Jean-Pierre Depétris

Considérations d'un profane sur le vivant


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III

HASARD, NÉCESSITÉ ET INTENTION

 

 

 

 

 

Le 19 septembre

1 Le hasard :

« Cause accidentelle d'effets exceptionnels ou accessoires revêtant l'apparence de la finalité. » Aristote.

« Événement amené par la combinaison ou la rencontre de phénomènes qui appartiennent à des séries indépendantes dans l'ordre de la causalité. » Cournot.

« Événement rigoureusement déterminé, mais tel qu'une différence extrêmement petite dans ses causes aurait produit une différence considérable dans les faits. » Poincaré.

« Forme de manifestation de la nécessité extérieure qui se fraie un chemin dans l'inconscient humain. » Breton.

(Les quatre définitions tirées de L'amour fou, Gallimard, page 25.)

 

*

 

Le hasard, la nécessité, la liberté. Voilà encore une sorte d'opposition à trois pôles. Si un événement a lieu au hasard, c'est qu'il n'est pas nécessaire ; s'il est nécessaire, c'est qu'il n'est pas délibéré ; et s'il est délibérément provoqué, il n'advient pas au hasard.

 

La définition de Cournot est intéressante : elle préserve le hasard en l'introduisant dans la nécessité. Elle déplace habilement la question : le hasard n'exclut pas la causalité mais est la rencontre de deux séries causales. Mais cette rencontre est-elle un hasard ? Ou est-elle causalement déterminée ?

En fait la différence entre hasard et nécessité est ici subjective : elle dépend de la connaissance du sujet à propos de la détermination des séries causales.

 

La définition d'Aristote introduit la subjectivité sous la forme de la finalité qu'il nie pourtant comme simple apparence. Mais la subjectivité demeure car il faut bien que l'apparence soit pour quelqu'un.

La définition de Poincaré n'est pas sans évoquer la théorie des catastrophes, ce qui n'est pas surprenant si l'on voit René Thom comme un lointain disciple de Poincaré.

 

Celle d'André breton, qui concile « hardiment » Freud et Engels, ne me semble pas si mal synthétiser les trois premières. Nous sommes alors en 1936. Depuis quelques temps une autre conception du hasard faisait son chemin, celle de la statistique, qui retourne quelque peu la définition de Cournot : la nécessité pourrait être un faisceau de phénomènes aléatoires.

 

Les premiers travaux de Peirce, dès le milieu du dix-neuvième siècle, ont abouti, d'une façon un peu forcée à mon sens, aux théories du chaos, qui tendraient à faire dériver la causalité du hasard, par un phénomène d'auto-organisation. De là il n'y a qu'un pas, tout aussi excessif à mon goût, pour associer le vivant à l'auto-organisation.

On doit remarquer que cette inversion du rapport entre hasard et nécessité loin d'accorder une place plus grande à la liberté, l'élimine complètement — à moins qu'elle ne l'assimile au hasard — sans, paradoxalement, résoudre le problème d'une téléogonie qui devient au contraire pressant, au point d'inspirer les attitudes « religieuses » de Whitehead ou de la Gnose de Princeton.

 

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AM

2 Altérité

Je crois m'être laissé aller à quelques raccourcis dans ma description d'une tendance à la fusion, qui pourraient devenir source d'égarements. Bien que je considère avoir trouvé dans cette fusion une pulsion primitive simple, celle-ci ne donne pas moins lieu à des développements complexes.

Sous sa forme primaire, elle se résume à la pure et simple tendance à l'abolition de l'altérité, de façon destructrice pour cette altérité, ou autodestructrice pour le sujet affecté par cette pulsion, et elle est dans son essence ni plus ni moins destructrice qu'autodestructrice. À ce stade, elle ressemble beaucoup à un « instinct de mort », si ce n'est qu'elle ressemble aussi bien à un « instinct de vie ».

Mais je ne déduis cette forme « pure » de la pulsion qu'à travers des manifestations qui en paraissent des formes beaucoup plus élaborées, c'est ainsi que j'ai commencé à en parler le 12 septembre, sous la forme d'une « compassion », d'une « sympathie », d'une « solidarité » — dans le sens le plus littéral de chacun de ces termes. Dans de telles manifestations plus élaborées, ce ne seront certainement pas des comportements de voracité qui me seront inspirés, ni davantage d'autodestruction.

