Jean-Pierre Depétris

Considérations d'un profane sur le vivant


Suivant ->

II

RÉFLEXIONS DÉSORDONNÉES

SUR DIVERS ASPECTS DE LA VIE

 

 

 

 

 

1

Le 6 septembre, AM

La fonction reproductrice — en tant que fonction spécialisée distincte — est bien plus ancienne, primaire, originelle que ne l'avaient soupçonné les premiers biologistes qui pensaient que les organismes les plus primitifs se généraient par simple partition, ou encore par génération spontanée.

Dès les monocellulaires, on observe des noyaux spécialisés pour la reproduction, ou encore une reproduction qui nécessite une copulation, même sans distinction sexuelle.

 

Mais en fait la notion de reproduction (de génération) est indissolublement liée à celle d'individu. Qu'est-ce qui peut bien se reproduire, si ce n'est un individu ? Et qu'est-ce qu'un individu, si ce n'est ce qui se reproduit ? — Car à ce compte, tout se reproduit. (Les alchimistes n'étaient pas si fous.)

Comment Descartes ou Lamarck parvinrent-ils à éluder cette question, alors même qu'ils envisagent une génération spontanée ?

 

*

 

C'est un peu comme la croyance en la réincarnation : la question consiste moins à savoir s'il y a ou non réincarnation que de savoir qu'est-ce qui se réincarne au juste.

Et en général, quand on parle de réincarnation, on a l'air d'entendre, non sans inconséquence, qu'il est principalement question de réincarnation de... la mémoire.

— Mais sinon, quoi d'autre ?

 

*

 

Le 7 septembre

Je n'y avais jamais sérieusement réfléchi, mais je crois qu'il serait erroné de chercher chez les protozoaires les ancêtres des métazoaires — et des métaphytes chez les protophytes — malgré ce que leur nom indique. C'est sans doute pour cette raison que les origines de la vie ont toutes les apparences d'un mystère : elles ne sont pas là où on les cherche.

 

Des quantités de protistes, comme les amibes, les paramécies, ou les actinopodes me semblent des animaux monocellulaires bien plus complexes, riches d'adaptations plus fines à leur milieu, en un mot plus évolués qu'un bon nombre de métaphytes ou de métazoaires.

Je crois que c'est une impasse de chercher les origines de la vie dans des monocellulaires. Plutôt des cellules ont gagné l'autonomie en s'affranchissant d'organismes plus complexes.

L'apparition de la vie me semble au contraire liée à celle de l'organisme. Mon intuition serait plutôt que, après l'apparition des premiers organismes pluricellulaires possédant des organes diversifiés, la cellule aurait « copié » son propre micro-organisme, se faisant de partie totalité.

Cette idée est peut-être une absurdité qu'une meilleure connaissance des découvertes biologiques balaierait. Mais je suis surpris que cette hypothèse n'ait jamais, semble-t-il, effleuré quiconque depuis l'antiquité jusqu'à nos jours.

 

*

 

Toujours a dominé l'idée d'une progression qui devait aboutir à l'homme et, par voie de conséquence, d'une origine qui devait donc être la plus éloignée de l'homme. Tout au plus a-t-on imaginé un mouvement inverse de régression.

 

En quoi serions-nous la forme la plus achevée du règne animal ? Nous le sommes, à coup sûr, mais du seul point de vue du système nerveux. Notre système nerveux est le plus sophistiqué du règne animal. Est-ce vraiment le seul point de vue envisageable ?

Du point de vue de la capacité de s'émanciper du milieu marin originel, ce serait plutôt les oiseaux et les insectes qui seraient au sommet de la chaîne de l'évolution. Mais on pourrait aborder l'évolution aussi du point de vue du système digestif, endocrinien, etc...

 

*

 

Les hormones, découvertes au début de ce siècle : pourquoi cet apparent couplage nerveux et hormonal ? (Mécanique et chimique ?)

 

Mais au fond rien ne dit que le système nerveux et le système hormonal soient véritablement distincts. La manifestation chimique et celle plus ou moins électrique peuvent n'être que deux aspects d'un même phénomène — comme une densité et une surface colorée peuvent n'être que deux aspects d'un même objet que l'on peut aussi bien percevoir séparément qu'en même temps.

Privilégier l'aspect lecture, interprétation, à celui stimulus-réponse.

 

*

La science depuis le début du siècle ne travaille-t-elle pas principalement sur des objets imaginaires : quanta, chromosomes ? des objets qui échappent à l'intuition immédiate ? — À mon sens, c'est risqué.

Objets imaginaires, ou objets virtuels ? — Ils produisent bien des objets réels, mais ce n'est pas suffisant pour affirmer qu'ils ne sont pas imaginaires.

 

*

 

Le 9 septembre

Il ne faudrait pas confondre sensation et excitation.

— Mais si nous ne les confondons pas, comment pouvons-nous par ailleurs les distinguer ?

 

Le couplage du système nerveux et endocrinien soulève pas mal de questions à ce sujet.

Et si le caractère relativement primaire du système nerveux des insectes était compensé par leur fonction endocrinienne ? Si, pour les arthropodes, les arômes avaient à peu près la valeur qu'ont pour nous les visions ?

Le bombyx sent sa femelle à des kilomètres. Et l'on ne peut affirmer qu'il y voit bien loin, ni grand chose. Mais surtout : il ne sent pas sa femelle comme il sentirait n'importe quoi. Il sent ce que sa femelle lui fait sentir ; celle-ci active une glande de son abdomen lorsqu'elle attend d'être fécondée, elle émet ainsi un arôme comme elle émettrait un appel.

(Ce que j'ai pointé sur la fonction du regard : on ne voit pas seulement, mais on communique du regard.)

Dans l'ensemble les insectes contrôlent les arômes qu'ils émettent et dont ils se servent pour communiquer.

 

*

 

Mais il n'y a paraît-il aucune conscience, seulement stimuli et réponses. Et pourquoi ? Et pourquoi un cerveau les permettrait-il davantage ?

 

*

 

Suis-je en train de supposer que les insectes peuvent accéder à la conscience aussi bien que les vertébrés ? Le problème est plutôt de comment supposer l'un ou l'autre.

Des réactions endocriniennes pourraient-elles se substituer à des stimuli nerveux ? — Évidemment elles le peuvent. Mais aboutir à des fonctionnements identiques à l'échelle de l'individu ?

Il est vrai que nous savons déjà si peu de notre propre pensée et de notre propre conscience.

 

L'œil du homard est évidemment relié au système nerveux, mais il est aussi relié à une glande endocrinienne qui émet des hormones spécifiques selon la vision qu'il capte, et qui commandent donc aussi certaines réactions spécifiques (en particulier, des changements de couleur).

