Jean-Pierre Depétris

Considérations d'un profane sur le vivant


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V

QU'EST-CE QUE LES SENSATIONS ?

 

 

 

 

 

 

 

1

Le 11 octobre

Les vertébrés supérieurs possèdent cinq sens : la vision, l'audition, l'olfaction, le goût et le toucher.

Le sens du toucher n'est pas localisé, mais les quatre autres possèdent des organes spécialisés : œil, oreilles, nez, langue. Tous les vertébrés supérieurs possèdent de tels organes (fussent-ils atrophiés, comme l'œil de la taupe).

L'exercice d'un sens ne nécessite pas un organe spécialisé, c'est le cas du toucher. Sans organe de l'ouïe, les serpents, les poissons, entendent très bien. Aristote affirme que les poissons « n'ont aucun organe apparent de l'audition et de l'olfaction, et ce qui y ressemblerait dans la région des narines ne se termine pas dans l'encéphale, est aveugle ou conduit aux branchies ».

Il ne semble même pas qu'un organe spécialisé joue un rôle déterminant pour l'acuité des sens.

D'autre part, rien ne permet d'affirmer que n'existent pour tout le règne animal que ces cinq sens. Le sonar de la chauve-souris est certes bien un organe de l'audition, mais l'usage qu'elle en fait ne l'apparente déjà plus au sens de l'ouïe. Le « toucher éloigné », tel que le possède le requin, qui lui permet de percevoir l'espace très loin autour de lui comme si l'élément dans lequel il se déplace portait intactes des perceptions lointaines, peut bien être compté comme un sixième sens dont nous sommes dépourvus.

 

*

 

Tout ceci dénote une certaine confusion dans ce que nous appelons « sens ». Leurs définitions restent claires tant que nous restons dans notre famille des vertébrés supérieurs, mais se troublent quand nous nous en éloignons.

 

Tout d'abord, devrait-on se demander ce qui est déterminant pour la perception d'une trame spatio-temporelle.

Il est bien évident que l'espace est immédiatement perçu en quatre dimensions. Quel sens y aurait-il à dire que je perçois la distance entre moi et la balle de tennis, si je ne perçois pas son mouvement et si je ne synchronise pas la vitesse de mon propre mouvement pour la rattraper ? La perception de l'espace suppose celle du mouvement, donc des vitesses et donc du temps, et inversement.

 

Les organes que possèdent tous les mammifères peuvent se répartir très différemment les fonctions dans la saisie de cette trame. L'exemple de la chauve-souris est le plus significatif.

 

*

 

Nous décomposons l'expérience de dégustation du vin en « robe », « nez » et « bouche ». La guêpe ne semble pas moins apprécier la liqueur. La goûte-t-elle comme moi ? À supposer que ses yeux à facettes lui révèlent les jambes qui s'étirent sous la robe de groseille, où est son nez, et où est sa langue ?

Rien ne peut pourtant me convaincre que la guêpe ne perçoit pas comme moi le verre de vin. Elle ne s'y jette d'ailleurs pas sauvagement, mais semble bien jouir de sa vue et de son arôme avant de s'y poser. Elle passe aussi sur le fromage, sur le pain, les olives. Je ne trouve pas toujours parmi mes semblables de si raffinés compagnons de table.

 

*

 

La guêpe perçoit-elle que nous sommes en ce moment dans une même relation à un objet commun ? Il n'y a du moins aucune ombre de menace entre nous, et quand je tends la main vers le verre, elle s'en écarte poliment.

 

*

 

Nos organes sensibles ont des fonctions bien plus coordonnées entre elles qu'une approche superficielle ne le laisse croire. Leurs fonctions se coordonnent dans des opérations qui ne sont plus limitées à la sensation. Ces fonctions des organes sensibles s'associent à d'autres organes qui possèdent d'autres fonctions.

Ainsi la langue, organe de gustation, joue un rôle important dans l'émission des sons, associée pour cela au larynx, à la glotte, aux dents, au palais... ce qui l'associe intimement aux organes de l'audition.

La langue, la bouche dans son ensemble, émet pour les organes de l'audition, en relation étroite avec les organes de la nutrition et surtout de la respiration.