 

*

 

Si la mort se joue dans la sympathie — car j'affirme qu'elle s'y joue — c'est d'abord en ce qu'elle remet en cause l'ego : en ce qu'elle intercepte — aussi peu que ce soit — ma capacité à m'identifier comme « moi ».

Mais c'est aussi bien la vie qui est en jeu, car je me demande ce qu'il en serait d'un « moi » sans cette mise au péril d'un « autre ».

 

*

 

Ce que je suppose ici, ne serait-ce pas qu'il ne peut y avoir de vie ou de mort que d'un sujet ? — Voilà à quoi je pourrais donner le nom évocateur d' « évidence trouble ».

Je suppose aussi, secondement, qu'il n'y aurait de sujet que pour un autre sujet. À moins que ce ne soit « par » un autre sujet ?

 

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Je peux cependant constater que ma « sympathie » ne s'exerce pas exclusivement envers un autre être vivant, à plus forte raison de mon genre. Je peux non seulement me prendre d'affection pour un animal ou une plante, mais même pour des objets, des lieux, n'importe quoi ; il est non moins évident que je tends alors à leur « prêter une âme ».

La sympathie me fait traiter n'importe quel objet... en sujet. Alors que l'admiration, au contraire, me fait tout considérer en objet.

 

*

 

C'est encore un exemple de cas où le raisonnement en terme de vérité ou d'erreur (objective) ne peut conduire qu'à la stérilité.

Avant de me demander si telle forme de vie est capable de conscience, de sentiment, de sensation, de la plus vague notion de soi... il serait peut-être profitable que je me demande qu'est-ce qui peut dans certains cas me pousser, pour ne pas dire « me contraindre », à les leur prêter, ou au contraire à les leur nier.

En abordant la question de cette manière, il me semble que, avant même que je n'ai rencontré le moindre indice de réponse, la question se sera entièrement retournée vers moi-même.

 

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Est-ce que je ne sous-entends pas ici que ce qui serait une pulsion primaire à fusionner et à se confondre, disons « organiquement », serait en quelque sorte l'ébauche, l'ossature, ou le germe, de ce que j'appellerai faute de mieux « l'individuation subjective » ?

 

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Le 20 septembre

« Évidences troubles ». Compare ta vision d'une nette photographie avec celle d'un objet présent mais indistinct : une colline dans une brume matinale, par exemple, ou derrière une vitre embuée.

Dans l'évidence trouble, les mots manquent d'efficacité : ni ils ne s'articulent dans une consistance permettant de pertinentes inférences, ni ils ne parviennent à se faire oublier au profit de ce qu'ils désignent.

L'évidence est trouble parce qu'elle ne se focalise pas dans la démonstration, ni davantage dans l'intuition.

 

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AM

3 Matière et fonction

On n'était jamais parvenu à construire un avion tant qu'on n'avait pas renoncé à lui faire battre des ailes. Et si l'hélicoptère ressemble beaucoup à une libellule, ses quatre pales ne brassent pas l'air comme les ailes de l'insecte.

La roue est très importante dans les techniques humaines. Elle remplace les pattes de l'organisme ; elle remplace aussi les ailes : l'hélice est encore une roue, comme la turbine.

Il est remarquable que le principe du levier ne soit appliqué dans aucun organisme vivant. Les muscles s'articulent toujours aux extrémités solides : os ou carapace. Nos articulations mécaniques sont différentes, et demandent ainsi un travail de traction ou de pression bien moindre que ceux que fournissent les muscles.

(A remarquer aussi que le travail musculaire est lui-même bien moindre que celui que peut développer la croissance végétale.)

Je ne creuserai pas davantage cette idée pour l'instant, qui est celle de la relation qu'entretiennent entre eux fonction et matériau : des matériaux distincts employés à la même fonction peuvent apporter d'importantes différences dans les formes techniques mises en œuvre.

 

À ce sujet encore, l'avance technologique de la Chine depuis l'antiquité sur l'Europe et la Méditerranée tient sans doute — sans que ce soit la seule cause — à la présence du bambou qui, à tous les avantages du bois, ajoute la légèreté. J. Needham montre des exemples intéressants de réalisations rendues possibles par le seul usage du bambou.