Il n'y a pas une nette différence de nature entre processus nerveux et endocrinien (si ce n'est une moindre vitesse), or la question est celle de la possibilité de passer d'un simple commandement automatique à une réaction plus délibérée. (Et donc émancipée de la stricte nécessité ?)

 

*

 

Mais qu'est-ce que ça veut dire au fond « acte délibéré » ?

Une réaction endocrinienne, justement parce qu'elle est plus lente, n'offre-t-elle pas plus de possibilités de réponses, de comportements ?

Que fait au fond la complexité de notre système nerveux, si ce n'est démultiplier les relais, qui ralentissent d'autant les processus, ou du moins bien souvent les dédoublent ? Ne pourrait-on imaginer des processus équivalents qui, plutôt qu'utiliser tout ce labyrinthe de circuits nerveux, utiliserait davantage une circulation hormonale ?

Mais toute la question est là : la sensation est-elle dans les nerfs ?

— Ou bien ?

— Ou bien les nerfs ne font-ils qu'une fonction de liaison ?

Or c'est la liaison qui compte, pas ce qui fait liaison.

 

*

 

Il y a des organes sensoriels, et il a des organes moteurs. Que des nerfs en assurent la liaison est aussi un fait, mais les organes sensoriels ne s'identifient pas plus au système nerveux que ne le font les organes ambulatoires ; et je ne comprends pas dans quel sens je verrais davantage avec mon cerveau que je ne marcherais avec mon cerveau — mais pas moins non plus.

(Ce que je dis n'est pas tout à fait juste puisque le système nerveux qui gère la plupart des sens se trouve dans le crâne, alors que la marche peut se faire par le seul fonctionnement de la mœlle épinière ; mais le principe demeure.)

Un certain nombre de sensation dépendent presque exclusivement d'organes spécialisés : la vision, l'odorat, le goût, l'ouïe, mais pour ce qui est du toucher, il n'y a pas d'organe spécialisé, et le corps tout entier est aussi bien un vaste organe sensible. L'ouïe est un peu dans un stade intermédiaire. Il me semble qu'on ne sait pas très bien à partir de quel moment apparaît dans le règne animal la possibilité d'entendre des sons. Elle apparaît sans doute avant un organe de l'ouïe spécialisé. Ainsi les serpents, bien que « sourds », entendent la musique.

 

*

 

Il serait bon aussi de se demander jusqu'à quel point la réception ne se double pas d'émission.

Ainsi la chauve-souris « voit » avec les oreilles, en recevant l'écho des cris qu'elle émet. Et ceci renvoie à l'ambiguïté du terme « voir » que je notais l'autre jour, et qui me paraît moins être déterminé par un organe particulier, propre à percevoir la lumière, que par la perception synthétique d'un schème spatial.

Cette intuition synthétique d'un schème spatial me semble décisive, qu'elle soit fournie par les organes sensibles à la lumière, aux sons, aux odeurs ou aux goûts ; ou encore qu'elle s'apparente « toucher éloigné », comme le requin qui perçoit de très loin d'infimes mouvements d'eau.

 

*

 

La liaison : l'idée d'un « entre ». Nous cherchons quelque chose qui n'est pas vraiment quelque chose, mais qui se tient « entre ». Et tout ce que nous saisissons ce sont de ces choses « entre » lesquelles ce que nous cherchons se tient.

 

*

 

Quand un influx quelconque va s'inscrire dans un neurone, qu'est-ce qui nous dit qu'il en résulterait quelque chose de l'ordre de l'intelligence, de la pensée, ou seulement une sensation, ou la plus obscure expérience d'un moi. N'est-ce pas plutôt comme la trace laissée sur un disque d'ordinateur ? Une mémoire, une simple trace.

L'important est bien plutôt l'interaction, la suite d'interactions. Or tout est propre à l'interaction, et pas seulement les neurones.

— Comment ces interactions pourraient-elles s'émanciper d'une simple réaction en chaîne, c'est à dire de la causalité : prendre le mors aux dents ?

 

*

 

Reste encore la tout autre question de « qu'est-ce que je veux ? »

Les tragédies de Corneille ou de Racine nous montrent des personnages écartelés entre la passion et le devoir. Malgré les réels efforts de rationalisation du kantisme, cela ressemble beaucoup aux descriptions de pulsions instinctives de Lorentz ou de Laborit.

 

Il est assez curieux d'observer comment nous pouvons devenir patriotes, amoureux, mystiques, alcooliques, cleptomanes, ambitieux ...

— Dois-je vraiment mettre tout ceci dans un même sac ? — Pourquoi pas, puisque m'importe surtout ici jusqu'où nous pouvons aller.

 

*

 

Toute vie fuit la mort, mais à y regarder de plus près, elle semble surtout la fuir « pour continuer ».

— Continuer quoi ? Car dans certains cas, ne semble-t-il pas que toute vie soit capable de se jeter dans la mort aussi bien « pour continuer » ?

Cette pulsion de survivre qui semble si forte, n'est-il pas curieux qu'elle semble si facile à vaincre dans certains cas ?

La reproduction chez les arachnides, ou les mantes, par exemple. Un prétendu « instinct de procréation » ne veut rien dire ; moins encore qu'un « instinct de conservation ».

Se demander plutôt sur quoi se fixe le désir.

 

*

 

Le 10 septembre

Il existe de très vieilles conceptions pour expliquer comment nous agissons : l'inspiration divine et l'influence des astres... Il me semble que ce serait une erreur de chercher là des explications ; nous pouvons plutôt y trouver de très bonnes descriptions de comment nous nous conduisons.

 

Cessons de raisonner en termes de vrai ou de faux : Que suggère la carte du ciel que dresse un astrologue ? Tous les astres demeurent perpétuellement présents au ciel, mais la figure qu'ils dessinent à un moment précis est indéfectiblement liée à un destin particulier. La naissance établit une relation spécifique avec le cosmos tout entier ; l'astrologue dessine en quelque sorte la figure cosmique de l'individu à sa naissance, et le corps du nouveau-né, ce corps qui n'est que le sien, se double d'un corps cosmique qui est, tout en n'étant pas, un même corps pour chacun.

L'ego déjà non localisable dans le corps, est ainsi non localisable encore dans le cosmos.

Là-dessus, la conception d'un Dieu Unique met cet ego dans une relation à un autre Ego qui, tout à la fois, (i) forme avec lui un seul et même ego, (ii) est un Autre définitivement autre et Seul autre, et (iii) cet Autre qui est dans une relation d'intimité avec chacun, comme s'il n'y avait qu'Un Seul Autre, établit cette même relation avec toutes les créatures.

