Jean-Pierre Depetris, juin 2021.
Intelligence en réseau - Les clowns - Nouvel an - Nouvelles du front - Suite
Un préjugé veut que le premier regard soit toujours trompeur, qu’il soit empreint d’illusions et de préconceptions, et qu’ensuite seulement, en apprenant davantage, l’on se rende capable de le corriger. Je n’en crois rien. Le premier regard est le bon ; il ne trompe pas.
Si le préjugé s’impose, c’est que le premier regard a souvent été immédiatement oublié. On ne se souvient plus que des interprétations subliminales qui sont venues très vite l’oblitérer. Le premier regard que j’avais eu sur Dirac ne m’avait pas trompé.
Je suis passé devant le musée ce matin. Il est bâti sur une falaise en pleine ville, une sorte de château fortifié. La falaise longe une rue, en vis-à-vis des façades sur l’autre trottoir. Si l’on s’enfonce à l’abri d’une porte, comme je l’ai fait ce matin sous une pluie battante, on ne voit plus que le roc en face, avec, par endroits, des à-plats de ciment pour empêcher que des pierres ne s’en détachent. Il pleuvrait fort, et l’eau ruisselait sur la roche toujours couverte d’une pellicule de givre.
L’eau qui tombait en trombes, la falaise de pierre luisante, prenaient par je ne sais quelle aberration lumineuse, des tons verts sous les feux de croisement des voitures que beaucoup de conducteurs avaient allumés, ou peut-être encore sous l’effet des enseignes lumineuses ; le vert d’une eau profonde dans une faible lumière. Tout prenait alors des airs de déluge.
Non, mon premier regard sur Dirac ne m’avait pas trompé : l’eau. L’eau a taillé Dirac dans la roche.
– C’est ton téléphone, me dit Ismaïl. – Oui, il fait souvent ça. – Et tu ne décroches pas ? – Il ne répond jamais, lui confie Sinta.
– Bien sûr, quand j’attends quelqu’un à un rendez-vous, je décroche. J’ai passé une part de ma vie sans téléphone, même pas fixe, et beaucoup de mes amis n’en avaient pas non plus. Quand nous avions rendez-vous, nous nous assurions du moment et du lieu. Je ne comprends pas comment vous parvenez à vous occuper perpétuellement les mains avec ces petits instruments et à effectuer quelque travail utile, au moins quelques heures par jour. Ces gadgets idiots ont fait passer l’humanité à côté du numérique. Ils retarderont le progrès d’au moins plusieurs siècles.
– Ces gadgets idiots ne sont-ils pas numériques ? m’interroge-t-elle.
– Ils reposent sur une architecture numérique, mais qu’en vois-tu ? Que vois-tu du code ? Perpétuellement, tu télécharges de petites application qui écrivent des lignes de code sur ton disque dur sans que tu en aies le moindre accès, et moins encore le contrôle. Au siècle dernier, c’est ce qu’on appelait des virus. Les réseaux, ah les réseaux, l’architecture des réseaux, mais l’architecture des systèmes, on en est où ?
– Tu as un tempérament excessif, commente Sinta, mais je sais que Shimoun dit aussi des choses qui vont dans ton sens.
– Bientôt il n’y aura plus d’internet, mais autant d’intranets qui nous englueront à leurs toiles.
« Étourdis, vous ne voyez pas quel Léviathan tisse son web ? » disais-je de bon matin à mes amis en attendant le jour devant un bon feu de bois dans l’un des restaurants du lac.
« C’est quoi un Léviathan ? » a demandé Sinta.
« Léviathan, est un nom hébreu cité dans le Livre de Job, les Psaumes, et je ne sais plus où, qui désigne un monstre gigantesque, maléfique et destructeur. » Puis j’ai ajouté d’un ton théâtral : « C’est le diable. C’est Sheïtan. C’est aussi le titre d’un livre de Thomas Hobbes. »
On est injuste envers Thomas Hobbes. On ne retient que ses livres politiques, qui sont à mes yeux la résultante d’autres travaux que je juge supérieurs. Sa question à René Descartes sur ses Méditations était d’une intelligence étonnante, et elle a inspiré à ce dernier une réponse qui ne l’était guère moins. Descartes devait en être tellement épuisé, qu’après cela il ne voulut plus entendre parler de celui qu’il s’est mis à appeler « l’Anglois ».