 

*

 

Les yeux captent (ou forment ?) des images, mais aussi, et surtout, envoient un regard. Et le regard est une fonction au moins aussi essentielle que la vision, si ce n'est qu'il doit bien être vu, et reconnu en tant que regard.

Les mammifères ont un regard, et communiquent manifestement du regard. C'est encore un casse-tête que de définir avec quelles espèces commence et s'arrête le regard.

 

*

 

Nous ne faisons pas grand chose avec les oreilles. Nous sommes, je crois, les seuls mammifères qui ne peuvent les mouvoir. Les autres s'en servent manifestement comme du regard.

Yeux, bouche, nez, oreilles, participent de concert à une communication par la physionomie, donc visuelle, à laquelle, dans l'ensemble, tout le corps est associé.

 

*

 

2

Le 12 octobre

Nos organes sensibles nous font percevoir des impressions. Parmi celles-ci, certaines sont des signes, émis par d'autres êtres en notre direction ou en directions de quelque autre.

Ces impressions sont donc aussi, pour celui qui les émet, des expressions.

Pour l'homme et pour les animaux qui lui sont proches, il en est de trois sortes : les unes sont sonores, les autres visuelles, et enfin tactiles.

Tous les mammifères et les oiseaux émettent des sons par leur bouche, qui sont manifestement expressifs et sont plus ou moins délibérément destinés à être entendus par leurs semblables ou quelque autre animal.

Ils adoptent aussi des postures destinées à être vues. Le corps entier est mis à contribution, et plus particulièrement la face, avec le regard, la bouche, dont les lèvres ou les babines cachent ou montrent les dents, les oreilles, pour ceux qui en possèdent et peuvent les mouvoir... Selon les espèces, certains autres organes sont plus ou moins utilisés : la queue, qui n'est jamais que l'épure prolongée du corps ; les mains, qui chez l'homme ponctuent plus ou moins fortement les paroles selon les régions ; la crête, le jabot, chez les oiseaux, les ailes et l'empennage ; les cornes, chez les mammifères qui en possèdent, qui accentuent les mouvements de la tête.

À ces deux formes d'expressions s'ajoutent les contacts tactiles : frottements, léchages, caresses.

 

*

 

Pour les deux autres sens, la gustation et l'olfaction, nous n'en contrôlons pas l'expression. Nous n'avons aucun pouvoir sur l'odeur que nous dégageons — si ce n'est celui très artificiel de nous enduire de parfum —, et moins encore sur le goût que nous avons pour qui nous lèche. Nous éprouvons manifestement cela comme une infirmité, car nous faisons tout pour éliminer ou pour couvrir, à défaut de contrôler, nos odeurs corporelles. Certains mammifères semblent réagir comme nous, mangeant certaines substances, où s'y roulant, apparemment pour se parfumer ou parfumer leur haleine.

Certains animaux au contraire ont manifestement un parfait contrôle de leurs odeurs, mais pour la plupart, nous ne sommes sûrs de rien.

 

*

 

Les termes de « contrôle » et d' « expression » sont d'ailleurs ambiguës. Par exemple, certaines émotions peuvent se traduire par une émanation olfactive : la peur peut me donner mauvaise haleine. On pourrait dire alors que mon haleine « exprime » ma peur, mais on ne pourra dire que « je » l'exprime ainsi, car « je » n'y suis pour rien. Et d'ailleurs on préférera plutôt dire qu'elle la « trahit ».

À l'inverse, quand j'accompagne mes paroles de gestes, de regards, de divers mouvements, on pourrait dire que tous ces signes visuels se font à mon insu et que, par conséquence, « je » ne les « contrôle » pas. S'il est vrai qu'en un sens je ne les contrôle pas, ce n'est pas dans le même que je ne contrôle pas mes odeurs. À ce compte, je ne contrôle pas non plus le mouvement de ma langue, ni le rythme de mon souffle quand je parle, pas plus que je ne contrôle le mouvement de chaque nerf quand je fais les gestes les plus délibérés et les plus attentifs.

