Jean-Pierre Depétris

Considérations d'un profane sur le vivant


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VI

SUR LA RÉPÉTITIONS

 

 

 

 

 

1

Le 19 octobre

— Dans un pays où il ne pleut jamais l'eau d'une pluie torrentielle creuse au hasard ses chemins... Dans un pays humide, les cours, toujours alimentés, coulent à la même place.

C'est une bonne image (tirée de Russell : Outlines of Philosophy) pour illustrer la manière dont nous apprenons. Sitôt qu'un lit commence à être creusé par la fréquence, le cours devient plus direct, moins hésitant, moins éparpillé.

 

L'impression que nous avons bien souvent d'aller droit est la plupart du temps, pour ne pas dire toujours, le résultat de répétitions gauches, hésitantes, et d'errements en tous sens.

 

*

 

Quand on a l'occasion de revenir sur ses propres errements on peut en être très surpris. On ne comprend pas. On ne se reconnaît plus.

Il y a eu une période d'errements, de répétitions pour tracer un cours à notre comportement, notre réflexion, notre analyse... qui maintenant coule dans un lit tout tracé. On a du mal à croire qu'on ait pu être « si bête » avant.

 

*

 

On se transmet, au fil des générations, et des civilisations, des lits tout tracés. Et cette transmission demande un effort déjà bien long, bien difficile, et bien des répétitions pour acquérir ces « plis ». On imagine alors combien il est plus dur d'y parvenir à partir de rien ; à partir de sa seule expérience.

 

*

 

Sans doute est-il prométhéen, ou simplement présomptueux, d'espérer trop de ses expériences. Elles sont du moins révélatrices de nos limites. Elles n'entretiennent pas d'illusions sur les moyens humains.

Cette révélation peut être tragique. On estime souvent très mal le tragique de grands empiristes ; on ne veut y voir que du scepticisme, si ce n'est du cynisme, ou une piètre opinion de l'homme.

 

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2

Le 21 octobre

Le ruissellement est une bonne image de la répétition. Je me demande si ce n'en est qu'une image, et non plutôt un exemple. Cette dernière question touche à ce que l'on entend effectivement par « physique » et par « mental », et à leur hypothétique séparation.

Le ruissellement de l'eau de pluie est un phénomène des plus physiques. L'apprentissage du calcul mental est forcément « mental » si les mots veulent dire quelque chose. Ces deux phénomènes sont sur le fond très semblables.

 

Entre ces deux occurrences extrêmes d'un même processus, il est bon de remarquer que prennent place toutes les théories biologiques de l'évolution.

 

*

 

Lamarck, dans un premier temps, avait classé toutes les espèces dans une chaîne continue d'évolution allant des infusoires à l'homme. Il classait les arthropodes plutôt bas dans cette échelle : entre les annelés et les mollusques. Les insectes en étaient l'espèce la plus primitive, ancêtres des arachnides qui devaient donner naissance aux crustacés, et ces derniers aux mollusques. Il révisa lui-même ce schéma pendant qu'il rédigeait Philosophie Zoologique, faisant alors des arthropodes une branche indépendante de l'évolution, mais dans laquelle les insectes gardaient la même place inférieure aux arachnides, et ceux-ci aux crustacés.

Depuis cet ordre a été inversé, et les insectes sont devenus les derniers-nés des arthropodes et, parmi eux, les papillons sont les contemporains des primates. Les plus récentes argumentations paraissent fondées, et les indices irréfutables.

 

*

 

L'ordre d'apparition des espèces tel qu'il est posé aujourd'hui semble porter un coup à une certaine philosophie — si ce n'est une mythologie, ou encore, une foi — évolutionniste. Cet ordre ne réfute pourtant rien d'un point de vue épistémologique. Que l'évolution des espèces aboutisse à la fois aux primates et aux papillons ne soulève aucune contradiction interne ; c'est plutôt d'un point de vue « psychologique », ou encore « mythologique » que cela est gênant.

On imagine volontiers qu'un Être Suprême ait programmé un long processus évolutionniste qui devait se parachever avec l'homme (et que celui-ci soit même — pourquoi pas ? — à l'image de son divin concepteur). Il est plus déconcertant d'envisager que cette chaîne bifurque pour aboutir au même moment aux papillons. Le plan d'un « Créateur » paraît du coup beaucoup plus obscur.

