Jean-Pierre Depétris

Considérations d'un profane sur le vivant


Suivant ->

IV

Sensation et connaissance

 

 

 

 

 

 

1

Le 27 septembre

On se demande souvent quel est le fond de la pensée de quelqu'un, que signifient exactement ses paroles, ses comportements, les émotions qu'il manifeste. On retourne aussi parfois cette question sur soi-même. — Et s'il n'y avait rien « derrière » ?

— Ou seulement la prolongation d'un geste, d'un mouvement. Quelque chose de l'ordre de l'élan, de l'inertie de la masse.

Mais pas « derrière » ; « devant » — « après », si l'on veut.

Très curieusement, ce « prolongement » — qui n'est d'ailleurs qu'un prolongement potentiel — nous le ressentons la plupart du temps comme une « profondeur » — un « fond » plus ou moins caché, difficilement accessible.

— comme s'il était bien « là », mais « derrière », peut-être même « à la source », à la source, de ce qui émergerait en surface.

 

*

 

Si l'on cherche une source — du moins un point de départ possible — on ne peut espérer la trouver que dans un mouvement actuel. Ce mouvement possède sa propre force de se prolonger — l'inertie — à laquelle vient se conjuguer toute autre force susceptible de l'infléchir, l'accélérer ou le freiner.

 

*

 

Je me souviens d'un jeune marin pompier en faction devant son ambulance aux urgences d'un hôpital. Il se mettait successivement au garde-à-vous, au repos, faisait un pas de côté, trois pas en avant... en articulant à voix basse les ordres. C'était assez discret, et j'aurais bien pu ne pas remarquer son manège.

Je suppose qu'il chassait ainsi les impressions désagréables de son précédent sauvetage.

Je fus très frappé par la simplicité et l'efficacité du procédé. — Que se passait-il alors en lui ? — Manifestement rien. Il était tout entier dans ses mouvements et il y était — c'est bien là le plus important — très superficiellement : sans concentration, sans profondeur... mais entièrement.

 

*

 

2

Le 3 octobre

A-t-on mesuré l'effet de dramatisation du délire ?

J'avais écrit quelque chose sur le délire dans la Guerre des Camisards et dans la guerre révolutionnaire de Catalogne en 1936. J'ai perdu cet écrit. Je m'appuyais sur les relations d'Abraham Mazel et d'Elie Marion, et sur un interview de Durruti au Toronto Star.

C'est que le délire me semble bien plus propre à l'insurrection qu'à la pathologie, et bien propre aussi, par sa nature, à la collectivisation.

 

J'en viendrais à me demander pourquoi le délire intervient dans la maladie mentale. Quel rapport entretient-il avec elle, qui lui semble si peu consubstantielle ? Et pourquoi en vient-on à voir dans celui-ci le signe de celle-là, au point de les confondre ?

 

Je pense aujourd'hui aux Taliban qui viennent de prendre Kaboul ; je ne me fie pas à la propagande, mais la moindre photo témoigne du délire. Il ne fait aucun doute que les Taliban délirent « comme des fous ». Mais ni plus ni moins que la CNT en 1936, ou les Camisards en 1714 ; et loin de moi l'idée d'associer un tel délire, et même une telle « folie », à de la pathologie.

 

Pourquoi les Taliban veulent-ils voiler les femmes ? Quel sens cela a-t-il ? Je veux dire : en quoi une telle idée s'articule-t-elle avec ce qu'ils sont en train très concrètement d'accomplir ? Cela ressemble à l'idée fixe d'un fou. Leurs adversaires se focalisent d'ailleurs sur une telle idée fixe ; mais il est bien évident que s'il n'était question que de cela, les Taliban ne trouveraient pas un seul de leurs adversaires sur leur chemin pour les en empêcher ; pas plus que les Camisards n'en auraient trouvés s'il ne s'était agi que de communion par le pain et le vin.

Alors pourquoi cette « idée fixe » ? Il est d'ailleurs remarquable que cette même idée fixe devienne aussi bien celle de leurs adversaires. La presse, ici, ne délire en fait pas moins.

 

Ce n'est là bien sûr qu'un aspect du délire. Le délire est un tout : il est une autre logique ; un autre ordre d'importance donné aux choses, et qui les saisit dans leur globalité.

— Les Taliban ne voient pas les choses comme « tout le monde ».

On peut bien sûr se demander qui est ce « tout le monde », et en quoi sa façon de voir serait moins délirante. Mais je ne me hâterai pas de répondre.

 

*

 

Mon exemple pris dans l'actualité trop brûlante peut fausser le jugement ; laissons l'histoire juger.

