Jean-Pierre Depétris

Considérations d'un profane sur le vivant


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VII

A PROPOS DES SCIENCES DE LA NATURE

 

 

 

 

 

 

 

1 La matière immatérielle

Le 31 octobre

La découverte de la constante de Planck semble avoir été le dernier tournant décisif de la science européenne ; un tournant pour une bonne part catastrophique. La mécanique quantique, dans une large mesure, sape les bases qui ont mené à sa découverte. Elle aboutit à une crise profonde de la double posture qui a déterminé l'histoire intellectuelle de l'occident moderne : une conception matérialiste doublée d'une attitude aventureuse envers le savoir — que j'appellerais « vincienne » en référence à Léonard de Vinci, tel que Paul Valéry en définit la méthode.

La constante de Planck est le pas décisif entre la table de Mendeléev à la mécanique quantique achevée de Schrödinger. À ce stade, le concept de « matière » perd toute signification, et surtout tout rapport précis avec celui de « réalité ».

Ce tournant a été accompli par une poignée d'hommes dans un temps relativement bref ; c'est à dire, pour l'essentiel dans le dos de la grande majorité : de la majorité des habitants de la planète, de la majorité des occidentaux, et même de la majorité des élites intellectuelles de l'occident.

La plupart des découvertes antérieures étaient vite passées dans des techniques populaires, des parts toujours plus larges de population étant amenés à tripoter des chaudières, des moteurs, des installations électriques. Qui manipule des « objets quantiques » ? Et comment ?

 

*

 

En l'espace de quelques années, la conception matérialiste, fondée sur les propriétés mécaniques de matériaux au sein d'une trame spatiotemporelle unique et consistante, est entièrement balayée. Elle est balayée sans être positivement remplacée ; elle n'est même pas balayée explicitement.

 

Il n'est pas bien grave, après tout que des prémisses soient balayées par la conclusion qu'ils ont permis de tirer. La recherche d'une Route des Indes a provoqué la découverte de l'Amérique. Il suffit d'admettre avoir trouvé autre chose que ce que l'on cherchait, admettre la fausseté des prémisses et les corriger à partir de la conclusion. Mais on ne peut demeurer indéfiniment sans savoir si l'on a découvert la route occidentale des Indes ou un Nouveau Monde.

 

En l'espace de quelques années, une nouvelle conception de la matière a été adoptée sans que personne ne paraisse se rendre compte qu'elle était une nouvelle conception, et qu'elle n'était peut-être même pas une conception de la matière.

 

*

 

Les quanta et « les secrets de la matière ». La matière cesse définitivement d'être l'évidence immanente qu'elle était devenue après la Renaissance, et qui pouvait à la rigueur être cachée par sa seule évidence (comme la Lettre volée de Pœ) mais toujours accessible par l'expérience et l'inférence. Elle devient alors transcendance inaccessible, cause insaisissable qu'on postule à travers ses effets, qui se réduisent eux-mêmes à de seuls produits d'inductions logico-mathématiques.

Cette « révolution scientifique » et ses conséquences philosophiques confuses ont un impact plus profond encore sur les pratiques techniques et scientifiques (et industrielles).

L'homme du vingtième siècle baisse les bras devant « les secrets de la matière ». — C'est trop compliqué : seule une poignée d'homme a accompli cette révolution, à eux de la poursuivre. Comme la matière est devenue inaccessible, le savoir scientifique le devient à son tour. Il est, au mieux, accessible par fragments ; impossible d'embrasser ce savoir dans sa totalité.

 

— D'ailleurs des équipements toujours plus lourds deviennent nécessaires. Impossible de chercher en franc-tireur comme les pionniers.

— Ne serait-ce pas plutôt le contraire : ne serait-ce pas cette attitude de « baisser les bras » qui ferait croire à la nécessité d'équipement plus lourd ? Qui croirait la réalité plus réelle, perçue à travers de tels équipements ?

 

*

 

AM

— Au vingtième siècle, la matière devient immatérielle.

