Sint

Jean-Pierre Depetris, juin 2021.

Impressions curieuses - Écriture et parole - L’hiver est là - Savoirs - Suite

Table des matières





Impressions curieuses

Le 14 janvier, regards croisés

Un choucas est venu s’asseoir à ma table à la buvette du Palais de Justice. Il s’est perché sur le dossier du fauteuil en plastique qui me fait face. Le blanc de ses yeux lui donne un regard expressif.

Il est essentiel de voir le blanc de l’œil autour de l’iris afin de distinguer le déplacement du regard, de le distinguer du seul déplacement de la tête. La tête du choucas se déplace aussi, et pas seulement ses pupilles. Ce double déplacement rend son regard particulièrement expressif, et même intelligent.

Il me regarde écrire. Le mouvement de ma main droite sur la feuille l’intéresse. Se doute-t-il que j’écris sur lui ? Il voit probablement que mon regard se porte maintenant tour à tour sur lui et sur ma plume. Qu’il se soit intéressé à moi m’a fait m’intéresser à lui, et cela l’intéresse plus encore.

Le 15 janvier, maquillage

J’ai dessiné un portrait de Sinta. Je l’ai un peu rajeunie. Si je l’ai faite trop jeune sans le vouloir, je n’allais pas ensuite la vieillir exprès. De toute façon, elle paraît plus jeune que son âge.

Quand on dessine, ou encore quand on écrit, on n’a pas une totale maîtrise. On en est souvent surpris. Toujours des gestes nous échappent, et nous donnons une image du monde qui n’est pas exactement celle que nous tentions de construire. Quelquefois, c’est décevant ; le plus souvent, intéressant ; parfois, stupéfiant.

Sinta paraît de toute façon plus jeune qu’elle n’est. Elle se donne assez de mal pour cela. Elle passe un temps considérable dans sa salle de bain où elle collectionne les crèmes, les huiles et les herbes. Toutes les femmes se comportent un peu ainsi.

Les femmes s’épilent aussi, elles se maquillent… Nous autres, les hommes, nous ne ferions rien de semblable ; de différent peut-être, mais que nous pourrions comparer. Les femmes consacrent beaucoup d’efforts à ces choses, et pour des résultats qui ne sont pas toujours si heureux si l’on y regarde de près. Parfois si, mais pas toujours.

Elles se maquillent les yeux, se peignent les ongles, les lèvres. C’est étrange. Le font-elles pour plaire aux hommes ? Quels hommes le leur demanderaient ? Quel homme attendrait cela d’une femme qui aurait de beaux yeux, de belles lèvres, de belles mains ? Et si elle n’en a pas, à quoi bon ?

Beaucoup aiment se couvrir la tête de voiles colorés, ou sans couleur, pour mettre en évidence ces yeux maquillés, ces lèvres, ces mains. Pour exercer quel charme, quel ensorcellement ?

Elles le font pour elles, c’est bien évident. Et quelle idée se font-elles de leur féminité pour se sentir obligées de la « maquiller » ?

Les hommes ont-ils jamais maquillé leur virilité ? Probablement l’ont-ils fait aussi… os dans les narines, tatouages… C’est étrange, et c’est même un peu inquiétant quand on y songe.

Notons que mes remarques ne visent en rien à critiquer les femmes, ni à leur dire comment elles devraient être. Je m’en garderais bien ; peut-être le savent-elles, mais moi, je n’en sais rien, et c’est bien justement pourquoi je me questionne. Voilà, c’est bien cela, je m’en étonne, c’est tout.

Le 17 janvier, diplomatie curieuse

Le gouvernement ukrainien vient de subir une attaque informatique puissante. Depuis plusieurs jours, il ne s’en est toujours pas sorti. Cette affaire a eu lieu à bas bruit, je m’en étonne.

La Russie a été accusée, bien sûr, mais du bout des lèvres, comme si l’attaque ne visait que sa préparation d’une éventuelle invasion. L’OTAN ne s’en est donc servi que pour accréditer cette improbable hypothèse. Autant dire qu’il ne se serait encore rien passé ; rien de définitif, ni de bien grave donc. Maintenant, on accuse la Biélorussie. C’est donc moins grave encore, rien qui ne justifierait d’agir ; seulement de brandir des menaces au cas où.

Les menaces aussi m’étonnent. L’Europe n’était pas à la table des négociations. Elle était donc au menu. Les États-Unis menacent les Russes de sanctions dévastatrices contre l’Europe.