On est injuste et incohérent envers Hobbes, voyant en lui l’inventeur du contrat social et le défenseur de la monarchie ; celui de la citoyenneté et de la dictature, le précurseur du libéralisme et du totalitarisme. Il est bien un peu tout cela, et indiscutablement, le défenseur de la monarchie constitutionnelle, mais l’on doit d’abord le comprendre.
Descartes, lui, n’a jamais professé d’option politique, sauf, à ma connaissance, en deux lignes dans une lettre. Il y disait qu’en politique comme en architecture, il valait mieux tout détruire avant de reconstruire. Ce point de vue aurait effrayé Thomas Hobbes, qui en avait fait l’expérience pendant la guerre révolutionnaire anglaise. Il n’est pas aussi simple que ne le laissait entendre René Descartes de tout détruire, et il en coûte beaucoup de cruautés. On ne détruit pourtant jamais assez. Les révolutions ne sont jamais assez radicales et pourtant toujours trop cruelles. Hobbes cherchait autre chose, et l’on ne le comprend pas sans comprendre cela.
« L’homme est un loup pour l’homme », disait Hobbes. C’est aller un peu vite qu’en conclure que pour lui l’homme était mauvais. C’est la société des hommes qui est fondamentalement mauvaise ; pas celle-ci ou celle-là. Toutes. Voilà à quelle idée il a appliqué l’image du Léviathan. En groupe, les pires instincts s’agrègent et se renforcent. La question n’est pas que toi ou moi soyons personnellement vertueux, mais que nous sommes nécessairement pris dans les filets d’une société mauvaise.
Je crois qu’il est le seul philosophe à avoir développé ce point de vue dans toute sa logique : si la société est fondamentalement mauvaise, ce n’est pas elle qui va corriger l’homme.
« Et toi, qu’en penses-tu ? » me demande Sinta. « Moi, j’ai été frappé quand j’ai lu Hobbes dans mon adolescence, par quelques évidences qu’il m’avait mises sous les yeux. Mais n’allons pas si vite. Thomas Hobbes a été le premier philosophe à aborder un phénomène qui est devenu prégnant dans l’époque contemporaine. On commence à peine à l’approcher en tâtonnant, et on l’a appelé “intelligence en réseau”. Voilà le léviathan. »
Je vais plus souvent prendre le café à la station service. J’y suis moins dérangé qu’aux restaurants du lac, qui servent trop de repaires à mes amis. J’y passe seulement quand je souhaite les rencontrer, ou quand je considère que leur présence ne me dérange pas. Je les sais cependant très soucieux de ne pas perturber l’attention de quelqu’un qui serait occupé à écrire ou à lire. Ils s’installent alors à une autre table. Ce matin, je me suis rendu près du lac, dans le restaurant qui tient toujours un bon feu de bois allumé sur sa terrasse fermée.
« Si j’ai bien compris, » me demande Sanpan alors que nous reparlons des conversations que j’ai tenues ces derniers jours avec Ismaïl et Sinta, « les réseaux informatiques donnent naissance à un monstre que la Bible avait décrit. » Shimoun et Sinta sont là aussi.
« Mais non, le monstre était déjà là. Sinon Hobbes n’aurait pas pu en parler. Les réseaux informatiques lui donnent seulement une assistance technologique qu’il n’avait jamais eue. Hobbes aurait été très intéressé par la téléphonie mobile. Nul ne sait ce que son intelligence y aurait trouvé. Non, ce qu’on appelle aussi “intelligence en essaim” était déjà là, bien avant l’homme, régissant les bancs de poissons, les nuées d’oiseaux, les essaims d’abeilles… »
« Je comprends », dit Simoun en repliant son couteau avec lequel il avait fait ses tartines, après l’avoir consciencieusement essuyé et en le replaçant dans l’étui de sa ceinture, « ce sont des commandes très simples s’exerçant sur les individus, et qui, agissant ensemble, les combinent dans des comportements plus complexes qui semblent obéir à une stratégie bien élaborée, une intelligence dont on serait bien en peine de trouver une source. On ne la devine nulle part ailleurs que dans des interactions machinales. »
« De plus, » ajoute-t-il, « ces petits appareils, l’action du moins de leurs petits programmes opaques, s’appliquent à détruire méthodiquement les capacités de réflexion de leurs utilisateurs. »
« De si complexes dispositifs » enchéris-je, « ne sont cependant pas nécessaires pour produire un tel résultat. Il suffit d’avoir toute son attention prise par le souci de sa pitance. Enfin, ce n’est pas si simple, » me reprends-je, « car trouver sa pitance se fait aussi parfois un efficace aiguillon pour aiguiser et pour tremper ses capacités cognitives. »
« Je pense, » me répond Shimoun, « que si l’on y regarde de près, un certain sentiment d’insécurité et de précarité, ne doit pas se trouver si éloigné du bon fonctionnement de l’intelligence en réseau. Probablement facilite-t-il l’abandon à ses interactions. »
Il fait trop doux pour ce qui devrait être un climat continental de faible à moyenne altitude. Dirac se situe autour des neuf cents mètres. On devrait déjà pelleter la neige devant les entrées, pas seulement la balayer, et se munir de raquettes selon où l’on va. Le froid finira par venir. Les jours ont déjà rallongé d’une minute.
