Deuxième Cahier La consistance du rêve - Représentation et réalité. - Pensée, mémoire et consistance de l'espace. - Consistance, résistance : que veut dire « tenir » ?
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Le 23 juillet
Il n'est pas facile de raconter un rêve. Je veux dire conter un rêve tel qu'on l'a fait.
« Hier j'ai pris le bus. C'était en rêve ». Ça ne colle pas : on n'a pas rêvé qu'on prenait le bus en rêve. Quoique cela puisse arriver, mais c'est autre chose : « J'ai rêvé hier que je prenais le bus en rêve ».
Raconter un rêve suppose qu'on est éveillé, et cela fausse tout du rêve.
Ce dont j'essaie de parler ici, c'est encore de la consistance - de la consistance du rêve, et du récit du rêve, ou encore de la fiction -, d'une consistance semblable à celle de l'arithmétique.
Comment donner consistance au récit du rêve. Le rêve, quand on rêve, possède une parfaite consistance, du moins qui n'a rien à envier à celle de la veille.
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Ce qui distingue le rêve de la réalité serait la cohérence de la seconde. Mais celui qui rêve ne perçoit pas l'incohérence du rêve ; du moins s'il la perçoit, si elle devient trop criante, il s'éveille.
Alors la perception de l'incohérence est plutôt ce qui caractérise l'éveil. Dois-je supposer que je rêve dès que je me laisse envahir par cette impression de cohérence ?
Mais au fond cette impression de cohérence n'est qu'une confiance, toute semblable à celle que nous avons quand, sans ne penser à rien, nous disons « trois fois six dix-huit ».
J'entends par là qu'il doit toujours être possible de nous arrêter et de vérifier que ça tient. Et c'est cela même l'impression de cohérence : penser que c'est possible.
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Ici le concept de consistance met en lumière toute l'ambiguïté qu'il recouvre : est-ce que ça tient seul (si l'on peut dire), ou est-ce que ça tient sur quelque chose (parce que ça réfère, ou renvoie à autre chose) ?
Le tableau du cèdre au crépuscule, par exemple, est-ce qu'il tient parce que je peux reconnaître le paysage qui lui a servi de modèle, ou est-ce parce que j'y vois parfaitement la scène (dans les taches mêmes de couleur), même si je n'ai jamais été réellement dans ce jardin, et même si ce jardin n'a jamais existé ?
Si je compare un portrait avec son modèle, je peux dire : « Je n'ai jamais vu un sourire semblable sur la bouche d'un tel ». Je n'ai peut-être jamais vu de sourire semblable sur la bouche de quiconque, et pourtant je le vois bien sur le portrait.
Suppose que tout ce que tu es et tout ce dont tu te souviens ne soit plus réduit qu'à du souvenir. Tu te réveilles et c'est comme si tu avais tout rêvé. Tu es un autre, dans une autre vie, un autre monde, avec aussi d'autres souvenirs qui leur correspondent : il ne te reste que le souvenir d'un rêve.
Penses-tu alors que ce rêve n'aurait plus de valeur pour toi ? Que ces souvenirs et cette identité perdraient à tes yeux tout le prix que tu leur attache ? Et dans ce cas, pourquoi ?
Abraham Mazel avait rêvé que des boeufs noirs étaient entrés dans le jardin de son père et le dévastaient. Son père lui demandait de les chasser. Le lendemain il prenait les armes et soulevait les Cévennes pour en chasser les curés.
Je connais aussi le conte d'un prince qui abandonnait son royaume pour retrouver une femme dont il avait rêvé.
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L'oeuvre de Kafka évoque parfaitement la consistance du rêve. Comme le remarque Roger Caillois (L'incertitude qui vient des rêves), ses nouvelles et ses romans ressemblent parfaitement à ce qu'est le rêve pour celui qui rêve ; c'est à dire qu'elles donnent au lecteur l'impression d'un monde riche d'une infinité de détails réels, entièrement cohérents entre eux.
Toutes les nouvelles et les romans de Kafka dégagent une telle impression de réalité : l'impression de réalité qu'a le rêve pour celui qui dort.
* Le 24 juillet
Dans des conditions normales, il nous vient rarement à l'idée de vérifier quoi que ce soit.
Nous calculons par exemple la pression dans une manche à eau. Nous disposons alors d'une série de mesures et d'opérations toutes prêtes, que nous ne vérifions pas. Elles ont été acquises par tâtonnements ; elles sont en fait une thésaurisation d'expériences. Notre calcul est lui-même une sorte de simulation à partir d'expériences accumulées. (C'est pourquoi il est appelé à se vérifier dans l'expérience. Cette thésaurisation garantit un crédit.)
Parfois le résultat de tels calculs peut nous surprendre. (Archimède surprit en mettant seul à l'eau un navire à l'aide de poulies.)
Mais celui qui est expérimenté arrive souvent à des résultats justes « au pif ».
Il n'est pas plus difficile de compter en millions que de compter en milliers - en principe du moins, car lorsqu'on est habitué à gérer un budget en milliers, on a bien du mal à en gérer un en millions ; du mal à « se figurer combien ça représente ». Il ne suffit donc pas de compter.
Après avoir fait quelques expériences cuisantes de travail à perte, ou avoir renoncé à des projets pour découvrir enfin qu'ils avaient été surévalués, on finit par développer en soi un instrument de mesure étonnamment précis : le pif. Avant même de compter, on a immédiatement l'intuition de ce que ça coûte.
Mon oncle, entrepreneur maçon, voyait immédiatement, à comparer des plans et un terrain, le prix des travaux. Il ne comptait pas vite ; il ne comptait pas. Ensuite seulement il décomptait. Peut-être alors était-il amené à faire quelques corrections à sa première estimation.
Ce qu'il est important de noter, c'est que cette première estimation demeure comme une sorte de règle de vraisemblance, à partir de laquelle on peut accroître ou restreindre.
Certes, on peut se tromper ; et il se peut qu'un calcul nous démontre l'erreur avant toute confrontation avec la réalité. Dans ce cas nous sommes surpris.
Pourquoi le résultat d'un calcul devrait-il nous surprendre ?
Cette planche me semble suffisamment solide pour faire une étagère, mais quand j'y pose mes livres elle plie. Les faits me surprennent en ce qu'ils sont en contradiction avec mes prédictions. Lorsqu'un calcul me surprend, c'est qu'il tient exactement la place d'une vérification par les faits envers l'idée que je me faisais. Ce qui ne pourrait avoir lieu si nous n'avions pas par avance une vision précise du résultat avant de calculer.
Ce que je pose là, serait-ce que le calcul (inductions, déductions, inférences) tiendrait une place intermédiaire entre la réalité et la représentation immédiate que nous en avons ? Disons une place qui, selon le point de vue où nous nous plaçons - celui des faits ou celui de l'idée ou de l'image que nous nous en faisons - l'associerait à l'autre ?