Les nations européennes ne s’en relèveraient pas. Que vont-elles faire ? Probablement rien. On se dira que les États-Unis bluffent, et que ce n’est pas le moment de discréditer leur surenchère. Le souffle du boulet ne sera pourtant pas passé loin cette fois.

Menacer les Russes en cas d’invasion de l’Ukraine ne coûte rien. Ils ont prouvé qu’ils n’en avaient ni l’intention ni l’intérêt, au moins depuis qu’ils ont récupéré la Crimée. Ils ont alors clairement fermé la porte derrière eux. L’Ukraine est une gangrène dont l’OTAN espérait bien qu’elle contamine toute la Fédération. Les Russes préfèrent qu’elle contamine l’Europe.

L’attaque informatique ressemble à ce dont Vladimir Poutine venait de menacer l’OTAN. À l’évidence, elle vise à décapiter les forces ukrainiennes s’il leur venait l’idée d’envahir les républiques du Dombas.

Le 19 janvier, retour de nuit

La voiture nous berce doucement dans la nuit, hypnotisés par la lumière des phares. Nous ne croisons presque aucune circulation. Au volant, Sanpan ne semble pas savoir négocier les virages en contrebalançant la force centrifuge, freinant d’abord légèrement, puis accélérant doucement avant d’en sortir.

Ce balancement monotone n’est pas déplaisant. La température dans l’habitacle est agréablement tiède, et les fauteuils douillets. Nous roulons lentement, et le moteur ronronne à peine. Ce bercement auquel j’aimerais m’abandonner, me fait craindre quelque peu que Sanpan ne s’endorme. Une sortie de la route qui longe ici d’obscurs précipices au-dessus de Dirac, pourrait être mortelle.

Ce soir, nous somme allés à la cinémathèque. Elle est à la sortie de la ville, après la Grande Mosquée. Nous avons choisi de rentrer par la route qui domine la vallée. Ce n’est pas plus rapide la nuit, où la circulation est rare dans le centre, et où les feux tricolores sont souvent éteints, mais la vue y est plus belle, et je n’y étais encore jamais passé. Sinta est assise derrière, silencieuse elle aussi, à côté de la femme de Sanpan, que je ne connaissais pas encore.

Cette route permet de passer la ville sans devoir la traverser. Elle est surtout utilisée par les poids-lourds, notamment des camions de bois qui descendent des zones forestières. Aussi est-elle bien entretenue.

Nous voyons briller les éclairages urbains en bas sur notre droite, dans la pénombre des vallées. Les cônes de lumière des phares illuminent furtivement leurs portions de la route qui danse mollement avec la voiture, les parapets, les buissons et les troncs, les gravillons. Sur eux, les pneus produisent par moments des crissements atones et reposants.

L’on ne voit plus grand-chose d’autre dehors. La pleine lune s’est cachée dans les nuages. Elle paraissait immense à son lever derrière les montagnes quand nous sommes partis.

Malgré mes inquiétudes, Sanpan semble bien éveillé au volant, immunisé contre sa propre conduite hypnotique. La route est jalonnée de petits villages, de hameaux, sur les pierres desquels passe la lumière des phares.

D’où je viens, une telle route serait bordée de villas luxueuses. À cause de la vue et de l’ensoleillement, le prix du terrain serait prohibitif, sans compter la proximité avec les stations de ski au fond de la vallée de l’Actar. Pas ici : de modestes villages de paysans, et de petites fermes aux toits d’ardoise et aux barrières de bois.

Je ressens comme une hâte d’être rentré, tout en souhaitant confusément que s’éternise ce moment. « Tu es bien silencieux, » remarque Sanpan, la main sur le changement de vitesse qu’il se refuse obstinément d’utiliser. « Je te vois scruter la nuit avec attention. On ne distingue rien pourtant dehors, depuis que le ciel s’est bouché. »

Si, l’on distingue confusément le contour des montagnes. J’aimerais revenir par un ciel étoilé. La Voie Lactée est juste au milieu du ciel au-dessus de la ville.






Écriture et parole

Le 21 janvier, je n’aime pas lire

Non, je n’aime pas lire. Je déteste ça. Dans l’ensemble, je déteste tout ce qui m’impose une immobilité : regarder des films, écouter de la musique, m’immobiliser devant une feuille ou un écran.

Pourtant, j’aime regarder les nuages, regarder l’eau, les branches dans le vent. Mon regard alors n’est pas captif. Il court là où il veut, quand il veut.