Cela n'arrive pas n'importe quand, mais au moment où le Matérialisme n'est plus seulement une conception philosophique, mais aussi politique. Le mouvement révolutionnaire qui secoue le monde au début du vingtième siècle se proclame essentiellement « matérialiste », et il entend bien réconcilier la civilisation occidentale, et de là le monde entier, avec cette pensée scientifique et matérialiste telle qu'elle s'est élaborée à partir de Galilée. C'est à partir d'une telle conception matérialiste que l'Église perd du terrain, et elle perçoit bien d'ailleurs en elle son fossoyeur. (Le Matérialisme n'avait jamais auparavant semblé contradictoire avec les dogmes de l'Église.)

C'est précisément à ce moment-là que la matière perd toute espèce de consistance, se dissout, se dérobe.

 

*

 

La « matérialité » passe du matériau à la molécule, puis de la molécule à l'atome, et de l'atome à la particule. Mais quid de la particule ? On ne sait où elle est, ce qu'elle est, ce qu'elle fait... on ne voit que ses effets. On ne sait même pas si elle « existe », et ce que veut dire alors « exister ».

Petits points durs de la matière existant dans le vide ? Nœuds vibratiles d'un éther qui serait cette matière « existant et n'existant pas » d'Augustin ? Pures équations mathématiques, sans autre réalité que celle d'inductions logiques ?... Nul ne saurait dire. Il n'en faut pas plus pour discréditer l'expérience sensible.

 

*

 

La simple possibilité de me relire prouve assez que les particules ne sont pas hors de portée de mon expérience sensible. Toute cette réalité que je dirai « infra-matérielle » n'est pas du tout inaccessible à mes sens : je perçois la lumière, je perçois l'électricité, la chaleur, les goûts, les odeurs...

 

*

 

Mes yeux sont les organes qui me donnent le plus d'informations sur le monde réel, mais ils sont aussi les plus susceptibles de me tromper. Je corrige les informations trompeuses en ajoutant l'induction à la perception.

C'est ainsi que je ne vois pas un immeuble en flammes de l'autre côté de la rade, mais le reflet dans ses vitres du soleil couchant. (Et ici je dis bien « voir », non « deviner dans ce que je vois ».)

 

*

 

2 Le Possible

Le Premier novembre

Un concept de « possible » : Le possible enveloppant l'actuel au sein du réel, comme alternative aux impasses du « nécessaire », de l' « aléatoire » ou de la « liberté » et du « choix ».

La nécessité, sous sa forme de chaîne causale, devrait être envisagée d'un point de vue négatif ; c'est à dire comme du nécessairement impossible.

On peut saisir et manipuler du nécessairement impossible ; le nécessairement possible n'est qu'une contradiction dans les termes.

La nécessité donne de l'impossible. Cet impossible est le support du possible. (La densité de l'eau rend impossible l'immersion de mon corps, aussi je peux nager.)

 

Il n'est pas de réalité effective qui ne s'actualise dans un champ plus large de possible qui l'enveloppe et la porte.

Ces possibles sont évidemment des « possibilités réelles ». Elles sont limitées, et même étayées, par des impossibilités.

 

*

 

Le 4 novembre

1. Pas de nécessairement possible : possible et nécessaire s'excluent ; mais du nécessairement impossible.

2. Le nécessairement impossible ne restreint pas le champ du possible.

— L'impossibilité d'échapper à l'attraction pour un plus lourd que l'air n'exclut pas la propriété de voler.

3. Le possible, pour un être donné, se traduit par ses « propriétés ». Le concept de « propriété » est cependant ambigu : d'abord il ne distingue pas le possible et l'impossible (nécessairement), et il tend à attribuer la propriété à l'être seul plutôt qu'à la trame relationnelle dans laquelle il existe.

— La possibilité de voler suppose l'attraction.

 

*

 

Tout accroissement de connaissance entraîne un accroissement d'ignorance. Ceci peut conduire à la conclusion fallacieuse que « la réalité ultime » est inaccessible : plus j'apprends, moins je sais. Plutôt la découverte d'une impossibilité ignorée démasque-t-elle toujours son lot d'insoupçonnables possibilités.

Si plutôt que des possibilités, tu ne veux voir des des nécessités, alors bien sûr, tu ne fais qu'étendre ton champ d'ignorance.