J'essaie plutôt de poser que ce genre de division n'est pas si pertinent. Ou plutôt, en interrogent le calcul, de mettre en doute une séparation trop nette entre faits et représentations.
Quand un calcul nous surprend - parce qu'il est donc en contradiction avec l'idée que nous nous faisons - nous cherchons d'abord à savoir s'il est juste ; c'est à dire s'il n'est pas lui-même en contradiction avec les faits.
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Le 25 juillet
Essayons un peu de distinguer des faits de l'idée, de l'image, de la représentation que nous nous en faisons.
Je viens de voir la lune se coucher sur la mer. Voilà un fait. Mais lequel ? J'ai vu la lune se coucher avec toutes mes connaissances d'astronomie. Ai-je bien vu la même chose que celui qui concevrait la lune comme un cercle plat et la terre comme une étendue illimité dans laquelle elle s'enfoncerait ? Ou encore celui qui verrait le ciel comme une voûte mobile sur laquelle la lune serait un signe inscrit ?
Je me dis que la lune va bientôt être trop avancée pour tailler les plantes. Et peut être l'observateur précédent se dirait la même chose. Mais peut-être pas celui qui verrait la lune avec les mêmes connaissances astronomiques que moi. Est-ce vraiment indifférent à ce que nous sommes en train de voir ?
Mais nous voyons malgré tout la même chose : seule notre interprétation d'un fait unique diffère. Ce n'est pas si sûr : je ne vois pas la même chose quand je vois un bouquet de fleur sur une tapisserie ou quand j'y vois un visage. Ou quand je vois dans un point rond un cercle, une sphère, un cylindre en coupe, un cône ou un trou...
Mais il y a quand même un fait ultime, une donnée première, une réalité objective sur laquelle notre perception comme notre interprétation subjective se tisse. - Soit, mais si tu veux que je te comprenne quand tu t'exprime ainsi, dis-moi comment tu t'y prends pour la définir.
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La terre n'est pas plate mais ronde, le ciel ne tourne pas autour d'elle mais elle tourne autour du soleil... Soit, mais comment le sais-tu ?
Cette conception semble au premier abord plus embrouillée et plus complexe que son contraire. Elle s'accorde moins en tout cas aux choses telles que nous les voyons. Mais quand on y regarde de plus près, elle est plus économique et plus cohérente. En contradiction apparente avec ce que nous voyons d'abord, elle embrasse pourtant des quantités de détails dans une même explication : les variations saisonnières, les éclipses, les mouvements de certains astres, imprévisibles autrement...
Oui, maintenant je peux même voir les choses ainsi. Je peux voir comme dans un film d'anticipation le vaisseau spatial s'approcher de la planète, une et même deux lunes se lever par en dessous... oui, maintenant je le vois.
Oui, c'est bien la meilleure image des faits que je puisse me faire.
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Et après ? Pour être la meilleure que nous puissions imaginer elle n'en est pas moins une représentation. Et si je la crois ultime, je ne diffère en rien de ceux qui ont condamné Galilée.
D'ailleurs que j'y « croie » ou non comme la Sainte Inquisition croyait à la centralité de la terre, cela n'interfère en rien sur ma perception immédiate, puisque c'est bien ainsi que je vois les choses : car, en effet, je le vois.
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Plus un système permet de recouper des faits dans une même explication (plus il est donc cohérent), plus il a de chances d'être vrai (c'est à dire de correspondre avec les faits - et donc, moins une explication est cohérente, plus elle est fausse.) Succinctement, c'est ce que dit Bertrand Russell dans Problèmes de Philosophie.
Bertrand Russell se fait le porte parole de la science moderne en considérant que la vérité ultime est inaccessible, mais qu'on peut se contenter d'une sorte de vérité approchée que serait la cohérence.
On met donc ainsi une propriété interne - la cohérence - en relation avec la propriété de correspondre avec quelque chose d'externe : la réalité. Il y aurait donc la réalité d'un côté - l'extérieur en l'occurrence - et de l'autre quelque chose d'intérieur - et de non réel - qui serait plus ou moins vrai selon qu'elle représenterait plus ou moins bien la réalité extérieure.
Mais intérieur ou extérieur de quoi ? On ne me répondra quand même pas : du cerveau - il est bien l'intérieur du crâne, mais certainement pas du réel. Sinon de quoi d'autre ?
Si nous cherchons la cohérence, pourquoi avons-nous encore besoin de la mettre en corrélation avec une réalité - qui plus est, extérieure ?
Ne serait-ce pas plutôt comme une image pour dire que la cohérence - et non la réalité - ne serait qu'indéfiniment approchée. « Réalité » ne désignant ici qu'un horizon de la cohérence, un peu comme l'infini mathématique.
Demandons-nous alors ce que serait une représentation absolument conforme à la réalité (1) - si elle ne serait pas la réalité même, et non plus encore une représentation.
Mais quand aurions-nous été séparés du réel, de sorte que nous *aurions besoin de représentations pour le rejoindre ? Quand je me regarde dans la glace, est-ce pour m'assurer que je suis bien là, ou que c'est bien moi ?
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Le 26 juillet
Sans aucune peine je manipule une souris pour déplacer un curseur sur un écran. Je me regarde aussi dans la glace pour me raser. Cette image que me renvoie le miroir m'est tout à fait utile : elle me renvoie exactement le reflet inversé de mon visage et de mon geste. Sans elle je serais très embarrassé pour accomplir ce geste.
Il est très intéressant d'observer que nous disons « dans » le miroir. Quand nous parlons de vérité, nous tendons toujours à faire une métaphore semblable, où ce qui se trouve « dans » le miroir devrait correspondre à ce qui se tient en face (à l'extérieur). Seulement il n'y a aucun sens propre à parler d'intérieur là où n'est qu'une surface.
Nous disons « dans le miroir », non parce que nous sommes si naïfs, mais parce que nous serions embarrassés pour trouver une autre localisation. En effet, l'image n'est pas derrière, elle n'est pas non plus proprement « sur le miroir », comme le serait une tache ; ni devant, où se tient ce qui s'y reflète - quoique les rayons lumineux du reflet occupent exactement le même espace en face du miroir. Non, nous la disons avec raison « dans le miroir » pour signifier que nous la voyons comme si elle était située dans un espace à l'intérieur du miroir.
Mais en réalité, ce n'est pas l'image ou le reflet que nous disons (comme) « dans le miroir », mais la chose même. Car ce qu'on voit « dans une surface » est proprement une image (un reflet ou une représentation de quelque chose). Pensons à l'arbre « dans » le tableau et aux couleurs « sur » le tableau.
C'est d'ailleurs ainsi que nous apprenons à nous servir d'un miroir - comme d'une souris qui fait se déplacer un curseur : après quelques tâtonnements, nous ne nous demandons plus comment déplacer la souris pour insuffler un certain mouvement au curseur. Pas plus que nous ne nous demandons quels muscles mouvoir pour agiter notre main ou pour sourire.