Je pourrais certes écouter de la musique, ou des mots, en marchant, mais je déteste écouter avec quelque chose sur les oreilles. Là encore, je sens mon audition sous contrainte. Les sons sont généralement compressés ; c’est pénible, et plutôt nuisible. Je peux lire aussi en marchant, je le fais quelquefois. La marche en est quand même entravée, et le regard aussi.

Parfois, la nuit, j’entends le bruit d’une moto. Je l’entends rouler vite dans le lointain sur une route dégagée. Ce doit être toujours la même, avant minuit. Le même bruit : un moteur puissant et une conduite singulière ; un motard expérimenté.

Il roule vite, il débraye et il embraye avec souplesse. Il contrôle bien son engin. Son plaisir est perceptible. Le bruit m’entraîne avec lui dans la nuit glacée. J’aime ça. Mais je n’aime pas lire. Non, je n’aime lire ni sur un écran, ni sur des feuillets. Écrire oui, ce n’est pas pareil.

Écrire, ce n’est pas du tout la même chose, même si, quand je lis, j’ai toujours un crayon à la main, un porte-mine précisément, et quelques feuilles découpées que je glisse entre les pages. Chaque motard a sa façon bien à lui de conduire, grâce à laquelle on le reconnaîtrait de loin, comme à son pas, ou à sa voix.

J’utilisais parfois du papier pelure quand je lisais plus souvent du texte imprimé. Il devient dur à trouver. Je prends aussi des notes en marchant avec ma tablette, sur des fichiers PDF à l’aide d’un programme approprié. Ça ne me fait pas pour autant aimer la lecture.

Ce soir, je n’ai pas encore entendu mon motard. Il me donne envie de sortir moi aussi dans la nuit glacée. Peut-être est-ce une femme. Elle retient sans doute ses cheveux dans un bonnet sous son casque. Non, ce n’est pas une femme, c’est une conduite d’homme ; sans doute un travailleur de nuit. Il faut que des gens travaillent la nuit, le monde ne s’arrête jamais. Il est agréable de le penser.

Non, je n’ai jamais aimé lire, même enfant. Alors, si j’ai tant lu dans ma vie, c’est que je devais bien savoir ce que je cherchais dans les livres.

Le 23 janvier, feu de bois

Ça sent bon le feu de bois chez Sinti. Comme pour beaucoup de maisons à Dirac, les sources d’énergie sont diversifiées : des panneaux solaires, chez elle, ils ne sont pas sur le toit, mais sur le petit terrain en pente à l’arrière de la maison, face au sud, où il n’est que du rocher ; une petite éolienne, une turbine, en aplomb du mur à la sortie de la cuisine ; une turbine hydraulique alimentée par le cours d’eau qui passe devant la maison à travers une longue canalisation partant en amont d’un bassin métallique.

Le problème est qu’en hiver l’eau gèle, on vide le bassin, et l’on ferme la canalisation ; et que le soleil passe furtivement. Précisément quand nous avons le plus besoin de nous chauffer, ces ressources nous manquent. Heureusement, il y a presque toujours un peu de vent qui descend des cimes, mais quand il n’y en a pas, et même quand il y en a, nous avons besoin du bois.

Heureusement, Dirac ne manque pas de bois. La forêt se régénère plus vite que nous n’en coupons. Les scieries au sortir de la ville ont besoin de troncs, mais n’ont rien à faire des branches, et moins encore des pignes. Divers débitants leur rachètent celles qu’ils ont stockées pendant toute une année.

Des particuliers sillonnent les chemins forestiers en quête d’arbres morts et de branches cassées. Ils vont quelquefois très loin en chercher. Partout des gens scient et fendent des bûches, parfois dans la rue, devant chez eux sur le trottoir. De ce fait, la forêt est bien entretenue, et cette quête de bois alimente les échanges et les accords entre les gens, générant cette modeste part de commerce qui échappe à la monnaie.

Je note que de petites installations qui alimentent des usages de proximité constituent la façon la plus rentable d’utiliser le solaire, l’éolien, l’hydraulique, nettement plus qu’en construisant de grandes centrales qui perdent beaucoup d’énergie en la transportant loin, et coûtent aussi beaucoup en terrains fertiles. Je parle évidemment de rentabilité calculée en barils équivalent pétrole, pas en monnaie, qui dépend seulement des arrangements.