 

*

 

4. La moindre nécessité possède un champ illimité de possibilités.

5. Il n'est qu'une manière de connaître une possibilité, c'est de l'expérimenter.

 

*

 

Le 5 novembre

Le réel contient le possible ; le possible est réel. L'actuel, l'effectif, n'est qu'une part du possible, donc du réel.

— Et l'impossible ? L'impossible, donc le nécessaire, est la paroi du réel. Le nécessaire est-il réel ? En un sens oui, il est une limite réelle, et de là un support consistant du possible ; en un sens non, puisqu'il n'est, justement, « pas possible ».

 

*

 

Ce que je pose ainsi pourrait s'éclairer d'une archéologie du savoir occidental. La science occidentale paraît surgir comme Pallas tout armée du crâne de Jupiter. Les grandes découvertes du dix-septième siècle sont en fait des redécouvertes ; redécouvertes, à partir de techniques artisanales, de lois scientifiques qui ont pourtant bien dû être appliquées dans ces techniques.

On peut assez bien observer ce surgissement en se reportant aux textes. Galilée tire l'essentiel de ses « sciences nouvelles » de l'observation des chantiers navals de Venise. Il ne découvre pas les techniques, elles sont là : il les généralise à l'aide de modèles géométriques.

Mais d'où viennent les techniques artisanales et industrielles ? Elles viennent manifestement d'Orient, et les découvertes du dix-septième siècle sont généralement des redécouvertes de lois mathématiques et naturelles déjà bien connues en Orient. (Il n'importe ici de savoir quel orient.)

On importe des techniques dans un premier temps, et dans un second seulement, on les étudie scientifiquement. Évidemment, la science et la philosophie de la science qui naissent de ces études sont en leur essence exogènes à la philosophie locale, scolastique, toute fondée sur une interprétation des textes traditionnels. Cette fracture est loin de n'être devenue qu'un lointain souvenir.

 

*

 

Genèse schématique de la science européenne : Si le monde a un maître, et si la nature a des lois, alors ce maître est le législateur de la nature.

Ceci ne pouvait qu'exacerber la contradiction entre prédestination et libre arbitre ; par certains côtés, la laïcisant.

Le Dharma bouddhique en devenant la Lex (dura Lex) latine, perdait son caractère de « potentialité » pure pour devenir simple « cœrcition », réservant la potentialité au Tout-Puissant.

Le possible, la potentialité, le Chi de la science chinoise, devenait le « nécessaire », jamais totalement émancipé de l'obligatoire, du contraint ; auquel s'oppose de façon irréconciliable la liberté, à moins qu'elle ne s'évanouisse dans l'aléatoire ; comme si le possible de l'être n'était jamais proprement le sien.

C'est toujours là qu'on en est (même si Aristote n'y fut jamais.)

 

*

 

3 Parenthèse sur la répétition.

Le 7 novembre

La notion de répétition. En elle est peut-être une forme de nécessité qui ne soit pas essentiellement cœrcitive, et peut-être pas même strictement causale, ou qui renouvelle du moins entièrement le concept de cause.

 

La répétition suppose le mouvement, la répétition du mouvement, et donc une certaine immobilité du mouvement. (L'image du seau d'eau que l'on fait tournoyer et dans lequel l'eau reste plaquée au fond.)

 

Le rapport entre temps et répétition : pas de mesure du temps sans répétition. Qu'est-ce que le temps sans sa mesure ? C'est au moins des interactions de mouvements : sous le temps, la force. Or la répétition ne laisse pas la force inchangée (le principe de la fronde).

 

AM

(La force en tant que travail virtuel (potentiel), en tant que travail possible. Le produit du travail et du temps est la puissance.)

 

*

 

Il est des répétitions strictement immobiles : les cristaux. Précisément, il y a de l'immobilité dans la répétition. Peut-être même la répétition est-elle à la source de toute immobilité.

Je pense ici à des quantités de choses, comme des pales qui tournent très vite au point de donner l'impression d'un cercle parfait ; je pense aussi au durcissement des organes qui vieillissent.

Dans la répétition, il y a certainement de la mort ; mais ce qui ne se répète pas, existe-t-il seulement ?