 

*

 

Le plus étonnant, dans une vie d'homme, c'est comment nous prenons nos décisions. Bien souvent notre assurance ne semble fondée sur rien ; et aussi bien, nos indécisions ne semblent pas davantage causées par quoi que ce soit. Bien sûr, plus souvent encore, ce n'est pas le cas : nous savons bien ce qui fonde notre indécision, et aussi bien ne nous interrogeons pas sur notre assurance.

Mais parfois mon assurance me surprend. J'ignore absolument sur quoi elle est fondée, et j'observe aussi bien qu'elle n'a nul besoin de fondement. Mieux : c'est quand j'ai besoin de fondements que je la sens moins ferme.

 

*

 

Le 12 septembre

N'y aurait-il pas entre les êtres comme une constante fusion ? J'entends ici ce qu'on a quelquefois nommé « compassion », « sympathie », « solidarité », quand on n'a pas dévoyé complètement la signification de ces mots. Le terme de « charité » est recevable aussi quand il n'est pas dévoyé.

En fait je veux parler d'un curieux processus qui me fait agir pour un autre être comme si j'étais lui, ou plus exactement, comme s'il ne cessait d'être moi.

Il ne s'agit en rien d'un réflexe « moral », au sens où l'on définirait la morale comme un « devoir être » ; car ce sentiment peut aussi bien s'opposer au sens moral. Les sentiments que des êtres nous inspirent ne nous facilitent en rien bien souvent l'accomplissement de ce que nous reconnaissons comme notre « devoir ».

 

On pourrait aussi appeler cela « amitié ». Des amitiés se nouent simplement entre des êtres qui ne sont même pas nécessairement semblables, qui parfois sont à peine vivants. Cela peut être fugace, comme l'insecte qu'on sauve de la noyade dans un verre d'eau ; ou le papillon que l'on se contente de contempler un moment parce qu'il s'est posé sur la main ; ce peut n'être qu'une plante qui a pris racine devant chez soi et avec qui une sympathie se noue. La plus épaisse brute est ainsi.

 

Aucun impératif ne semble commander un tel attachement. Le plus souvent d'ailleurs, nous sortons la mouche du verre avec dégoût.

Or ce dégoût me semble l'exact contraire de cette amitié. C'est même un dégoût tout semblable que peuvent nous inspirer d'autres humains dans des situations pénibles, lorsque ne nous vient pas l'impulsion de leur venir en aide (ou peut-être parfois lorsqu'elle échoue). Aussi le dégoût ne me paraît être qu'un phénomène de rejet de l'amitié.

« Un haut le cœur », dit-on en Français ; l'envie de vomir : quand l'organisme se refuse à assimiler ce qu'il a ingéré, et le rejette violemment.

 

*

 

Mais nous n'éprouvons pas systématiquement de l'amitié ou du dégoût. Aussi bien nous n'éprouvons rien. Et je pense que ça mérite d'être questionné ce que nous pouvons appeler « ne rien éprouver ».

 

*

 

Nous pouvons aussi éprouver ce que Descartes appelle « admiration ».

Il est bien curieux que le sens de ce terme ait évolué sans qu'un autre terme ne soit venu prendre sa place : étonnement, émerveillement, curiosité...? L'admiration est un sentiment, une passion dirait Descartes, qui ne connaît pas l'amitié, la compassion, et pas davantage le dégoût.

La fourmi tombée dans le verre, nous la regardons se débattre avec curiosité, nous observons comment elle s'y prend, nous y trouvons source d'admiration.

Il n'est pas dit que nous ne tentions pas quelque expérience. Cette attitude de l'esprit s'accorde très bien avec une certaine cruauté. Mais c'est une cruauté sans méchanceté, sans jouissance du mal qu'elle provoque.

Une cruauté très différente de celle que peut provoquer le dégoût.

 

*

 

À propos de la méchanceté que provoque le dégoût, je me demande si elle n'est pas une réaction pour échapper à cette « compassion » qui est sa cause. Le dégoût est une sensation pénible, comme le vomissement. La méchanceté, la haine, serait comme une réaction de l'esprit pour en finir avec l'impossible compassion et en revenir à cette indifférence curieuse — et qui n'est donc pas une indifférence — de l'admiration.

La cruauté des chats est très symptomatique à cet égard. Ils sont incapables d'avaler une créature vivante avant de l'avoir longtemps torturée.

 

*

 

Comment considérer cet aspect disons « fusionnant » des êtres ? Je crois que la bonne prise pour cette question consiste à observer, dans cette fusion, ce qu'il en est de l'ego.

L'ego n'est pas localisable dans un point du corps. Il n'est peut-être pas si localisable qu'il semblerait dans un corps tout entier.

 

*

 

2

Le 13 septembre

Il peut être instructif d'observer que des recherches centenaires, si ce n'est millénaires, qui ont quand même donné une quantité non négligeable de découvertes, ne fournissent pas des réponses satisfaisantes aux questions qu'elles ne cessent pourtant pas de poser.

 

Peut-être cela tient-il à ce que la différence entre une observation, une question ou sa réponse n'est souvent rien moins que rhétorique.

En quoi une définition du vivant et une interrogation sur la nature du vivant se distinguent-elles autrement que par une forme grammaticale ?

Se cache ainsi souvent la vraie question qui est en cause : s'interroge-t-on sur des significations précises des termes (et des connexions du système symbolique que l'on construit et que l'on emploie), ou sur les choses que l'on tente de saisir à travers eux ?

Cette confusion permet tous les sophismes sur lesquels a toujours été construite la notoriété des maîtres à penser, et génère tous les brouillards au-delà desquels on fait croire à des cimes inaccessibles.

 

*

 

Il faudrait un peu creuser la notion d'organisme. Je ne pense pas qu'on puisse disposer aujourd'hui d'une définition satisfaisante d'un tel concept. Plutôt avons-nous une collection de définitions qui se recoupent mal, selon qu'on les aborde d'un point de vue ou d'un autre.

C'est dire que nous sommes devant un problème grammatical que l'expérimentation scientifique contribue à régler, mais ne résoudra pas seule.

 

*

 

Il est des animaux qui, en fait d'organes ne possèdent qu'un tube digestif à une seule ouverture, comme les pongidés. Ces êtres ingurgitent tout ce qui passe à leur portée, et dégurgitent tout ce qu'ils ne peuvent digérer. Je crois que ce processus d'absorption et de dégurgitation est une fonction essentielle du vivant — bien plus importante que l'expansion toward et la retreat from de Whitehead.