Sinta n’abuse pas de ses parfums. Elle n’en a pas besoin. Sa peau a naturellement une saveur de noisettes encore fraîches et de mures, que j’apprécie quand elle vient m’embrasser dans la cuisine pour partager notre petit-déjeuner et nos conversations matinales. « Mais pourquoi, pourquoi devrions-nous craindre de nous abandonner à cette intelligence en essaim ? Pourquoi devrions-nous la redouter plus que ne le font les bancs de poissons, les nuées de migrateurs, les essaims d’abeilles… ? »
« À mon tour de te renvoyer la question, Sinta. Et toi, qu’en penses-tu ? »
« Quand tu as commencé à parler de cela, tu m’as spontanément fait penser à ce qu’avait écrit Louis Althusser à propos de l’idéologie qui interpelle l’individu en sujets. »
Je suis très surpris par la remarque de Sinta. Je n’y aurais pas pensé. Dans l’ouvrage de Louis Althusser sur les appareils d’état, ouvrage fort intéressant à mes yeux par ailleurs, ce passage m’avait spontanément paru la parole d’un fou. Je n’étais pas alors prévenu des problèmes psychiatriques de l’auteur, mais il me les avait fait soupçonner.
Il me paraissait certes fou d’écrire de telles choses quand on voulait passer pour un philosophe marxiste sérieux, pour le directeur d’une école tout à la fois normale et supérieure, ou être seulement compris et suivi par ses élèves et ses disciples. Elles me paraissaient surtout cliniquement folles, car visiblement inspirées par une expérience psychotique. J’en ai été désolé pour leur auteur que je n’ai pas cessé pour autant de tenir en estime, ne serait-ce que pour ses talents exceptionnels de traducteur de l’allemand ; et j’en suis toujours attristé.
« Et alors, reprend Sinta ? Je préfère la vérité d’une expérience psychotique authentique, que des explications qui ne soutiennent rien, comme tu aimes le dire. »
« Je regrette, j’ai lu attentivement et apprécié cet ouvrage, mais ce passage où il pète les plombs ne soutient rien, si ce n’est mon inquiétude à propos de son état mental. »
« Et alors ? Qu’il ne puisse énoncer son expérience d’une façon plus tangible, ni ne sache l’étayer sur autre chose qu’une exégèse biblique, la récuse-t-elle ? Est-il le premier à avoir été génial sous le coup d’états mentaux critiques ? Ce sont plutôt à travers de tels états que les hommes ont souvent trouvé leurs voies les plus fertiles. Et tu le sais mieux que moi. » Je me tais un instant, sensiblement agacé, puis je dois l’admettre : « Tu n’as pas tort. »
« Alors songe combien l’idéologie a de facilités pour interpeller l’individu en sujets à travers la téléphonie mobile. »
Ce matin, j’ai écrit un courriel à Sharif avec copie à tous :
« Je crois que nos dernières conversations étaient des conneries. Je crois que nous n’avons fait que tourner autour de ce qui aurait dû être notre cible : le langage. Nulle part l’intelligence en essaim n’est plus active que dans les langages. »
Sa réponse avec copie à tous :
« Je suis heureux de te l’entendre dire. Dès que tu as mis les dernières pages de ton journal en ligne, j’ai bien senti que vous aviez reniflé quelque-chose, puis vous n’avez débité que des fadaises, alors que la question touchait pourtant le cœur des travaux de notre séminaire : la grammaire générative. Oui, nulle part l’intelligence en essaim ne fonctionne mieux que dans les langages humains, notamment les langues naturelles, la parole. »
Sinta et moi sommes allés au cirque. Il en passait un par Dirac. Pourquoi pas, entre l’équinoxe et le jour de l’an ? Le spectacle m’a plu. Peut-être étais-je trop bon public ; il m’a plu.