Je veux dire par là que, s'il y a cohérence - par exemple entre mon geste pour raser mon menton et l'image que je scrute dans le miroir -, qu'ai-je encore besoin de me soucier de vérité - et quel sens donner encore à ce terme ?
Mais si le miroir est déformant - plus que cela, infidèle - et lorsque je m'y vois toucher mon menton, je me sens toucher, et je touche effectivement mon nez ? Dans ce cas, il ne s'agit certainement plus d'un miroir. Reste à savoir si la déformation, ou l'illusion, suit des règles rigoureuses ; alors, comme avec la souris je m'habituerai très vite à la corriger.
A ce moment là, qu'on se demande comment nous nous y prenons pour y voir avec nos yeux, car enfin ils ne font que filtrer la lumière, impressionnent des cellules qui envoient des pulsions aux nerfs optiques... sans compter qu'au centre de nos deux rétines est un certain point aveugle, que les rayons sont renversés, etc, etc...
Si on arrive après cela à voir le monde tel que nous le voyons... c'est bien qu'il n'est pas dépourvu de toute réalité, ni nous non plus. (La question consiste alors à savoir ce que nous pouvons entendre par là.)
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Dialogue, interface - où y aurait-il interface ?
Il n'y a pas plus d'interface qu'entre ma main et mon cerveau, mes rétines et ma vision, mes rétines et le miroir...
Mais, le plus important : tout dépend de comment je m'en sers. A certains moments, la prunelle de mon oeil peut me devenir complètement étrangère (si j'essaie de m'enlever un cil devant la glace, par exemple) ; à d'autres moments, un ordinateur peut devenir une part de moi-même, comme un instrument de musique, comme un outil, comme un véhicule... comme des signes écrits ou des signes sonores.
Il n'y a pas d'intérieur ni d'extérieur. Il n'y a pas d'autre côté.
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Pendant que j'écris ces notes, de gigantesques météores s'écrasent sur Jupiter. Un tel événement aurait terrorisé nos ancêtres, qui en auraient vite présagé une catastrophe imminente, ou peut-être la fin du monde. Nous autres contemplons sur l'écran ces chocs spectaculaires dans le plus tranquille enthousiasme. Comme si de l'autre côté de l'écran rien ne pouvait nous atteindre. (On a bien trouvé la photo d'un reporter, mort en cadrant le soldat qui le mettait en joue.)
Nos ancêtres se seraient crûs d'un autre côté de l'écran, sous le regard des dieux, ou de Dieu, ou des Saints. Eux se seraient sentis dans le spectacle et non les spectateurs.(2)
Se peut-il que de tels chocs cosmiques soient sans conséquences ? Peu probable. Qu'ils mettent notre survie en danger ? Peu probable encore. On n'est sûr de rien. Mais trembler ou frapper dans ses mains insouciant et enthousiaste sont des attitudes très parentes (symétriques).
On se prendrait à rêver d'en finir avec l'écran, et avec tout ce qui s'y croit derrière.
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Le 27 & 28 juillet
Je lis un texte, et en lisant je dessine une image mentale.
Afin que cette image soit la plus précise et la plus vivace possible, je pioche dans mes souvenirs les éléments pour la bâtir. Parfois je vais chercher loin dans le temps et l'espace, parfois je me contente de ce que j'ai sous les yeux.
Par exemple, Bertrand Russell parle dans la première partie des Problèmes de Philosophie de ce qu'il voit par la fenêtre. Je ne vais pas manquer de me la figurer, cette fenêtre. Je vais la voir, disons, dans la vallée de la Durance. Je sais parfaitement que la fenêtre de Russell n'ouvre pas sur la vallée de la Durance, mais celle que j'imagine oui ; il ne me dit de toute façon rien de précis sur la sienne.
Le lecteur se trouve dans la situation de celui qui ferait d'un récit une adaptation cinématographique. Il doit aller sur les lieux, sinon les reconstituer. D'une manière ou d'une autre, il devra toujours reconstituer ; le récit lui offrant seulement un cadre licite.
Si je devais adapter L'Homme sans qualité sans quitter Marseille - et c'est ce que je fais « intérieurement » quand je le lis -, je filmerais principalement les environs du Boulevard Périer. Je ne connais pas Vienne, seulement quelques tableaux de Klimt. Ce que j'imagine d'abord de Vienne, ce sont des pavillons particuliers assez semblables à ceux que l'on trouve aux environs du Boulevard Périer ; d'autre part, les grandes façades de pierre de la Rue Paradis qui le coupe, sont aussi de nature à m'évoquer la capitale autrichienne. De toute façon j'éviterais les panoramiques, pour des gros plans de façades, de jardins et d'intérieurs.
J'ai déjà observé, quand je lis un livre, que mon esprit ne va pas se promener partout pour y glaner des images éparses. Il fonctionne à l'économie. La première vision entraînant les autres, comme si ma lecture décidait très vite d'un point de l'espace très précis, et gravitait autour en évitant de s'en éloigner beaucoup.
(Cette observation concorde avec ce que je disais de la nécessité de ne pas forcer le lecteur à corriger sans cesse son image.)
Si les choses se passent ainsi, à chaque ouvrage de ma bibliothèque correspondra un point géographique localisable sur une carte.
A ces points géographiques correspondront aussi mes souvenirs qui y affairent ; y correspondront également les images affairant à ce que j'écris moi-même, ou ce que je dis ou entends.
Ces souvenirs peuvent entretenir entre eux toute sorte de relations, et qui n'auront pas nécessairement un quelconque rapport avec leur localisation sur la carte géographique (3) . Par exemple, le lieu où je situe la fenêtre de Russell, et de là ses Problèmes de philosophie, n'est pas très éloigné de celui où je cadre Les Chants de Maldoror (quelques centaines de mètres). Or, si je relie ces deux points et en trace la perpendiculaire vers le Nord, je tombe sur « les bouquets de lavande » et « la terre rouge » de la dixième page de mon livre Aurore.
Évidemment, ces lieux sont plus ou moins réels, plus ou moins composites. Rien ne m'interdit, comme en rêve, de prendre une maison dans une localité et de la replacer dans la rue d'une autre ville. De telles recompositions peuvent d'ailleurs se faire à notre insu. Il suffit de tenter de dessiner un lieu de mémoire, ou seulement d'en faire le plan, pour découvrir combien notre souvenir peut nous tromper, quand ce n'est nous abandonner.
Mais la comparaison est toujours virtuellement possible. Mon image correspond malgré tout à des lieux réels ; fût-elle composite, elle est composée d'éléments concrets et localisables.
Les informations vont s'inscrire dans des localisations bien précises sur le disque d'un ordinateur. Localisations par ailleurs arbitraires sur l'espace du disque, disons au petit bonheur, et les informations peuvent à chaque instant y être mieux rangées. Cependant l'information est nécessairement inscrite dans un espace concret du disque.
