Jean-Pierre Depetris, juin 2021.
Après la chasse - Penser avec les doigts - D’une langue à l’autre - Dialogues - Suite
Nous avons eu du beau temps. Le seul ennui est que la neige fond si vite dans la journée, que partout la terre est trempée. Même les roches se couvrent d’humidité.
Nous avons dîné de bonne heure hier sur le chemin du retour, juste avant d’arriver à Dirac, dès que la nuit a été trop noire pour voir le chemin. Nous sommes repartis quand la lune s’est levée ; elle est encore pleine et nous éclairait bien.
En nous quittant au même endroit d’où nous étions partis, Farzal a pris le mouflon sur sa mule, qu’il a lui-même tué d’ailleurs. Il m’avait proposé de tirer, mais je l’ai trouvé trop éloigné pour être sûr de l’atteindre. Rien n’est plus pénible que de rechercher dans la montagne le corps d’une bête blessée. Nous nous retrouverons un soir pour le manger ensemble avec Sariana et Sinta. Il en restera encore, que nous nous partagerons.
J’ai fait la grasse matinée, et je suis encore épuisé. La ville est aussi humide que la campagne hier. On dirait qu’il a plu cette nuit, mais je ne le crois pas.
Des brumes planent en bas sur la ville, des nuages à raz de terre, comme une mer de coton au-dessus de laquelle émerge la moindre butte.
À partir d’une certaine altitude, ce qui serait perçu plus bas comme contradictoire ne l’est plus.
Je n’ai pas encore eu le temps ni la disposition d’esprit d’écrire un mot sur les merveilles que Farzal m’a, en effet, fait découvrir. Je ne sais pas si je le ferai.
J’ai découvert aussi que Farzal était affligé d’une sorte d’infirmité qui ne m’est pas si étrangère, et qui me l’a fait paraître plus proche. Farzal ne supporte pas de vivre entre des murs, pas seulement ceux d’un appartement, ceux d’une ville aussi bien.
Le lieutenant Farzal n’aime pas les murs. Je n’en suis pas au point où il en est. Les murs tiennent chaud ; je suis un peu douillet. Nous avons dîné ensemble chez lui hier avec Sariana et Sinta. Pendant que nous prenions un thé, en tailleur sur le tapis du salon, parlant du silence des montagnes, Sinta a rejoint Sariana dans la cuisine pour s’instruire sur la façon de cuisiner le mouflon. Je n’en avais encore jamais mangé.
Un vent glacial et violent descend des vallées, et balaie un ciel qui reste pourtant, en aval de Dirac, traversé de hauts nuages longs et découpés comme au rasoir.
Dans de telles journées, on s’étonne de la simplicité de ce qui rend heureux : des murs bien chauffés, des vêtements bien couvrants, suffisamment de réserves de calories dans les placards et le réfrigérateur, de l’eau chaude pour se laver.
Sinta est savante sur les épices et les plantes aromatiques, qui sont tout à la fois alimentaires et médicinales. Je la laisse à sa cuisine maintenant que je lui ai fait goûter celle de mon pays.
Sa cuisine renforce notre organisme et nous maintient en parfaite santé. Je crois lui devoir beaucoup pour être rentré de la chasse avec une simple fatigue naturelle, et, pour tout dire, saine. Comme d’habitude, je ressens bien encore quelques raideurs entre les cuisses pour être resté en selle, et je pense que sa médecine a dû les atténuer. Je suis de toute façon assez peu resté à cheval ; nous avons beaucoup marché, et escaladé.
Je ne sais quoi penser de la terrine de mouflon. Je sens que c’est bon, mais je ne parviens pas à en saisir parfaitement le goût. Il me demeure imprécis ; je n’ai pas encore appris à le connaître.
J’ai eu l’idée de l’accompagner de quelques olives. Elles donnent à mes papilles comme un repère connu.