Je n'ai pas besoin de contrôler tout cela quand « je » m'exprime. Mon interlocuteur est alors capable de saisir ce que « je veux dire » ; à ma mauvaise haleine, il « devine » seulement en moi un malaise que « je » n'exprime pas.

 

*

 

3

Le 13 octobre AM

S'éloignant de notre espèce, on s'éloigne aussi de notre modèle des sensations. Des animaux qui ne peuvent émettre aucun son avec leur bouche, en produisent en frottant leurs pattes contre leurs élytres. J'ai par ailleurs entendu dire que de tels animaux, comme les cigales ou les criquets, n'ont pas d'organes de l'audition ; je me demande alors ce qu'est pour eux une telle émission. Il est en tout cas manifeste qu'ils communiquent ainsi ; ils communiquent par des ondes sonores, mais sans bouche ni oreilles. Je suppose qu'il s'agit là encore d'une forme de « toucher éloigné ».

 

En fait nous possédons, les vertébrés supérieurs, deux vecteurs de perception et de communication éloignées bien distincts : les ondes lumineuses et les ondes sonores. Je suppose qu'il peut en exister quelques autres.

(Il ne semble pas facile de tirer des renseignements positifs parmi les innombrables recherches biologiques.)

 

*

 

Le problème revient ici à articuler les propriétés mécaniques (ou chimiques) de la matière avec la sensation subjective. C'est un problème auquel les sciences modernes se sont très mal préparées.

Il faudrait déjà en finir avec le mythe d'une « réalité inconnaissable » au-delà de nos impressions sensibles ; d'une objectivité du réel, cachée derrière ses représentations subjectives.

 

Les propriétés mécaniques de la matière (des matériaux) qui servent de vecteurs aux sensations sont traditionnellement tenues dans notre culture pour plus réelles que ces sensations. Plus on a percé des mécanismes subtils de cette matière, plus on a douté des impressions immédiates.

Les arguments de ce scepticisme, tels que les donnent des penseurs aussi différents que Kant ou Russell, reposent sur un sophisme à double détente. D'abord on suppose que des équations géométriques tirées des propriétés mécaniques de la matière auraient elles-mêmes la « réalité » de ce qu'elles mesurent, si ce n'est une réalité supérieure (Wittgenstein, Grammaire philosophique) : par exemple, qu'une mesure quantique serait dotée d'un plus fort « cœfficient de réalité » que la brise du soir que je ressens ici même en écrivant. Ensuite on feint d'être parvenu à s'entendre sur ce que nous appelons nos « sensations », nos « impressions » ou nos « perceptions ». Or nous ne pouvons nous entendre qu'à tendre le doigt et dire « ça », ou quelque chose de cet ordre. Nous sommes bien incapables de nous entendre sur ce que serait notre vision, notre image mentale, notre perception sensible... du moins nous ne pouvons les échanger comme nous échangions enfants des images de chocolat. Disons que nous sommes dans une relation privée avec le réel.

Cogito, (video...) ergo sum n'a pas de pluriel.

 

Certes, le tableau que je peints, le schéma que je trace, la photo que je prends, la description ou le récit que je fais ne sont pas la réalité même qu'ils représentent, mais la réalité que je perçois n'est pas, elle, une représentation. (Que je perçois, ou ne perçois pas, car je n'ai pas la vue de l'aigle, la vision nocturne du chat, l'odorat du chien, l'oreille de la chauve-souris...)

 

*

 

Ce sophisme à double détente rend particulièrement inextricable toute tentative d'envisager ce que pourrait être la perception avec des organes différents des nôtres. C'est pourtant cette supposition seule qui nous permettrait de concevoir ce qu'il pourrait y avoir de proprement objectif dans la perception.

Il me semble que les définitions qui ont cours d'une image, d'une vision, d'une saveur, d'un son... ne sont pas très consistantes ; et elles ne le sont plus du tout lorsqu'il est question d'une image seulement mentale, du seul souvenir d'une vision, d'un goût, ou encore de telles impressions oniriques.

 

*

 

L'audition se résout très bien dans une simple propriété mécanique du milieu ; la vision est un peu plus complexe, mais elle se réduit très bien aux propriétés de la lumière, essentiellement mécaniques elles aussi. L'odorat en appelle plutôt à des propriétés chimiques, qui sur de nombreux points demeurent plus complexes. L'olfaction et la gustation sont des activités sensorielles plus difficiles à cerner que les précédentes.