À moins d'aller chercher cette expansion toward et cette retreat from au-delà du vivant et de l'organique, jusque dans l'entropie ou le magnétisme.

 

*

 

Les questions qu'affirment se poser les sciences aujourd'hui : l'origine du monde, la liberté ou la nécessité, ou le hasard... Quelles confusions supposent-elles entre definitio nomini et definitio rei ? Entre expérience et inférence aussi, sans doute ?

 

*

 

AM

Une des principales vertus que j'attends de la pensée, ce n'est bien sûr pas la vérité, mais une certaine « sensualité ». (J'aimerais que l'on se taise quand on cesse de ressentir. A. Breton.) De préférence : une discrète mais insistante sensualité.

 

*

 

Absorber et rejeter ; bien plus essentiel que se tendre vers et se retirer, qui n'en est peut-être que la suite.

Pas sans rapport bien sûr avec l'amitié et le dégoût.

— Et l' « admiration » viendrait à l'autre bout d'une chaîne évolutive ?

— Non : représenter, se représenter. C'est à dire sentir. Or sentir, c'est aussi construire sa sensation, construire ses outils, ses organes de sensation, « se » construire. Reconstruire le monde sous sa propre forme.

 

Et c'est aussi bien le monde qui se construit ainsi, s'il est l'ensemble des êtres qui agissent pour « être au monde ».

(Voilà qui, dit ainsi, sonne comme un animisme mystique qui ne me satisfait pas, mais sent pourtant la bonne voie.)

 

*

 

Il me semble incohérent de rapprocher trop les organismes vivants des machines auto-organisatrices que nous construisons. (A propos des théories de la complexité.) Il y a là plus d'inconséquence que chez Descartes encore.

Les machines que nous produisons ne sont que des prothèses. Et où est la limite nette entre organe et prothèse ?

Si nous comparons l'organisme vivant avec nos prothèses, en toute rigueur nous devons alors comparer « le sujet vivant » au concepteur de ces machines. Nous devons considérer que la vie (l'être vivant) n'est pas le produit de l'organisme, mais l'inverse.

Nous devons (grammaticalement) considérer que les organismes vivants ont une âme, et que cette âme les crée.

 

À ce moment-là, on peut s'arrêter pour souffler, et se demander qu'est-ce que « ça peut vouloir dire ».

 

*

 

Ça peut vouloir dire, par exemple, que si nous sommes bien capables d'opérer des inférences à long terme, nous sommes bien embarrassés pour savoir, ou seulement pour décrire, comment nous nous y prenons pour effectuer la plus élémentaire addition. (Je dis bien « par exemple ».)

 

*

 

Le 14 septembre

Les théories de la complexité partent du simple. Il faudrait partir de l'infiniment complexe ; de l'infiniment possible.

Le sens est toujours un filtrage.

 

*

 

AM

Le terme de « mécanique » a pris un sens quelque peu ambigu depuis la fin du siècle dernier. À partir de « mécanique » on serait tenté de forger le nom d'un système, d'une philosophie fondée sur cette mécanique, à l'aide du suffixe « isme » : « Mécanisme ». Pourtant « mécanisme » ne désigne pas un système de pensée, mais un « système » pur et simple, un dispositif mettant en jeu des masses et des forces. Aussi n'y a-t-il pas de « Mécanisme », dans le sens où il y a, par exemple, un « Rationalisme », un « Empirisme », ou même un « scientisme ».

C'est une observation qui mérite l'attention car, s'il n'existe pas à ma connaissance de « Chimisme », ou de « Physisme », ces termes pourraient fort bien être employés pour désigner des systèmes fondés sur la chimie ou sur la physique.

« La Mécanique » donne des théories, des points de vue, des interprétations, des explications... « mécaniques ». Y aurait-il des théories, des explications, etc... « mécanistes » ? On se demande bien à quel « Mécanisme » ce « mécaniste » se rapporterait.

Bref, il n'y a pas de « Mécanisme », mais seulement des « mécanismes ». Et la compréhension des mécanismes ne saurait être « mécaniste » ; seulement (de la) « mécanique ».

 

*

 

Supposons qu'un organisme vivant soit un système puisant, ou recevant passivement, des informations de son milieu... — Pourquoi l'organisme aurait-il besoin de recevoir de telles informations ? Pour durer ? Mais durer, en ce cas, ne se réduit-il pas à continuer à recevoir de telles informations ?

Le fonctionnement de la sensibilité des êtres vivants, même des plus simples, est bien compliqué s'il ne s'agit que de recevoir et de traiter des informations pour palier à ses besoins. — La complexité de l'organisme humain, la complexité d'une seule cellule, tout ça pour des processus de l'ordre de penser à prendre un parapluie s'il va pleuvoir ?!

— D'autant que la complexité des mécanismes est plus cause d'erreurs que de certitudes. — Justement cette complexité n'inspire-t-elle pas l'idée d'une distanciation ?

 

*

 

Les mécanismes construits par l'homme au cours de son histoire vont du simple au compliqué : du boulier à l'ordinateur. « Compliqué » serait proche ici de « automatique » : multiplier les combinatoires de la commande à la sortie (input, output).

Il y a aussi la complexité de la commande, de l'input. Il me semble que ces deux complexités sont en relation inversée.

Est-ce que la complexité d'un système ne serait pas en fonction d'une simplicité produite : un système de raffinement des input ; de purification.

 

*

 

Le 15 septembre

Imagine un enfant qui ait toujours vécu dans une bulle. Quand on lui demanderait ce qu'est une montagne, il répondrait que « c'est une ligne brisée qui change de forme quand on se déplace » ; et quand on lui demanderait ce qu'est la mer, il dirait que c'est « une ligne bien droite, exactement en face de son regard ». En aucun cas on ne pourrait dire ces réponses fausses ou inexactes.

On pourrait les dire incomplètes, mais on aurait alors beaucoup de mal à leur en substituer qui soient complètes de façon satisfaisante.

« C'est là où la pression devient plus forte à nos tympans », est encore une réponse possible.

 

*

 

On peut se demander si tout être voyant est en mesure de s'apercevoir que la ligne de l'horizon est toujours en face de son regard ; qu'il dirige toujours son regard horizontalement quand il la fixe.

— Tout dépend de ce que l'on entend par « apercevoir ». En un certain sens, il doit bien s'en apercevoir du seul fait qu'il perçoit l'espace. Mais dans un autre sens, on pourrait attendre de lui, par exemple, qu'il nous le montre par un dessin.