C'est une relation toute semblable que je pressens entre mon esprit et l'espace géographique concret.
Évidemment, le terme que j'emploie ici d'« espace géographique concret » est des plus ambiguës. Je peux en effet me retrouver dans un lieu où j'ai déjà été et dont j'ai un souvenir vivace, me retrouver exactement à la même place, et ne plus rien reconnaître ; ne plus rien retrouver du tout.
Il y a de multiples raisons à cela : la première étant que très peu de choses ne perdurent bien longtemps en l'état où elle sont. Comme dit à peu près le poète : La lune à la fenêtre est toujours la même, mais une branche d'amandier et tout est différent.
Je garde ainsi en moi des impressions étonnamment vivaces que je ne peux plus retrouver nulle part. Et pourtant, même si je sais que je ne les retrouverais certainement pas en y étant, je peux toujours dire « c'est là » sur une carte.
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Le 29 Juillet
Il est une autre raison, et non des moindres, qui nous interdit de retrouver nos impressions. Songeons à la quantité de cadrages que nous pouvons faire avec un appareil photo, à partir de la même place.
Je retrouve par exemple dans un tiroir une photo que j'ai faite. J'y vois l'angle d'un toit, les ramures d'un pin, des collines au fond. Peut-être vais-je avoir du mal à localiser l'endroit. Si j'y arrive, et si je m'y rend, je verrai qu'il n'est pas très facile de localiser alors l'emplacement exact d'où la photo a été prise ; et qu'il est presque impossible de reprendre exactement la même vue si l'on n'a pas celle-ci entre les mains.
Or ce sont avec de tels instantanés que nous construisons nos images mentales quand nous lisons, pensons, écrivons...; et qui correspondent à nos impressions les plus immédiates.
Cette photo que je retrouve dans un tiroir, avec le toit, les ramures et les collines, je vais peut-être dans un premier temps la supposer dans la campagne aixoise. Je tente de me souvenir à quelle maison peut appartenir le bout de toit. Je tente aussi de reconnaître le relief du fond.
Et soudain je me souviens : cette photo a été prise à Marseille. Si j'avais un peu déplacé l'appareil, on aurait vu la rue plus bas, le feu rouge, la station service, le grand panneau publicitaire... et la même photo que j'ai toujours sous les yeux, je la vois maintenant autrement.
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Je marche dans une rue. Je sais que dans cette rue habite un ami : juste ici, derrière le mur de ce jardin. Cependant je ne suis pas venu pour lui et je n'y songe pas davantage. Peu de temps plus tard, mon ami a déménagé. Je repasse dans sa rue, qui justement n'est plus « sa rue », et par le fait n'est plus la même.
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J'ai toujours été fasciné par la découverte d'un lieu dans lequel je viens pour la première fois. La première impression spontanée qu'il nous fait se métamorphose alors à très grande vitesse. Aussi bref que soit un séjour, il est impossible de revoir la gare de la même façon qu'on l'avait vue en arrivant.
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Autre chose encore : je vois de ma fenêtre La Chaîne de l'Etoile ; je peux la voir en toutes saisons et à toutes les heures du jour.
Certaines fois l'horizon paraît s'étendre démesurément et le relief est comme écrasé sous un ciel infini. A d'autres moments, c'est comme si les pentes se redressaient pour enclore la ville. Parfois encore, c'est un vallonnement doux et comme sans épaisseur, ou qu'une brume rend étonnement proche.
Cela dépend de la hauteur du soleil, de la luminosité de l'air, des nuages dans le ciel et de leurs ombres sur le sol, de l'état de la végétation...
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La géométrie non euclidienne de Riemann a montré que l'espace géométrique pouvait être quelque peu tordu ; la théorie de la relativité nous a montré que l'espace de la physique pouvait être carrément mou. Ces théories récentes sont rassurantes car elles concordent bien avec la perception immédiate que nous avons de l'espace - l'espace réel, concret, que nous habitons - et qui dans notre expérience est autrement plus tordu et élastique, tout en étant parfaitement consistant.
C'est même de cette consistance là qu'on a déduit l'espace géométrique, lui si rigide.
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Le 30 Juillet
Un cliché consacre la poésie aux fleurs et aux oiseaux. Il n'est pas tout à fait mensonger : fleurs et oiseaux tiennent une grande place dans la poésie de toute époque et de tout lieu - ce n'est pas par pur amour de la nature.
Le premier cri de la mouette derrière les genêts en fleurs.(4)
Les cinq mots essentiels nous donnent des indications très précises sur la scène : la mouette indique la proximité de la mer et son premier cri qu'il est l'aube, les genêts en fleurs, que nous sommes au début du printemps.
L'auteur nous donne ces indications par des images concrètes. Jusqu'à quel point le lecteur les décrypte-t-il ou les interprète-t-il ? Mais quand nous sommes effectivement près de la mer au printemps à l'aube, jusqu'à quel point « le savons-nous », « le pensons-nous »? Ne nous suffit-il pas d'abord d'y être ? Si l'auteur avait écrit « le 28 mars, 7H34, 1Km 500 de la mer », qu'aurions-nous appris de plus ou de moins ?
A supposer que le 28 mars à 7H34 je me trouve à 1Km 500 de la mer, quelles circonstances particulières pourraient faire que je le sache avec une telle précision ? Pour qui, et pour quelle raison cette exactitude pourrait-elle avoir le moindre intérêt ?
Si l'auteur avait écrit cela, au mieux j'aurais été un lecteur attentif, j'aurais retenu que nous étions au début du printemps à l'aube non loin de la mer, et je me serais construit une image mentale assez proche de celle qui m'a été effectivement donnée. Au pire je n'aurais rien retenu : la date et l'heure n'étant qu'un jour et un moment comme les autres, et la localisation un endroit qui en valait un autre. J'aurais seulement retenu l'idée de précision, quelque chose comme : « soit un moment t au point x ». Et peut-être aurais-je construit l'image d'un tableau mural où un professeur inscrit les données d'un problème. A moins que mon imagination ne soit restée aussi vierge que le tableau en question.
Les fleurs et les oiseaux, plus généralement la flore et la faune, sont les meilleurs indicateurs du temps et du lieu. Évidemment cela suppose un minimum de connaissances de la nature qui risquent de se perdre dans une société urbaine. - Non, elles ne se perdent pas, on n'oublie pas la nature, ce sont plutôt le temps et l'espace qui s'uniformisent. Éclairage et chauffage font oublier le climat et la durée d'ensoleillement, les modes de vie s'uniformisent, les architectures n'ont plus rien de local ; cependant d'autres se créent : les flux de touristes par exemple, les rentrées scolaires, les vitrines des magasins de sport (plage-ski)...
De toute façon, les fleurs et les oiseaux résistent très bien : il n'est qu'à voir le succès télévisuel de la météo, de son éphéméride et de ses « clins d'oeil ».