« Des olives avec de la terrine de mouflon ! » Commente Sinta indignée. « Mais tu es un Américain. »
L’on ne doit surtout pas trop cuire la viande de mouflon. Malgré leur apparence, ces animaux paraissent en effet au premier abord plutôt rudes, toujours occupés à se battre, à faire s’entrechoquer leurs cornes dont les bruits sourds s’entendent de loin dans les vallées, au point qu’il est le meilleur indice de leur présence, et qu’il nous guide sans peine jusqu’à eux, toujours occupés à se battre sur les terrains les plus hostiles, à flanc de pentes vertigineuses, les grimpant ou les dévalant à se poursuivre, quand ils ne sont pas poursuivis eux-mêmes par de gros prédateurs, malgré leur apparence, leurs énormes cornes, leurs cous épais, leurs pattes nerveuses et puissantes, ces animaux ont une chair fort délicate. Elle est plus fine que celle de l’agneau, et moins grasse.
Il y a quelque chose de diabolique dans ces animaux ; la taille de leurs cornes, d’abord. Leur démesure possède quelque chose de surnaturel, surtout associé à l’agilité de leurs membres. On n’en croit pas ses yeux à les voir s’agiter ainsi, petits diablotins, avec une grâce qui se concilie mal avec leurs gestes belliqueux. On a de la grâce où l’on attendrait de la haine ; au moins de la colère.
On a l’inverse aussi bien, car ils ne jouent pas, ils se battent. Ils se battent avec autant de sérieux que des hommes en société.
C’est déroutant, et ils dessinent des images qui se gravent profondément. Leurs mouvements ont impressionné nos yeux longtemps après qu’ils ne sont plus là ; que nous ne sommes nous-mêmes plus là.
C’est comme certains mauvais cauchemars dont on ne parvient pas à se défaire, qui demeurent au fond l’œil.
Dressés sur leurs pattes postérieures, le regard fou, et les cornes altières dans la grâce de mouvements à la fois sautillants et brutaux. Cela ferait peur. Et on les voit toujours, comme s’ils avaient impressionné la rétine, la rétine ou le paysage, le lieu, l’on ne saurait dire. Ils demeurent.
C’est un peu effrayant, par la grâce surtout, qui se met à nous hanter et à nous entraîner dans des histoires qui ne sont pas les nôtres, celle de bêtes sauvages, mais qui sont bien un peu les nôtres aussi, et qui se mettent à nous habiter.
Et leurs regards surtout, leurs regards fous… Qu’ai-je bien pu en voir de la distance où je me trouvais ? Et en si peu de temps… Qu’ai-je vu exactement ?
Le mouflon a le regard du poulpe, sais-tu ? Et il se cache vivement dans l’étendue de l’espace, comme le poulpe dans son encre.
Comme moi je fuis brusquement dans ma lucidité. Oui, beaucoup de brusquerie, et qui laisse comme des traces d’encre.
Depuis le premier du mois, une grande paix est tombée sur Dirac. L’air est limpide, et les nuits sans lune sont magnifiquement noires et somptueusement étoilées.
Les ciels sont souvent limpides sur Dirac, et même avec des brumes ou des nuages bas, ils demeurent, au-dessus, dans les lointains, merveilleusement purs.
La nébulosité est toujours faible ici. Les fumées qui s’élèvent des toits en cette saison sont vite dispersées par le vent des cimes. La nuit, la ville est peu éclairée. Aussi le ciel paraît-il proche ; proche des yeux, et donc du cœur.
Le jour, les yeux qui courent de l’autre côté des vitres, découvrent toujours de nouveaux alpages, de nouveaux éboulis qui fracturent une haute forêt. On en serait alors comme étouffé par tant de visions lointaines, si les poumons, eux, ne respiraient puissamment l’air frais chargé d’odeurs de mélèzes et de sapins. On respire bien dans la paix qui est tombée avec le froid sur Dirac.
Cette paix, j’ai vu, est aussi tombée dans les yeux de Sinta.
Je me suis assoupi derrière les vitres de son balcon en l’attendant. Quand je me suis réveillé, le jour commençait à décliner, jouant déjà de lueurs ocres et roses sur les roches immenses de l’Actar.
« Je suis impressionné par tes notes de chasse », m’a dit Ismaïl que j’ai croisé en descendant de chez moi. « Pourquoi n’écris-tu pas plus souvent des choses de ce genre ? » Je me demande ce qu’ils ont tous. « Je les ai écrites, non ? »
Je ne sais pourquoi je lui ai fait lire ces lignes encore manuscrites. Je me doutais qu’elles lui plairaient. Il me fait lire parfois des textes qu’il écrit en français. Il écrit bien en français. Je lui donnerai des adresses ; il est dommage que je sois ici presque son seul lecteur en français.