— Même dans ce cas les définitions son ambiguës. On peut faire de très bons dessins à vue de paysages sans avoir percé tous les arcanes de la perspective.

D'autre part, seul un très long entraînement à la navigation permet une bonne appréhension des distances en mer. C'est la même chose en montagne, où nous avons toujours une sensation différente de l'espace selon que nous regardons vers la cime depuis la vallée, ou dans la vallée depuis la cime. Et là encore, seule une longue habitude permet de réduire automatiquement les illusions.

 

*

 

Le 16 septembre

Le concept d'organisme avait déjà été mis à mal par Lamarck. Le concept d'organisme suppose un recoupement presque complet entre les concepts de vie et d'organisation.

Si j'osais, je dirais que ces deux concepts sont couplés par une substance chimique : le carbone.

Aussi peut-on trouver les mots « vivant », « organique » et même « carbonique », employés comme des synonymes, auxquels on peut ajouter « macromoléculaire ».

 

« L'être vivant est un être doté d'organes ». Si l'on retient ce principe, ne peut être appelé vivant qu'un être pluricellulaire. Ce n'est pas du tout ainsi que Lamarck définit la vie, ni Cuvier, ni Bichat. Malgré la diversité de leurs conceptions, ils trouvent tous l'essence de la vie dans les tissus.

Il existe des êtres vivants sans organe des êtres vivants qui ne sont donc pas, littéralement, des organismes. Première conséquence : la vie n'est donc pas un produit de l'organisme, mais l'organisme un produit de la vie. Deuxième conséquence : on ne peut échapper à une conception évolutionniste supposant un déploiement de la vie, du simple tissu cellulaire sensible à l'organisme le plus élaboré.

La vie serait une propriété, propre à certaines formes de matière, de réagir, d'être sensible, irritable.

 

Pour ce que le début du dix-neuvième siècle connaît des infusoires, il n'est pas question de leur imaginer des organes : ils ne peuvent être que de petits grains de matière, capables de croître et de se diviser, et même capables d'être générés spontanément par simple réaction chimique d'un milieu favorable.

Aussi, « organique » tend implicitement à ne plus supposer l'existence nécessaire d'organes ; mais cependant une complexe organisation de molécules à l'aide du carbone.

Tout ceci est plutôt cohérent, sauf qu'à mieux connaître les cellules — les cellules qui composent les tissus, aussi bien que les êtres monocellulaires — on découvre qu'elles possèdent des organes — qu'on préfère les nommer « organites » — et que leur mode de reproduction est bien moins sommaire qu'on pouvait l'imaginer.

 

*

 

Ce n'est pas du tout évident que des cellules aient des organes. Ça crée un pallier supplémentaire qui n'était pas imaginable entre structure organique et structure chimique.

La conception de l'animal-machine ou de l'homme-machine, telle qu'elle fut supposée de Descartes à Helvétius, en prend un coup.

 

On peut faire la relation entre les organes de notre corps et les organes de notre voiture — la langue française admet un tel emploi du terme : organes de transmission, de suspension... Mais peut-on imaginer un seul instant que ces organes de notre voiture soient à leur tour composés de minuscules structures mécaniques dont le fonctionnement partiel serait indispensable au fonctionnement de l'ensemble ?

Il est évident que c'est à un tel stade, celui de minuscules organismes en composant un autre, que s'exécutent les fonctions essentielles et spécifiques de la vie, à commencer par la nutrition et la reproduction.

 

*

 

Le problème se complique donc de ce que l'organisme vivant est composé d'organismes vivants — comme une structure fractale du vivant.

 

*

 

On a pu observer depuis le dix-neuvième siècle que les protozoaires pouvaient posséder un « organisme » n'ayant rien à envier dans l'ensemble à celui de métazoaires.

Cet organisme ne peut bien sûr pas être coordonné par un système nerveux, puisque les neurones sont faits de cellules. Il est cependant aussi bien coordonné qu'un organisme possédant un système nerveux.

 

*

 

La cellule ne semble-t-elle pas « copier » l'organisme pluricellulaire ? À moins que l'organisme pluricellulaire ne « copie », n' « imite » la cellule ?

 

*

 

Un peu comme une armée s'organise pour agir, selon l'expression, « comme un seul homme » ; les soldats des différents corps se mettant sous le commandement d'officiers qui tiennent lieu de système nerveux et sont reliés à un état-major qui assure la fonction du cerveau.

Mais on admettra qu'une armée, pour être efficace, doit compter d'abord sur la détermination et la capacité d'initiative de chacun. Le général en chef ne peut être derrière chaque soldat pour lui dire ce qu'il doit faire et comment. Aussi l'autorité suprême doit se décharger sur chaque échelon hiérarchique.

On peut considérer comme un stade idéal celui où l'autorité centrale ferait seulement fonction de banque de données, offrant un cadre rigoureux à chaque individualité pour le plein emploi de sa libre initiative, et où les individus occupant cette fonction centrale seraient dans la même situation d'exercer leur libre initiative en fonction du cadre le plus consistant de données précises.

À ce stade, la notion de « liberté » et celle de « nécessité » tendent à se confondre aussi parfaitement que dans l'intéressante expression de « chute libre ».

 

*

 

3

Le 16 septembre, AM

J'ai associé à la vision l'intuition d'un schème spatial.

On a aussi l'intuition du temps, et le rapport bien complexe que le temps établit avec la mémoire — car la mémoire implique une inscription dans le passé qui demeure nécessairement dans le présent, et n'existe qu'en lui.

 

*

 

Le temps est inséparable de la conformation d'état à état. Il y a du temps parce qu'un certain état des choses correspond à un autre état des choses qui le précédait, ou qui le suivra. J'appuie sur la gâchette et la dorade est transpercée. Il y a une conformation évidente des faits entre le moment où la dorade entre dans mon champ visuel et le moment où elle est traversée par mon harpon. Et bien sûr il n'y a pas d'une part le temps qui s'écoule, et de l'autre la suite des faits qui se dérouleraient dans le temps.

 

*

 

L'expérience que nous faisons du temps a un caractère bien singulier que l'on se plaît généralement à négliger : des événements proches nous paraissent lointains et des événements lointains nous paraissent proches. Parfois un certain effort critique nous est nécessaire pour nous convaincre qu'un événement est bien antérieur ou postérieur à un autre.

Il est vrai qu'on peut trouver des exemples à peu près équivalents avec l'espace, quand on compare notre intuition des distances avec un plan par exemple. Mais il est vrai aussi que nos intuitions du temps et de l'espace sont intimement liées en ce qu'elles passent toutes les deux par celle du mouvement. C'est tout à fait évident dans l'exemple de la dorade percée par le harpon.