Les clowns m’ont toujours impressionné. Ils n’ont pas souvent de langue bien fixe à leur disposition, alors ils doivent se limiter à des onomatopées. Pas de mots d’esprit, moins encore de jeux de mots. Les clowns n’étaient pas habillés comme il est coutume chez nous : larges pelisses et toques de fourrure. Sinon, rien de particulièrement nouveau, mais des jeux de mime intéressants. Une tonalité onirique.
Le cirque ne payait pas de mine au départ, d’abord quand on voyait passer les fourgons décorés dans les rues pour en faire la promotion avec fort tintamarre. Il s’en dégageait quand même une impression chaleureuse et sympathique. Devant le chapiteau, il était dressé dans le parc en face du lac, derrière les restaurants de bois, l’impression demeurait d’un modeste cirque de province. Tout a commencé avec la musique.
L’orchestre était superbe, composé des plus improbables instruments. Kamânche à coffre carré, comme on en fait dans l’Altaï, une énorme contrebasse, un accordéon, une superbe cithare indienne, des instruments à percussion allant du daf au simple bidon de fer blanc, puis une trompette bouchée, un saxo, un ney, et l’inévitable oud, et le tar, et enfin une guitare flamenco.
Les musiciens n’avaient pas de signes distinctifs, et moins encore d’uniformes. Ils ressemblaient à un groupe d’étudiants et de quelques professeurs un peu plus âgés, et ils dégageaient une impression d’intense plaisir à jouer ensemble. J’ai distingué des sonorités balouches, kurdes, arméniennes, tatares, et même klezmer, ou encore flamenco.
Les numéros étaient ceux qu’on s’attend à voir au cirque, jeunes orientales contorsionnistes (je ne sais pourquoi, ce sont souvent des orientales qui s’y collent), équilibristes, jongleurs, charmeur de serpents, acrobates… ; et la musique savait en décupler l’effet, se faisant tour à tour envoûtante, endiablée, joyeuse, crépitante…
C’était une excellente idée de mettre les musiciens bien en vue, chacun bien identifiable, qui accompagnaient les circassiens de leurs mimiques, de leurs échanges de regards en même temps que de leurs échanges de notes. Ils exerçaient une transition étonnante entre la piste et le public, qu’ils chargeaient de magie en la triangulant.
Beaucoup de feu et beaucoup de glace, qui tenaient lieu de décors et d’ustensiles. Je ne sais s’ils utilisaient toujours de la vraie neige ou de la vraie glace, mais elles le paraissaient. Du vrai feu ? Je ne sais ce que serait du faux feu. Ils utilisaient du moins un feu qui ne brûlait pas, ou très peu. L’un des clowns s’est baladé un bon moment avec sa toque enflammée.
« Quand j’étais tout enfant », dis-je à Sinta pendant que nous rentrions dans la neige un peu boueuse du parc, « j’ai dîné un soir avec Achille Zavata, le célèbre clown. Je l’avais vu le soir même sur scène. Après le spectacle, un parent qui le connaissait avait tenu à l’inviter dans un restaurant chic de la ville. Je ne pouvais croire que l’homme assis à côté de moi dans un élégant costume noir, avec sa cravate bien nouée et sa moustache de bandit mexicain débonnaire bien taillée, qui me le rendait sympathique, fût Zavata. Assurément, je l’aurais reconnu. Il ne lui ressemblait ni ne parlait comme lui. Je ne comprenais pas pourquoi lui et ma famille cherchaient à me faire croire qu’il était bien Zavata. »
« Qu’as-tu fait finalement », m’interroge Sinta. « J’ai joué le jeu, pensant qu’il était peut-être un authentique bandit mexicain, ou peut-être un guerriero cachant sa véritable identité avec la complicité de mes parents. Ils devaient savoir ce qu’ils faisaient ; il fallait donc jouer le jeu. J’étais un peu dépité qu’on ne m’ait pas fait confiance ; mais la confiance, on doit peut-être prouver d’abord qu’on la mérite, non ? »
« Prendre l’identité d’un clown pour cacher la sienne ! » Éclate de rire Sinta. « Tu avais déjà l’esprit fantasque, mais le caractère bien trempé. »
« Je ne voulais pas interroger mes parents. Qui ne sait rien ne dit rien. J’ai attendu longtemps en vain que ma famille m’apprenne la vérité, avant de comprendre seul qu’il était probablement bien Achille Zavata. Il ne devait certainement pas être toujours habillé en clown. »
La lune était cachée par des nuages, mais quelques étoiles brillaient. La blancheur de la neige nous permettait de distinguer assez nettement où nous posions les pieds. « Tous ceux qui, à l'amour de la vérité / Ont consacré la ferveur de leurs vingt ans / Et qui, faisant descendre la sagesse étoilée / Vers le clown et le paysan / Ont partagé avec autrui / Les fruits de leur contemplation / Tous ils forment dans la sphère de l'esprit / Avec nous, une indissociable constellation. »
« Qu’est-ce que c’est ? me demande Sinta en marchant blottie contre moi. – Un poème de George Boole. »
Je n’avais plus reparlé de l’intelligence en réseau avec Ismaïl depuis notre première conversation.