« Algorithmes, algorithmes… Ce n’est pas le plus important. Vous répétez algorithme comme si c’était un mot magique. Ce ne sont que des équations. Un programme, c’est du code, » insiste Shimoun.
« Cela me rappelle », dis-je, « la pointe ironique de Poincaré au sujet des Principia de Russell et de Whitehead. “Je croyais que la logique était stérile,” écrivait-il, “nous savons maintenant qu’elle engendre des contradictions.” En fait, il se trompait : la logique engendre du code, qui engendre des commandes, ce que ne sauraient faire les vérités engendrées par les mathématiques. »
Je me tais, un peu embarrassé. J’ai beau me répéter toujours que les mouches n’entrent pas dans une bouche fermée, je ne sais pas me retenir. Je ne peux m’empêcher de mettre mon grain de sel, même dans une conversation qui dépasse un peu mes compétences, entre des gens qui en savent plus que moi. Pourquoi ai-je dit cela ? Je cherchais à prouver quoi ? Y a-t-il seulement un rapport avec le sujet de la dispute ?
« Jean-Pierre a raison », me surprend Shimoun. Et il poursuit son idée, la mienne peut-être, en évitant le piège d’une trop complexe philosophie du quantitatif et du qualitatif entre numérique et sémantique.
Nous étions retournés dans la salle en sous-sol en face du bassin au serpent de bronze. Je l’appelle « le club », critic linux users band, ce qui fait rire mes amis. « La prochaine fois que tu diras n’importe quoi qui te passe par la tête, » me prévient malicieusement Shimoun après nos échanges, « je ne serais peut-être pas là pour te rattraper par le col. »
Nous avons porté nos deux derniers thés au citron sur une table basse au fond de la salle pour nous réchauffer et nous donner la force de repartir dans la nuit glaciale. Il est déjà tard.
– Je n’ai pas dit n’importe quoi. Tu l’as toi-même magistralement prouvé.
– Mais pas toi ; et je crois que si tu en avais été capable, tu l’aurais fait toi-même.
– Tu as prolongé ma pensée, peut-être mieux que je n’aurais su le faire, mais elle demeure la mienne. J’ai même écrit sur ce sujet au siècle dernier. Je te montrerai le texte si je le retrouve.
– Je te mets au défi d’en retrouver le contenu ici même dans ta propre mémoire, me renvoie-t-il, me rappelant à son insu l’aventure de Ghazali et des brigands.
– Je suis rompu aux polémiques, ajoute-t-il avec toujours autant de malice, et je lis dans l’esprit des débatteurs comme dans un livre ouvert.
« Je ne voudrais pas écorner vos bonnes relations », dit Sinta, « mais je donnerais raison à Shimoun. Ce que tu as dit ou rien c’est pareil. Ce qu’il a développé ensuite était peut-être intéressant, peut-être génial ; peut-être était-ce bien ce que tu avais toi-même en tête, peut-être était-ce ce que tu avais écrit au siècle dernier. Pour autant, je n’en sais rien ; tu n’en dis rien dans ton journal, pas plus que tu n’as su me le résumer ici »
Je dois admettre que Sinta a raison. Je sais que je sais. J’ai tourné ces questions en large et en travers dans les années nonante, et je suis incapable d’énoncer le plus simple syllogisme à leur propos. Pas deux idées qui se suivent. Je ne sais même pas résumer ce qu’a développé Shimoun hier à peine.
Et je sais pourquoi. Il arrive que le savoir devienne obstacle à la pensée. Vous savez. Cela, vous le savez bien. Vous en êtes certain. Vous savez que vous savez, mais vous ne savez pas bien dire quoi.
Vous pourriez recommencer à penser, tout repenser. Quelque chose vous en retient : la conviction qu’il serait inutile de reparcourir le chemin déjà fait. Inutile ? Peut-être pas ; mais peu exaltant, sans enjeu, sans découverte ; ennuyeux pour tout dire. Au mieux, vous retrouverez votre chemin déjà parcouru, mais vous n’y trouverez plus de surprise, plus d’émerveillement. À quoi bon ? Et la pensée s’arrête devant le savoir ; même pas devant lui : devant sa place vide.