Mais le plus important est qu'un fait paraisse s'éloigner dans le temps dès que ses effets sur le présent cessent d'être perceptibles, alors qu'un fait, même lointain, paraît demeurer très proche du moment qu'il reste de façon perceptible agissant sur le présent.

 

De cela nous avons une véritable perception, mais nous avons un certain mal à l'apprécier nettement car elle entre la plupart du temps en contradiction avec nos systèmes de mesure du temps.

 

*

 

Nous avons une intuition subjective du temps qui entre en contradiction avec nos mesures objectives. Cela ne veut pas dire que ces intuitions soient proprement fausses. Et quand je dis « pas fausses » ici, je ne pense pas à une simple concordance avec des faits — car au fond il n'est question que de concordance avec des mesures — mais je pense surtout à une concordance rigoureuse dans l'intuition d'une conformation d'états à états.

 

Je suis persuadé qu'une approche attentive dans cette voie remettrait en question certains préjugés sur la causalité, le hasard, la finalité... et chasserait bien des mystères dans de nombreuses expériences qui nous semblent en contradiction avec ce que nous savons du monde.

Notre intuition immédiate du temps a sans doute quelque chose de plus vrai, de plus agissant, de plus « réel » en un mot, que ce que nous tirons de nos mesures. Seule la confusion des deux la rend trompeuse.

 

*

 

Whitehead affirme qu'aucun être vivant ne paraît douter de la conformation d'état à état, ni de l'influence de l'événement présent sur le futur. Et pourtant, aucun être vivant autre que l'homme ne paraît percevoir ce que veut dire « hier » ou « demain ».

 

*

 

Le 17 septembre

Il est remarquable que toutes les connaissances biologiques accumulées au fil des siècles ne fassent pas avancer d'un pouce l'explication d'un phénomène tel que la vision. « Nos yeux nous rendent sensibles à la lumière et à tout ce qu'elle éclaire » ; cela, les hommes préhistoriques devaient déjà le savoir. Je n'en sais pas plus.

Du moins, ce que je sais de plus sur la lumière, l'optique, les organes... complique plutôt qu'explique ; et si je tente de simplifier et de synthétiser, je ne peux faire mieux que revenir à l'évidence préhistorique. Ni dans la lumière, ni dans les surfaces optiques, ni dans l'œil, ni dans le système nerveux, ni sous mon crâne je ne découvre la moindre image... que je vois pourtant.

Je comprends mieux tous les éléments qui contribuent à ma vision, à travers des descriptions devenues de plus en plus fines au cours de l'histoire des connaissances ; mais pour ce qui est de « comment je vois » effectivement, je n'ai rien de plus, si ce n'est des questions.

 

*

 

On dit que la vue est un sens synthétique, alors que le toucher est un sens analytique. Sans doute est-ce ainsi que l'homme se sert de ces sens, mais rien n'exclut qu'une autre forme de vie ne fasse autrement, comme le requin ou la chauve-souris. L'image que je forme à l'aide de mes yeux pourrait aussi bien être formée par n'importe quelle autre organe sensible.

 

Quand je considère l'image que j'ai en face de moi de la rade de Marseille, les îles pelées, le ciel chargé, les pinèdes du massif en face... je me dis que si je suis capable de construire une telle vision à l'aide seulement de flux de photons qui rebondissent en tous sens, il devrait être possible d'en faire autant avec tout autre sorte d'infimes mouvements de la matière.

 

*

 

Quand je postule que l'organisme pluricellulaire « imite » la cellule — comme une armée, une entreprise ou une nation « imitent » l'organisme, au point même parfois de se nommer « organismes » — je suppose donc que les cellules vivantes qui composent cet organisme exécutent collectivement, par des moyens, disons, « mécaniques », ce qui en chacune d'elles s'exécute par des moyens principalement chimiques, c'est à dire au niveau d'échanges moléculaires.

 

*

 

Il n'est alors pas étonnant que la biologie du vingtième siècle fixe son intérêt au niveau le plus primitif d'une biologie moléculaire ; au niveau d'une biochimie.

 

Cela pourrait faire penser à celui qui chercherait à comprendre ce que j'écris en étudiant mon stylo.

 

*

 

AM

La génération spontanée, la génération par simple réaction chimique d'un milieu favorable, on y a longtemps cru. On n'y croit plus.

On fut très longtemps certain que la viande en pourrissant donnait vie à des vers, qui devenaient rapidement des mouches. Et l'on ne doutait pas que les mouches naissaient ainsi. Comment aurait-on pu imaginer le contraire ?!

La génération spontanée tend à s'imposer de prime abord comme une évidence. Il n'est qu'à abandonner un objet dans de l'eau, même pure et courante, pour le voir se couvrir au bout de quelques temps d'une fine couche verte et gluante. Comment en arriver à une autre conclusion ? La vie est tellement prolixe, envahissante.

Cela ressemble vraiment beaucoup à l'oxydation des métaux ; et sans doute les oxydes ne sont-ils pas très loin d'une forme de vie.

 

*

 

Il y a dans cette fausse évidence de la génération spontanée un caractère si convainquant que je me demande si l'on n'a pas trop vite fait l'impasse sur une telle idée. Non, je ne nie pas qu'elle soit fausse, mais il me semble que dans ce qui a imposé au bon sens comme à l'analyse critique de telles conceptions, subsiste une certaine force qu'on aurait tort de négliger. Je ne sais comment désigner cette force, cette force de conviction : une sorte de consistance de l'intuition telle que j'ai tenté de la définir dans mon intervention au colloque Poésie et logique.

 

*

 

Je pense que pour bien comprendre ce que signifie « moi », « je », la métaphore avec le vent est bonne, qui renvoie d'ailleurs à la plus ancienne étymologie de spiritus et de pneuma.

Le vent secoue, agite, entraîne, ; il trouve toujours quelque chose à agiter, et si rien ne bougeait, on dirait qu'il n'y a plus de vent. À moins que l'on dise qu'il n'agiterait que de l'air. Cela n'a aucun sens de dire que le vent agite de l'air, puisque l'agitation de l'air est le vent lui-même. L'agitation de l'air soit, mais pas l'air. L'air seul n'est pas le vent, il doit être agité. Pourtant si le vent n'est pas l'air il n'est pas davantage ce qui agite l'air. Car toujours quelque chose agite l'air quand il y a du vent ; ne serait-ce qu'une différence de pression dans l'air. Mais le vent n'est pas l'air, ni la différence de pression dans l'air, ni non plus ce qui vole dans le vent. Il est le vent, et nous n'avons pas beaucoup de peine cependant à savoir ce qu'est le vent ; nous le connaissons. Mieux : c'est par le vent que nous avons la première perception sensible de l'air ; nous le connaissons mieux que l'air. Et nos ancêtres on fait des voiles, des moulins, des cerfs-volants avant de concevoir ce qu'était l'air.