 

J'ironise, mais je me prends moi-même à m'interroger sur ce que les papillons partageraient avec moi pour jouir de cette dignité d'être parmi les dernières espèces apparues.

 

*

 

Le 22 octobre

Les organes se modèlent comme se tracent des cours d'eau. C'est ce qu'on appelle le « Fonctionnalisme » : La fonction fait l'organe.

— Comment peut-il y avoir une « fonction » avant qu'il n'y ait d' « organe » ? — De la même manière qu'il peut y avoir ruissellement avant qu'il n'y ait un lit.

Les mots « fonction » et « organe » n'ont toutefois pas la même grammaire que « ruissellement » et « lit ». Pourtant je peux bien considérer l'organe comme une sorte de « lit de la fonction ».

 

*

 

Mais cela n'entraîne-t-il pas à voir la fonction, la fonction vitale, comme l'actualisation d'une « énergie vitale » ?

— Et sinon ? sinon quoi ?

 

*

 

3

Le 24 octobre

Curieux, la tête des vertébrés : comme un poste de pilotage du corps, qui doit tourner, se mouvoir, comme pour s'assurer qu'il en est bien du corps comme il doit en être.

Quand une araignée tisse sa toile, elle ne tourne pas la tête pour vérifier. Une de ses pattes arrières guide son fil, le pose exactement sur la toile sans avoir besoin de regarder. C'est un peu comme une bonne dactylo tape sans voir le clavier ; mais la dactylo regarde quand même la page, ou l'écran...

— Comme si la tête avait besoin de contrôler le corps, de vérifier... Les arthropodes ne paraissent jamais avoir à se livrer à ces sortes de vérifications. Il n'y a chez eux aucun rapport semblable à celui de la tête et du corps.

 

*

 

Jusqu'à quel point d'ailleurs l'insecte pourrait vivre sans « tête » ? Je veux dire, indépendamment du fait qu'il perdrait l'essentiel de ses perceptions et qu'il ne pourrait plus se nourrir. À ce compte, il ne peut non plus vivre sans patte. Est-ce qu'un insecte pourrait vivre sans tête comme un homme, par exemple, dans un fauteuil roulant ou dans un « poumon d'acier » ?

(La mante religieuse, décapitée, adopte la rigidité cadavérique ; c'est à dire, comme le note Roger Caillois, que « morte, elle imite la mort ».)

 

*

 

Les chiens remuent la queue quand ils sont contents ; les chats, quand ils sont agacés. Non, ce n'est pas bien exact ; ils remuent la queue quand ils sont plus attentifs.

« Attentif » n'est pas le mot juste : quand ils « font plus corps », ou encore quand ils passent à un état supérieur d'éveil... Ce n'est pas ça non plus : plutôt l'inverse d'un abandon, d'une posture passive.

Ce qui veut dire que le chat « s'abandonne » à la jouissance, à la caresse, à la fusion à l'autre... et devient actif dans la curiosité, l'attention, l'observation, l'attente. C'est un guetteur. Cette attention n'est jamais très loin de la cruauté ; fût-ce une cruauté seulement jouée, comme avec une balle. Pour le chien, c'est le contraire : il s'active sous la caresse, mais il regarde passivement. Il est comme ces gens qui s'endorment devant la télé.

 

*

 

Quand j'ai écrit que les désirs s'affrontaient comme des bêtes dans des combats pour la domination, je suis vite passé sur la douleur.

Le combat et la douleur : c'est là une composante du vivant. On ne repère rien de tel dans la nature inerte ; ni proprement dans le règne végétal, mais dans le règne animal, toujours. Toute zoologie est poignante.

On sent bien que toute définition de la vie se disqualifie à ne savoir dire ce qui fait le prix de ce combat et de cette douleur.

 

*

 

Le 25 octobre

— Le chat est agacé lorsqu'il remue la queue. — Qu'est-ce qui peut faire dire cela ? — Qu'à ce signe je peux déduire qu'il ne va pas tarder à griffer (ou à mordre, si l'on continue à le caresser).

Voilà un bon exemple d'illusion psychologique provoquée par un fait de langage : Pourquoi supposer cet « agacement » entre le mouvement de queue et le coup de griffe ? Soit, l'un fait suite à l'autre ; mais quelle relation doit être établie entre les deux ? et pourquoi une relation justement de signification ?