L'important, ce qui caractérise le délire, c'est son effet de dramatisation. C'est en cela qu'il peut se différencier de ce « délire ordinaire » qui est la façon de voir de « tout le monde ».

Freud aurait très bien pu pointer cela, y passant très près, mais se contentant de passer. C'est plutôt Artaud qui frappe dans le mille. Le délire dramatise dans le sens où il théâtralise.

 

*

 

La dramatisation n'est pas une mise en spectacle. Il n'est qu'à songer ici à la dramatisation huguenote, par contraste avec le spectacle de la messe romaine.

La dramatisation a bien souvent un effet pulvérisant sur le spectacle, quand celui-ci ne parvient pas à l'endiguer.

 

J'observe aussi que la dramatisation est la plupart du temps moins extravagante que le spectacle. Mais elle est délirante par cela même qu'elle ne se laisse pas réduire dans le spectacle.

 

*

 

Tout ce que je note là brièvement ne manque pas de me laisser rêveur quand je songe à la médecine mentale, qui m'est toujours apparue incapable de se donner une conception cohérente et claire du délire. À supposer que les médecins sachent ce que c'est, ils ne savent pas le dire. Je ne suis pas non plus très sûr, aujourd'hui, qu'ils sachent si bien le reconnaître.

Il y a plutôt confusion entière entre ce qui est dramatisé et sa dramatisation. La relation de l'un à l'autre n'est pas entièrement réductible au schéma de l'interprétation qui tient compte du sens, du sens latent, et du sens manifeste qui le cache, mais pas de la dramatisation par laquelle se fait ce recouvrement.

 

*

 

3

Le 5 octobre

Rares sont les animaux qui se tiennent droits, bien droits, comme l'homme. Cette singularité frapperait un observateur extraterrestre sans doute plus que le volume crânien.

— L'un dépend de l'autre. Du moins, l'affirme-t-on.

 

*

 

Je ne connais qu'un autre animal dont la posture rappelle celle de l'homme : l'hippocampe.

Il n'est qu'à placer un hippocampe séché à côté d'une planche anatomique représentant le crâne et la colonne vertébrale de l'homme pour être frappé par la similitude.

 

*

 

Si l'on excepte les radiaires, le corps des animaux sont plutôt horizontaux.

Se redresser pour marcher n'a pas beaucoup de sens. Quel animal s'est jamais redressé pour marcher ? Et se redresser pour nager n'en a pas davantage.

Aucun animal n'a jamais non plus adopté une position verticale pour atteindre de hautes branches. Plutôt, dans la nature, voit-on des longs cous, des trompes, mais pas de station verticale.

 

La grenouille a une silhouette pas très éloignée de celle de l'homme. Du moins a-t-elle de longues et fermes cuisses. Par les pattes postérieures, nous nous ressemblons, et par notre façon de nager. Il ne me paraît pas douteux que l'homme se soit éloigné du singe en nageant. Mais jamais les grenouilles ne se dressent sur leurs pattes. Elles sautent ; pas nous.

 

Les singes peuvent se dresser sur leurs pattes de derrière, et quelques-uns savent bien nager.

L'important est le port de tête ; la jonction du crâne aux vertèbres. De ce point de vue, les primates supérieurs sont très proches de nous. Ils se tiennent ainsi en grimpant dans les arbres, pas en marchant, ni en nageant.

 

Si vous voyez marcher un gorille ou un chimpanzé, vous le voyez se déplacer comme un cynocéphale. Rien là n'annonce l'évolution vers l'homme.

 

*

 

En règle générale, quand un quadrupède se dresse sur ses pattes postérieures, c'est qu'il est en rut. Éventuellement, ce peut être une attitude menaçante.

Le gnou en rut peut rester assez longtemps dressé sur ses pattes de derrière. La plupart des mammifères mâles s'accouplent presque droits.

 

*

 

La station droite nous demeure fatigante. Il ne faudrait pas croire que nous restions debout sans effort, comme les quadrupèdes sur leurs pattes. Notre station verticale n'est pas très stable sur le squelette. Elle doit être maintenue par des tensions musculaires.

 

*

 

Notre intelligence est due à notre volume crânien qu'a permis la station verticale.

— Oui, mais j'ai du mal à me convaincre qu'une si fine intelligence ait besoin d'un si gros cerveau.

Il m'arrive parfois de voir le cerveau humain comme les ailes des ptérodactyles : trop gros, trop grand, et pas assez maniable. Il n'est pas si difficile d'imaginer des organes plus fins.