– Tu l’as revu ?
– Oui Sinta, et tu sais son idée ? Il m’a parlé de la raison, de la raison discursive.
– Je reconnais là le fin lecteur d’André Breton et des Surréalistes.
– Je suis toujours admiratif de la façon dont son esprit travaille.
– Voulait-il dire que la raison est ce qui nous fait nous comporter comme des bancs de poissons ? Je caricature peut-être. Sais-tu expliquer mieux ce qu’il a dit exactement ?
– Ismaïl n’écrit jamais ses pensée. Je le regrette. On doit l’écouter et s’en saisir à la volée. Ou bien, s’il les écrit, c’est dans des poèmes, et tu sais que je ne peux pas les lire.
– Oui, c’est dommage. De plus, il est souvent laconique.
– Il m’a parlé aussi de l’astrologie.
– Je ne vois pas le rapport.
– Moi non plus je ne l’ai pas vu tout de suite. Je lui ai dit que l’épingle que nous cherchons tous à tirer du jeu, il est en effet tentant d’en chercher la tête dans les étoiles, selon la formule de Breton, mais de là à y trouver des rapports de causalité… « Qui te parle causalité ? Ce sont des rapports sémantiques. Ce sont des signes, et les signes, on les lit, » m’a-t-il répondu. « À ce moment-là, je suis d’accord : si tu vois l’astrologie comme de la voyance, comme on lit dans les cartes, ou dans le marc de café, » ai-je convenu. Son idée est que pour fonctionner, l’esprit a besoin de signes, de systèmes de signes. Grâce à eux, il voit ; il devient voyant. Que voit-il ? Ce qu’il est capable d’y lire.
– C’est lui qui a dit ça ?
– Non, c’est moi qui le reformule.
Le soleil s’est levé maintenant. Il s’est levé depuis plusieurs minutes. Vous le savez en consultant votre montre, mais vous vérifiez qu’elle soit à l’heure. Le brouillard étouffe le jour. L’éclairage urbain s’est quand même éteint. Le jour ne vient toujours pas. C’est le dernier de l’année, il traîne. On peut le comprendre.
Le balcon est humide comme s’il avait plu, et l’on n’y voit rien à cent mètres. L’éclairage urbain est accroché à des poteaux de bois ; les câbles électriques aussi, ceux du téléphone et de l’internet également. Ça en fait des lignes pour que les migrateurs se posent. À la saison, les chats du quartier les regardent la salive aux lèvres.
Les poteaux électriques donnent une bonne idée des distances dans le brouillard épais. Ils rétablissent une perspective là où il n’est plus d’horizon. Ils restituent une apparence terrestre là où l’on se croirait dans les nuages malgré les senteurs de la terre mouillée et des arbres.
J’ai posé mes pieds nus sur la marche humide de l’escalier devant la porte de la cuisine, à l’extrémité du balcon. L’air et le sol sont glacés, mais pas autant que l’on s’y attendait. Le brouillard maintient une relative douceur.
J’ai pris une canne à bout ferré. Dirac est toujours dans le brouillard, mais il n’empêche pas le gel. Tout au contraire, cette humidité permanente associée à une température toujours un peu en dessous de zéro, fait naître un monde de cristal non dépourvu de féerie dans cette ville à peu près déserte. Ce matin, le bois des poteaux électriques était noirs d’humidité sous le givre.