 

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4 Digression

Le 8 novembre

Qu'est-ce qui me fascine chez les insectes ? Leur différence, leur profonde étrangeté, leur extranéité envers moi, qui m'oblige à me repenser autrement. D'abord ils m'obligent à repenser autrement mes sensations ; à me repenser autrement dans mon espèce comme dans ma société, voire dans le règne animal, et même dans le vivant.

Ils m'obligent aussi à repenser l'expression. La face de l'insecte possède une physionomie d'un autre type. De prime abord, la face de l'insecte paraît monstrueuse. Et il n'est pas inutile de s'interroger sur cette « monstruosité ». Elle paraît tenir à une sorte de « vue double » : une sorte de superposition d'un « qui » et d'un « quoi ». (À plus ample observation, elle peut être très belle.)

Autre chose encore, la petitesse de l'insecte le rend lointain. Même très près, il demeure lointain ; on ne distingue pas sa face justement : trop infime. Il faut une loupe.

En fait, l'insecte, sa face particulièrement, ne reste pas monstrueuse sous l'attention soutenue. Il semble même que chaque individu, chaque face, ait sa singularité. Pas une face de criquet qui soit exactement celle d'un autre, pas une face de papillon de guêpe...

À la longue, la face n'est pas du tout monstrueuse, mais reste énigmatique. Non, la monstruosité, on la trouve dans des cruautés inattendues ; le monde des insectes est terriblement cruel. Mais là encore, la surprise de l'étrangeté passée, ces cruautés n'ont rien de tellement plus monstrueux que celles que l'on trouve chez les vertébrés, et même tout particulièrement chez l'homme. Aussi l'insecte renouvelle encore mon regard sur la cruauté.

La profusion et l'éphémère sont d'autres aspects troublants. L'insecte a généralement deux vies, deux vies fort différentes : il est larve, puis adulte. Le rapport de ces deux termes est d'ailleurs quelque peu trompeur en ce qu'il assimilerait trop un état larvaire à une espèce d'état d'enfance, voire d'état embryonnaire, en relation à une forme adulte qui en serait l'accomplissement. La chenille par exemple n'est pas un simple état embryonnaire du papillon mais un organisme totalement différent. La larve de la fourmi ou de l'abeille sont sans doute des êtres dépourvus de vie autonome ; un simple état intermédiaire entre l'œuf et l'adulte. La chenille, elle, est autonome, elle n'ignore pas ses semblables, accomplit même avec elles un certain nombre de rites difficilement compréhensibles, se camoufle, se défend, se protège, sait tisser le cocon dans lequel sa chrysalide se métamorphose en un être entièrement différent. C'est ce que l'on trouve chez les dernières espèces apparues dans la chaîne de l'évolution (diptères, papillons).

La vie de la chenille est largement plus longue que celle du papillon, qui se reproduit une seule fois au cours de celle-ci. D'autre part, seul un faible pourcentage de chenilles deviendront papillons. Les éphémères atteignent la forme adulte avec un appareil buccal atrophié qui ne leur permet pas de se nourrir, et ne vivent que le temps de se reproduire. Il est dur alors de considérer l'état larvaire comme un simple état intermédiaire, transitoire, vers l'état adulte.

En tout cas, le nombre d'œufs pondus, de larves nées, est entièrement démesuré en comparaison de celui des êtres qui atteindront l'âge adulte. On retrouve des proportions semblables dans bien d'autres classes du règne animal mais pas en tout cas chez les vertébrés à sang chaud. Si ce n'était les insectes, il semblerait que la nature aille dans le sens de l'économie des naissances, d'un refus d'une inutile profusion de la vie. Là, c'est le contraire.

 

*

 

5 La matière encore

le 9 novembre

« Notre monde ne pense plus qu'aux biens matériels. » — Matière qui fait résonner comme un tambour ; pas étonnant, on l'affirme « composée » principalement de vide.

 

*

 

Aucun chercheur, à ma connaissance, depuis la fin du dix-neuvième siècle, n'a soupçonné qu'à force de « percer les secrets de la matière », il était passé à travers. Même Lénine ne l'a pas soupçonné, et il dirige son Matérialisme et empiriocriticisme principalement contre Mach.