Aussi puéril que cela paraisse, c'est le complément obligé de toute culture des humanités.
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Pourquoi suis-je si sûr, lorsque je descends le Chemin du Vallon de l'Oriol, que je vais atteindre La Corniche?
Cette certitude est-elle le produit d'une expérience ? - Chaque fois que j'ai descendu ce chemin, je suis arrivé à la mer.
Sans doute ma connaissance du chemin repose sur une telle expérience, mais pas ma certitude. Elle repose sur une base plus forte, ou tout au moins plus immédiate.
Chaque fois que j'ai lâché une pierre j'ai vérifié qu'elle tombait. Ceci ne m'explique en rien le vertige que je ressens au bord du vide (5). Ce vertige n'est pas un savoir, ni même une certitude de quoi que ce soit, mais une sensation. Et cette sensation n'est pas étrangère à celle de la pesanteur qui ne cesse de me maintenir au sol et de me traverser.
De même la sensation que nous allons éprouver dans l'eau, soit de stress, de terreur, ou d'extrême sécurité selon que nous soyons ou non familiarisés avec cet élément, ou encore selon la situation dans laquelle nous nous y trouvons, tient aux sensations très concrètes de flotter tout en nous enfonçant presque entièrement.
En cela nous pouvons bien parler d'expérience, mais pas d'un produit de celle-ci, et qui serait de l'ordre du principe d'Archimède.
Le principe d'Archimède est tout à fait en aval de cette impression ; il suppose cette impression maîtrisée, objectivée, mise à plat. La simple observation qu'une pierre tombe, ou qu'un morceau de bois flotte, suppose déjà cette distanciation.
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C'est une sensation toute semblable que je ressens envers la consistance de l'espace. Et pourtant mes expériences peuvent être trompeuses.
Je veux monter jusqu'à la falaise de La Sainte Baume, et je découvre que le chemin est bien plus long que je ne le croyais. Je regarde entre les cimes des arbres la roche toujours lointaine, et je ne sais de quoi je dois douter : de ma première impression visuelle, de celle du chemin parcouru ?
Je m'engage dans le centre d'Aix. Je m'attends à arriver au Boulevard du Roy René - je vais dans cette direction - et j'arrive à la place du Palais de Justice.
Je cherche une librairie qu'un ami m'a montrée, je reprends le même chemin et je ne retrouve plus la rue. Je passe, repasse : plus de rue.
Je vais chez un ami chez lequel je me suis déjà rendu une fois ou deux. Arrivé devant la porte, je ne vois plus son nom sur la sonnette. Je suis venu la semaine dernière, rien n'a bougé. Je reconnais bien la même rue, les magasins ; l'immeuble est toujours le même, avec la même porte. Aurait-il déménagé si vite ? Non, je lui ai téléphoné hier. De quoi doute-t-on dans ces cas là ? J'ai seulement pris la rue dans un autre sens, et son immeuble a deux portes dont on ne soupçonne pas la suivante lorsqu'on s'arrête à la première. Mais que dois-je penser tant que je l'ignore ? Et il se peut que je ne découvre jamais l'explication. Quelle certitude puis-je induire de telles expériences ?
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Je suis assis en face d'un lampadaire. Il cache presque entièrement un feu tricolore sur le trottoir en face. Je penche légèrement ma tête à gauche et je vois le feu entièrement. Je la penche à droite, et il est à droite du lampadaire.
Je fixe le feu tricolore, et le lampadaire devient flou. Je fixe le lampadaire et le feu devient flou.
Je reprends ma position initiale et je ferme l'oeil gauche. Le feu est entièrement caché. Je l'ouvre et ferme le droit : je le vois de nouveau.
Je marche maintenant dans une rue, et je vois lentement les montagnes descendre sous la ligne des toits.
Je regarde par la vitre d'un train, et je vois toute la plaine se déplacer dans un ordre impeccable, ce qui est proche se déplaçant plus vite que ce qui est éloigné, et qui paraît, à l'horizon, totalement immobile, alors que les pylônes de la voie défilent comme des coups.
Or jamais on ne voit l'arbre derrière se déplacer plus vite que l'arbre devant. Et si je le voyais, je dirais « mais cet arbre bouge! ».
Tant que nous voyons le monde se comporter ainsi en face de nous, nous ne pouvons douter de la cohérence de l'espace ; pas plus que nous ne pouvons douter de la chute de la pierre tant que le sol nous porte.
Je ne parle pas là d'une impossibilité logique, mais d'une impossibilité pratique. Car nous pouvons toujours nous dire « qu'est-ce qui me prouve que...», mais nous n'avons besoin réellement d'aucune preuve.
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Le premier août
Ce que j'essaie de dire est à la fois très élémentaire et extrêmement difficile à formuler.
Nous ne disposons d'aucun langage pour en parler. Aucun langage n'a jamais été construit à cette fin. Un tel langage est selon toute vraisemblance inconcevable.
Cela reviendrait à vouloir lui faire dire de quoi le langage est fait. Et ce serait un peu comme chercher à voir des photons.
Cette remarque que je fais là, je la voudrais comme une limite ; non une limite au-delà de laquelle on s'interdit de passer, mais plutôt comme une limite sur laquelle on peut prendre appui.
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Depuis que nous avons découvert les premières lentilles, nous construisons des instruments d'optique de plus en plus puissants. Nous commençons par regarder à travers une loupe, par exemple un caillou, et nous le voyons seulement un peu plus gros, et cela ne nous trouble guère. Mais plus nous grossissons ce que nous regardons, plus nous trouvons matière à nous troubler.
A travers la longue-vue l'île nous semble plus proche. Elle n'est plus un simple point entre le ciel et l'horizon. Nous voyons une quantité de détails, et c'est comme si elle était pour nous plus réelle.
Aussi va-t-on entretenir l'impression que plus nous grossissons un objet, plus nous nous approchons de sa réalité. Ainsi la surface de la table de marbre va nous troubler quand nous la voyons au microscope : le monde serait en réalité différent de comment nous le voyons.
Mais plus nous grossissons et grossissons encore l'image, plus nous la « décollons » en quelque sorte de sa réalité. Ou encore : moins elle demeure image, et plutôt devient effet.
Nous ne voyons plus qu'une image de synthèse sur les plus puissants microscopes : une image entièrement artificielle. Image qui n'a pas plus de réalité qu'une image de synthèse qui visualiserait des photons.
- Ce que nous voyons ? - C'est comme si l'on disait « voir la chaleur » quand nous regardons un thermomètre.
A partir de quel moment l'impression de « plus réel » chavire-t-elle en « non réel »?
Réalité extérieure - extérieure d'abord à notre prunelle. Puis à la lentille de la lunette, qui nous rapproche, nous rapproche du réel. Mais à force de nous rapprocher, nous voyons bien que nous n'avons fait qu'ajouter lentille sur lentille, écran sur écran, qui ne font qu'éloigner « l'extérieur ». (Ce qui ne signifie pas que nous n'apprenons rien.)