Je passerais des heures à regarder et à entendre les bûches craquer dans la grande pièce. La grande pièce est celle qui est ouverte sur l’entrée, au sud, devant le balcon. Elle est devenue notre bureau commun, où nous travaillons souvent côte à côte.

Je prépare un cours sur la ponctuation française en me servant de l’excellent ouvrage de Jacques Drillon que je me suis fait envoyer et qui contient mes notes. Le feu craque doucement dans la cheminée, et dégage une envoûtante odeur de mélèze. Tout en lisant et en écrivant, je lève les yeux de loin en loin sur les surfaces du bois qui rougissent, puis noircissent, parcourues de languettes translucides et gazeuses, de flammèches bleues, puis jaunes, rose pâle, puis rouge. Je guette le moment où ne resteront plus que des formes noires parcourues d’étincelles incandescentes, où je devrai remettre une bûche, et la voir lentement s’enflammer au contact de la braise.

Le 24 janvier, la ponctuation

La ponctuation est un sujet passionnant : il suffit de commencer à ne plus y chercher des conventions d’écriture normatives. Ponctuer, c’est plutôt moduler au plus près le rythmes des périodes. Ponctuer, c’est introduire des silences plus ou moins longs dans l’énonciation. Ils tiennent un rôle semblable à celui des connecteurs logiques dans les langages des mathématiques et des logiques formelles ; mais si ces derniers sont graphiques, dans la parole, ils sont essentiellement audibles.

Ces silences bien employés autorisent le plus souvent l’économie de quelques adverbes, pronoms, conjonctions et autres chevilles qui alourdissent les périodes ou les rendent maladroites. On doit apprendre à s’en servir. C’est cela la ponctuation.

Bien sûr, avant de les écrire, on doit d’abord apprendre à entendre ces silences, puis à s’en servir. Il ne serait pas vain d’utiliser un métronome. Dans la langue française, la ponctuation tient un rôle particulièrement important, notamment parce qu’elle possède peu de déclinaisons, qui ne sont pas toujours audibles ; parce qu’elle ignore aussi ce recours des langues sémitiques au jeu sur l’articulation des consonnes et des voyelles…

– Ton approche de la ponctuation, me dit Sinta quand je lui en parle, intéresserait notre séminaire. On devrait en parler avec Sharif. Tu peux écrire quelques pages pour débroussailler des directions ?

Elle note que j’englobe spontanément la diversité des langues naturelles, notamment à travers l’arabe et le japonais. Elle y trouve des perspectives qui vont plus loin que le seul enseignement du français. Bien sûr…

Le 25 janvier, un nouveau quartier

Je suis passé avec Ismaïl et Shaïn dans le nouveau quartier qu’on reconstruit là où la Gamash se jette dans la Garous, sur la petite plaine en face de la vieille ville. On construit sans avoir tout rasé. De nombreux bâtiments restent debout, et même habités.

Le travail est bien avancé et donne déjà une idée de l’aspect final. Ce sera beau, et même discrètement étrange. Je crains pourtant que la nouvelle architecture ne soit un peu écrasante. Le relief naturel l’est déjà. La ville est bornée ici par les falaises qui enserrèrent le plateau. Ce sont des roches pelées où s’accrochent quelques troncs et quelques buissons, et que l’on aperçoit où que l’on regarde.

De grands espaces ont été créés ainsi autour des anciennes constructions. Ce sont des bâtiments de pierres ou de briques, pas nécessairement très haut, dont les façades reposent sur des arcades. Dirac bénéficie d’un fort taux d’ensoleillement (pas loin de deux-mille-trois-cents heures par an), qui peut donner envie de marcher à l’ombre, surtout dans ce quartier pendant l’été. Pendant l’hiver, elles abritent de la neige l’entrée des maisons.

Le vide laissé par leurs vis-à-vis met en valeurs ces façades et leurs arcades, qui dégagent une impression plus monumentale, fort différente de celles qu’elles devaient avoir à l’origine. De grands immeubles ont été construits, qui laissent entre eux de vastes espaces, certains vierges ; des tertres rocheux. La cité nouvelle m’évoque quelques peintures de Piero della Francesca ; d’un Piero della Francesca oriental.






L’hiver est là

Le 27 janvier, enfin le grand froid

Le froid est tombé, brutal. C’est la saison, et je ne comprenais pas pourquoi cette bulle de tiédeur protégeait la région de Dirac quand toute l’Asie occidentale tremblait de froid. Les chasse-neiges sillonnent la ville. Nous ne balayons plus, nous pelletons la neige sous des rafales de vent glacées. Les éoliennes tournent à plein régime.