 

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Justement, on peut à la rigueur dire que le bambou serait « cause » de l'avance, ou « cause » d'une certaine façon de procéder, mais pas « cause » de la fonction. Le bambou permet de réaliser sans peine des canalisations : soit fermées, en emboîtant des tronçons de bambou les uns dans les autres, soit ouvertes, en les fendant longitudinalement. Mais en aucun sens le bambou n'est « cause » de la canalisation. Sans bambou, l'Europe a très bien pu creuser des troncs, faire des tubes de gré ou de métal, ou d'autres matériaux encore.

Le matériau intervient largement sur le dispositif, cependant le dispositif est d'abord déterminé par la fonction, et il ne se plie au matériau que pour adapter le matériau à la fonction.

Ce qui n'épuise pas la question. (Voir le 28 août, page 16.)

 

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Et encore : la silice est un élément essentiel pour construire les ordinateurs modernes. Sans silice les premiers ordinateurs étaient énormes. La technique informatique s'est proprement coulée dans la structure de la silice. Mais ça ne fait pas à mon sens de la silice une condition sine qua non de l'informatique. D'autres moyens auraient été cherchés, et le sont actuellement : fibres carboniques, cristaux apériodiques...

 

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Ce qu'on nomme aujourd'hui « matérialisme » ne serait-ce pas une tendance à trouver des causes à une fonction dans le matériau ?

Mais le matériau semble parfois être lui-même le produit d'une fonction.

(A la base, peut-être, le principe d'entropie.)

 

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Le 21 septembre

4 Statistique

À l'échelle atomique semble régner une certaine pagaille. C'est un peu comme la circulation sur La Corniche ici même. Les services de l'urbanisme mesurent la circulation et trouvent des chiffres à peu près stables selon les jours et les heures. Une certaine indétermination à l'échelle individuelle se traduit par une certaine régularité à l'échelle collective. On peut sans gros risque d'erreur estimer le nombre de véhicules qui passeront devant le café où j'écris, par exemple lundi entre huit et neuf heures. Chaque automobiliste passera cependant ici pour des raisons et des motifs qui n'auront rien de commun avec ceux des autres. Quelques-uns sans doute n'auront décidé de leur trajet qu'au tout dernier moment, quelques-uns ne l'auront même jamais effectué auparavant. Bref, une grande communauté arrive à effectuer des mouvements réguliers, prévisibles et mesurables, non seulement sans concertation, mais sans même avoir besoin d'une cause ou d'une motivation commune. Il y a en fait une plus grande certitude dans la prédiction collective que dans la prédiction individuelle. Le nombre des automobilistes qui passeront ici lundi entre huit et neuf heures est plus certain, à quelques unités près, que la certitude individuelle que chaque automobiliste peut avoir par avance d'emprunter ce chemin.

Plus le nombre est grand, plus la certitude est grande. Et ça se mesure : /n.

Si nous envisageons une population de 100 individus, nous avons comme marge d'erreur /100, soit 10% d'erreur. Si nous envisageons une population de un million, nous avons racine de un million, soit un pour mille.

 

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Ceci n'est pas sans évoquer la rencontre de deux séries causales, si ce n'est qu'il s'agit alors plutôt de deux plans de causalité, et qu'ils ne se rencontrent pas véritablement — comme la tuile qui, à l'issue d'une longue chaîne causale tombe du toit au moment où, à la suite d'une autre chaîne causale passe un homme qui la reçoit sur la tête. Chaque plan de causalité (mais aussi bien de finalité) poursuit son bonhomme de chemin, bien parallèle à l'autre, comme moi-même je prends mon bus sans me soucier des études statistiques du bureau d'urbanisme, et celui-ci ne se soucie pas davantage des motifs de mon trajet, ni que ce soit moi ou un autre.

 

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Il n'y a pas, et pourtant il y a rencontre. Ou plutôt n'y a-t-il pas rencontre parce qu'il n'y a jamais eu séparation : les individus font partie de l'ensemble, et l'ensemble est constitué des individus. Il n'y aurait aucune régularité statistique sans la singularité de chaque comportement. Il y a seulement des plans distincts de causalité, ou de motivation.