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« Je vois la lumière ». Je suis dans un couloir où la lumière vient de s'éteindre : j'avance à tâtons, puis à un tournant j'aperçois la lumière du jour.
« En réalité, ce n'est pas la lumière que tu vois, mais seulement ce qu'éclaire cette lumière ». Quel sens y a-t-il à dire cela ? La lumière n'est-elle pas ce qui rend visible, et « y voir », n'est-ce pas « voir la lumière »? Avait-on besoin d'inventer des photons pour découvrir qu'en un sens on ne peut voir la lumière, mais seulement ce qu'elle éclaire ?
Ce que j'essaie de dire, aucun langage ne peut le dire ; dans le même sens où aucun appareil ne peut nous faire voir la lumière. Mais en réalité nous voyons très bien la lumière quand il y en a.(6)
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. La façon dont nous allons dire oralement cette formule n'est pas très importante : « soit p, soit q, alors r ; si p ou q, alors r...». La langue naturelle dans laquelle nous la prononçons ne l'est pas davantage. L'intonation n'y change rien. (On peut observer que, contrairement à la langue naturelle, aucune intonation ne nous renseigne sur la compréhension.) (7)
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Le 2 août
Il y a dans ma bibliothèque des livres dont le texte est souligné et annoté. Il en est d'autres dont le texte reste vierge. On voit rarement quelqu'un lire des poèmes ou un roman avec un crayon à la main.
L'annotation pourrait marquer la limite entre deux usages distincts de l'écrit.
Les annotations peuvent faire penser à des signaux routiers qui longent une voie ; les deux donnant des indications pour suivre un trajet. La principale différence consiste en ce que les annotations ne précèdent pas notre lecture mais l'accompagnent, comme si nous laissions des traces pour retrouver notre chemin. Seulement, le texte est déjà lui-même une trace ; une trace qui a par avance été précisée, corrigée et affinée.
Les annotations nous aident à revenir sur le texte, à y retrouver très vite ce que nous recherchons ; à le parcourir d'un vol. Elles nous aident aussi à le mémoriser spontanément ; à visualiser immédiatement l'articulation de la pensée sur celle de la page.
Il arrive que l'on publie un manuscrit annoté. Par ailleurs, les manuels techniques utilisent abondamment les effets de mise en page : changement de marges, changement de caractères, de corps, de style : gras, italique, souligné, paragraphes encadrés...
C'est comme si les annotations venaient palier à une économie de ces effets dans l'édition.
Généralement, lorsqu'on compare la page manuscrite à la page imprimée, on peut constater une atténuation des effets visuels.
Aujourd'hui un texte publié passe au moins par trois stades : celui de manuscrit, celui de « tapuscrit » saisi à la machine à écrire ou à l'ordinateur, plus ou moins corrigé et recorrigé à la main, et enfin celui de la composition définitive - chacun pouvant se décomposer en autant d'états successifs : le manuscrit peut être plusieurs fois corrigé et récrit ; l'ordinateur permet une infinie correction et récriture du tapuscrit.
A travers ces différentes étapes, qui peuvent se démultiplier, l'aspect de trace du mouvement de la pensée se trouve progressivement effacé par le caractère mécanique et systématique de la composition. L'annotation peut être vue comme une façon de le retrouver.
Tout se passe comme si composition et mise en page s'évertuaient à effacer toutes les aspérités de l'écriture, que l'annotation tente de reconstituer.
Et pourtant il est des textes que l'on n'annote pas (comme une frontière entre la fonction théorique et la fonction poétique).
(Mais cette frontière est fugace ; il est des textes qui se présentent avec tous les dehors d'essais de philosophie, de politique, de morale ou de sociologie, et qui ne se prêtent pas à l'annotation, alors que des fictions, si. Mais le plus déterminant reste encore le type de lecture que l'on entreprend de faire d'un même texte. Est-ce alors le même texte qu'on lit ?)
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Le 3 août
Ce qui est troublant, c'est le passage de l'écrit à l'oral, du sonore au visuel.
La musique n'a pas de valeur sémantique - mais l'écriture musicale en a peut-être une, dans la mesure où elle signifie les sons de la musique. La formule logique a une valeur sémantique, mais en aucune façon en ce qu'elle signifierait sa vocalisation. On peut pourtant se demander si nous serions capables de comprendre une formule purement graphique, sans la « dire » d'une quelconque façon.
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J'ai déjà évoqué (Quelques Temps ici) la vitesse de la pensée. Trois vitesses : celle de la main - la main qui écrit ; celle de la langue - qui parle ; et celle de l'oeil - qui lit.
Il me semble évident que la pensée avance au rythme du geste qui la fraye : une vitesse quasiment mesurable.
Ces trois vitesses nous posent des problèmes réels : nous tendons à nous habituer à l'une au détriment des autres. Nous sommes d'abord habitués à penser à la vitesse de la parole. Puis, la pratique de la lecture nous entraîne à aller de plus en plus vite. Lorsqu'alors nous souhaitons parler, les mots ne parviennent plus à suivre le rythme de nos idées. Pertinentes et claires, elles deviennent confuses et embrouillées. Dans la polémique, nous sommes déstabilisés par le piètre penseur, du moment qu'il est beau parleur.
Pour écrire c'est pire encore, le plus grand entraînement est requis pour ne pas penser plus vite que notre plume. Nous attendons notre main plusieurs phrases en avant quand il nous faut revenir au prochain mot qui se dérobe, et tout le reste pendant ce temps se disperse. C'est un long apprentissage que de savoir penser à une vitesse qui ne dépasse pas celle de sa main. Savoir s'arrêter pour se relire - c'est là une grande différence avec la parole - ni trop tard ni trop tôt ; car trop tôt nous paralyserait et nous embrouillerait davantage.
D'autre part, ralentir ainsi sa pensée, comme un plongeur en apnée ralentit son rythme cardiaque, et se relire, comme il remonte à la surface pour respirer, c'est à dire le moins possible, suppose de parvenir à percevoir en même temps qu'on écrit les effets de la lecture orale comme de la lecture silencieuse.
On admire un bon écrivain lorsqu'il lit ses textes. Mais voilà qu'on l'interroge et qu'il répond sans avoir écrit...
Non, son talent ou son absence de talent oratoire ne prouvent décidément pas grand chose : d'autres facteurs entrent en jeu. Il est très différent par exemple de parler en public ou en face à face. Parler, c'est aussi prendre sans interruption appui sur l'écoute de son interlocuteur, appui dont est privé l'acte d'écrire, et c'est la réponse, la réaction de celui-ci qui tient lieu alors de relecture.
C'est à dire qu'en écrivant, la lecture (la relecture) tient lieu d'écoute.