 

Les ptérodactyles étaient de beaux planeurs ; pas moyen de décoller avec des ailes pareilles, pas moyen de les battre, pas moyen de se diriger dans un air agité. Les ptérodactyles étaient bien peu maniables, de grands cerfs-volants, comparés aux premiers oiseaux.

 

Voilà un peu comment je vois le cerveau des vertébrés : comme des ailes de ptérodactyles. Trop grand et pas assez maniable.

 

*

 

Nous tenons une place à part dans le règne animal. Nous faisons des choses remarquables. Le plus étonnant est le monde de prothèses que nous produisons, de prothèses à notre entendement, à notre perception. Et cela aussi me semble bien lourd.

Je m'étais habitué à voir là, dans la complexité de nos organes cérébraux et dans l'ampleur du monde de choses que nous produisons, le double signe de la supériorité humaine sur l'animal. N'est-ce pas trop, précisément ?

 

*

 

Nous vivons dans un monde où nous sommes les maîtres, où toute forme de vie est à peu près à notre merci. Dans l'ensemble, nous nous entendons bien à cela ; il n'y a même qu'à cela que nous nous entendions bien ensemble.

 

Nous n'avons pas besoin de preuve que nous soyons les maîtres, que nous soyons « le sommet de l'évolution ». Nous agissons de manière à n'en avoir pas besoin.

Je ne suis pas sûr, sinon, que nous trouverions une telle preuve. Mais pas la peine.

 

Notre système cérébral, mais surtout le monde de choses que nous produisons, sont si lourds... !

Et comment l'on se traite... les uns les autres, et soi-même... !

 

*

 

Si j'étais « la Nature », ou « Dieu », je regretterais de m'être embarqué dans quelque chose d'aussi compliqué que le cerveau, le système nerveux. Je repartirais avec quelque chose de plus simple, plus souple ; plus vif et plus léger.

J'abandonnerais les primates, je préférerais repartir, peut-être, avec les papillons.

 

*

 

4

Le 6 octobre

Il me semble que l'on pourrait considérer l'évolution à partir de certains traits esthétiques. Les nombreuses données paléontologiques que nous possédons aujourd'hui nous le permettent.

Par exemple, le soyeux, le velouté, me semblent apparaître très tard dans le règne animal. Il est remarquable qu'ils apparaissent également tard dans les espèces les plus éloignées : oiseaux et mammifères, mais aussi abeilles et papillons.

 

Ceci est moins délirant qu'il n'y paraîtrait à première vue. Il s'agit de l'impression que donne immédiatement la substance d'un corps : impression visuelle, tactile... et qui indique bien le type de contact qui est alors induit entre les corps.

Il est des corps qui induisent irrésistiblement la caresse.

 

*

 

Le bombyx a un aspect soyeux, tout son corps est recouvert d'un fin pelage, jusqu'à ses antennes, et sa tête a comme une longue chevelure. Il produit aussi la matière la plus soyeuse que nous utilisions, puisque c'est la soie elle-même.

 

*

 

La biologie a toujours sous-estimé la part de la sexualité — et cette notion même de « sexualité » est trompeuse.

Je dois revenir ici à mes notions d'admiration et de compassion. On pressent bien ici que l'enveloppe corporelle joue un grand rôle. Pénétration, absorption, étreinte, caresse, tout ceci est inscrit dans cette enveloppe même.

 

L'oscillation entre lécher et mordre est intéressante chez les mammifères carnassiers. D'autant qu'ils y a, entre mordre et lécher, le mordillement affectueux.

Le chat, qui est un animal particulièrement versatile, passe très vite de l'un à l'autre, et avec cette indécision que je relevais l'autre jour. Bien sûr la forme, la substance qui est léchée ou mordue induit cette versatilité.

 

*

 

Ceci rejoint la notion thomienne de « prégnance ». Mais Thom, je crois, se fixe trop sur la seule prédation.

Peut-être passe-t-il trop vite sur le plaisir, et n'y voit-il que la menue monnaie du besoin : sa « satisfaction ».

 

*

 

Chasser et dévorer comme première fonction de l'animal, absorber et assimiler, pour le vivant en général, c'est passer un peu vite sur le principe de plaisir. Ainsi a-t-on crû à la génération spontanée. C'était ignorer que l'animal n'est pas si pressé de dévorer, même s'il y a bien dans son essence quelque chose en effet de dévorant.

 

*

 

On pourrait considérer à première vue, que l'être vivant soit une machine à double fonction : celle d'assimiler et celle de se démultiplier. Et l'on pourrait considérer que toutes ses autres fonctions seraient soumises à ces deux principales : (1) se maintenir le plus longtemps possible en l'état où l'on est ; (2) se multiplier en autant d'exemplaires qu'il est possible.