 

*

 

Ainsi tous les attributs de « je » ne sont pas « je » ; et pourtant « je me connais ». (Comme « je te connais, tu me connais, etc... »)

 

*

 

Le concept d' « inconscient » est souvent utilisé à tort et à travers. On parlera de désirs « inconscients » alors qu'ils sont simplement « ignorés », et ce n'est pas du tout la même chose : il n'y a pas alors de résistance. De même « prendre conscience » ne me paraît pas exactement vouloir dire « se rendre compte », « s'apercevoir », moins encore « apprendre », ou « comprendre ». Sinon quelle platitude ferait la découverte freudienne !

Évidemment je ne sais pas comment je m'y prends pour agiter la main, ou tourner la tête, ou fixer mon attention ; j'ignore comment j'y arrive, quels nerfs et quels muscles j'active. Je le fais, c'est tout. Je désire interpeller quelqu'un et j'agite la main. Il n'y aurait aucun sens à dire que je suis « inconscient » de comment j'agis. Je peux aussi agiter ma main « malgré moi », parce que je viens de me brûler par exemple. Je peux même l'agiter « machinalement », « à mon insu », et rien dans tout cela n'est davantage « inconscient » ; pas plus que le coup de marteau en caoutchouc qui teste mes réflexes ne produit un mouvement « inconscient ».

Alors qu'est-ce que l'inconscient ? Eh bien je dirais que l'inconscient est constitué de tous les ingrédients de la conscience auxquels ne manque que leur sujet : « je ». Ceci est important et n'est pas toujours très explicite chez Freud. Et comme ceci reste très généralement incompris, on présente très souvent comme phénomènes de « conscience » ce qui proprement demeure expression d'un « inconscient ».

 

*

 

Je pense ici à l'observation de Bertrand Russell qui dit qu'on peut maîtriser des signes sans être en mesure de comprendre ce qu'ils signifient. Cela ne veut pas dire que ce qu'ils signifient serait « inconscient », puisque l'incompréhension n'oblitère pas nécessairement le sujet.

 

*

 

Tout ce qui s'énonce sous forme de lois et de règles occulte le sujet. C'est là un principe grammatical : la loi, qu'elle soit scientifique, juridique ou autre, privilégie les sujets indéfinis : « quiconque », « nul », « il (est) », « quelque », « tous »... C'est un peu comme si elle laissait une place, une « commande », à son utilisateur potentiel. Il suffit que je consulte un manuel pour me faire le sujet de la règle que je recherche ; ce qui veut dire simplement que « je » l'emploie.

 

Ce qui ne pose pas problème pour des règles techniques, des lois scientifiques ou des modes d'emploi, est beaucoup moins évident avec des lois morales, des règles de droit, des principes de sciences sociales, des théories, ou même des opinions politiques ou économiques.

Nous avons alors des énoncés qui ont tous les couverts du rationnel, qui du moins y prétendent, et donnent plus ou moins longtemps le change selon les prouesses de celui qui les formule. À un moment ou à un autre nous voyons pourtant pointer ce qui tiendrait du passionnel plus que du rationnel. Ce passionnel a des réticences à se présenter comme tel. Le sujet de l'énonciation manifeste des résistances à se présenter comme celui qui est mû par ses passions.

 

Comme on dit, « qui veut tuer son chien l'accuse de la rage ». Le maître substitue à son désir l'état objectif du chien. Soit il ment, soit il se ment, et s'il se ment, c'est moins sur l'état objectif de son chien que sur sa propre nature de sujet : il se nie en tant que « je » qui « veux tuer mon chien ». Qu'importe par ailleurs que le chien ait bien la rage et qu'il soit en effet préférable de le tuer.

 

*

Soir

Quant à mon mouvement de main, la seule chose qui puisse à son propos être objet de conscience ou d'inconscience est que ce soit « ma » main, et que ce soit « mon » mouvement. Dans le simple geste réflexe de retirer ma main quand je me brûle, je ne peux quand même pas douter que ce soit bien ma main que je retire. Et si je fais un mouvement « machinal » que j'ignore, comme je l'ignore, je ne suis pas davantage conscient qu'inconscient de mon geste.

 

*

 

C'est exactement ce qui était en jeu avec les crises d'asthme de mon enfance ; du moment que je fus conscient que c'était moi qui m'étouffais, je fus capable de cesser de le faire.

— Est-ce que « c'est moi qui le fait » veut dire que je suis justement capable de cesser de le faire ?

— Je n'en suis pas convaincu. Je ne suis pas si sûr de pouvoir cesser de faire ce que pourtant je suis conscient de faire. Mais pourquoi cesserais-je ? Est-ce que « je » veux cesser ? Pourquoi même ne pas vouloir cesser de vouloir ?

 

En fait je n'ai pas été capable de cesser de m'étouffer : je n'ai jamais su comment je faisais pour respirer et moins encore comment je faisais pour m'étouffer.

Du moment que je savais que c'était moi, disons que « ça » cessait ; « ça » ne pouvait continuer.

Comme avec mes impressions insupportables de cauchemars : quand j'ai su que ce que je sentais n'était que des parties de mon propre corps, évidemment je n'ai pas cessé de les sentir, mais disons que « ça » ne pouvait plus me laisser la même impression.

 

(Tout ceci n'est pas très clair, mais intéressant quand même ; donne des indications sur comment on peut ou ne peut pas aborder la question.)

 

*

 

Le 18 septembre

Temps et causalité sont liés. Dans l'exemple de la dorade transpercée par le harpon, la dorade est transpercée parce que, quelques fractions de secondes avant, j'ai appuyé sur la gâchette. Mais j'ai appuyé sur la gâchette parce que je voulais atteindre la dorade : et la finalité n'est jamais très loin de la causalité.

 

Encore : Tout être vivant atteint sa maturité parce qu'il est déterminé causalement par son code génétique, mais ce code est lui-même déterminé finalement par l'individualité adulte.

