation sera faible tant qu'on n'en aura pas bien identifié l'origine, ou au contraire excessive. Il semble bien que la douleur relève toujours d'une certaine communication entre la perception et l'intelligence.

C'est pourquoi la croyance assez répandue d'une insensibilité à la douleur des animaux primitifs n'est pas si absurde. Sans doute ces animaux réagissent à peu près comme nous à ce qui nous causerait de la douleur, mais on peut douter qu'ils l'éprouvent comme nous.

Ce sont de telles raisons qui me font considérer la douleur comme une sensation plus sophistiquée que le dégoût.

 

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— Si j'observe les réactions d'un organisme inférieur : moule, méduse... à une agression extérieure, je peux croire qu'il ne souffre pas parce qu'il n'émet pas de « signe » de douleur comme le ferait un animal plus semblable à moi. — Ceci ne me convaincrait de rien, et je ne crois pas que ce soit ainsi que se fonde la croyance populaire. Elle se fonde plutôt sur l'intuition, ou du moins le soupçon, d'une action de l'intellect, de la conception sur la seule sensation.

 

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Le dégoût me paraît moins sophistiqué que la douleur. Il est vrai pourtant que mes sentiments de dégoût sont profondément associés à ma connaissance de ce qui les cause ; mais cette « connaissance », elle, me semble plus primaire, plus primitive.

J'ai vu comment un animal a été élevé et je suis maintenant dégoûté par la cuisine. Voilà qui semble extrêmement sophistiqué en comparaison d'une sensation de douleur ; mais la sophistication tient plutôt à une sorte de « loi de conservation du dégoût » qu'à son essence, qui est plutôt simple.

Quand je dis « simple », je pense à un fonctionnement pour l'essentiel limité à la sensitivité organique, où la pensée intervient très peu — même si par ailleurs les différentes impressions sensibles peuvent se combiner très subtilement. Par exemple, le rôle de la simple odeur dans les phénomènes de dégoût.

Il est vrai aussi que la pensée imaginative peut être génératrice de dégoût ; la parole seule peut y suffire. Encore faut-il justement que la parole suggère, évoque des impressions sensibles, en un mot éveille de purs mécanismes organiques pour que survienne le phénomène primitif du dégoût.

 

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Je dirais que le dégoût est un phénomène beaucoup plus actuel que la douleur, qu'il ignore bien plus la durée, la téléogonie. Le fait qu'un organisme ne vive que dans l'instant, me semble exclure la sensation de la douleur, mais non du dégoût.

Il n'est qu'à comparer les réactions de la méduse ou de la moule, avec celles de la fourmi — dont on ne perçoit non plus aucun cri, aucun regard, aucun « signe » de douleur formellement semblables à ce que seraient les nôtres — pour observer que les premières nous paraissent davantage des signes de dégoût (contraction, rétraction sur soi), alors que les réactions de l'autre évoquent plus la douleur (mouvements saccadés, convulsifs).

 

Tout ce qui précède ne constitue sans doute pas un argument du caractère primitif du dégoût. L'argument serait plutôt qu'il me semble percevoir en moi une sorte de soutènement plus enfoui de la douleur, et qui serait le dégoût.

 

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