Tout ceci ne nous permettra jamais de comprendre pourquoi l'individu ne se reproduit pas seul, mais doit s'accoupler, même dans les formes les plus embryonnaires de la vie.

Il me semble plutôt que la vie soit toute tendue pour donner une consistance à sa « représentation du monde » ; sa presentational immediacy, dirait Whitehead.

La principale fonction du vivant serait de « réfléchir » le monde. Et de là, contempler alors dans le monde son propre reflet.

 

*

 

La génération spontanée est trop évidente.

Tous les germes animaux se ressemblent. C'est un « presque rien » qui en fera un humain, un chevreuil ou une éponge. Alors pourquoi les être vivants ne germent-ils pas ? Pourquoi les seules conditions favorables à leur survie ne suffisent-elles pas à les produire ?

Il n'en est pas ainsi, et cela se voit sans instruments ni complexes expériences. On le sait très bien. Mais on a du mal à s'empêcher de raisonner comme s'il en était ainsi.

 

*

 

Il y a dans le fonctionnement du vivant une part très importante consacrée à la recherche de l'altérité. Il y a, à la source de la vie, une fascination du semblable et du différent.

Ceci peut s'interpréter en terme de « prégnance ».

Il s'agit aussi de rencontre de « saillances ». Et Thom est peut-être un peu court en limitant de telles rencontres à la « collision » — même si la collision suppose l'échange de « prégnances ». ( René Thom : Esquisse d'une Sémiophysique - Physique aristotélicienne et théorie des catastrophes. Inter Edition 1988. Chapitre 3 pages 53 -54.)

 

*

 

Je veux dire que si de la prégnance résulte une quête de saillance, celle-ci ne peut être indéfiniment réduite en termes de prégnances.

Précisément, si la collision de saillances trouve son modèle dans la collision de boules et leurs échanges mécaniques, compare cette collision mécanique avec la « collision » du vivant.

Quand un être vivant rencontre une saillance, il est manifeste, dans la plupart des cas, qu'il « s'intéresse » à la saillance même. Et c'est en cela, justement, qu'il est vivant — il a des organes sensibles. Il ne se contente pas de l'absorber, ou d'échanger des prégnances.

 

*

 

Pratiquement, c'est comme si un obstacle intervenait, arrêtait le simple échange.

Arrêtait, par exemple, le mouvement des crocs, laissait place au coup de langue.

 

*

 

(Ici on peut peut-être envisager une réflexion critique sur l'évolution du stade oral de la tétée jusqu'au stade phallique.)

 

*

 

5

Le 7 octobre

Je comparais le corps à une armée, ses cellules nerveuses aux officiers, le centre nerveux à un état-major. Pour qu'une armée fonctionne, notais-je aussi, il faut bien que chaque soldat ait un sens de ses responsabilités et ses propres initiatives ; s'il n'est qu'une machine sans volonté, la fonction des officiers sera réduite à néant, et si les officiers ne sont eux-mêmes que des pions pour l'état-major, celui-ci est réduit à l'impuissance.

 

Par exemple, je peux suivre en ce moment même mon idée parce que je n'ai pas à songer aux muscles que j'excite pour mouvoir mon stylo ; en fait je ne songe même pas à l'orthographe ni à la grammaire.

 

Je posais comme idéal l'état de fait où la circulation d'information se substituait au commandement, et où l'état-major ne remplissait plus qu'une fonction de banque de données.

 

*

 

Imagine une armée du futur où chaque soldat est entièrement libre d'agir comme il l'entend. Il est parfaitement informé de tout : du front, des mouvements intérieurs, des mouvements de l'ennemi, des alliés, etc... Il est dans ces conditions aussi apte qu'un autre à décider, d'autant qu'il est informé également de ce que les autres savent, et peut de là déduire ce qu'ils feront.

On peut même imaginer que cette armée ait dans ses rangs quelques traîtres, quelques idiots ou quelques fous furieux : les inconvénients qu'ils provoqueraient pourraient alors être très vite circonscrits. Ils seraient circonscrits au niveau où ils se produisent et ne pourraient contaminer des niveaux supérieurs comme dans une structure de commandement hiérarchisée.

 

*

 

Une telle armée ne constituerait même pas une société démocratique, mais une société proprement anarchiste, puisqu'il ne s'agirait pas de soumettre chacun à une volonté collective, mais de ne le soumettre à rien du tout.