– Quel drôle de savant tu fais, se moque Sinta, qui sait seulement qu’il a su quand il pense à ce qu’il a écrit. Retrouve-le donc ton texte, puisque tu sais que tu l’as.
– Mais je ne sais plus où.
Je me souviens, dans les années nonante, j’avais lu une préface de François Recanati qui m’avait donné du grain à moudre.
– Pourquoi tu te mets maintenant à dire « nonante » comme si tu étais belge ? Me demande Shimoun. – Parce que c’est mieux, c’est du meilleur français. Il n’est pas nécessaire d’être belge pour le comprendre : un mot simple et évident, plutôt que trois.
Je me disais donc que le projet de George Boole de déchiffrer les lois de la pensée, ou plutôt, en quelque sorte, de les chiffrer, ou plus exactement d’appliquer à la pensée les lois des mathématiques, était stérile s’il s’agissait d’une tentative de forger des outils plus rigoureux, et donc plus efficaces pour énoncer la pensée.
Rien ne vaut pour cela les langues naturelles, la parole, orale et surtout écrite. Pour autant, mathématiser la pensée, cela veut dire la numériser, et c’est bien à quoi l’aventure a abouti. Elle n’était plus stérile alors.
Les nombres se prêtent à une manipulation très fine des langages, mais pas de la pensée pour autant. Pour la pensée, pour l’intelligence, on n’a rien de mieux que la parole…, ou peut-être ce que l’on fait de ses mains.
Celui qui croirait que des algorithmes sauraient allonger la pensée, dans le sens où l’on allongerait du vin avec de l’eau, serait aussi bête que celui qui voudrait allonger de l’huile avec de l’eau. Huile et eau ne se mêlent pas. Cette limite serait susceptible aussi bien de devenir un atout pour celui qui apprendrait à s’en servir.
Après avoir à peu près tenu ce discours, j’ai donc remercié Shimoun : « Voilà vers quel genre de raisonnements inextricables et propices à toutes les confusions je risquais de plonger avant-hier soir, face à des interlocuteurs aussi retors que savants et caustiques, si tu n’étais pas opportunément venu me prêter main forte. »
Je me suis arrêté plusieurs fois ces temps-ci à la station-service à côté de l’épicerie. On y sert des boissons chaudes ou froides sur une petite table installée au soleil. Ce que j’apprécie dans ce lieu, c’est l’odeur de l’essence, la bonne essence fraîche qui n’a pas encore brûlé.
J’ai trouvé un raccourci pour y aller. Je traverse le bout de terrain qui entoure la maison de Sinti, et je suis un sentier qui conduit jusqu’à une petite cité, une jolie petite cité dans la verdure : quatre blocs, trois étages, et deux appartements chacun.
Beaucoup de briques entre les aplats de ciment lui donnent une dominante rouge-mat du plus bel effet parmi les feuillages. Ce n’est pas du haut de gamme, mais je suis sûr qu’on y trouve tout le confort.
On traverse le lieu avec plaisir. Le terrain est suffisamment accidenté pour lui ôter la monotonie, aménagé de quelques escaliers avec des rampes de métal qui ont toute l’élégance de ces choses qui n’en ont pas, quelques sapins, quelques rochers qui affleurent, quelques ronces. Un coin pour les enfants avec un toboggan somptueusement peint d’une laque rouge, et un bac à sable.
Bien que l’on s’y croirait à la campagne, elle est à quelques dizaines de mètres seulement de la rue qui ressemble à une départementale, à hauteur de la station-service et de son épicerie adjacente.
Ismaïl habite là. Je l’ai rencontré justement un midi, qui s’arrêtait faire le plein en rentrant déjeuner. Il s’est assis quelques minutes à ma table.
Vous y aurez un peu froid aux doigts bien sûr le matin en cette saison si vous écrivez, mais s’il y a du soleil et peu de vent, une bonne parka suffit.
Digital traduit numérique en anglais. Le mot fait explicitement allusion aux doigts, et au système décimal si commode pour compter sur ses doigts. La langue anglaise a beaucoup de mots comme cela, qui ne donnent pas envie de les traduire.