 

*

 

On retrouve dans la grammaire d'à-peu-près toutes les langues (je ne connais du moins aucune exception) l'utilisation des mêmes adverbes (« avant » et « après », ou leurs variantes) pour désigner le temps et l'espace. Selon qu'ils désignent le temps ou l'espace, le sens en est inversé. Ainsi, quand je parle du temps d'un trajet en bus, il n'y a aucun doute sur la signification de « l'arrêt d'avant » et de « l'arrêt d'après » ; et il n'y a pas davantage de doute que « l'arrêt d'après » se trouve « devant ». C'est un usage grammatical que nous maîtrisons sans y penser, mais, quand on s'arrête pour y réfléchir, qui peut devenir un casse-tête.

 

*

 

La plupart des lois physiques reposent sur la réversibilité du temps. L'intuition a du mal à saisir ce que peut être une réversibilité du temps.

Le temps des lois physiques est généralement réversible car il est élevé au carré. Et ce n'est pas non plus évident de saisir intuitivement ce qu'est un temps élevé au carré : t2.

Peut-être est-il plus juste de dire qu'on élève au carré la seule mesure du temps. Mais qu'est-ce exactement « une mesure de temps » ? — Ce n'est jamais qu'une relation établie entre deux types de mouvements, l'un étalonnant l'autre. Dans cet étalonnage, le mouvement devient lui-même accessoire au profit de la distance ; « une heure » peut être ramenée à une mesure d'angle. La mesure du temps est alors réduite à un axe qui demeure cependant orienté, et cesse de l'être dès qu'il est élevé au carré.

— Et pourquoi le temps est-il si souvent élevé au carré dans les formules de la physique ? — Je peux déjà dire que ce n'est pas étranger à la nature d'outils, d'instruments, de dispositifs, de machines, de ces lois. Un dispositif doit être réversible pour être précisément à disposition de l'utilisateur.

 

Et cela sans doute parce que temps et vie sont dans une relation étroite.

 

*

 

4

Le 18 septembre

Je suis assez content des trois « passions » que j'ai définies plus haut : L'admiration, la sympathie et le dégoût, et des relations dynamiques qu'elles entretiennent entre elles.

Admiration et sympathie sont entièrement contradictoires. Dans la première, le sujet se distancie entièrement de l'objet qu'il tient à considérer en toute indépendance avec lui-même. Dans la seconde, au contraire, le sujet est porté à la fusion complète avec son objet.

Il me semble que ce qui dépasse ces passions antagonistes offre une parfaite métaphore de la vie. L'admiration est indéfectiblement liée aux fonctions sensibles qui font percevoir les choses dans leur complète extériorité, et la sympathie aux fonctions nutritives, car il n'est pas de meilleure façon de faire cesser la séparation avec l'objet qu'en le dévorant.

 

*

 

Il y a chez certains protozoaires, les paramécies en l'occurrence, de curieuses formes intermédiaires entre nutrition et reproduction : deux cellules s'accouplent se fondent complètement l'une dans l'autre, comme se dévorant mutuellement, mélangeant tous leurs éléments et touts leurs gènes, deviennent une même cellule, mais conservant une structure double : doubles noyaux, doubles organites, puis cette cellule se sépare en deux nouvelles cellules jumelles entièrement régénérées. Elles peuvent par ailleurs se reproduire par scissiparité, en reproduisant alors le patrimoine génétique de leur dernière « fusion ».

 

*

 

Le dégoût est l'exact contraire de la sympathie : il est rejet de l'objet de sympathie. Le dégoût me semble ainsi plus primitif que la douleur.

L'irritabilité de la substance vivante me paraît associée au dégoût. L'irritabilité se manifeste primitivement par la contraction, qui ressemble à une tentative d'échapper au contact. Cette irritabilité, ou sensitivité, n'a d'autre issue à long terme que de se transformer en sensation, en perception.

La sensibilité, la perception, suppose toujours la création d'organes spécialisés intermédiaires, peaux, membranes, comme boucliers à la sensitivité.

Ainsi le dégoût qui est la négation de la sympathie trouve sa négation dans l'admiration.

 

*

 

Si la douleur était ce qui parvient à se maintenir de la sensitivité dans la sensation ? Si ma douleur était l'expression d'un dégoût de mes organes, qui devraient m'en protéger ?

Il y a un rapport très subtil de la douleur au dégoût, qui passe par la peur, par l'horreur, par l'angoisse... Et qui se rejetterait aussi par la colère, la haine, la fureur.

 

*

 

Il est aussi un dépassement possible de l'admiration et de la fusion, qui est l'amour : l'amour dans son sens le plus général, et qui se module selon les formes les plus multiples que désignent les acceptions particulières du mot « amour ». L'amour consiste à considérer son objet comme part de soi tout en désirant qu'il se conserve en toute indépendance de soi.

 

*

 

AM

Mes petites ébauches d'un traité des passions ne sont pas étrangères à la lecture de Descartes (Les Passions de l'âme). Descartes en définit six : l'admiration, l'amour, la haine, le désir, la joie, la tristesse.

Mais peut-être n'est-ce pas vraiment de « passions » dont je parle mais plutôt de « pulsions ». Elles se recoupent cependant sur certains points.

Je tombe aussi sur le nombre six pour les pulsions cardinales : l'admiration, la fusion, le dégoût, l'amour, la peur, la cruauté. (L'admirante, la fusionnante, la repoussante, l'amante, l'effrayante, la méchante, pour dire comme Fourrier.)

 

Elles s'articulent trois par trois, dans des antagonismes à trois pôles où chacune est le contraire des deux autres. Je l'ai montré pour les trois premières : l'admiration, la fusion, le dégoût.

Les trois suivantes sont chacune un dépassement des trois oppositions dans lesquelles peuvent entrer les précédentes : l'amour est un dépassement de l'admiration et de la fusion ; la cruauté, de l'admiration et du dégoût ; la peur, du dégoût et de la fusion.

Elles sont elles-mêmes en opposition tripolaire. D'une façon évidente, l'amour peut être le contraire de la cruauté ; comme il peut être aussi le contraire de la peur. La cruauté est de même à l'opposé de la peur, puisqu'elle implique d'affronter, de faire face à son objet, tandis que la peur incite à le fuir.

 

Tandis que la première triade (admiration, fusion, dégoût) évoque des formes très rudimentaires de la vie : perception sensible, nutrition, rejet ou rétractilité ; la seconde (amour, peur, cruauté) en évoque de plus élaborées, et surtout elle suppose des possibilités de glissements plus nuancés et plus subtils d'une pulsion à l'autre.

Pense ici à la représentation géométrique que donne René Thom du glissement de l'agressivité à la peur dans les transformations physiologiques qui s'opèrent chez le loup. En fait les passages entre l'amour, la cruauté (l'agressivité), la peur, représentent toujours des réversions brutales (catastrophiques) de processus continus.

 

 

*

 

Suivant ->


©: 3006