On supprime ainsi le problème de l'autorité, le problème des directives et celui de la définition de buts communs. On peut alors observer ce qui reste : il reste le problème de l'information.

Dans la mesure où il n'y aurait pas d'organe d'autorité, nul ne pourrait délibérément filtrer l'information ; nous serions alors dans le cas d'une parfaite transparence des données. Le problème de l'information se situerait donc du seul côté du récepteur : comment devrait-il traiter les données, comment trier l'information pertinente dans le flux qui l'inonderait.

On retombe alors sur la question subjective de la perception : comment l'individu filtre le flot in(dé)fini des données dans une intuition synthétique ?

 

*

 

L'interprétation des phénomènes en termes de stimuli-réponses n'est pas satisfaisante. Elle permet en un sens d'articuler une téléologie sur un schéma de détermination causale, mais elle ne le permet que localement et partiellement.

Le schéma informationnel est amené à se disloquer là où l'indétermination des causes se retrouve dans l'indétermination des effets (théories du Chaos).

Là où nous aurions aimé donner assez de consistance à un concept de sujet (pour ne pas dire de liberté) nous ne trouvons que de l'aléatoire.

De fait, nous en venons à assimiler subjectif (libre, délibéré ?) à aléatoire, et objectif à causalement déterminé.

 

*

 

Il faudrait jeter un coup d'œil sur comment s'interprète effectivement une information.

N'est-il pas trompeur, par exemple, de considérer que je lis le journal comme j'assimilerais un programme de données ? J'opère plutôt une profonde « déconstruction » de ces données, ne retenant qu'un nombre infime de celles qui me sont pertinentes, et à partir desquelles j'opère une quantité d'inférences.

De ce point de vue, je ne lis pas d'une façon très différente le journal de celle dont je regarde le ciel pour savoir le temps qu'il fera. Bien sûr, l'essentiel des complexes opérations mentales que je fais alors peuvent être hors de portée de mon attention.

 

*

 

AM

Que dit-on d'un organe sensible, l'œil par exemple ? On dit que l'œil est sensible à la lumière. Mais à quel objet réel pourrait-on proprement attribuer une insensibilité à la lumière ? Qu'est-ce que cela voudrait dire « insensible à la lumière » ? N'est-ce pas plutôt que l'œil est fait pour être insensible à tout plutôt qu'à la lumière ?

L'œil filtre la lumière. C'est à dire qu'il est fait pour négliger le reste. Comme l'oreille est faite pour négliger tout ce qui n'est pas vibration sonore. Mieux : l'œil, comme l'oreille, négligent les vibrations, lumineuses ou sonores, en deçà ou au-delà de certaines longueurs d'onde.

Il n'est qu'à considérer comment les tissus, la structure cellulaire des tissus, et même la structure moléculaire des cellules, s'organisent pour opérer de tels filtrages.

 

On pourrait de plein droit dire que tout élément matériel est « sensible », « sensible à tout ». Sa seule existence est d'ailleurs le produit de tous les effets sensibles qui s'exercent sur lui. Et dire qu'il est « sensible à tout », à tout ce qui exerce ses effets sur lui, revient à dire qu'il est « insensible », qu'il n'est « sensible à rien ».

Être sensible revient donc à ne pas être sensible à tout, mais à quelque chose de bien particulier. On pourrait dire : filtrer toutes les déterminations pour ne transmettre fidèlement qu'un champ bien déterminé de celles-ci.

 

*

 

Comme lorsqu'Hercule Poirot mène une enquête : il filtre la trop importante quantité d'éléments qui n'indiquent rien, ou qui ne sont là que pour le tromper, ne retient que ceux qui permettent des inférences utiles, et les articule entre eux.

Le plus important, et le plus difficile, est bien plutôt de se débarrasser d'informations inutiles. Notre clairvoyance est très généralement gênée par un surplus d'informations dont nous devons détourner notre attention pour concevoir ou percevoir ce qui nous importe.

Il me semble que c'est souvent à partir de très faibles indices que notre esprit saisit ou produit les constructions les plus précises et les plus amples.

 

*

 

Que l'on songe à la richesse, à la réalité du monde que l'on perçoit. Il suffit d'ouvrir les yeux, d'humer l'air.

Parfois un parfum à peine perceptible vous rappelle à lui seul... tout. Tu ressens tout à l'aide de ce simple parfum ; alors que le retour sur le lieu même pourrait ne rien réveiller.