Curieusement, Matérialisme et empiriocriticisme et l'Analyse des sensations sont deux généralisations du matérialisme de Feuerbach, et pourtant elles s'opposent. Elles s'opposent moins en fait parce que leurs auteurs n'auraient pas compris les prémisses, ou encore seraient de piètres penseurs, mais parce que « la matière » s'est dérobée.

 

*

 

Est-ce que mon image que je vois dans la glace est matérielle ? C'est en fait une question très difficile, car tandis qu'elle paraît demander une réponse sur la nature des choses elle en produit une sur la signification des mots.

Il est bien évident qu'à tous les moments de ce phénomène de la vision de mon reflet sur la glace, il y a de la matière, et l'actualisation de propriétés mécaniques. Cela, même une conscience fruste et ignorante peut le comprendre, mais ne répond pas à la question.

Et d'ailleurs, quelle question peut se poser un être qui pour la première fois voit son reflet ? Il me semble que son questionnement devant la glace sera corporel avant d'être mental. Il accomplira des gestes devant la glace jusqu'au moment où il n'aura plus à tâtonner pour faire le geste juste, jusqu'au moment où la vision de son reflet correspondra exactement à une vision de lui-même. C'est exactement la même chose qui se passera avec une souris pour déplacer un curseur sur un écran : on cherche à atteindre ce stade où le déplacement du curseur à l'aide de la souris sera aussi naturel que si l'on y déplaçait le doigt.

Il n'y a pas là un phénomène différent de celui qui consiste, pour le nouveau-né, à apprendre à se servir de ses membres et de ses organes des sens. Cela consiste à expérimenter une trame consistante de propriétés mécaniques, que l'on est fondé à appeler « la matière » — avec prudence toutefois, car il n'y a jamais à proprement parler de « la matière », de la pure matière, mais des « matériaux ».

 

*

 

AM

Personne n'a osé penser que l'on était passé à travers la matière, qu'on en était sorti à force de la pénétrer. La principale raison en réside certainement dans l'incertitude à situer des limites, dans l'incertitude où l'on s'est trouvé pour définir à partir de quand on cesse d'être en prise avec la matière, avec une quelconque matérialité, à partir de quand on entre dans une infra-matérialité. On est sorti de la matière à force de pénétrer la matière, mais on ne sait pas quand.

 

*

 

On pourrait dire qu'on est sorti de la matérialité en sortant de la perception sensible. L'idée serait bonne si ce n'est que rien n'est plus difficile à définir que la perception sensible. Si par là on entend « à l'œil nu », « à l'oreille », « au toucher » (et pourquoi pas « au pif », « au juger »... ?), se posera alors le problème de l'interaction entre ces sens, et des quantités d'inductions intermédiaires, à commencer par des « inductions corporelles » qui combinent les données de divers sens et, surtout, ces données actuelles avec des données mnésiques.

À ce compte, aucune expérience sensible n'est que sensible : ma vision actuelle de la mer incorpore mes multiples expériences de la mer, et même toutes mes connaissances qui y afférent.

 

*

 

Il ne faudrait pas exagérer la « révolution quantique ». Depuis l'antiquité la science travaille avec de l'inaccessible aux sens. Le levier, la voile, la roue à aubes font surgir des quantités de choses jusque là inaccessibles à l'expérience sensible.

Considère le si élémentaire concept de poids et ce que lui apportent le levier et la balance ; bien qu'il puisse sans doute leur préexister. Donner une telle précision, une telle consistance au concept de poids, ne fait-il pas courir le risque de prêter au « poids » un semblant de réalité, du moins de substantialité, de matérialité, dont on privera en proportion la substance pesante.

La plupart des problèmes épistémologiques que soulève la physique contemporaine se trouvaient déjà dans une mécanique préhistorique. Les plus anciens textes de l'humanité témoignent d'ailleurs de telles « divagations » pour peu qu'on veuille les mettre en regard avec les techniques employées en leurs temps.

Imagine l'expérience que l'on pouvait faire de l'air et du vent avant qu'on n'invente la voile, ou encore les instruments de musique à vent ; et songe aussi à la quantité de « fantômes » que pouvaient éveiller de telles trouvailles.