Le 28 janvier, griffonné dans la nuit

C’est la marque d’une profonde inculture de croire que la colonisation fût une invention occidentale. Les Grecs et les Romains furent de grands colonisateurs, mais c’est une autre marque d’inculture de croire que les nations de l’Europe atlantique en seraient les exclusifs successeurs, et en auraient repris le flambeau.

Non. Ce monde atlantique, d’abord l’Espagne et le Portugal, puis l’Europe du Nord, notamment Hollandais, Anglais, Français, se sont laissés entraîner tardivement dans cette aventure qu’ils n’ont jamais comprise.

Ils y ont pourtant d’une certaine manière excellé. Même aujourd’hui après la décolonisation, ils ne comprennent toujours pas. Cocassement, ils se sont vus des civilisateurs, alors qu’ils ont failli détruire toute civilisation. Ils en ont détruit de nombreuses.

La dernière sottise à la mode consiste à regarder la colonisation, le colonialisme si l’on veut, fusse pour le condamner, comme une affaire européenne. L’Europe baignait encore dans la barbarie longtemps après que le monde fut peuplé de grandes civilisations divisées en vastes empires. Elle n’en était pas très loin quand elle fut transportée par ces empires, embarquée dans sa propre aventure coloniale sans rien comprendre. Elle en est encore transportée dans son imaginaire.

Pour se faire une idée de ce qu’il s’est passé, il faudrait d’abord comprendre pourquoi la Chine décida brutalement de tourner le dos à la mer, abandonnant l’empire qu’elle avait semé très loin. Les plus intelligents de nos contemporains ont vu l’importance de cette question, mais nul n’a trouvé les réponses, car les Chinois eux-mêmes se sont efforcés à cette époque d’en brouiller les traces, d’en détruire les sources. Pourquoi ? C’est la clé de l’énigme de la modernité.

On devrait comprendre du moins que ce n’est pas l’Europe qui fit surgir d’elle-même le monde moderne. Elle l’a seulement capturé. Ce n’est pas rien, mais ce n’est pas tout. L’on n’a pas encore bien compris comment. Les études coloniales et décoloniales s’intéressent aux époques postérieures, après le moment où le tour fut joué. Le tournant reste un angle mort.

Le 30 janvier, musique, parole et nombres

Mes amis m’ennuient un peu à vouloir me faire écrire quelques pages sur la ponctuation par un froid pareil. Avec ce temps, je n’ai guère de goût pour sortir, m’installer quelque-part en plein air pour lire et prendre des notes. Pour travailler, il m’est nécessaire de changer de lieu. Passer de la table de la grande pièce chez Sinti, à celle de sa cuisine ne me suffit pas. J’ai besoin de marcher, de réfléchir en marchant.

Bon, réfléchissons quand même. Penser la ponctuation suppose de penser la musique, pas seulement la musique de la parole ; la musique dans sa diversité. La musique consiste à combiner des sons et des silences, si l’on en croit la définition des dictionnaires. C’est exactement celle de la ponctuation.

« La musique est moins ambiguë que le langage », écrivait Francis Wolff dans « Pourquoi la musique ? ». (Peut-être à creuser.) Je ne comprends pas bien, seulement qu’elle serait plus univoque.

Je crois que la question devrait être abordée à partir de ces trois termes à la fois : musique, parole, mathématique ; en prenant garde, bien sûr, de ne pas les confondre avec leurs notations. Bon, je devrais pouvoir sans peine résumer tout ça en cinq-mille signes bien construits et y joindre une petite bibliographie à compléter : Iannis Xénakis, Jean Sébastien Bach, des fragments de Pythagore, Al Kindy, Jily…, et bien sûr quelques ouvrages de notre propre groupe.

Le 31 janvier, questions pratiques de traduction

Ma proposition de travail a été bien reçue. Sharif m’a demandé de la traduire en anglais. Les vocabulaires de la linguistique de l’anglais et du français ne sont pas parfaitement symétriques, ou bien ont de fausses symétries, me forçant à reformuler et à repenser quelque peu mon propos. Choisissant de ne pas trop me casser la tête, j’ai traduit à la volée, comme les mots me venaient ; en quelque sorte, recomposant mon écrit, comme si je le pensais immédiatement en anglais. Je crois que c’est la meilleure façon de traduire. C’est aussi la plus rapide, surtout quand on est l’auteur du texte source. La meilleure façon de s’y prendre, en tout domaine, est souvent la plus rapide.