Bien sûr que nous touchons à la réalité : tout le réel. — Et que pourrait-il encore se cacher d'autre derrière les phénomènes ? Nous le touchons entièrement, mais par des fils si ténus, à travers notre filtrage organique ! — C'est justement parce que ces filtrages sont ténus que nous touchons le réel dans son intégrité.

 

*

 

N'est-ce pas parce que la médiation est ténue, réduite à rien, qu'elle fonctionne mieux, fait moins obstacle ?

 

*

Il me semble que là se tient l'essence de l'esthétique japonaise et son lien avec le Zen.

C'est pourquoi je trouvais notre système nerveux trop lourd, trop complexe pour notre sensibilité et notre intelligence. Et il me semble que le Zen est une pratique pour « couper court » dans le circuit nerveux, penser immédiatement avec le corps.

Penser comme le ferait un papillon ; quoique je ne puisse savoir comment un papillon pense, ni s'il pense. Mais le prendre pour modèle afin de ne pas m'encombrer de mes trop lourdes méninges.

 

*

 

Laisser dormir le lobe gauche et le lobe droit, penser avec le grand sympathique ?

 

*

 

6

Le 8 octobre

La façon dont on reconnaît immédiatement un personnage : Vous pouvez identifier quelqu'un que vous n'avez jamais vu à l'aide de quelques détails qui le différencieront : un « signalement ». Ce n'est pas ainsi que vous identifiez une personne que vous connaissez ; vous ne pouvez peut-être pas dire précisément ce qui vous fait la reconnaître.

Il peut arriver qu'on reconnaisse quelqu'un de très loin, à sa démarche, à son mouvement ou son attitude, mais il serait bien embarrassant de chercher à décrire les détails qui permettent alors l'identification.

On reconnaît quelqu'un aussi à son visage. J'ai fait sur moi-même une curieuse observation : je suis capable de dessiner un portrait à peu près ressemblant d'une personne que je connais peu ; je n'ai jamais été capable d'en faire un d'une personne qui m'est familière. N'est-ce pas curieux ? (Je suis par contre capable de faire mon portrait, même sans me voir.)

C'est un peu comme si j'étais incapable de différencier les détails dans une personne que je connais bien. Je suis capable de la reconnaître de très loin, au pas, à la silhouette, à la voix, à des « riens ». Ces « riens » suffisent à me faire reconnaître l'ensemble ; mais de l'ensemble je ne sais isoler les détails, ceux qui me permettraient de dessiner un portait par exemple.

 

*

 

On dit physionomiste qui sait reconnaître une personne immédiatement. On dit aussi physionomiste celui qui sait remarquer les moindres détails d'une physionomie.

Il parait que la police des frontières est bien entraînée à reconnaître les différents détails d'une physionomie.

Il semblerait que l'on confonde ainsi deux choses distinctes : l'art d'observer des détails physionomiques est peut-être tout aussi bien l'art de confondre des personnes qui ont beaucoup de tels détails en commun.

(Les idées raciales qui cherchent à déterminer des types physionomiques induisent généralement cette conclusion qu' « ils se ressemblent tous ».)

 

*

 

Lorsque vous rencontrez un groupe d'animaux, vous avez tendance à les trouver tous identiques. Avec un peu d'habitude, vous découvrez qu'il n'en est rien. Aucun chien, aucun chat ne ressemble à un autre (surtout le vôtre).

A priori, rien ne ressemble plus qu'un mouton à un autre dans un troupeau. La fréquentation du troupeau fait apparaître des singularités entre chaque animal. On reconnaît chacun parfaitement. Mais à quoi ?

— Je ne pense pas que ce soit à des détails, même si je veux bien admettre que ces détails soient déterminants : je saisis la singularité synthétiquement — peut-être à cause de détails différentiels, mais que je ne saisis pas à proprement parler, que je suis incapable de discerner analytiquement.

 

*

 

Lorsque je lis un texte, est-ce que je vois chaque mot, chaque lettre, distinctement ? Qu'est-ce qui pourrait faire à cette question une réponse pertinente ?

— Eh bien, par exemple, que je peux m'arrêter à des coquilles.

Par exemple, une lettre en plus dans un mot va briser une sorte d'enchantement. Il se peut que je n'identifie plus immédiatement le mot ainsi « défiguré ».

Dans certains cas, au contraire, la faute peut me demeurer invisible, mon regard la « saute », la « corrigeant » à mon insu.

 

*

 

Évidemment, un être humain a une physionomie, a un visage, un regard, un corps, une attitude, qui « expriment quelque chose ». C'est manifestement vrai aussi d'un animal comme le chien, le chat, la pie... mais jusqu'où ? Le ver de terre, par exemple ? Où cela commence-t-il, et où cela s'arrête-t-il ?