 

*

 

Il me semble qu'on peut trouver là un prétendu « besoin de religieux » que l'on croit caractériser l'histoire humaine. Ce « religieux » n'a en réalité que peu de rapports avec le contenu substantiel des textes dits « sacrés » sur lesquels ces divagations se sont collées avec le temps. Ce « besoin de religieux » n'est que divagation à partir d'objets épistémologiques non identifiés, divagations sur lesquelles des castes se sont faites maîtres du savoir.

 

Chaque époque a dû connaître sa traversée de la matérialité à partir de sa connaissance de la matière.

 

*

 

— Je sens parfaitement l'air en respirant. Je le fais circuler dans mes poumons, le compresse, l'expire ; j'en gonfle mes joues.

— Mais je peux aussi me dire que je fais cela avec du vide. L'air a un goût de vide.

— Déjà un soufflet me donne une idée plus substantielle de l'air, et je peux observer que sa compression l'échauffe. Si je gonfle une outre, j'observe sa résistance. Je l'entends siffler en faisant tournoyer un bâton ou une corde ; je capture sa force dans une toile...

 

— Tout ceci est-il encore témoignage de mes sens ? Car je ne le percevrais pas à l'œil nu, au seul contact de mes mains, etc... J'utilise déjà un matériel d'expérimentation.

 

*

 

Le 10 novembre

Les théories scientifiques sont, aujourd'hui comme hier, beaucoup plus auto-contradictoires que leur enseignement, et leur vulgarisation, ne le laisse paraître. Cette inconsistance interne des théories, sur laquelle est intervenu brillamment Feyerabend, n'est qu'un aspect secondaire du point de vue que j'étaye. L'immense majorité des savants s'entend pour admettre qu'ils ne font qu'approcher la réalité. Cette confession donne une légitimité abusive à l'imperfection des théories : il suffit de se donner pour but de réduire l'écart avec la réalité. Même la critique de Feyerabend ne sort pas de cette perspective, critiquant seulement la méthode pour réduire cet écart et la prétention de la science d'avoir le dernier mot sur le réel.

 

C'est justement sur ce dernier point que la science contemporaine affiche à la fois une prétention et une modestie aussi contradictoires qu'elles sont, chacune prise en elle-même, intolérables. Comment prétendre n'avoir pas accès au réel et s'en contenter, et tout à la fois prétendre en détenir le dernier mot ? La science avoue n'avoir pas accès au réel. Soit. En quoi cela rendrait-il la réalité inaccessible par d'autres voies ?

Laissons « les acquis de la science », il ne sont pas ici en question. Nous savons seulement que, malgré ces acquis, la science ne sait pas dire « Voici la réalité ». À partir de quelle induction peut-on déduire de là : « La réalité est inconnaissable ». Nous sommes évidemment encore une fois dans le basculement entre nature des choses et signification des mots.

Nous savons bien que la réalité est cette consistance (que trament entre elles) des expériences vécues, et que la science est une boîte à outils cognitifs faits de lois constituant un écheveau de définitions (qualitatives) et de mesures (quantitatives).

Ces outils nous servent à éprouver la consistance des expériences vécues, et nécessairement en participent : ces outils sont réels, la réalité les contient ; mais ce serait du pur délire de vouloir faire entrer le réel dans cette boîte à outils.

 

*

 

Le 11 novembre

Peut-être la crise de la science du vingtième siècle n'est-elle pas une véritable crise de la science ; peut-être sa nature n'est-elle pas essentiellement scientifique. La crise est sans doute ailleurs, et ne fait-elle qu'exercer sa prégnance sur le savoir scientifique. La crise est peut-être essentiellement celle du travail industriel.

Le mouvement révolutionnaire qui ébranla le monde du dix-neuvième siècle au vingtième était « ouvrier » et « matérialiste » ; il se prétendait « ouvrier » et « matérialiste ». À s'en tenir au simple constat de sa prétention, sans chercher davantage à définir si elle était ou non légitime, quelques inférences s'imposent.

Que suppose cette équation de deux termes : « ouvrier » et « matérialiste » ? Elle ne va pas nécessairement de soi. Aujourd'hui, le concept de « classe ouvrière » à perdu tout contenu rigoureux, au même titre que celui de « matière », et leur mise en rapport ne signifie rien. Sans doute ne signifiait-elle pas davantage avant le milieu du dix-neuvième siècle.