 

« Ce mouvement de queue veut dire qu'il va griffer. »

« Veut dire » à qui ? Si c'est à moi que le chat veut le dire, sans doute trouvera-t-il le moyen de s'adresser à moi. Il ne fait aucun doute que le chat est capable par moments de m'adresser de tels signes.

Tout le problème consiste à savoir interpréter des signes adressés ; et cela n'est possible que dans une suite de réponses : je caresse le chat qui ronronne, qui se tend, et je vois bien qu'il appelle mes caresses et je lui réponds... puis il cesse de réagir de la même façon ; il peut, par exemple, remuer la queue de gauche à droite, ou encore faire avec elle un large mouvement qui la ramène immobile dans une autre position.

La plupart du temps, je ne vais pas interpréter ces gestes « intellectuellement » ; ma main seule va réagir. Par exemple, elle va saisir le bout de cette queue qui s'agite. Le chat a maintenant « envie de jouer », il va à son tour saisir cette main, mordiller, ou encore la « porter » en un point où il veut que je le caresse.

Si ma main ne réagit pas, continuant machinalement à caresser sans que les réactions du chat ne produisent d'effet, il est probable qu'il finira par griffer. Serait-il agacé ? Plutôt réagirait-il comme devant tout ce qui lui paraît animé d'une vie propre mais sans relation avec lui ; tout ce qui seulement « bouge ».

Il passerait de la compassion à l'attention.

 

— Pourquoi supposes-tu que le chat est agacé s'il te griffe alors ? — Parce qu'il réagirait un peu comme moi quand il m'agace, par exemple, en piétinant mes papiers sur la table et que je le repousse avec une tape.

 

Quand j'agace ma chatte (et non pas quand je joue à l'agacer), ce n'est pourtant pas ainsi qu'elle réagit. D'abord elle baisse les oreilles et accuse un port de tête caractéristique, m'adressant un regard sans ambiguïté ; éventuellement elle émet une sorte de souffle. Je peux d'ailleurs moi-même imiter parfois ce souffle pour lui signifier mon agacement, et qui ne laisse alors chez elle aucun doute sur mon état d'esprit.

Quand le chat est agacé, c'est comme si sa physionomie changeait entièrement, comme si son visage s'étirait latéralement.

Il peut aussi donner un coup de patte, sans griffer, sans bien sortir les griffes, ou dresser seulement une patte antérieure, en jetant un regard qui me fixe mais sans chercher le mien. Dans ce cas, je me demande s'il ne « m'imite » pas, comme je le fais avec son souffle.

 

*

 

Que déduire de tout cela ? Tout d'abord que nous avons avec un chat des quantités de canaux en commun pour nous « entendre » (regard, gestes, émission de sons...). Nous avons chacun tout un jeu de moyens d'expression dont quelques-uns se recoupent mais pas la majeure partie (ma chatte n'a pas la parole, pas de mains), je n'ai pas de queue ni ne sais bouger les oreilles... Aussi certains comportements ne peuvent s'interpréter qu'après une longue fréquentation, sinon ils se prêteraient à des interprétations anthropomorphiques. (Des tests qui se voudraient « objectifs » y seraient plus sujets encore).

 

*

 

Max de Ceccatty disait que même si des abeilles envoyaient un satellite dans l'espace, elles ne sauraient pas ce qu'elles font, contrairement à l'homme. (Max de Ceccatty, La vie de la cellule à l'homme, Seuil 1962.)

Il me semble que seul un homme peut voir d'autres hommes envoyer un satellite dans l'espace en supposant qu'ils sachent ce qu'ils font. Il me semble que « vu hors de l'humain », il n'y a aucun moyen de déceler de l'intelligence dans la plupart des activités humaines.

Il faut y être dedans. Et encore, quand on y est...

 

*

 

Le 26 octobre

Les moyens d'expression de l'homme et ceux du chat se recoupent pour une large part. Nous sommes également assez semblables et un bon nombre de nos expériences sont semblables : notre cœur bat et nous avons le sang chaud, nous avons été allaités, nous aimons la chaleur et la douceur d'autres corps, les mêmes bruits peuvent nous surprendre... Il nous est assez facile de communiquer directement.

Combien est-il déjà plus difficile de chercher à « s'entendre » avec une tortue ou un poisson rouge, et quasiment vain avec un invertébré (— quoique le poulpe...)