 

*

 

4

Le 14 octobre

Une dizaine de molécules suffisent à reconnaître une odeur, ai-je noté.

Je n'ai jamais eu beaucoup de goût pour la chimie, et j'avoue ne l'avoir jamais très bien comprise. Au temps de mes études, mes relativement bonnes notes m'ont toujours surpris. Je répétais comme un âne, ou plutôt recopiais habilement mes notes, mais avec le sentiment qu'une clé me manquait.

Je ne dirais pas que je comprenais tout de la physique, mais à l'aide de l'expérience sensible et de l'inférence mathématique, mon esprit semblait doté d'une proue à laquelle ne pouvait faire obstacle que l'étendue du sujet ; l'objet de la physique était bien là, à porté de mes sens et de mon entendement, dans des propriétés mécaniques. Même si la « chose quantique » peut bien paraître évanescente, tantôt construction de l'esprit, tantôt structure ultime des phénomènes, elle n'en possède pas moins quelques solides prises pragmatiques dont je perçois mal l'équivalent dans les formules chimiques. L'hybridation des deux sciences dans la chimie moléculaire ou atomique n'arrange rien, évidemment.

C'est qu'à l'échelle de la molécule, la matière perd toute espèce de réalité.

 

*

 

La matière, c'est d'abord le matériau (je l'ai dit par ailleurs) : les corps simples et les corps composés. Je conçois bien que l'eau soit composée de molécules faites d'un atome d'oxygène pour deux atomes d'hydrogène. Je peux d'ailleurs décomposer cette structure, ou la recomposer à partir des deux gaz. Je perçois très bien les propriétés et les pouvoirs d'une composition moléculaire, mais je ne perçois pas ce que peut être une molécule seule.

 

*

 

Les bruits les plus curieux courent sur la taille des molécules. Peut-être la molécule est-elle dépourvue de taille ; peut-être est-elle même « immatérielle » ?

Je la dirai volontiers « immatérielle » dans le même sens où je dirais le photon « invisible », puisque « matière » n'est jamais que la dénomination générique du caractère de « matériau », et qu'un matériau est composé de molécules, une seule molécule ne saurait être matérielle. Une molécule ne ferait pas plus la matière qu'une hirondelle le printemps.

 

*

 

Mais je distingue une odeur à quelques molécules — une dizaine, notai-je.

Une dizaine de molécules, et je distingue le Reuilly La Marinière du Domaine des Sablières. Les indices me semblent bien maigres pour la précision de l'olfaction.

— Songe un peu que je retrouve ainsi les fruits rouges, la pinède, les noisettes, le beurre, la bruyère et le bourgeon de cassis... !

 

*

 

La réalité des matériaux est leurs propriétés mécaniques qui s'exercent sur d'autres matériaux. Cela tresse une trame consistante d'efficience causale sur laquelle nous prenons un appui solide et fiable. La seule chose qui soit comparable dans la chimie, dans les molécules, ce sont les activités d'olfaction et de gustation.

 

*

 

Les propriétés mécaniques, nous les saisissons à l'aide de trois sens et de leurs interactions : les propriétés chimiques correspondent aux deux autres : la gustation et l'olfaction.

Les trois premiers sens, nous nous en servons pour percevoir mais aussi pour émettre ; les deux suivants, seulement pour percevoir. (C'est à dire qu'ils nous révèlent des « quoi », jamais des « qui ».)

 

*

 

J'observe que, parmi les cinq sens que nous connaissons bien, deux paires sont parentes. Le sont d'abord le toucher et l'audition, qui fonctionnent à partir des propriétés de vastes ensembles plus ou moins homogènes de molécules : celle de vibrer, de se transmettre des chocs d'ondes ou de les absorber, etc. Entre le toucher et l'audition, il y a le « toucher éloigné », qui n'est, aussi bien, qu'une « audition sans oreille », une audition par la peau qui peut, chez certaines espèces, se révéler aussi fine que l'audition de la chauve-souris. Ce type de sensibilité est propre à tous les êtres vivants ; elle est plus vive chez les animaux que chez les végétaux, selon toute évidence, à cause de leurs tissus fortement azotés.