La circulation de chaque individu dans la ville n'est sans doute pas sans rapport avec les études et les décisions antérieures du bureau d'urbanisme, et celles-ci ne le sont pas non plus de chaque déplacement individuel antérieur, avec chacun ses propres causes et ses raisons, mais on ne peut établir entre les deux plans une quelconque relation consistante, décidable, pertinente ; et on n'en a, à vrai dire, pas besoin.

 

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Ceci jette un doute sur des habitudes intellectuelles qui tiennent à chercher dans un plan les causes premières ou les raisons finales de l'autre.

 

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Depuis un siècle, les lois de la physique sont devenues des lois statistiques, qui ne doivent leur rigueur qu'au nombre très élevé de leurs individus qui rend la valeur de 1//n négligeable.

 

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AM

5 Causalité et finalité, instinct et morale

Si deux plans de causalité peuvent à ce point s'ignorer, et aussi bien deux plans de finalité, à plus forte raison peut-on imaginer une réciproque ignorance entre un tel plan de causalité et un autre de finalité.

 

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Les lions tuent systématiquement les bébés guépard quand ils ont la chance de les trouver, et ils tueraient volontiers les adultes s'ils étaient capables de les attraper. En agissant ainsi, ils assurent la profusion des troupeaux d'herbivores dont ils se nourrissent. Mais agissent-ils bien ainsi dans cette intention ? Et qu'est-ce que ça voudrait dire d'affirmer qu'un lion a bien cette intention en tuant un petit guépard ?

C'est en attendant un comportement qui a toutes les apparences d'une inférence à long terme. L'incidence de la mort d'une portée de guépards sur l'alimentation quotidienne du lion n'est certainement pas immédiate, et l'on pourrait considérer que des hommes placés dans la même situation mettraient un certain temps à tirer les conclusions qui devraient les conduire au même comportement. Mais le lion n'a peut-être tiré aucune conclusion du tout.

(On est tenté ici d'en appeler à l'instinct, mais l'instinct n'est alors qu'un mot qui ne résout rien.)

 

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Des pêcheurs peuvent se retrouver dans la situation de devoir limiter leur pêche sous peine de ne plus rien avoir à pêcher. Il ne fait alors aucun doute que chaque pêcheur est capable de comprendre cela. Il n'est pourtant pas certain que les pêcheurs soient capables de parvenir à baisser collectivement la quantité de poisson qu'ils prélèveront. Peut-être conviendront-ils en commun de quotas, et quelques-uns peut-être s'y tiendront. Quelques autres se diront que leur infraction, du fait qu'elle est individuelle et que les autres respectent les consignes, ne change pas grand chose. D'autres encore se diront qu'ils n'ont aucune raison de respecter les quotas si tous ne s'y tiennent pas. En définitive, les pêcheurs pourront bien se trouver dans l'impossibilité d'appliquer les mesures qu'une élémentaire inférence logique leur commande de prendre. On ne compte plus les catastrophes ponctuant l'histoire de l'humanité, qui furent causées par des telles impossibilités de prendre les décisions que la raison commande. Il n'y a, la plupart du temps, pas de véritable recours devant de telles impossibilités. L'instauration d'une autorité quelconque, et même de mesures répressives, ne se sont certainement pas révélées des solutions, bien qu'elles y ont trouvé leurs principaux prétextes.

On est alors tenté de dire : « Si chacun... » Mais voilà, personne n'est tout le monde, et moins encore chacun.

Très curieusement on peut pourtant observer des attitudes toutes contraires, comme celles des lions. Elles ne sont pas nécessairement concertées, moins encore contraintes. On observe aussi des capacités à se sacrifier pour d'autres, qui sont en totale contradiction avec les comportements précédents.

Un pêcheur qui met en danger l'avenir de sa corporation et le sien pour pêcher quelques poissons de plus, peut aussi bien, à un autre moment, consentir à des sacrifices considérables pour une cause commune. Contrairement à ce qu'aimerait prouver le moraliste, il agit ainsi sans avoir le moins du monde « changé ».