 

*

 

Mais, je ne sais pourquoi, les savants veulent communiquer avec les animaux à l'aide de systèmes de signes. Ils veulent même tout particulièrement communiquer avec les animaux à l'aide de systèmes humains.

Ils appellent « intelligence » cette capacité à communiquer avec de tels signes, et il est tautologique alors de dire que les animaux les plus « intelligents » sont les plus semblables biologiquement à l'homme.

 

*

 

Nous semblons être les seuls animaux à communiquer à l'aide de systèmes de signes, de systèmes symboliques dotés de consistance interne : des grammaires. (Mais nous communiquons aussi sans cela avec des animaux proches de nous.)

 

*

 

Avec toute la littérature de science-fiction et les enquêtes sur les ovnis, nul auteur ou presque ne semble avoir imaginé qu'une vie non humaine aurait peut-être le plus grand mal à nous identifier comme êtres pensants et conscients. Et d'abord, ne serait-ce que parce que nous le sommes moins que nous le croyons.

 

*

 

Des extra-terrestres ne devraient-ils pas d'abord apprendre à communiquer avec une « grammaire » ? Je veux dire, n'identifieraient-ils pas d'abord la « grammaire » comme « sujet » ? Disons, dans une première hypothèse.

 

*

 

Il existe un animal qui est le type le plus primitif des vertébrés, c'est le cordé. C'est une sorte de ver marin qui vit près de la surface. Il est dépourvu de tout organe sensible ou moteur ; il n'est qu'un ver mais possède tous les caractères du vertébré : (1) Son corps est parcouru d'une tige cartilagineuse. (2) Sa tête, bien que dépourvue d'organe, est renflée et contient un centre nerveux (son « cerveau »). (3) Ce centre nerveux est placé au-dessus de la trachée comme chez tous les vertébrés, alors qu'il est dessous, ou autour, chez tous les invertébrés. (4) La mœlle longitudinale est au-dessus du tube digestif, comme chez tous les vertébrés (épineuriens), et non au dessous comme chez les arthropodes et les mollusques (hyponeuriens).

Il doit exister dans les fonds marins des quantités d'animaux intermédiaires entre les cordés et les poissons cartilagineux.

 

*

 

Le cordé est pourtant un vertébré manifestement plus primitif que les plus primitifs des arthropodes. Et cela, d'autre part, laisse songeur sur la signification de « primitif ».

 

*

 

— Suppose que tu veuilles communiquer avec un papillon, par exemple comme tu le fais avec un chien ou un chat, comment t'y pendrais-tu ?

Ta parole devient alors inutile... Et tes gestes, comment pourrais-tu déduire ce qu'ils lui exprimeraient ? Et quels signes pourrais-tu chercher chez le papillon qui soient signes pour toi ?

— N'est-il pas plus simple alors de dire qu'il agit comme un automate sous l'impulsion de ses organes sensibles et n'est mû que par des pulsions instinctives ?

 

*

 

AM

Imagine l'ordinateur le plus sophistiqué qu'ait conçu la science-fiction, un ordinateur capable de se modifier lui-même, d'apprendre des comportements, etc, et compare-le avec une algue ou un cryptogame.

Comment ne peut-on être capable de percevoir le gouffre qui les sépare ?

— Crois ou non en un Dieu, mais ne me dis pas qu'il serait un informaticien.

 

*

 

Le 27 octobre

Quand on dit « cerveau », on parle généralement de celui des mammifères supérieurs : On a alors ce qu'on appelle proprement « cerveau », puis le « cervelet », et le « bulbe rachidien ». Ce « cerveau » proprement dit est lui-même constitué d'une partie centrale, de deux hémisphères plissées de matière grise, et de la glande pinéale au milieu. (Pour être tout à fait exact, la partie centrale sous le cortex est, elle aussi, partiellement constituée d'hémisphères symétriques.)

 

Tous les animaux ne possèdent pas tous ces organes, loin s'en faut, puisque certains n'ont pas seulement de système nerveux. Beaucoup n'ont pas de centre nerveux mais une mœlle noueuse dotée de divers centres. D'autres ont un centre nerveux, notamment les vertébrés, que l'on peut avec quelque raison appeler un « cerveau », mais qui n'a que peu de rapports avec ce que nous appelons un « cerveau », avec toutes ses parties, chez les vertébrés supérieurs.