L'olfaction et la gustation sont également de même famille. Elles fonctionnent par les propriétés chimiques des molécules. Aristote ne percevait pas d'organes olfactifs chez les poissons, tout simplement parce qu'ils « sentent » avec leurs organes gustatifs très développés.

Avec ces deux paires de sens, ces deux familles qui peuvent bien posséder des rejetons intermédiaires : toucher éloigné, gustation olfactive, nous passons des propriétés de vastes conglomérats moléculaires à celles de quelques molécules isolées.

Avec la vue, nous faisons un très large saut jusqu'aux propriétés infra-moléculaires, et même infra-atomiques, des seules particules photoniques.

 

*

 

5

AM

Ce que j'appelle « vecteurs » de mes sensations concerne l'environnement extérieur à mes organes sensibles. Il appartient ensuite à de tels organes plus ou moins spécialisés de traiter les impressions que véhiculent ces vecteurs. La lumière qui frappe le fond de mon œil est alors traitée chimiquement, (de la même façon que la lumière qui frappe la pellicule au fond de la chambre noire d'un appareil photo.)

C'est la même lumière qui frappe mon œil et les feuilles de la plante à côté de moi. Ces feuilles sont aussi des organes adaptés à traiter la lumière et qui se positionnent spécialement pour la capter. Selon que la lumière ait pénétré dans mon œil ou touché la feuille, elle donne cours à des processus entièrement différents au seins de l'organisme.

 

*

 

— Est-ce que la lumière qui frappe la feuille pourrait malgré tout se traduire dans la plante par une impression visuelle ? — Il me semble tout d'abord difficile de concevoir ce que cela pourrait seulement vouloir dire. Quelle vision ? De qui ?

 

La lumière concerne l'optique, et s'arrête au fond de ma rétine. À partir de là commence un travail de coopération entre les cellules, dont on n'a jamais su dire grand chose, si ce n'est baliser le labyrinthe nerveux.

 

*

 

Du point de vue des vecteurs — le côté de l'environnement—, rien ne m'assure qu'il n'existe pas d'autre possibilité, et même d'autres réalités que les trois qui alimentent nos cinq sens, entre l'échelon moléculaire de l'olfaction et de la gustation, et celui particulaire de la vision.

Du point de vue de l'organisme sensible, le vecteur ne m'apprend rien, ou presque, sur la sensation que produit l'organe. Que les yeux des insectes captent la lumière ne me dit pas si les organes qui traitent ces impressions lumineuses offrent aux insectes une impression qui ressemblerait de près ou de loin à ma vision. Rien ne me dit davantage que ce qui ressemblerait à ma vision ne leur serait pas donné par leurs palpes et leurs antennes.

Ce qui caractérise d'abord ma vision, c'est l'intuition synthétique d'une trame spatio-temporelle à laquelle mes quatre autres sens apportent bien leur contribution, mais dont la vision constitue principalement la charpente. Or je peux bien imaginer que cette combinaison se passe tout à fait autrement, et qu'un ou plusieurs autres sens servent de charpente à cette trame.

 

*

 

Le troisième pan de la question, après avoir considéré le milieu puis l'organisme, est évidemment celui de « qui perçoit ». À supposer que l'on soit parvenu à mettre un peu d'ordre dans les pans précédents, on rencontre là une question déroutante, et pourtant essentielle pour articuler les deux autres : celle du sujet percevant.

 

*

 

— Comment puis-je percevoir un sujet percevant ? — Je ne vois qu'une possibilité : percevoir ses « expressions », ses « intentions » ; percevoir « ce qu'il veut dire ».

 

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6

Le 15 octobre, AM Aix-en-Pce.

Une expression, une intention, un « vouloir dire ». Tout ceci n'est pas si évident qu'il y paraît.

« Ce que tu exprimes » n'est pas tout à fait équivalent à « ce que tu veux dire » ; et il peut d'ailleurs y avoir « expression » sans « vouloir dire ».