J’ai dormi chez Sinti. Je me suis réveillé avant le jour. Une légère bruine tombait lentement quand je suis sorti. À la station-service, la table était restée à l’intérieur devant la fenêtre. On y sent aussi bien l’essence, avec des notes d’huile et de graisse de moteur. Ce sont des arômes que j’aime en prenant mon premier café, des odeurs de matin.
J’ai vu s’arrêter Ismaïl pour faire de l’essence. Je l’ai appelé et lui ai offert de prendre un café avec moi.
– J’ai appris que tu donnes maintenant des cours de français à l’université.
– Les nouvelles vont vite, j’ai à peine commencé. Shimoun m’a recruté, tu sais le vieux barbichu au regard futé derrière ses lunettes rondes. Il y a longtemps que le département recherchait un vrai français.
– Tes amis tiennent vraiment à tirer le meilleur parti de ta présence.
– C’est un signe de vitalité. Je donne des cours aux matheux. Je les aide à lire dans le texte Joseph Fourier, Henri Poincaré, Évariste Galois et Alexandre Grothendiek.
Rien n’est plus agaçant que les mots qu’on répète d’une langue étrangère sans les traduire. C’est tentant parfois, comme je l’écrivais hier, mais la plupart du temps, c’est pour énoncer des sottises ; et l’on verrait tout de suite que ce sont des sottises si elles étaient traduites dans un langage clair.
L’on emploie l’anglais, l’arabe, le latin, le grec, l’allemand…, pour se donner plus de sérieux à moindre frais, comme si l’on utilisait des termes techniques qui ne supporteraient pas l’immixtion dans une autre langue. Les savants, notamment religieux, ont usé jusqu’au dégoût de ce procédé pour impressionner les gens simples.
C’est souvent un signe, quand on s’adresse à vous ainsi, que l’on vous tient pour un esprit simple, ou plus fréquemment encore, que votre interlocuteur en est un. Cocassement, ce sont la plupart du temps des paradigmes qui n’offrent pas une bien grande difficulté pour les traduire, et qui n’en subiraient aucun dommage.
On a fait jargonner Martin Heidegger en refusant, par exemple de traduire Dasein, qui n’a rien de jargonneux en allemand, alors que le recours au français « présence » s’imposait selon moi. Bien sûr, le mot « présence » ne s’emploie pas exactement en français comme Dasein en allemand, quelques ajustements syntaxiques seraient nécessaire, comme toujours, évidemment, quand on traduit.
Bien sûr, en traduisant digital, on perd l’évocation du décimal et des doigts. En traduisant body (somebody, anybody…), on perdrait l’invocation des corps. Reste à savoir si de telles évocations ont la moindre importance dans leurs contextes. Si c’est le cas, cela arrive souvent en poésie, l’on devra faire appel à quelques procédés stylistiques ou rhétoriques. On ne traduit jamais mot à mot. En français, on ne dira jamais « un village de quelques corps », mais « de quelques âmes ». En français, le mot « corps » n’évoque pas le corps vivant, mais le cadavre.
Si l’on traduit jihad par guerre, ou par combat, on perd son évocation d’ijtihad, la décision délibérée, presque l’idée de libre arbitre, mais si pour cette raison l’on ne traduit pas, on suppose alors une connaissance si fine de la langue arabe de la part du lecteur, qu’il n’aurait pas besoin de traduction pour la lire. En définitive, on choisira souvent de ne pas traduire pour sa consonance avec croisade, dans l’intention plus ou moins naïve de laisser imaginer une version musulmane de la croisade, aussi incongrue qu’en soit l’idée.
Si l’on traduit edificatio par « édifiant » en français, on ne comprendra plus ce qu’entendaient Sénèque ou Paul dans leurs ouvrages. L’on perd cette dimension performative (quand dire c’est faire) qu’ils avaient en tête. Dans ce cas, ce n’est plus traduire, mais seulement franciser un paradigme latin mal compris, du latin de sacristie.
Dans tous les cas, quoi que l’on fasse, le lecteur doit savoir lire, mais l’on ne doit exiger de lui aucun autre savoir. Il doit savoir mastiquer le texte correctement, se le mettre en bouche comme un bon vin.