Dans tous les cas, c’est une excellente façon de corriger sa pensée. Il n’est pas rare de la voir alors se déplier d’une façon sensiblement différente, dégageant des éclairages nouveaux. Immanquablement, on en vient à corriger le texte source si l’on en est aussi l’auteur.

J’ai recommencé à sortir. Dirac dort toujours sous la neige, mais la situation s’est stabilisée. Les chaussées et les trottoirs ont été dégagés, demeurant séparés par des monticules de neige. Des pelletées de sel ont été jetées un peu partout, qui ne paraissent pas faire de miracles, même quand quelques pâles rayons de soleil daignent venir caresser les masses blanches. Je descends pendre le café dans les restaurants de bois devant le lac gelé. Je m’installe à côté de la cheminée, prêt à rajouter une bûche si besoin est.

« Reste bien au plus près des murs quand tu marches dans les rues », m’a conseillé Sinta qui semble savante sur la question, « si un toit décharge, que sa neige ne t’écrase pas. Quand elle vient de tomber, la neige fraîche et poudreuse pèse entre trente et cinquante kilos par mètre cube, en se tassant elle est capable de multiplier son poids par dix. »

Le premier février, conversation au coin du feu

– J’aimerais vraiment comprendre pourquoi les Chinois ont brutalement abandonné leur empire maritime. Car ce fut brutal, le fruit d’une décision impérative et soudaine.

– Tu aurais dû interroger Whu quand elle était là, me répond Sharif. Il a posé les pieds sur le rebord en briques de la cheminée, dans le restaurant de bois qui nous sert de repaire.

– Nous n’en avons pas vraiment eu le temps. Toi-même, tu connais bien la Chine et la langue chinoise, et tu dois en savoir plus long que moi sur la question.

– Je n’en suis pas si sûr ; pas plus, je pense, que tu n’as dû te donner la peine d’en apprendre.

– On a détruit des livres, des journaux de bord, des cartes, des plans d’architecture navale. C’est inhabituel pour des Chinois. Reconnais que c’est complètement incompréhensible.

– On en a cherché et trouvé des explications.

– On trouve toujours des explications à n’importe quoi, mais l’on ne peut en comprendre un retournement d’une telle ampleur. Comment une civilisation peut-elle renoncer délibérément à sa suprématie maritime, et abandonner ses comptoirs lointains ? Elle a tourné le dos à tous ses ressortissants d’outre-mer. Tu imagines ce qu’ont dû vivre les Chinois de la Sonde et de l’Indonésie ? La culture Chinoise et Confucius impriment profondément l’Indonésie et la péninsule malaisienne. Singapour demeure encore aujourd’hui une ville chinoise.

L’on parvient à imaginer la décision d’un gouvernement, mais la seule Chine intérieure était déjà immense. Comment de telles décisions se sont-elles imposées à tous ? Comment l’imposer aux navigateurs, aux armateurs, aux commerçants… ? L’idée devait probablement reposer déjà sur un sentiment largement partagé dans toute la population, du peuple aux mandarins. C’est surtout cette idée-là que j’aimerais comprendre. Tourner le dos au monde pour s’enfermer dans un empire déjà trop grand et trop divers, me semble trop contraire à l’esprit chinois.

– Qu’est-ce que tu appelles l’esprit chinois ? m’interroge Sharif.

– L’idée d’être placé au centre du monde, et de s’en être fait le modèle. La Chine aurait bien imaginé qu’il fût inutile d’exercer une violence et une contrainte pour que touts les hommes, où qu’ils soient, s’évertuent à l’imiter et à rechercher ses enseignements. Son empire outre-mer fut d’ailleurs constitué plutôt pacifiquement, même sans tomber dans la candeur.

Tu vois ce que je veux dire ; même si l’empire n’a plus voulu s’étendre au-delà des mers, ce ne pouvait être au prix de renoncer à ce qu’avait été son rayonnement. Se replier sur soi pour se perfectionner peut-être, mais non sans continuer à diffuser sa perfection sur le monde, fût-ce en n’intervenant pas, y réussir d’autant mieux peut-être.






Savoirs

Le 3 février, livres et bouquins

J’ai vendu un bouquin ces jours-ci, un livre imprimé en ligne. C’est un événement très rare. C’est pourquoi je ne fais plus imprimer mes ouvrages. À quoi bon ?