Mes chaussures ne glissent presque pas sur la glace, mais la marche est vite dangereuse. Je n’ai pas osé renter chez moi : les rues en pente ont des escaliers et des rampes, mais j’ai craint que la marche ne soit laborieuse et périlleuse dans les hauts quartiers. Pour descendre seulement jusqu’au lac, je n’étais pas bien sûr de mon pas sous lequel craquaient les pierres et le gazon gelés.
Dirac dort toujours dans le brouillard. J’aurais pu en profiter pour faire de longues promenades en forêt, mais je ne suis pas équipé. On s’enfonce dans la neige jusqu’aux genoux et davantage sur les chemins qui ne sont pas déneigés ; et d’abord, on ne distingue plus les chemins. Avec cette visibilité à cent mètres, on risque de se perdre. Je conserve des souvenirs pénibles d’avoir vadrouillé par un temps pareil à travers bois dans les Alpes.
J’étais jeune alors, mon corps était bien plus solide qu’il ne l’est aujourd’hui, mais pas mon esprit. On se perd par un temps pareil dans un espace étonnamment petit. Quelques centaines de mètres paraissent des kilomètres ; quelques dizaines de minutes, des heures. Si l’on retrouve les lieux par une claire lumière, on n’en croit pas ses yeux.
C’est une expérience instructive au fond ; on y apprend que le monde est toujours plus dense, plus complexe, plus profus qu’un regard bien éclairé ne nous en donne immédiatement l’image. C’est vrai du monde physique, mais tout autant de celui de l’esprit, des langages, des mathématiques et de la logique, ou de la mathématique et des logiques si l’on veut, ou de celui de la parole, des lettres, comme l’ont si bien appris les littératures orientales. Se perdre est toujours une expérience instructive. Heureux qui a rencontré l’occasion de se perdre.
Enfin le soleil ! Il est bas sur les montagnes, et bien pâlichon. Les jours ont déjà gagné une dizaine de minutes. On le sent au crépuscule.
Je suis allé prendre le café dans le parc du Palais de Justice. Il est un des rares endroits qui reste ensoleillé assez tard, c’est-à-dire plus de quinze heures en cette saison. Ces sorties plus lointaines me manquaient. Il fait étrangement bon pour la latitude et l’altitude où nous sommes. Le gazon et le lac sont gelés, mais je peux voir le givre fondre lentement autour de moi.
J’écris encore une fois au stylo-bille. Je l’ai emprunté à la buvette. Je ne vais pas en acheter un chaque fois que je sens mon stylo métallique trop glacé pour mes doigts ; et je ne voulais pas non plus perdre quelques précieuses minutes d’ensoleillement à sortir du parc en chercher un.
Je ne sais pas si le stylo-bille me convient bien. Apparemment, ce que j’écris est encore dépourvu d’intérêt.
Mon premier contact avec le Coran, je l’ai eu au lycée. Le proviseur était titulaire d’un doctorat d’arabe. Un beau jour, il eut une idée qui me déconcerta. Il vint dans notre classe pour nous présenter le Coran. Il ne se contenta pas seulement de nous en parler, plutôt bien pour autant que je m’en souvienne.
Il nous parla principalement de sa prosodie, et il nous en lut des passages pour illustrer son propos, me déconcertant plus encore. Je n’étais qu’un adolescent de quinze ans. Nous étions à l’époque du Monthy Python’s Flying Circus et des Shadocks, et c’est sous un tel éclairage je perçus d’abord la chose.
Sans rapport avec l’événement qui précède, le proviseur me convoqua quelques-temps plus tard dans son bureau. Il m’avait vu traverser la cour avec ma veste sur les épaules, ma cravate défaite sur le col déboutonné de ma chemise, et les manches retroussées sur mes avant-bras. C’est à peine croyable si l’on en parle de nos jours.
On trouve dans le Coran des rappels récurrents à une réalité tellurique. Sinta rappelait justement mon attention sur ce point l’autre jour en allant faire sa prière. En fait, elle ne prie pas, elle récite des sourates. C’est une sorte de chi gong de l’âme qu’elle pratique.
Et la lumière de l’aube
Et la nuit quand elle descend…
Pourquoi débuter une sourate par ce rappel énigmatique ? S’il est placé là, c’est bien pour donner sa couleur à la sourate tout entière. Pour dire quoi ?
Je ne me souviens plus si notre proviseur nous en avait parlé. Je suis sûr que oui. Comment aurait-il pu l’ignorer ? Je n’étais alors qu’un adolescent idiot, et j’ai tout oublié.