Contrairement au lion, on peut l'interroger. Il n'est pas dit qu'il soit capable de donner des raisons.

 

(Ici on se décourage d'en appeler à l'instinct. Plutôt remplace-t-on l'instinct par le « sens moral », ou « l'immoralité ». Mais pourquoi deviendrait-on tour à tour, sans raison apparente, « moral » ou « immoral » ?)

 

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Peut-être est-il temps de saisir la morale par les cornes.

Le comportement moral n'est jamais que celui que je peux exprimer sous le registre de « je dois ».

« Je dois », « je veux », « j'ai envie » : la différence n'est qu'une inégalité dans la détermination, la résolution.

Lorsqu'en moi deux désirs entrent en contradiction, ils s'affrontent, comme deux bêtes rivales, et le plus faible va finir, plus ou moins vite, par reculer devant le plus fort. « Ce dont j'ai envie » va reculer devant « ce que je veux », et plus vite encore devant « ce que je dois » ; et « ce que je dois » va repousser « ce dont j'ai envie » et « ce que je veux ».

 

Cette évidence se dérobe devant la « mauvaise conscience » qui vient nous en faire douter.

 

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On doit compter aussi avec « la part du feu », ce que la psychanalyse appelle « faire son deuil ». La maison brûle : je ne peux raisonnablement songer à sauver quelque chose sans me résoudre du même coup à abandonner quelque chose ; abandonner une aile aux flammes, par exemple, pendant que je concentre mes forces pour sauver le corps principal. (Ou peut-être le contraire, s'il se trouve que cette aile a une importance particulière.)

Mais n'est-ce pas précisément cela, le désir le plus faible qui cède au plus fort : la part du feu ?

 

Tout ceci est bien stoïcien. En tous cas, très « romain », et parfois un peu sadien.

 

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Tout ce que je viens de noter pourrait être complété par cette observation que la « bonne conscience » n'est selon toute évidence qu'une forme particulièrement hypocrite de la mauvaise conscience. L'exercice de la vertu ne me paraît pas bénéficier du confort de la bonne conscience.

 

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Le 22 septembre

6 Causalité et contrôle

Ce que j'ai écrit hier à propos du pêcheur peut se révéler trompeur. Ce qu'il serait plutôt important de comprendre, c'est comment une affaire peut devenir « mon affaire ». C'est assez compliqué à discerner, car il y a toujours un entourage qui tente de me convaincre qu'une affaire serait « la mienne », ou que « la mienne » ne le serait pas.

D'autre part, le fait qu'une affaire se fasse « mienne » n'est jamais sans rapport avec une sympathie plus ou moins puissante qui se tisse avec l'entourage. Ce rapport est complexe ; et je crois qu'on peut être induit en erreur à trop privilégier le pôle de la sympathie avec l'entourage. Celle-ci se trame sur un rapport au monde concret, une activité exercée en commun qui devient « mon » affaire.

 

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Selon comment on considère les choses, il semblerait que le fonctionnement de notre esprit, nos états d'âme, soient déterminés par des processus physico-chimiques ; parfois, au contraire, qu'ils les déterminent, ou encore qu'ils poursuivent chacun un cheminement parallèle.

Le fait est pourtant que notre esprit détermine les processus physico-chimiques sur lesquels, pourrait-on dire, il repose. De cela, des hommes devraient être déjà très conscients depuis la préhistoire.

 

Le fait est que nous sommes capables depuis la préhistoire de réaliser des dosages chimiques pour intervenir sur le fonctionnement de notre esprit : nous calmer, exciter notre courage, accroître notre intuition, chasser la confusion...

À cette chimie, s'ajoutent des comportements, des positions du corps, des récitations, des chants, des mouvements spécifiques, des respirations... qui répondent aux mêmes intentions ; chacun de ces procédés pouvant être couplé à ceux de l'autre série, ou lui être substitué.

Nous savons aussi diriger nos pensées, autant que faire se peut, lorsque nous pressentons que ces processus physico-chimiques prennent une trop grande importance, s'emballent, deviennent dangereux, provoquant panique, délire, angoisse, transe... Il est vrai aussi qu'entre la pensée et le comportement, le seuil est peu discernable.