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Le 6 août
Nous voyons malgré tout la même chose, il y a un fait ultime, une donnée première, une réalité objective sur laquelle notre perception comme notre interprétation se tisse,... lorsque, par exemple, l'astronome et le sauvage regardent se coucher la lune, lorsque regardent la photo d'un paysage celui qui connait bien l'endroit et celui qui n'y est jamais allé, lorsque feuillettent un livre ceux qui savent lire cette langue et ceux qui l'ignorent.
Soit, mais si tu veux que je te comprenne, dis-moi comment tu t'y prends pour définir cette réalité ultime.
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« Y a-t-il une réalité, et une seule ?»
Cette question contient un piège : alors que nous croyons énoncer une « vérité », nous ne faisons qu'énoncer une règle grammaticale ; nous définissons un terme.
Nous voulons énoncer ce qui est, alors que nous ne faisons plutôt que chercher des définitions permettant la cohérence de l'énonciation.
La notions de réalité unique est en effet nécessaire à la cohérence de l'énonciation. Quel sens y aurait-il autrement à se demander si l'on voit la même chose ?
J'entends par là que l'affirmation selon laquelle il y aurait un phénomène objectif unique sur lequel notre perception subjective se tisse sonne un peu creux, tout autant que sa négation.
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Si nous supposons dans le coucher de la lune un phénomène objectif indépendant de toute subjectivité, de toute perception, de toute représentation, que faisons-nous de ces dernières ? Les excluons nous (de cette réalité unique), ou ne sommes-nous pas plutôt contraints de les y inclure ? Mais alors, que reste-t-il du phénomène objectif ?
(Si nous les excluons, nous créons un à-côté du réel ; un « intérieur » : celui qui sonne creux.)
Nous sommes toujours dans la grammaire de la description, et non dans la descriptions. Au fond nous devons associer réel à unique, et « intérieur » prend nécessairement la signification de « partiel » : élément d'un tout qui s'en fait la représentation.
Or cet élément, intérieur et partiel, ne nous apparaît-il pas alors moins réel que le tout ? Et pourtant, quelle réalité aurait ce tout si ses éléments n'étaient pas réels ?
Je pourrais encore dire : l'impression de réalité, ne la tirons-nous pas plutôt d'un ceci ici et maintenant ? (Et non de la sensation d'un tout unique, éternel et infini.)
Il importe que de ce ceci ici et maintenant, nous puissions dire « c'est là » sur une carte.
Que nous puissions percevoir des relations entre ceci et cela, entre ici et là, entre maintenant et avant, entre avant et après.
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Le 7 août
La parole est comme les pierres branlantes d'un gué que l'on peut passer vivement, mais si l'on s'arrête on perd l'équilibre. (Paul Valéry parlait de planches jetées sur un abîme, permettant le passage, mais cédant sous le poids si l'on s'y arrête.)
Le caractère commun aux paroles, aux pierres de gué ou aux planches est loin d'être exceptionnel dans la nature. Ainsi l'air, sur lequel l'avion prend très bien appui, cesserait de remplir ce rôle en deçà d'une certaine vitesse ; ou la rivière sur laquelle ricoche une pierre plate.
Ce qui devrait nous intéresser ici, c'est cette capacité de « tenir ». (On dit d'une bonne composition picturale qu'elle « tient au mur ».)
Ou tout d'abord, plutôt, si ces images nous paraissent justes, qu'est-ce qui alors tient et sur quoi ?
Dans ces images, la pierre, la planche, l'air ou l'eau ne sont en eux-mêmes ni absolument aptes ni absolument inaptes à offrir une résistance. Si la résistance est bien en un sens celle de l'eau, elle ne l'est pas absolument, elle est pour le moins autant celle que produit le mouvement de la pierre (la pierre par sa vitesse).
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Ce qui « tient » dans le langage logico-mathématique, nous avons tendance à le désigner sous le vocable de « vrai ». En fait « vrai » désigne alors plutôt un principe de non contradiction (8).
Il importe qu'à partir d'un jeu d'axiomes, de théorèmes et de règles nous n'aboutissions pas à des énoncés contradictoires. Contradictoires entre eux, évidemment, et non avec les faits. C'est à dire que la notion de vrai et de faux repose sur la consistance du système.
Ce n'est, au fond, pas dans un sens si différent que nous disons qu'un dessin « tient au mur ».
Ce sont des choses très différentes que de dire : « ce portrait est vraiment très ressemblant », ou bien : « ça tient au mur ».
Nous aurions bien du mal à définir ce qui « tient » dans un tableau. Ou encore ce qui « tient » dans un morceau de musique.
On a bien du mal à dire quoi que ce soit de « la » musique ; on connaît plutôt « des » musiques. On perçoit bien alors un certain nombre de règles qui sont en oeuvre dans des musiques ; mais on voit mal ce qu'il en demeure pour la musique. En fait on ne connaît pas « la musique ».
Qu'est-ce qui nous empêcherait de dire « on peut faire n'importe quoi »? (Même chose pour les arts plastiques ou les lettres.) C'est d'ailleurs ce que pourra conclure le premier imbécile venu dans une exposition d'art contemporain : « c'est n'importe quoi ».
Je ne suis pas sûr que l'observation du premier imbécile venu ne soit pas pertinente. Mais elle est faite en général pour couper court. On devrait au contraire la prendre au sérieux et en tirer les conséquences.
Depuis des siècles le critique musical, mais aussi bien littéraire ou pictural, nous dit que « ça tient parce que ceci et parce que cela ». Ça pourrait aussi bien ne pas tenir pour les mêmes raisons, ou « tenir » sans ceci ni cela.
Certainement dans toutes les civilisations des musiciens, des poètes et des plasticiens ont créé en se pliant à des règles. Mais leurs réussites ne tiennent pas à la stricte application de ces règles.
Ou encore, rien n'empêche que, dans le cadre strict de ces règles, ils n'aient fait « n'importe quoi ».
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Le 8 août
Suppose que tu doives faire une dessin d'enfant.
C'est très difficile. J'ai un jour essayé de dessiner un oiseau comme un enfant. (J'avais besoin d'une telle illustration, peu importe pour quelle raison.) Je ne parvenais qu'à faire des oiseaux abstraits. Personne n'aurait pu croire qu'un enfant avait dessiné de tels oiseaux. Ils « tenaient la page » comme les dessins de quelqu'un qui a appris la composition.
Or les enfant savent très bien faire des dessins d'enfant.
On peut imiter des dessins d'enfants. Il suffit d'étudier comment ils utilisent l'espace, la couleur, le trait. Avec un peu d'entraînement et de copie, on arrive à le faire.
C'est à dire que les enfants suivent les règles d'un genre, et que nous pouvons les apprendre.
Mais pouvons-nous dire que les enfants savent faire des dessins d'enfants dans le même sens que nous pouvons dire que, maintenant, nous savons les faire ?
Nous sommes enclins à répondre non : Dans le sens où (maintenant) nous savons, eux ne savent pas. Simplement, ils les font - nous pourrions dire : spontanément.