Et cette même question peut se retourner : Jusqu'où je vais prêter une personnalité à un être vivant ? C'est à dire encore : « Comment je fais pour interpréter une physionomie ? »

 

*

 

Il est vrai qu'un simple objet peut avoir une physionomie : une voiture, une maison... Je sais, en ce cas, qu'un constructeur a inscrit, délibérément ou non, cette physionomie en lui. Si telle voiture a un air jovial, telle autre austère, et une troisième, brutal, c'est que des designers se sont évertués à ce qu'il en soit ainsi, et si dans le catalogue du bijoutier, toutes les montres ont l'air de me sourire, le photographe a été attentif à ce qu'elles marquent dix heures dix.

 

Cependant un simple rocher peut avoir une physionomie. Et qu'est-ce que cela signifie, cette sorte d'âme que je prête ainsi au rocher ?

 

*

 

Le 9 octobre

Le chameau a un air dédaigneux, l'aigle a un air fier et résolu ; c'est ce que remarque K. Lorenz, et il précise que cet air ne veut rien dire : c'est nous qui interprétons leur physionomie d'une manière quelque peu anthropomorphique. L'expression humaine du dédain se traduit par une attitude qu'évoque la physionomie du chameau.

 

Ce n'est pas exactement de cela que je parle depuis hier. Que m'importe l'expression du chameau en général : ce qui m'intéresse c'est à quoi je vais reconnaître un chameau qui m'est familier parmi les autres, à quoi je vais reconnaître son humeur, ses sentiments et leurs changements.

Le fait est que j'y parviens — pas avec un chameau, car je n'ai pas de chameau familier — mais avec ma chatte. Comme je lis très bien dans sa physionomie ses sentiments, ses émotions et ses humeurs, je ne peux douter qu'elle en ait. Il me semble d'ailleurs que là réside la seule méthode pour aborder une psychologie animale.

 

*

 

Vin blanc Reuilly 1995 - La Martinière. Robe : or clair verdâtre. Nez : ensemble fringant : bruyère, bourgeon de cassis, noisette et beurre frais. Bouche : souple et fluide, la bouche finit nette sur un peu de fruits secs. Servir frais à 10°.

Rosé Tavel 1995 - Domaine Lafond Roc-Épine. Robe : groseille soutenue. Nez : touches avenantes de poivre rose, petits fruits rouges avec un peu de pivoine. Bouche : généreuse et épicée, la bouche équilibre parfaitement gras et acidité. Boire à 10, 12°.

Côtes du Rhône 1995 - Domaine Les Sablières. Robe : rubis brillant. Nez : on devine la garrigue derrière la feuille de cassis et les fruits rouges. Bouche : on croque tout d'abord la guigne mais elle finit joliment thym et laurier. Boire à 15°.

La façon dont on décrit le vin peut sembler fantaisiste. On se prend à rêver quelquefois de mesures précises. Mais des mesures de quoi ?

Aucun instrument de mesure ne rivalisera avec notre nez ou notre bouche. Et qu'est-ce que ces mesures nous apprendraient de plus ?

 

*

 

Peut-être n'est-ce pas l'instrument de mesure ici qui pose problème, mais la mesure seule.

La balance, par exemple, qui n'est qu'un simple levier, n'est un instrument de mesure précis que si elle est précisément étalonnée. Au fond, le problème pour qualifier précisément le vin tiendrait moins à la précision de mes sensations ou d'un improbable instrument pour les remplacer, qu'à celle d'un vocabulaire précis pour les décrire.

Mais la boucle se referme si l'on songe que toute précision du vocabulaire tient toujours à sa corrélation avec un objet physique. Dans le cas de la balance la définition précise du poids tient au dispositif matériel : un étalon (couplé au principe du levier).

 

En attendant toute mesure précise dans la description du vin ne me servirait qu'à anticiper sa dégustation, me permettant seulement de choisir ma bouteille avant de l'avoir goûtée. Dans ce cas, la référence ultime reste la dégustation.

 

*

 

Le coteau d'Aix n'est pas un rosé particulièrement délicieux à boire seul, mais une gorgée suivie d'une bouchée de fromage de chèvre sur du pain de campagne, puis d'une olive noire, fait un mélange étonnant, les goûts se prolongeant longuement dans la bouche et s'harmonisant exceptionnellement.

 

*

 

On me parla un jour en termes assez semblables de couscous de mouton, avec raisins secs, accompagné de lait caillé. Les goûts me surprirent. Je ne peux dire franchement que je trouvais ça bon, mais pas mauvais non plus. Les goûts me « surprenaient » ; disons que je n'arrivais pas à les accorder, à les synthétiser.