 

Tout ceci pour dire que les obscurs processus nerveux, et les plus obscurs encore processus endocriniens qui président au fonctionnement de notre organisme ne sont pas tellement hors de portée de notre pensée éclairée.

Nous contrôlons, contrairement à ce que nous voulons parfois nous faire croire, des processus organiques très primaires, avec la même maîtrise délibérée avec laquelle nous opérons des dosages précis d'extraits essentiels de végétaux et de minéraux.

 

On peut imaginer les premiers hommes préhistoriques qui firent de tels dosages chimiques, et se poser, à propos de la conscience claire qu'ils avaient de leurs propres intentions, les mêmes questions qu'à propos de celles du lion qui tue les petits guépards.

Alors autant se poser la même question à propos du pharmacien, du neurologue, du biochimiste contemporains. Ça tombe bien, car eux peuvent nous répondre. Mieux : ils s'expliquent et écrivent sans qu'on ne leur demande rien, et leurs explications sont plutôt confuses quant aux rapports entre un dosage chimique et le fonctionnement de la pensée. En un mot, ils n'en savent rien. Du moins n'est-il pas nécessaire qu'ils en sachent quelque chose pour effectuer leur travail, ni seulement pour l'expliquer, même à travers d'épaisses thèses.

 

La plupart du temps ils développeront la doctrine d'un strict déterminisme chimique, sans paraître remarquer que leur seule pratique la met pour le moins en question. Il leur arrive aussi d'invoquer quelque transcendance téléologique.

 

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Ma conclusion n'est-elle pas étrangement paradoxale ? Là où j'en viendrais à me convaincre que l'intelligence humaine règne en maître sur tous les processus qui, disons, la constituent, je suis obligé d'admettre que cette intelligence ne se connaît pas elle-même, qu'elle ne sait ce qu'elle fait, qu'elle agit en somnambule, qu'elle est presque stupide, en tout cas « inconsciente ».

 

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Le 23 septembre

7 Dans le prolongement...

As-tu observé le curieux mouvement que fait un chat avec l'extrémité de ses pattes quand il est content ? Il tendrait à jouer avec la rétractilité de ses griffes.

 

Le chat remue la queue quand il est agacé ; le chien, quand il est content.

À mon avis c'est une erreur d'interpréter cela comme un strict signal. J'entends par « signal » un bloc de signification homogène, un signe qui pourrait être ramené à sa signification par un simple « égale ». Le voir plutôt comme une ponctuation. La virgule ne signifie rien, pourrait-on dire, elle ponctue une phrase et intervient par là dans sa signification.

 

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Le chat n'a pas à apprendre à remuer sa queue pour « signifier » sa mauvaise humeur, ou le chien sa bonne humeur.

Plutôt sa mauvaise humeur agite-t-elle sa queue ; comme l'impatience me fait tapoter le coin d'une table. De là, je peux aussi utiliser ce geste pour signifier mon impatience.

Et le chat aussi.

 

Parfois ma chatte me fixe dans les yeux et soulève verticalement l'extrémité de sa queue. Ce geste ne m'a jamais laissé dans l'incertitude, bien que j'aurais du mal à le traduire. Je comprends sans traduire.

Mais parfois son regard spécifie davantage en me désignant la porte ou sa gamelle. Le soulèvement vertical de l'extrémité de la queue est une ponctuation impérative du regard.

 

*

 

Parfois ma chatte appelle mes caresses. Elle se roule sur le dos, ronronne. Il m'arrive alors d'observer une indétermination dans ses attentes, ses réactions.

Quatre sortes de réactions : elle s'abandonne passivement aux caresses ; elle se lève, frotte sa tête contre ma main, donne éventuellement des coups de langue ; elle me mordille, tente d'échapper à mes mains, de les attraper sans méchanceté ; elle me menace de ses griffes, montre ses dents.

Ce qui ne cesse de m'intriguer, c'est le renversement très brutal d'une attitude à l'autre, et l'indécision qu'elle manifeste (que son ego manifeste) quant à cette attitude. Elle sait peut-être moins vite que moi le comportement qui la domine, et en est quelque part plus surprise encore.

Je pourrais dire aussi : On perçoit un certain retard de son âme sur son corps.