 

L'équation « ouvrier » et « matériel » suppose le monde industriel et son emploi systématique des propriétés mécaniques des matériaux. Cette application se traduit par une transformation concrète du monde, qui a son histoire. Cette histoire est aussi bien celle de la science que celle d'une classe ouvrière. En fait, il est impossible de distinguer une histoire de cette transformation concrète, de celle de la science et de celle des rapports de production.

Cette histoire, on peut la voir d'un premier point de vue : celui de la domination progressive des sciences de la nature sur les rapports socio-productifs. C'est celui des Lumières et de l'Encyclopédie. On peut la voir aussi du point de vue des hommes qui accomplissent cette transformation : ils sont des « inventeurs », plus ou moins savants et philosophes, jusqu'à une masse humaine dont les découvertes des premiers exploitent la seule force de travail.

Ces deux extrêmes sont reliées par des ingénieurs, des techniciens, des ouvriers qualifiés, et ils constituent ensemble une classe tenant le rôle moteur dans la transformation historique du monde et bouleversant les statu quo, les mœurs, les rapports établis. Les couches sociales qui profitent du statu quo et gèrent l'idéologie, le droit, le pouvoir... leur en font payer le prix et tentent de tirer les bénéfices des transformations du mode de production tout en conservant l'ordre social.

 

*

 

AM

Tout ceci n'est que le rappel d'un schéma bien connu auquel on doit se garder de prêter une valeur dogmatique. Ce rappel est toutefois nécessaire pour comprendre l'enjeu qui est la possession ou la dépossession du savoir qui concerne la matière.

À l'entrée du vingtième siècle, tout l'enjeu est là, et pas seulement dans une révolution politique, ou dans un mouvement social révolutionnaire. Il est l'enjeu d'une civilisation tout entière et de toute sa vie intellectuelle : la connaissance de la matière devient-elle accessible à ceux qui la travaillent, ou bien en sont-ils toujours plus dépossédés ?

 

*

 

Le 12 novembre

Le projet de démocratisation du pouvoir sur la matière est, comme on peut s'en douter, la pierre angulaire du mouvement révolutionnaire du dix-neuvième au vingtième siècle ; ce projet est à la croisée d'une transformation industrielle, d'une évolution de la science et d'une révolution démocratique. On sait bien que les choses ont pris une direction apparemment différente au vingtième siècle.

Socialement, tandis que la classe ouvrière était noyée et paralysée dans celle des salariés, le monde des sciences de la matière l'était également dans celui de l'éducation et de la recherche, parmi les pseudo-sciences humaines, économiques, politiques... D'autre part, la vie fut coupée en deux : le temps de travail, sous la domination d'un nouveau féodalisme financier, et le temps libre, voué à la consommation, et donc complètement asservi au mode de vie produit dans le temps de travail. Bref, partout la matière s'est dérobée, et pas seulement dans la modélisation scientifique.

 

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Le clivage dans la culture est tout à fait symptomatique de la fin du vingtième siècle : d'un côté une techno-culture, de l'autre une culture que l'on appelle la culture tout court, faute de pouvoir la qualifier davantage.

On arrive alors à cette très intéressante situation où l'on peut se dire « cultivé », et s'identifier même à une « élite intellectuelle », sans connaître le b a ba des sciences de la matière. Le problème est que cette ignorance ferme la porte à toute compréhension d'un dialogue philosophique sur lequel s'est quand même fondé le contenu substantiel de cette « culture ». Il me semble difficile de comprendre l'enjeu du scepticisme cartésien ou de l'éthique spinozienne sans percevoir leurs présupposées dans l'adéquation de modèles mathématiques aux comportements de la matière.

Cette situation est d'autant plus remarquable que ceux qui sont censés posséder la culture scientifique ne sont pas logés à meilleure enseigne, puisque cette culture est entièrement coupée de ses fondements épistémo-philosophiques, et qu'elle constitue un labyrinthe dont l'ampleur seule permet d'ignorer les manques de consistance. Ce capharnaüm de la « culture tecnico-scientifique » ne tient en fait que sur son application industrielle, et n'a d'autre cohérence que celle que lui donne un mode unitaire de production.

 

*

 

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