Cette réponse est peut-être irréfléchie. Il me semble bien avoir appris, enfant, à faire des dessins d'enfants : ma mère m'a montré, mon père, la maîtresse ; j'ai vu comment mes copains faisaient. J'ai appris à faire un rond pour une tête, et deux plus petits pour les yeux, c'est à dire à faire abstraction de tout pour ne plus retenir que cette seule représentation schématique de la forme.
Je n'ai rien fait d'autre quand j'ai tenté, adulte, de refaire un dessin d'enfant. Ou plutôt, si enfant j'ai appris à faire abstraction d'une quantité d'aspects de ce que j'avais appris à voir, adulte j'ai dû faire abstraction de ce que j'avais appris à dessiner.
(Ce n'est bien sûr pas la même chose. Comme n'est pas la même chose, par exemple, d'apprendre le Français à un enfant et d'apprendre le Français à un étranger qui ne connaît pas un mot de Français.)
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Le 9 août
Dans les images des pierres du gué, des planches sur l'abîme, ect..., qu'est-ce qui tient, et sur quoi ? Ce qui tient, dans le langage logico-mathématique, est dit « vrai ».
Sur quoi tient le vrai ? Sur quoi tient la vérité (de ce qui est vrai) ? A moins que le vrai soit ce qui tient sur la (cette) vérité.
(« Vrai » et « vérité » n'apparaissent-ils pas alors comme des termes trompeurs ? Ne sommes-nous pas portés à considérer que le vrai tient, en quelque sorte, sur sa vérité ?)
La vérité tiendrait plutôt sur la consistance du système - comme le galet sur la consistance de l'eau. (La solidité de la planche, l'équilibre de la pierre.)
Ce que je dis là peut se révéler plus trompeur encore.
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Au bord du précipice je regarde le vide et le vertige me saisit.
On a jeté une planche sur cet abîme (et cette planche, je la sais solide), mais rien ne peut m'y faire avancer un pied. Dès que je tente de faire un pas, mon équilibre m'abandonne.
Je n'ai pourtant aucune peine à passer sur la même planche quand elle est posée sur le bord du trottoir par exemple. L'idée ne m'effleure pas alors que je pourrais tomber, que je pourrais mettre le pied à côté de la planche. Et il n'y a aucune raison en effet pour que ça arrive.
Si, peut-être l'inattention. Mais alors je n'ai aucune raison de redouter l'abîme, car dans ce cas, aucun doute que je ferai attention.
Peut-on vaincre son vertige en songeant à cela ?
A quelqu'un qui a le vertige on dit : « ne regarde pas en bas ». Sans doute vaut-il mieux qu'il ne regarde pas, mais ça ne lui fait pas passer le vertige. Même s'il ne regarde pas, il sait qu'il a le vide sous ses pas.
Mais celui qui est dans un appartement au trentième étage d'un immeuble, ne sait-il pas qu'il a la hauteur de trente étages sous ses pieds ? En un sens, il ne le sait pas ; comme ne le sait plus non plus le laveur de vitres qui est sur un échafaudage à sa fenêtre.
Tout le monde (ou presque) peut devenir laveur de vitres (demandez au laveur comment il a été recruté) et oublier qu'il a trente étages sous son échafaudage (demandez-lui s'il a appris à l'oublier immédiatement).
Aurais-tu le vertige dans un immeuble entièrement fait en verre ?
Je suppose que tu aurais le vertige au début, et qu'il s'estomperait au fur et à mesure que tu expérimenterais qu'il ne se passe rien. Ta vision à travers le verre se réduirait vite à un spectacle sans conséquence. (Les premiers spectateurs du Train entrant en gare de La Ciotat avaient été effrayés.)
L'inverse est-il concevable ? C'est à dire, peux-tu provoquer en toi une impression de vertige à seulement imaginer un vide juste devant tes pieds ? Tu marches par exemple au bord du trottoir et tu imagines que cette bordure est une poutre jetée sur un abîme.
Si tu parviens à t'en convaincre, tu auras un certain mal à garder l'équilibre.
Mais qu'est-ce au juste alors imaginer ou ignorer (oublier) le vide ? Ou encore, qu'imaginons-nous ou qu'ignorons-nous ? Car rien d'effectif ne change en aucune façon.
Il y a là quelque chose à la fois d'objectif et de subjectif, ou plutôt de précis et d'impondérable à la fois.
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Comment faisons-nous pour accommoder notre regard, par exemple, précisément sur le rebord de la fenêtre, et pas sur ce qui se trouve devant nous à l'intérieur de la pièce, ni sur ce qui se trouve dehors plus loin, que nous laissons dans le flou ?
Nous faisons automatiquement ce que nous avons appris par ailleurs à faire avec un appareil photo quand nous réglons l'objectif. Un ophtalmologue pourrait nous expliquer exactement ce qui se passe.
Mais comment faisons-nous pour voir les branches dans les taches de couleur, le visage dans les fleurs de la tapisserie, ou encore pour comprendre des paroles - que nous pourrions d'ailleurs fort bien entendre et répéter sans comprendre - ?
--------------------------------------------------------- NOTES
1. Je pense ici à la nouvelle de Borges, où un empire tellement soucieux de cartographie réalise une carte à l'échelle réelle. Pourquoi ne pas imaginer aussi une carte en relief ? Une carte à la même échelle recouvrant entièrement le pays. Peut-on déjà imaginer quel pourrait être l'usage d'une telle carte ?
Et si, plus l'image, ou l'idée, que nous nous faisons des choses se rapprochait de la réalité, plus elle nous devenait inutile ?
2. Au fond c'était certainement moins la toute puissance avec laquelle un dieu pouvait intervenir dans le spectacle, qui rassurait nos ancêtres (les miracles), que sa place de spectateur (omniprésent et omniscient), qui faisait de « Sa Création » une création théâtrale ; c'est à dire dotée d'une fin, d'un sens, d'une sortie... d'un au-delà.
3. Je veux dire que pourront se surimposer tout à la fois (i) les relations géographiques, (ii) les relations que mes lectures entretiennent entre elles, (iii) les relations que les souvenirs de ma vie aussi bien que de mes lectures entretiennent entre eux.
4. Francine Laugier Images du Monde Flottant, If 1993, Marseille.
5 J'ai aussi bien pu vérifié qu'il ne m'arrivait pas fréquemment de tomber sans raison, que le sol n'avait pas pour habitude de se dérober sous moi, que le parapet semble solide... toutes choses qui pourrait à la rigueur faire demeurer en moi une attitude de prudence, peut-être un sentiment de méfiance, mais n'explique pas le vertige.
6. En disant ceci, je mets en évidence un jeu de langage, mais ce n'est pas le jeu de langage qui nous intéresse ici.
7 Compréhension de quoi, dans ce cas ?
8. Mais n'est-ce pas tautologiquement expliquer que « ça tient » parce que... ça tient ?
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