Jean-Pierre Depetris, juin 2021.
Critique de la science - Questions profondes - L’hiver passe - Le Norouz - Suite
Science et vérité s’accordent moins bien que le commun ne le croit. Si les systèmes du monde doivent subir de successives révolutions pour se coordonner avec les techniques, qu’ils contribuent eux-mêmes à faire progresser, ils ne sont donc pas proprement vrais. La science produit des vérités provisoires.
La science est le grand marché mondial de la dernière vérité à la mode, dit Licos. « Je devrais plutôt dire les institutions scientifiques », ajuste-t-il, « Le plus paradoxal est que ces produits qu’elle parvient à monétiser sont pourtant tirés de la stricte méthode de la science moderne : généralisation de l’expérience et modélisation mathématique. »
Je suis retourné prendre un café dans le bureau de Licos. J’étais curieux d’observer encore comment un spécialiste des structures désordonnées s’y prenait pour trouver des tasses propres. Plus sérieusement, je suis surtout curieux de savoir comment sa géométrie à N dimensions concerne la défense des systèmes d’exploitation au point d’intéresser l’armée.
– Tu as raison de penser que tout n’était pas à jeter dans la physique d’Aristote, me confie Licos en curant sa pipe dans un gobelet de plastique, notamment dans sa dynamique. La faiblesse de la nouvelle physique tient à ce que tout événement trouve ses explications dans d’autres événements qui lui sont contiguës. En quelque sorte, rien ne s’explique sans que tout ne l’explique. Tout événement se voit soumis à une interprétation holistique, si tu vois où je veux en venir ?
– Et pourquoi est-ce une faiblesse ? – Parce que l’univers tout entier est bien moins accessible qu’un événement particulier, évidemment.
Je comprends bien, mais l’ancienne physique était fausse, et elle exigeait un patient travail de complète reconstruction à partir de quelques certitudes fraîchement découvertes.
– Je vois, dis-je, on dépouille un événement, un corps disons, de tous ses attributs, pour les chercher dans l’environnement. La force de gravité, par exemple, elle s’exerce sur lui ; elle n’est en rien la sienne.
– C’est une convention formelle, évidemment. Disons que c’est une simple façon de voir, mais les façons de voir, ou de dire, ne sont pas indifférentes à ce qu’elles nous font voir.
– Je comprends…
– Il fait déjà nuit noire ! s’interrompt soudain Licos. Je ne vais pas te laisser rentrer à pied par un temps pareil. Tu repasseras me voir pour que nous poursuivions cette conversation. – Ne te dérange pas. Je rentre chez Sinta, elle habite à peine à un gros quart d’heure. – Avec la glace et la neige qui est encore tombée ? Accompagne-moi jusqu’à ma voiture. Sinta va s’inquiéter.
Licos paraît jeune pour diriger un département de recherche. Sa barbe et ses cheveux châtains, sans le moindre poil blanc, certainement le rajeunissent, et ses larges lunettes rondes aux montures moirées. Toute sa physionomie est en rondeurs. Il n’est pas gros, pas du tout, ses traits sont arrondis, ce qui lui donne un aspect débonnaire. Je me demande pourquoi on l’appelle Licos. Peut-être à cause du moteur de recherche.
Licos et moi avions parlé de René Thom lors de mes premiers ateliers libres de français. René Thom est un auteur difficile, particulièrement en français. Nous avions travaillé sur son ouvrage Esquisse d’une sémiophysique.
Thom a une façon déroutante d’articuler le texte et le graphe. Alors que l’on s’attend à ce que la figure illustre l’énoncé, et que l’énoncé explique la figure, ils se prolongent plutôt l’un l’autre. Le texte poursuit son idée dans le graphe, avant qu’elle ne se prolonge en un nouvel énoncé. Rares, je crois, sont les auteurs qui écrivent ainsi.
René Thom est un fin lecteur d’Aristote, chez qui il va souvent puiser, et tout particulièrement dans la part de l’œuvre qui y est tenue pour la plus périmée, la part qui touche aux sciences dures. Il me l’a fait redécouvrir.
Licos est impressionné que j’aie rencontré René Thom en personne. J’étais moi-même trop intimidé alors pour avoir quoi que ce soit d’utile à lui rapporter. Thom est un homme impressionnant. Je ne dis pas qu’il aurait été imbu de lui-même. Il ne l’était pas du tout, mais il avait une haute idée de son travail.