Il est à noter que chez les arthropodes l'évolution irait vers la disparition d'un centre pour la distribution de plusieurs « glandes nerveuses » le long de la mœlle.

Depuis deux siècles, on s'assure que l'intelligence, les facultés cognitives, ont leur siège dans les deux hémisphères, non dans le cerveau tout entier. Seuls les mammifères, je crois, ou quelques vertébrés supérieurs, ont de tels hémisphères de matière grise. Notre cortex est vraiment très hypertrophié en comparaison de celui des espèces qui nous sont voisines.

 

*

 

Imagine une algue, ou un cryptogame, assistés par ordinateur. (J'aurais aimé qu'un auteur de science-fiction m'invente une telle histoire. Il ne me paraît pas qu'on ait pensé toutes les possibilités de « cyborgs ».)

Comme si l'on mettait l'organique au service de la combinatoire. Le corps obéit au cerveau ? — Non : le cognitif n'est qu'un outil, pas un maître. (Qui se sert de l'outil ?) (Suppose un outil cognitif mis à disposition — je ne sais par quels moyens — d'un organisme primitif.)

 

*

 

— Peut-on comparer les hémisphères à un ordinateur ?

— Si l'on fait une telle comparaison, on doit en profiter pour remarquer l'extrême complexité de l'appareillage qui en assure l'entretien et opère la liaison avec... — Et avec quoi justement, puisque l'organisme se confond avec cet appareillage ?

Mais cette comparaison est trompeuse en ce qu'elle réduit l'outil cognitif à un simple dispositif matériel. L'arrangement des matériaux fait alors oublier le procédé, la méthode opératoire.

 

Ce que je veux dire est complexe. Je peux simplifier ainsi : un ordinateur est moins un objet fait d'arrangements de matériaux qu'un procédé de calcul.

Évidemment, toute la question est là : dans ce rapport étroit entre la modalité opératoire et la disposition des matériaux ; entre le procédé et le dispositif.

C'est encore le rapport de la fonction à l'organe, du ruissellement au lit.

 

*

 

Le 28 octobre

Le ruissellement et le lit, cette image suppose une existence délimitée par une autre chose — l'eau est limitée par la terre. Par là, elle devient trompeuse.

Dans le cours d'eau, le tourbillon n'est limité par rien. Sans doute quelques rocs, la conformation du lit, le déterminent-ils mais ils ne le délimitent absolument pas.

On voit bien le tourbillon ; en aucun sens on ne pourrait dire qu'il « n'existe pas », pourtant il n'est pas proprement distinct du cours d'eau. On peut dire qu'il est fait d'eau, mais cette eau qui le constitue n'est en rien distincte de celle du cours, et ne fait que passer. On peut « toucher » le tourbillon, on le « sent » bien en plongeant la main, mais on ne pourrait le saisir, le prendre, l'extraire de la rivière. On ne peut même pas dire que ce serait « le tuer ». On peut bien puiser de l'eau dans ce tourbillon, avec une timbale par exemple, et il se peut bien que l'eau continue à tourbillonner au creux de la timbale, mais le tourbillon reste en place au sein de la rivière.

 

*

 

Ne semble-t-il pas qu'un « épaississement » doive toujours aller (contradictoirement) avec un accroissement de fluidité et de vitesse. Par exemple, plus l'eau coule vivement et plus le tourbillon est fixe, immobile et « dur ».

La « dureté » ressemble à un accroissement de « tension » ; et donc, tout contradictoirement, de « fluidité ».

 

*

 

« M=E/C2 » : la formule parait énoncer le contraire. Tout repose en fait sur ce qu'elle prétend mesurer.

(N'oublie pas que l'entier naturel qui mesure une vitesse est aussi bien un rationnel déguisé, puisque la vitesse est un rapport du temps et de l'espace.)

 

*

 

Ici la notion d'une construction à étages, telle que je la concevais à la fin du précédent cahier, devient intéressante : le monde supra-moléculaire des matériaux, celui infra-atomique des particules, et celui, entre les deux, des molécules et des corps simples. Chacun de ces trois étages est bien sûr accessible par l'expérience de la perception sensible : particulaire (vison), moléculaire (gustation), mécanique ou matérielle (toucher).