La Saint Lucien, c’est l’équivalent de la Sainte Lucie, ou plutôt l’opposé si l’on veut. À la Saint Lucien, le soleil commence à se lever quelques secondes plus tôt. Les crépuscules, eux, continuent à gagner à peu près une minute quotidienne ?
Rien à écrire ce matin. J’ai glané des nouvelles sur mon mobile. Il y a donc des gilets jaunes au Kazakhstan. Avec une telle augmentation de l’essence, on pouvait s’y attendre. L’essence demeure le nerf de la guerre, et son prix se répercute absolument partout. Cependant, de tels mouvements populaires n’ont pas coutume d’aller manifester avec des armes à feu, ni de décapiter des policiers, même en Asie Centrale. L’on suppose donc qu’il n’y avait pas que des gilets jaunes.
Quelques forces russes et d’autres alliés voisins sont venus aider à rétablir l’ordre ; très peu, juste de quoi sécuriser quelques centres-clés. Les États-Unis jurent qu’ils n’y sont pour rien. Rien du tout ? Qui n’aurait peine à le croire ? Rien du moins qui ne se serait déroulé comme attendu. Ils semblent embarrassés, et déménagent leur ambassade.
Peut-être serait-il avisé de chercher le rapport avec la récente libération de l’Afghanistan. Je sais, les deux régions sont éloignées, mais pas autant que ne l’atteste le seul kilométrage. Elles sont reliées par le bassin de la Transoxiane. La géographie physique a son importance, plus forte et plus durable que la géographie politique. J’ai toujours cette idée en tête de la Grande Tartarie.
Finalement, la libération de l’Afghanistan ne se passe pas si mal, du moins en comparaison avec ce que l’on redoutait. Tout a été détruit par les envahisseurs pendant vingt ans, et ils ont maintenu leurs efforts jusqu’à la dernière minute en saccageant les installations de l’aéroport de Kaboul. Les Soviétiques avaient au moins abandonné un pays à peu près habitable. Il faudrait avoir des informateurs susceptibles de circuler partout pour s’en assurer, mais si ça se passait comme au Cambodge, ou si seulement des indices l’accréditaient, la propagande s’empresserait de nous en informer, forçant le trait au besoin.
La presse nous avait appris que les femmes n’avaient plus le droit d’enseigner ni d’étudier à l’université de Kaboul. Nous avons su depuis, de source sûre, qu’il n’en est rien, et que les étudiantes et les enseignantes continuaient à donner ou à suivre leurs cours. Comme d’habitude, la presse a fait largement circuler la propagande, mais plus discrètement le démenti.
« D’où te vient cette idée-fixe sur la Grande Tartarie ? » me demande Sharif avec lequel je partage mes réflexions d’hier. Il m’a rejoint à la buvette du Palais de Justice où nous profitons du soleil qui y demeure chaque jour plus longtemps.
Elle me vient de loin assurément, et je peux en retrouver des sources dans mon enfance, qui m’ont fait rêver de ces régions : contes, romans, bandes dessinées, films… Ce n’est pas le plus important : mon idée-fixe vient surtout de mes questionnements sur l’Occident.
L’Occident Moderne n’a pas de profondeur historique. Il remonte au dix-septième siècle ; un peu plus tôt pour la navigation. Tout commence là. L’histoire de l’humanité, celle des civilisations, remonte bien plus loin.
L’Occident Moderne s’est construit une plus longue histoire imaginaire. Il s’est voulu gréco-latin et chrétien, bien que ni Athènes ni Jérusalem ne soient dans cet Occident ; une histoire qui, pour imaginaire qu’elle soit, ne remonte pas non plus bien loin dans celle des civilisations. Même un enfant, s’il y réfléchit, ne se satisfait pas de ces constructions légendaires. J’y ai réfléchi, et j’ai tiré les fils.
« Tu me sembles accorder beaucoup d’importance à la terre, aux rapports de l’homme et de la terre », remarque Sharif. « Oui, je partage la formule de Scipion, si je ne me trompe pas, Publius Cornelius Scipio Africanus : “On n’emporte pas sa vie à la semelle de ses souliers.” »
« J’espère que ça ne t’ennuie pas si je passe cet après-midi. Ne prends pas de dispositions pour moi. J’ai les clés si tu es sortie. Je prendrai quelques affaires sans m’attarder. » Voilà le texto que j’ai envoyé à la jeune étudiante à laquelle j’ai prêté mon appartement.