Trois degrés, ça ne paraît rien, mais c’est énorme. Ils suffisent pour que le froid aux mains devienne supportable sans gants, surtout si le vent est tombé. Ils suffisent à permettre d’écrire au grand air.
Mon stylo-plume métallique est bien froid pour l’hiver. J’aimerais en trouver un dans un matériau moins glacé, mais, comme je l’ai déjà dit, j’écris avec une si grande célérité que peu de stylo sont capables d’en alimenter la plume continûment, surtout quand une basse température rend l’encre moins fluide. Hier, je me suis résolu à acheter un stylo bille à la station service. Un stylo-bille des plus communs en plastique noir et à la pointe rétractable. Quoique ces objets soient vendus à des prix symboliques, je les trouve magnifiques et parfaitement conçus. Dans l’ensemble, j’aime la matière plastique, tout particulièrement noire, quand elle évoque le pétrole dont elle est dérivée.
Le stylo-bille était agréable au toucher. Il écrivait bien, la pointe glissant sans résistance sur le papier, traçant des lignes d’un noir intense et régulier, avec une agréable souplesse. Il glissait même un peu trop bien pour moi, déformant mon écriture plus encore que de coutume.
L’avant du stylo est d’un plastique transparent creusé de stries circulaires du plus bel effet. Il permet de s’assurer du niveau d’encre. L’autre extrémité se prolonge du bouton qui fait sortir la pointe, lui aussi en plastique transparent, ainsi que celui, sur le côté, qui la fait se rétracter automatiquement. La symétrie est contrariée par une épaisse patte permettant d’accrocher le stylo à une poche. Le tout est d’une simplicité évidente, aussi ingénieuse qu’élégante. Dans le creux de ma main, je tiens le fruit de millénaires de civilisations de l’écrit. Ils ont abouti à la perfection de cet objet, qu’on ne résiste pas à porter à sa bouche.
C’est avec quoi j’ai écrit hier ; mais rien de bon. J’ai tout jeté. Le stylo n’est pas en cause ; peut-être l’air, sans doute insuffisamment oxygéné à l’intérieur de la station où je m’étais installé. Je crois plutôt que j’avais trop réfléchi avant d’écrire.
La bille ne fait aucun bruit en glissant, contrairement à la plume acérée. J’aime ce crissement de plume métallique, j’aime l’entendre rythmer mon écriture et m’emporter.
Sinta s’est coiffée d’un fichu rose du plus bel effet. Je ne le lui avais encore jamais vu. Il est d’un rose puissant et lumineux, un peu fuchsia, qui s’harmonise avec son cardigan pistache.
– Ça ne fait pas un peu trop couleur de Norouz, s’inquiète-t-elle quand je l’en complimente ?
Le Norouz est le jour de l’an de l’ancien empire iranien, puis sassanide. Il correspond à peu près aux Ides de Mars des Latins. Il est encore bien respecté au nord du Golfe Persique, et il tend à se revivifier au-delà. Le Norouz a une importance comparable à la Noël chez nous, qui correspond à peu près aux Saturnales du Sol Invictus des Latins. Comme à la Noël, on s’offre des cadeaux au Norouz ; on y mange des dattes et des figues sèches, et toute sorte de gâteaux et de sucreries.
– Oui, tu ressembles à un gâteau de Norouz, dois-je admettre. Tu donnes envie de te croquer.
J’apprécie combien les gens de Dirac ont de ressources pour vous faire une petite place quand vous arrivez chez eux. Ça ne leur coûte rien, au contraire ; ils s’arrangent plutôt pour tirer le meilleur parti de votre présence. C’est bien de quoi je leur suis le plus reconnaissant.
J’ai toujours regretté que trop rares aient été ceux qui avaient su, au cours de ma vie, se servir utilement de moi ; même les gens dont c’était le métier.
J’ignore si a traversé l’esprit de mes amis ici que, si je mangeais leur pain, je devais m’efforcer de le gagner, mais ils ne m’ont jamais donné l’occasion de les en soupçonner. Je suis sûr qu’ils n’ont jamais rien pensé de tel.