 

Ceci m'intéresse, m'intrigue beaucoup, car ce retard, je le ressens très souvent aussi dans mes propres comportements.

 

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AM

Comme si la chatte ne savait pas du tout ce qu'elle désirait, attendait, avant que cette attente ne s'actualise.

Comme si l'esprit attendait après ce que veut le corps — qui aurait le dernier mot — mais attendrait pour s'aligner — et ceci est très important — non pour suivre, mais pour, littéralement, se mettre dans le prolongement — mais avec toujours quelque chose peut-être d'oscillant.

— C'est un peu comme si l'esprit attendait après le corps pour le devancer.

— Et je ne sais bien sûr pas du tout de quoi je parle ici quand je dis « corps » et « esprit ».

 

*

 

« Ceci », « cela » ; je vois parfaitement ce que je montre, mais je ne sais le nommer.

— Je vois une part d'indécision face à ce qui est déjà en œuvre.

Ceci, je l'observe très bien dans le comportement de ma chatte, quotidiennement. Je l'observe de l'extérieur, et c'est très instructif, plus clair par certains côtés que le serait une observation « intérieure » de moi-même — car je peux très bien l'observer aussi en moi-même. Ou plutôt, pas si bien que ça justement, car il n'est pas facile d'éprouver tout en s'observant éprouver.

 

Il n'est pas si facile non plus d'observer ses semblables : bien des choses nous troublent, à commencer par le langage, et toute une série d'autres conventions, de comportements communs et réciproques, acquis de longue date, et qui s'enchaînent automatiquement.

Comparée à la relation à l'animal, celle avec mon semblable révèle que nos « ego » sont alors bien plus englués l'un à l'autre.

Quoique plus étranger, et parce que plus étranger, plus externe, le comportement de l'animal m'est plus « lisible ».

 

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Je ne sais pas de quoi je parle quand je dis « corps » et « esprit ». Je parle de deux « formes de vie » qui sont en léger décalage ; et qui sont en décalage dans une phase de réversion. Par exemple, la tendresse va se retourner en cruauté.

C'est comme le pivotement d'une vitre où, instantanément, la transparence va laisser place au reflet, ou, par exemple, l'inverse ; instantanément et entièrement (d'une façon qui n'est pas sans évoquer la curieuse définition — car en fait elle est curieuse — du hasard que donne Poincaré).

 

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Le reflet qui vient ici sur la transparence, ou la transparence qui vient sur le reflet, est un événement qui survient brutalement sur le mouvement de pivot, et qui d'ailleurs n'en dépend que par accident. C'est ainsi que semble « se retourner » une certaine « forme de vie », et une autre la suit avec un certain décalage — cette dernière d'ailleurs ne serait pas autrement perceptible que par ce décalage.

Elle ne paraît la suivre que pour la devancer.

 

*

 

Ce que je tente de décrire là me paraît très voisin du décalage que je vis perpétuellement avec mes paroles.

Se suivre, attendre après soi, en se devançant. C'est cela exactement, la place de l'ego.

La langue française, comme l'Anglais, ou l'Allemand, a des sujets pronominaux qui devancent le verbe. Bien d'autres langues, comme le Latin, l'Arabe, le Japonais, l'Occitan, préfèrent suffixer le sujet pronominal au verbe. Cela me paraît plus juste, témoigner mieux du fonctionnement réel de la pensée.

Où est l'ego cartésien dans « cogito ergo sum » ? On ne voit que le bout de son nez dans le suffixe « o » de « cogito ». Le sujet est à la pointe du verbe, dans son prolongement.

 

Et ici on peut songer encore à la curieuse ambivalence de « avant » et de « après ». Car le suffixe est bien placé « devant », du fait qu'il est, dans une autre acception, placé « après ».

Toute cette ambiguïté (et qui est bien aussi celle du temps et de l'espace) me semble tout particulièrement perceptible dans le sensible décalage entre ces deux « formes de vie ».

 

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Le 24 septembre

8 Notion d'empirisme radical :

Le terme est à attribuer à William James, dont l'empirisme ne fut peut-être pas des plus radicaux. Le pragmatisme en tout cas, dans sa pluralité : Peirce, James, Dewey, et ses oppositions, peut être considéré comme un empirisme radical.