Je ne voulais pas le laisser vide. Je trouvais idiot, et même dangereux de garder le chauffage alors que je n’y passe presque plus, et je craignais que le gel ne casse les canalisations si je ne chauffais pas un peu. Que faire ? Le laisser à un étudiant ou une étudiante qui devait venir quotidiennement des environs de Dirac à l’université. Raïssa a été ravie, et moi rassuré pour la plomberie. En prime, elle tiendra le lieu propre, que je commençais à négliger. Je suis content que ce soit une étudiante. Les femmes, ça tient propre. Nous, les hommes, nous oublions toujours les détails.
Elle était là quand je suis passé. Non seulement Raïssa sait tenir propre un appartement, mais elle a su aussi lui donner un air coquet comme je ne l’aurais pas cru possible. Je la félicite. Elle me remercie encore de ne lui avoir rien demandé. « Tu es une parfaite ménagère, Si j’avais quarante ans de moins, je te demanderais en mariage » dis-je pour plaisanter. Ça la fait rire, mais un peu trop à mon goût, comme si elle trouvait l’idée totalement absurde. Pas à ce point quand même.
Elle m’apprend que la chasse coule. Je sors ma minuscule boîte à outil d’une poche. Une clé-à-molette eut été mieux, mais je me contente de la pince à bec, aussi petite qu’une pince-à-ongle. L’affaire est vite réglée. « Toi aussi, tu es bon à marier », me dit l’espiègle jeune-fille.
« Tu as bien vu le rapport entre le Kazakhstan et l’Afghanistan », me félicite Farzal. « Des quantités de Takfiri ont passé la frontière à la fin de l’été, les occupants étant bien décidés à ne pas les laisser fuir en Europe : c’est la raison pour laquelle nous étions quelque peu sur le qui-vive cet automne, comme tu l’avais remarqué. Ils n’avaient que l’Ouzbékistan à traverser.
Quant aux États-Unis, sur ce coup, ils semblent avoir été un peu déstabilisés par le zèle de leurs alliés britanniques, qui ont plus de relations avec ces régions, et dont un grand nombre d’anciens kleptocrates sont concentrés à Londres. Depuis qu’ils sont sortis de l’Union Européenne, les Britanniques se sont mis à délirer sur leur ancien empire. Ils se croient toujours aux temps du Grand Jeu. »
« Tu es sûr de pouvoir me livrer de telles confidences, » m’enquiers-je ? « Bien sûr », me répond le lieutenant, « et tu peux le répéter si ça te chante. Tu pourrais très bien le lire dans la presse locale, si tu en connaissais la langue. »
Naturellement, si nous nous y attendions, et toi aussi, m’explique Farzal, la Fédération de Russie s’y attendait également, ce qui explique la réaction rapide de l’organisation de défense des pays de la région, qui avait pourtant toujours parue bien léthargique.
Farzal est descendu de sa maison près de la forteresse pour me rejoindre devant la porte du musée. C’est une belle et majestueuse porte en bois massif. Elle est enchâssée dans un imposant renfoncement rectangulaire nettement plus haut et plus large qu’elle, dessinant un étroit parvis.
Elle reste toujours ouverte sur une rue intérieure qui longe les façades des diverses dépendances du musée. Je compte y retourner. Des conférences, des lectures, des expositions, se tiennent souvent dans l’un de ces bâtiments.
Cette rue que nous voyons en face du bar où nous prenons le thé, est rectiligne, mais étroite et raide, comme ses trottoirs en escaliers, donnant l’impression d’une architecture moyenâgeuse. J’imagine qu’on devait attacher à son extrémité la plus haute, des palans pour haler les pièces d’artillerie ou des charrettes de ravitaillement, comme dans le Fort Saint Nicolas à l’entrée de Marseille.
Farzal n’a rien à faire aujourd’hui, et Sariana travaille.
Personnellement, je n’aime pas le nom de « takfiri » ; plus généralement, je n’aime pas qu’on donne à une formation un nom qu’elle ne s’est pas attribué elle-même. – Comment veux-tu que je les appelle, me demande Farzal ?
– Des mercenaires, peut-être ? Il sourit : – Mais des mercenaires, il y en a bien d’autres, et eux, ce sont des mercenaires takfiri.
© Jean-Pierre Depétris, juin 2021
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