Ne leur a sans doute jamais traversé l’esprit non plus, qu’en agissant ainsi, ils me rendaient service. Non, plutôt m’ont-ils laissé penser qu’ils me demandaient un service ; ils l’ont pensé eux aussi.
Il en résulte une forte sérénité, de vivre ainsi dans un monde où il est si naturel et si facile de se demander et de se rendre service. On en ressent une puissante vitalité qui ne cesse de se transmettre.
Ça y est, les cours d’eau sont gelés. La glace demeure du matin jusqu’au soir. Ce gel est plutôt tardif cette année, me suis-je laissé dire.
Depuis plusieurs jours déjà, la mare était couverte de glace au matin, mais elle fondait avant le milieu de la journée. Même la Garous a gelé, enfin, pas entièrement, de l’eau encore circule au milieu de son cours.
De la neige est tombée. Elle n’est pas bien épaisse, et le froid n’est pas très vif, surtout quand le soleil monte un peu, mais il n’est jamais bien haut en cette saison, et il ne s’attarde guère ; il se couche quand même une minute plus tard depuis la semaine dernière.
– Chez moi, l’on dit : « à la Sainte Luce, les jours avancent du saut d’un puce ».
– Qu’est-ce que ça veut dire ?
– Qu’à partir du 12 décembre, le soleil commence à se coucher tous les jours un peu plus tard de quelques minutes.
– Ce n’est pas à partir du solstice ?
– Non, car il continue à se lever un peu plus tard le matin pendant encore une dizaine de jours après le solstice. Aussi les jours continuent à raccourcir. Le solstice est quand ils s’allongent le soir autant qu’ils raccourcissent le matin. C’est alors la nuit la plus longue de l’année.
– Je ne comprends pas comment c’est possible.
– Pourtant, c’est un fait.
– Je n’en vois pas la raison.
– Pour être tout à fait franc, je ne la vois pas non plus. Je l’avais très bien comprise dans ma jeunesse, mais maintenant, je serais bien embarrassé pour te l’expliquer. L’interrelation entre les mouvements des divers météores est souvent complexe à décrire et à expliquer, parce que ce sont justement des interrelations.
– Tu es sûr de tout ce que tu dis ?
– C’est très facile à vérifier. Trouve un point fixe dans les montagnes en face de ton balcon, là où le soleil apparaît et là où il se couche, et tu verras ce que je te dis. Plus simplement encore, il ne manque pas ici de calendriers indiquant les heures de la prière. Regarde donc en ligne.
– Pourquoi ne peux-tu pas l’expliquer ?
– Parce que pour bien expliquer, il faut bien comprendre ; et pour bien comprendre, il faut d’abord voir, voir distinctement avec ses deux yeux. Ensuite, sans peine, le regard de l’intelligence s’accoutume à voir aussi. Quand on commence avec des explications, très vite l’on croit comprendre, mais dès que l’on tente d’expliquer, l’on voit que l’on n’a pas bien compris.
– « Commencer avec » est un anglicisme, to begin with, en français l’on dit « commencer par ».
– Non, non, je dis bien « commencer avec ». La nuance n’est pas indifférente. Il ne faut pas commencer avec des explications, jamais. Il faut commencer non pas avec, mais sans explication, voir d’abord, avec les yeux de la certitude. Sans les yeux de la certitude, aucune explication ne tient.
– Tu me fais penser parfois à un étrange soufi ; un guide sur la voie d’une étrange mystique.
– Je te parle là de la voie de toutes les voies. C’est comme s’il s’agissait d’expliquer la poulie ou le levier. Ce n’est pas commode à expliquer ; dès que l’on s’écarte de la description, l’on ne dit plus rien de bien consistant, mais si on l’expérimente, on se demande ce qui pourrait encore tenir lieu d’explication. Tu comprends sur quoi tiennent toutes les explications ? D’elles-mêmes, elles ne tiennent rien.
– Tu vas toujours chez le barbier dont je t’ai donné l’adresse, me demande Sharif ? Nous nous sommes retrouvés à la buvette du palais de justice devant le lac gelé. Nous y dégustons un thé glacé à la menthe verte, réchauffés par un bas et blême soleil.