J’ai amorti mes mises. L’impression à la demande ne coûte pas cher, et l’on a toujours quelques amis qui en commandent pour faire plaisir. Ce n’était cependant pas le but recherché. J’ai arrêté.

Je m’attendais à en vendre davantage, et j’avoue avoir été déçu. Je voyais fréquemment mes ouvrages téléchargés sur mon site au format PDF. Des retours m’avaient convaincu qu’ils avaient quelquefois été lus du début à la fin. J’en ai donc conclu que certains lecteurs apprécieraient peut-être l’opportunité de les commander imprimés.

Le livre imprimé et broché reste une belle façon de lire et de conserver l’écrit. C’est commode pour le tenir en main, pour écrire des notes dans les marges, et pour lire le titre sur la tranche quand on le range dans une bibliothèque.

Quand j’ai commencé, au début du siècle, les liseuses étaient rares, et les tablettes n’existaient pour ainsi dire pas. Lire des fichiers PDF sur l’écran d’un ordinateur, fût-il portable, n’était pas bien pratique, et l’affichage n’était pas encore ce qu’il est devenu.

Le bouquin était donc pour moi la forme sous laquelle un livre devait exister. J’utilise ce mot, « bouquin », pour le distinguer de celui de « livre ». Les livres existaient bien avant l’imprimerie, et deux mots différents me semblent nécessaires. Un livre, tout le monde sait ce que c’est ; un bouquin est un livre imprimé et broché, ou relié.

Depuis quelques années, il est devenu beaucoup plus commode de lire un livre correctement numérisé, qu’un livre imprimé ; de le lire, l’annoter, d’y chercher des citations (tout livre numérisé possède virtuellement un index) et de les copier-coller à volonté. Mieux encore, grâce aux tablettes et aux téléphones mobiles, l’on peut faire tout cela dans n’importe quelle position, assis, debout, couché, et accéder à l’ouvrage à peu près de n’importe où. Je ne vois donc plus l’intérêt de faire imprimer mes livres, et je ne m’étonne pas que plus personne n’en achète.

Je sais qu’il existe aussi d’autres raisons. L’internet est fait maintenant de telle sorte qu’aucun flâneur ne risque plus de tomber par hasard sur mes pages. Cela ne me chagrine pas. Il y aurait trop de flâneurs, qui d’ailleurs ne flânent plus, mais courent où on leur suggère d’aller et n’ont de cesse d’ameuter leur « communauté ».

Le 4 février, attraction des corps

« Ils sont durs tes biceps », remarque Sinta quand je l’enlace et la soulève. Elle a raison et ça ne manque pas de m’étonner moi-même, car je ne m’en sers guère. Ce serait mes cuisses et mes mollets, mes longues marches l’expliqueraient.

Oui, j’ai coupé et fendu beaucoup de bûches ces derniers jours, mais j’étais musclé avant. J’imagine mal que ce soit dû à l’usage du stylo et du clavier. Oui, j’ai beaucoup de force dans les bras pour un homme qui va avoir soixante-neuf ans le mois prochain, et cette force, je la ressens.

« Si j’avais pu en décider, » lui réponds-je, « je n’aurais pas choisi les biceps. » Elle rit : « Non, j’aime quand tu me soulèves, douce et légère comme une poupée de velours. »

Le 4 février, structures désordonnées

On est à l’aube d’une révolution épistémologique. Les rencontres que j’ai faites avec des chercheurs du département des sciences de l’université m’en ont encore convaincu.

Nous nous sommes rencontrés à la cafétéria. J’étais avec Sinta quand j’ai reconnu l’un des mathématiciens qui participe à mon atelier libre de français du jeudi matin. Il dirige le laboratoire des structures désordonnées. On l’appelle Licos.

Je l’avais accompagné une fois dans ses locaux, curieux que j’étais de savoir ce qu’était l’étude des structures désordonnées. Je notai tout de suite que son département était lui-même dans un désordre comme je n’en avais pas souvent vu. Des tasses, des sous-tasses, des cuillères et des verres traînaient partout. Ballais, seaux, serpillières qui ne semblaient pas beaucoup servir, se promenaient dans les couloirs plutôt qu’ils ne fussent rangés dans un placard. Les tables débordaient de blocs-notes, de livres, de dossiers, de polycopes, d’emballages de casse-croûte, de bouteilles de plastique, de tournevis et de clés diverses, et d’une quantité d’objets qu’il deviendrait fastidieux d’énumérer. Comme tous étaient des spécialistes des structures désordonnées, ils s’y retrouvaient, Licos trouva même deux tasses propres pour m’offrir un café.