Ou encore : « ce que tu dis » et « ce que tu veux dire » ne sont pas une même chose.

Et peut-être ne veux-tu pas dire tes intentions. — Mais moi, quelles intentions dois-je te prêter pour comprendre ce que tu dis ?

 

Et il est encore un autre versant : « À qui ? »

« Ce que tu veux dire » n'est pas interprétable sans tenir compte aussi que c'est « ce que tu veux me dire ». Et ce peut bien sûr être aussi ce que tu veux lui dire, ce que tu veux te dire, ou nous dire, ou dire à la cantonade...

 

*

 

Interviennent encore les tendances à se fondre, se confondre ; compassion, sympathie, empathie...

Je me fais une idée de ce que tu veux dire, me dire, je m'en fais même une idée avant que tu n'aies rien dit. Et je sais que tu te fais une idée de l'idée que je me fais.

(Et puis « l'idée que je me fais » n'est pas sans rapport avec celle que je me fais de « l'idée que se ferait tout autre » de « ce que tu veux dire »...)

 

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Le 16 octobre, AM Aix-en-Pce.

J'ai dit l'autre jour que le coteau d'Aix n'était pas un vin à déguster sans rien n'accompagner. Depuis que j'ai écrit cela, me vient l'idée de déguster du Coteau d'Aix sans manger. Et j'y trouve un plaisir, un nouveau plaisir, qui est d'accompagner ma méditation sur la gustation.

 

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Le 17 octobre

La querelle du Vitalisme a été fondamentalement mal posée. Succinctement, le Vitalisme suppose que la matière vivante obéirait à d'autres lois que celles de la matière inerte. En l'état, c'est une hypothèse stérile porteuses de confusions ; mais se contenter de la nier est un peu court, et peut-être aussi porteur de confusions.

Le fait est que la « connaissance » de la matière inerte se réduit à des mesures : masse, mouvement, célérité, force, travail, puissance, énergie... Ces mesures suffisent-elles à rendre compte du vivant ? Manifestement non. Elles n'enveloppent pas le vivant ; mais, si je puis dire, le vivant les enveloppe.

Ce n'est pas tant que le vivant n'obéirait pas à de telles lois, c'est qu'il ne se réduit pas à ces mesures, et qu'il s'agirait plutôt de savoir ce qu'il serait question de mesurer encore.

Il me semble que la science moderne ne sait pas très bien appliquer la mesure dès qu'elle veut aller au-delà de l'inerte.

(Voir mon intervention au colloque Poésie & Logique : La poésie à quoi ça sert ?)

 

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Le 18 octobre

Je ne reconnais un sujet que si je me place dans une relation à lui qui fait qu'il me reconnaît aussi comme sujet.

Ou encore : je ne peux percevoir le sujet d'un « vouloir dire » qu'à devenir le sujet « à qui » il veut dire.

 

— Est-ce que je suis sûr de ce que j'avance là ?

— J'ai du mal à m'en convaincre et pourtant je le sens bien. Plutôt ai-je du mal à me faire à l'idée de tout ce que cela suppose.

 

C'est sur un tel point que me semble devoir riper toute approche comportementaliste ou formaliste. C'est aussi bien la poursuite de l'horizon de toute « science psychologique » qui voudrait saisir objectivement un sujet.

(C'est comme si l'on voulait photographier des photons ; alors que toute photographie est pourtant bien déjà une photographie de photons.)

Pas de science objective du sujet ; mais ne peut-il y avoir de science subjective ?

— Je ne sais pas.

 

*

 

Je pourrais me livrer à toute sorte d'expériences psychométriques sur ma chatte, celles-ci ne m'apprendraient jamais ce fait simple et clair que ma chatte s'adresse à moi et que je m'adresse à elle. Ce qui n'est pas du tout la même chose que quand mon ordinateur me dit bonjour en affichant un sourire de pixels. C'est moi-même qui me dis bonjour à travers mon ordinateur, comme je me saluerais devant la glace (et je pourrais très bien supprimer ce message ; même s'il a été créé par un autre, et ne le pourrais-je pas que de toute façon ça ne changerait rien) ; avec ma chatte, c'est quelqu'un d'autre.

 

*

 

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