Je ne parvenais pas à faire ce que je fais très bien avec du rosé, du fromage de chèvre et des olives. J'y serais très certainement parvenu à l'usage.

 

*

 

7

Le 10 octobre

On considère généralement les insectes comme des animaux très rudimentaires, ne fonctionnant que sur des stimuli-réponses très simples ; des animaux peut-être intermédiaires entre la machine et le vertébré supérieur.

On les dit animés par de simples réactions sans pensée. Je ne vois rien qui me permettrait d'affirmer le contraire, mais je ne vois rien non plus qui puisse m'en convaincre.

Depuis quelques temps, je me prends à observer attentivement des insectes pour tenter de discerner ce que leur aspect peut exprimer de sentiments, d'émotions, de variations de ceux-ci. À vrai dire je ne sais pas ce que je cherche ; je cherche des signes sans savoir à quoi ces signes pourraient ressembler.

Nous cherchons en général à « lire une âme » dans un visage, et plus précisément dans un regard. Les insectes n'ont, pour ainsi dire, pas de regard. Quant à un visage... ?

 

*

 

Les hommes ont toujours tendance à donner une physionomie à leurs constructions, une physionomie très anthropomorphique. Parfois la physionomie est très figurative, parfois très symboliste, souvent abstraite.

Il semblerait que la coutume se perde, au profit du fonctionnel. En attendant, toujours les formes évoquent une physionomie anthropomorphique. Il n'est pas indispensable de peindre des yeux sur une proue, comme faisaient les Grecs, ou de l'orner d'une tête de monstre. Irrésistiblement, nos constructions semblent nous « imiter ».

Et nous interprétons de même les formes naturelles. Nous sommes toujours prêts à voir une tête dans un rocher, lui trouver une posture altière, ou paisible.

À travers nos yeux, le monde nous « imite ». C'est dire aussi que nous l'interprétons anthropomorphiquement.

— Et qu'est-ce que cela veut dire ?

— Eh bien, par exemple, que chez l'homme, telle expression suppose tel comportement, telle relation possible avec moi, tel échange ; alors ce qui évoque une telle impression dans un animal, ou même dans une chose, je tends à l'interpréter d'une même façon.

 

*

 

Il est à remarquer que les animaux réagissent exactement comme nous, et si vous parvenez à percer leur sémiotique, vous pouvez très facilement les tromper. On fabrique des leurres et des appâts de toute sorte : visuels, sonores, olfactifs...

Il est remarquable que ces leurres n'aient souvent pas de bien discernables ressemblances avec ce qui devrait attirer ou repousser l'animal. De même l'inquiétante entrée d'un souterrain ne ressemble pas vraiment pour nous à une gueule menaçante.

 

*

 

Il s'agit bien en fait d'une sémiotique de formes, et pas seulement visuelles, mais tactiles, olfactives, sonores, gustatives...

Ceci ne peut manquer d'évoquer la symbolique onirique freudienne. Freud l'exprime seulement du point de vue (de l'interprétation) analytique : « Ceci signifie cela » (Le couteau signifie un phallus.) Je l'exprime du point de vue (d'une compréhension) synthétique : « Ce détail me dévoile... »

— Dévoile quoi au fait ?

— Dévoile sans doute au moins un « sujet », plus ou moins réel, plus ou moins fictif, plus ou moins virtuel.

 

*

 

Et qu'est-ce que ça veut dire alors un sujet ? — Ça veut dire au moins un sens, une signification, qui justement ne se traduit pas dans le schéma « ceci veut dire cela », mais « celui-ci veut dire cela ».

Voilà un peu ce que je me surprends à chercher ces temps-ci dans la physionomie des insectes.

 

*

 

Ceci se révèle très énigmatique. Il y a moi, il y a l'autre, et il y a ce signifiant.

C'est exactement le schéma classique de l'optique avec « la surface optique », « l'objet source lumineuse » et « l'image » (ces deux derniers pouvant être soit réel quand l'autre est virtuel, soit virtuel quand l'autre est réel). Pratiquement, les schémas de l'optique fonctionnent bien, mais philosophiquement, il est bien dur de définir ce qui appartient à l'objet, à la surface, à la lumière ou à l'image (et ce que veut dire « réel » et « virtuel » dans toute l'étendue de leur acception).

 

Je ne peux me convaincre que je voie l'insecte autrement que comme mon propre « leurre ».

 

*

 

Suivant ->


©: 3006