Les travaux de son laboratoire s’articulent sur trois axes, m’a-t-il appris. Le premier se consacre à des applications techno-industrielles. Son équipe collabore avec des exploitations pétrolières, et même avec l’armée. Elle travaille alors sur la protection et l’attaque de systèmes d’exploitation informatiques.

Un deuxième axes se concentre sur à la théorisation mathématique pure, sur la modélisation d’une géométrie à N dimensions. Un troisième enfin, en association avec d’autres départements de physique théorique, poursuit des recherches sur la réalité-même de la matière. En effet, beaucoup de paradigmes de la physique contemporaine se réduisent pour l’essentiel à des objets mathématiques.

Licos a tenté de m’expliquer qu’une nouvelle approche laisserait espérer l’économie du paradigme d’anti-matière. J’ai dû lui avouer que je n’avais rien compris. « C’est normal », m’a-t-il répondu, « puisque c’est moi qui suis docteur. » Devant mon regard, il a ri, et ajouté « c’est un argument recevable, mais, je l’admets et je n’en démordrai pas, il ne mène pas loin. »

Sinta et moi avons justement rencontré Licos en compagnie de deux collègues d’autres départements avec lesquels il travaille sur ce dernier axe.

Le 5 février, l’avenir d’une illusion

Il se passe quelque-chose dans les sciences ces temps-ci. Beaucoup de choses, également, ne s’y passent pas. À mon sens, la science a débrayé, et nul ne saurait dire quelle vitesse elle s’apprête à passer.

Comme ce fut si souvent le cas au cours de l’Histoire, la science se voit appelée à étayer des croyances. On en est à ce point que la science est invitée à étayer précisément les croyances scientifiques. L’on perçoit bien l’aporie.

Si tu veux me faire croire quelque-chose, n’appelle pas à l’aide la science. Elle se sentira mal à l’aise dans ce rôle. Ne m’abreuve pas de preuves scientifiques. Dis-moi seulement ce que je dois croire, il se peut que je l’admette ; si cette croyance, du moins, est assez belle, assez heuristique, assez bouleversante, éblouissante ; si elle me donne de la force, du courage, de la clairvoyance…

Tes inutiles preuves me feront au contraire douter, c’est dans leur nature. La science n’a pas pour vocation d’offrir la tranquillité de convictions partagées. Ses certitudes sont trempées au doute radical, et elles n’ont pas pour ambition de rallier les opinions à des consensus apaisants.

Le 6 février, systèmes du monde

Au cours de l’histoire, de nombreux systèmes du monde furent élaborés. Il s’agissait de recenser toutes les connaissances dont on s’était assuré, et d’en tirer systématiquement toutes les conclusions. L’on était donc bien certain alors que le monde fût ainsi, mais à la condition quand même que ces connaissances fussent certaines, et leur ensemble complet. Elles ne l’étaient évidemment jamais.

Le système d’Aristote, parachevé par Ptolémée, était ingénieux, rigoureux, intelligent et consistant ; mais il était faux. On est surpris de nos jours d’y découvrir des affirmations dont le caractère erroné était déjà pourtant évident. Aux temps d’Aristote, d’excellents chasseurs en Asie parvenaient à atteindre un oiseau en plein vol en décochant leur flèche à l’instant précis où aucun des sabots de leur monture ne touchait le sol. Selon la physique d’Aristote, la flèche n’aurait pas conservé la vitesse du cheval au galop et aurait loupé sa cible. C’était une observation évidente dont on s’étonne d’avoir dû attendre Galilée pour en tirer les conclusions. Des savants orientaux avaient pourtant déjà compris, et même mesuré, les vitesses de rotation de la terre autour du soleil et autour d’elle-même, mais ne comprenant pas pourquoi, quoique si grandes, elles demeuraient imperceptibles, ils préféraient ne rien affirmer.

Il y eut beaucoup de systèmes du monde. Chacun sert tant que les technologies d’une civilisation sont capables d’y trouver appui. Ensuite, alors qu’il se complexifie toujours davantage pour tenter de s’accorder aux techniques, l’on doit bien en changer. Je sens que nous en sommes là.




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© Jean-Pierre Depétris, juin 2021

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