– Oui, il est parfait, il laisse mes cheveux pousser dans le sens qui leur est naturel. Je n’ai même plus à me coiffer pour qu’ils demeurent toujours en place.
– Et c’est lui aussi qui a taillé ta barbe autrement ?
– Il m’a suggéré de suivre les courbes de mon visage. Maintenant, quand elle commence à me piquer, il me suffit de passer un coup de rasoir électrique sur les surfaces planes de ma peau.
– Ça te va bien, tu as toujours un peu l’air d’un chasser de bison, mais plus vraiment d’un homme des bois.
J’aime le thé vert à la menthe, mais je ne le bois jamais glacé, et j’ai tort car c’est très bon. C’est agréable quand il fait un peu froid. Boire des boissons chaudes quand il fait froid ferait paraître le froid plus vif.
– Tu es même élégant avec ta canadienne ouverte sur ton gilet de chasse, et ta vaste écharpe indienne sur les épaules, continue Sharif, élégant comme un tueur de bison, mais tu as de l’allure. On peut même te trouver très beau. Je t’en préviens en camarade, car les femmes n’oseront pas te le dire.
– Cesse un peu de déconner. Nous devions parler de choses sérieuses.
– Déconner, voilà bien un verbe fascinant, fascinant d’ambiguïté. Il commence par le préfixe dé, mais ne connaît pas de forme sans préfixe.
– Certes, mais tu as son antonyme enconner.
– Cette ancienne acception n’a alors plus guère de rapport avec l’usage commun. Dans ce dernier, il est morphologiquement proche de déchanter.
– Je ne vois pas le rapport. Je crois me souvenir pourtant que Jacques Lacan avait fait un tel rapprochement avec le déchant dans un de ses Séminaires, mais je pense que, comme toi, il déconnait un peu.
– Le déchant est une forme polyphonique qui construit sa ligne mélodique au-dessus du plain-chant, et parfois inversée. Il est très pratiqué ici dans nos musiques. Je crois que c’est ce qui te donnes tant de peine souvent à la noter, comme tu me le disais.
– Où veux-tu en venir ? Tu y vois un rapport avec le déconnage ?
– En effet.
– S’amuser à dessiner une ligne sémantique au-dessus du discours manifeste ?
– Oui, à-peu-près ; la laisser se tracer, et ne jamais savoir exactement si elle est totalement involontaire, ou entièrement assumée.
– Sans déconner…
Les jours sont devenus bien courts, plus encore que chez moi, puisqu’on est ici légèrement plus au nord. L’après-midi est à peine entamée, qu’on est déjà au soir.
Les soirées, elles sont si longues qu’on n’a plus envie de se coucher. D’un autre côté, les aubes sont si tardives qu’on n’a aucune raison de se lever de bonne-heure.
– Regarde, l’éclairage urbain vient à peine de s’allumer, et c’est l’heure où, cet été, il m’arrivait de sortir prendre le soleil. Je me tais un instant en contemplant le givre sur les galets derrière les vitres d’une des baraques du lac.
– Parfois, je m’en inquiète un peu ; j’imagine la terre penchée sur son orbite comme une moto dans un virage, et j’en viens à craindre qu’elle ne parvienne plus à se redresser, qu’elle se jette comme un bolide fou dans le vide sidéral. Imagine que la terre, comme lâchée par une fronde, sorte de son orbe.
– Quelle drôle d’idée, me répond Sinta.
– On ne s’en rend pas compte quand on n’y prête pas attention, mais tout se déroule à des vitesses tellement considérables.
C’est pourquoi je voulais te faire comprendre l’autre jour qu’il ne sert à rien d’expliquer pourquoi le soleil commence à se coucher moins tôt, tandis que le matin, il continue toujours à se lever plus tard. Il ne servirait à rien de le comprendre tant que nous n’en ressentirions pas, dans notre propre corps, l’élan et la vitesse, la formidable accumulation d’énergie cinétique et gravitationnelle qui anime la terre, sa vitesse et sa masse, pour le dire plus simplement ; et nous éprouvons alors notre propre force, la tienne comme la mienne, notre propre vitesse, car la terre, c’est encore toi et moi.
– Et tu n’en éprouves pas le vertige ?
– Bien sûr que si.
© Jean-Pierre Depétris, juin 2021
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