Reste à savoir comment ces étages se superposent. (Malgré les ressemblances avec les théories de Lupasco sur les trois matières, ce à quoi je pense en est très éloigné.)

On pourrait de là interroger les principes de Clausius.

 

*

 

Intéressante est alors la notion d'illusion. Je vois l'image de la chose qui n'est pas la chose : mon image dans la glace, ou sur une photo. En attendant, l'image est bien réelle.

La photo est matérielle, pas le visage qui y est « lu » : simple évidence d'une autonomie des étages. Mais je peux y « lire » presque toutes les autres perceptions possibles.

 

*

 

À remarquer aussi que la « voyance » (celle des foires) est traditionnellement associée au verbe « lire » : lire dans les lignes de la main, les cartes...

 

*

 

4

Le 29 octobre

Il y a peut-être vingt-cinq ans de cela, les forêts n'étaient plus vertes, elles étaient rouges : les chenilles. Je circulais alors dans les Hautes-Alpes. De part et d'autre de la route, des milliers d'hectares de sapins roux, de mélèzes... Les chenilles, je ne les voyais pas. On en parlait. Je n'avais pas vu le fléau s'installer ; j'arrivais de la ville. Je craignais des dégâts définitifs. Il n'en fut rien, l'année suivante les forêts furent vertes à nouveau.

 

*

 

Les chenilles rouges et noires avancent en procession. Elles se collent les unes aux autres et avancent ainsi, très lentement, en files de plus d'un mètre.

Si par hasard vous en écrasez quelques-unes, la chaîne se reforme lentement. Impossible de comprendre vers quoi se dirigent de telles processions. (L'entomologiste Fabre en plaça quelques unes sur le bord d'un bol. Elles cheminèrent à la queue leu leu, sans interruption, jusqu'à épuisement.)

 

Les chenilles d'Hypsa monycha, en soi peu visibles, se dressent parallèlement autour d'une tige, de sorte qu'elles ont l'air d'une baie savoureuse. Funeste initiative, car l'oiseau, qui les eût négligées éparses, est attiré par le fruit dont elles offrent l'apparence. (R Caillois, Méduse et Cie)

 

Je ne parle même pas de la manie qu'elles prennent, devenues papillons, de se jeter inconsidérément sur la moindre flamme.

 

*

 

La genèse du cerveau : La première vésicule cérébrale, le prosencéphale, divisé en deux ampoules latérales donne les hémisphères nerveux ; puis les parois se modifient, la zone externe concentrant de plus en plus d'articulations interneurales.

Le prosencéphale occupe une place réduite des poissons aux reptiles chez qui on y trouve des dômes hémisphériques. Un nouveau type d'écorce s'étend dans toutes les directions chez les oiseaux puis les mammifères.

Le néocortex enveloppe la quasi-totalité des deux vésicules antérieures. Il est lisse et vallonné chez les marsupiaux, les insectivores, les rongeurs. Chez les ongulés et les carnivores, il se plisse, et plus encore chez les primates.

« Son ablation n'est pas mortelle, mais elle a pour conséquence un étrange désenchantement de l'animal », affirme Max de Ceccaty. Il écrit aussi : « Chez le singe et l'homme, la suppression des hémisphères ou leur altération, aboutissent au coma. Plus rien ne se manifeste réellement d'une activité coordonnées ».

Manifestement chez les épineuriens (vertébrés) l'évolution peut se lire au seul développement du système nerveux. On ne retrouve rien de semblable chez les hyponeuriens. Rien en tout cas dans leur système nerveux ne dénote une évolution continue et l'on n'a apparemment pas trouvé d'autre fil conducteur. Aussi ne sait-on dire grand chose de l'évolution des invertébrés, ne pouvant se référer qu'à l'ancienneté des fossiles.

Je soupçonnerais chez les hyponeuriens un développement du système endocrinien parallèle à celui du système nerveux chez les vertébrés. Je n'ai cependant rien pour fonder mon soupçon. Il semble que l'évolution des insectes intéresse peu.

 

*

 

Le 30 octobre

Il y a décidément beaucoup d'insectes. Je repense aux forêts rouges. Il y a beaucoup d'insectes mais on peut facilement les oublier, tant du moins qu'ils ne rappellent pas leur présence par des transformations si spectaculaires de la nature. Ils deviennent alors inquiétants. C'est qu'ils sont vraiment très petits !

 

*

 

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