Ses sources sont à trouver chez Descartes et Locke.

Autres empirismes radicaux : le surréalisme, l'empirisme logique, le matérialisme dialectique...

Nommément, Wittgenstein fait preuve d'empirisme radical et sans doute Austin. André Breton, Paul Valéry et Roger Caillois font preuve d'empirisme radical. Karl Marx et, dans son prolongement, Georges Sorel aussi — qui fait lui-même la liaison entre marxisme et pragmatisme dans De l'utilité du pragmatisme. Freud fait également preuve d'empirisme radical. De même Poincaré, et plus récemment René Thom. Jean Ricardou fait peut-être lui aussi montre d'empirisme radical dans ses récents travaux.

On peut en chercher d'autres.

 

*

 

Un chromosome est une fine paillette de cristal apériodique. Mon corps doit en posséder quelques 1014, soit deux par cellules. Regroupées, ces 1014 molécules auraient à peu près le volume d'une goutte d'eau.

Ce qui est intéressant, c'est qu'une seule paire de ces chromosomes constitue virtuellement les 1014 autres, et que la goutte qui représente le volume de ces 1014 molécules est mon organisme en puissance.

 

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Ne semble-t-il pas que la notion de « vie » tende à se perdre entre trois étages : celui de l'organisme, celui du tissu cellulaire, et celui de la molécule. (Et l'on soupçonne un sous-sol

subatomique.)

Peut-être vaudrait-il mieux sortir d'abord de cet étagement, voir la construction dans son ensemble. Mais sortir par où ? Sortir par le rez-de-chaussée ? Ou par les combles ?

 

La biologie moléculaire et la génétique, si en vogues aujourd'hui, ont délibérément choisi de sortir par le rez-de-chaussée. Ce qui ne veut pas dire qu'ils aient trouvé la sortie.

 

Thom semble avoir trouvé une porte qui donne sur la toiture.

 

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AM

À l'échelle moléculaire, la nutrition aurait pour principale fonction d'apporter une entropie négative. Schrödinger, qui avance péremptoirement ce principe, ne me convainc pas, pourtant son idée me séduit.

Évidemment, comme en toutes choses, la pagaille (l'entropie) tend à s'installer en nous, alors nous avalons de l'ordre. Voilà donc ce qui se passerait au rez-de-chaussée, et qui ne me parait pas sans rapport avec ce qui se passe au dernier étage : celui où l'on ne se « nourrit » pas, mais où l'on « dîne ».

La gastronomie, mais encore le rituel du repas et tout ce qui l'accompagne d'apparats et de rites, me semblent être dans un lointain mais évident rapport avec cette négentropie atomique que constitue la nutrition à l'échelle moléculaire.

 

Le meilleur cuisinier ne rendra pas digeste une viande impropre à la consommation, mais la présentation dégoûtant d'une nourriture, par ailleurs parfaitement saine, peut avoir des effets désastreux sur ma digestion. Jusqu'à quel point un même vin est-il encore le même vin dans un beau verre bien servi ou dans un gobelet ?

Tout ce qui, si l'on s'en tient au seul fonctionnement des tissus et des fluides du corps, n'apparaît que comme un superflu illusoire, pourrait bien se révéler essentiel à l'échelle d'une chimie et d'une physique moléculaire, à travers les réactions chimiques endocriniennes provoquées par nos émotions gastronomiques. (— Mais qu'est-ce que cela nous apprend de plus sur le goût ou le dégoût ?)

 

La cruauté des chats ne serait sans doute pas sans rapport avec nos arts de la table.

 

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Reste à savoir si l'entropie est plutôt de l'ordre ou du désordre. Je ne sais pas ce que signifient ordre ou désordre, mais l'entropie, elle, se mesure. Si elle n'est désordre, l'entropie est du moins uniformité ; et l'entropie négative, diversité.

Ce qui rend vaines la plupart des méditations généralisatrices sur l'entropie, c'est que toute entropie négative doit, selon toute vraisemblance, passer par un seuil d'accroissement d'entropie.

C'est sans doute là d'ailleurs que s'articulent entre eux les concepts d'énergie et d'entropie, mais je ne sais trop, ici, ce que cela veut dire.

 

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