Il ne m’avait pas rendu la tâche facile pendant la table ronde que je modérais. Il m’avait posé une question que quelques-uns avaient prise pour un piège, une tentative de déstabilisation. Pourquoi l’aurait-il fait ? En réalité, il me passait un relais, et j’avais tout de suite compris quelle sorte de retour il attendait de moi. C’était un peu comme s’il m’avait envoyé un trapèze volant, et je n’étais pas très sûr de moi en m’élançant. Je crois ne m’en être quand-même pas si mal sorti, non sans quelques bredouillements. René Thom ne tenais pas les colloques pour de simples cérémonies. Il voulait du roboratif, il voulait qu’en résultent quelques étincelles susceptibles d’enflammer des suites intéressantes.
– Je trouve qu’il y a dans la topologie de René Thom quelque-chose qui résonne avec le paradigme de superposition cosmique de Wilhelm Reich, me lance Sinta qui connaît un peu ses premiers travaux qui lui avaient valu la médaille Fields. Elle me surprend. – J’aime la façon dont ton esprit travaille. Si l’on ne voit aucun rapport entre deux choses, c’est toi que l’on doit interroger.
Il n’y a pas si longtemps, Dirac et ses environs foisonnaient de chameaux. On en croisait partout. Ils servaient parfois de montures, mais tiraient le plus souvent des charrettes, quelquefois des voitures de bois somptueusement décorées. D’autres fois, en file, ils portaient des charges, livraient des magasins. Le grand bazar était toujours entouré de chameaux. Le chameau est un animal robuste, et il ne craint ni la chaleur ni le froid. Ses pieds sont à l’aise aussi bien dans le sable que dans la neige. Je me demande pourquoi les chasseurs montés de Dirac ont abandonné leurs chameaux pour des chevaux. Je parle bien sûr des chameaux, pas des dromadaires, que l’on n’a jamais trouvés par ici.
Sinta a connu cette époque quand elle était enfant. Moi aussi j’ai connu le temps où l’on voyait encore des chevaux à Marseille. Ils tiraient les charrettes de maraîchers locaux qui allaient ou revenaient du marché. On en croisait dans la rue de Rome, sur le Prado, sur la Canebière. Chevaux et charrettes étaient encore très utilisées autour de Marseille dans mon enfance, et même dans des espaces cultivables d’arrondissements centraux, dans les champs et les potagers qui ont depuis été remplacés par des barres d’immeubles concentrationnaires. L’on travaillait la terre à la faux et à la faucille à l’époque. Cette époque dura plus longtemps à Dirac qu’à Marseille, c’est pourquoi Sinta, quoiqu’un peu plus jeune que moi, en a aussi profité.
En m’installant sur la terrasse ensoleillée d’un bar du centre-ville avec Licos, j’aperçois Farzal qui passe sur le même trottoir. Je l’invite bien sûr.
Je les présente. – Je crois que je connais déjà ta femme, dit Licos, je la connais professionnellement. – Je crois qu’elle m’a déjà parlé de toi, répond Farzal en posant sa casquette sur la table.
– Voilà ce que j’aime chez les militaires, dit Licos en la prenant délicatement entre ses doigts : les galons. Nous le regardons surpris. – Les militaires portent leurs galons sur leur casquette, et dans certaines circonstances, ils l’ôtent. Les universitaires les ont dans leur tête, et ils ne l’ôtent jamais. Vous n’imaginez pas le bien que ça pourrait nous faire. Nous éclatons de rire. – J’imagine que les militaires comme les chercheurs les ont gagnés, dis-je. – C’est qu’il y a chercheurs et chercheurs, répond-il.
Je recherche les occasions de converser avec Licos. Il m’apprend beaucoup sur les relations entre la recherche scientifique et les techniques industrielles, dont je n’ai plus de nouvelles depuis longtemps. – Il y a des chercheurs qui cherchent, expérimentent, pratiquent, et des chercheurs qui administrent. Savoir écrire une thèse, à supposer qu’on l’ait écrite soi-même, ce n’est rien, c’est ce que l’on fait après qui compte. Après, on peut devenir un mandarin, et administrer le travail des autres ; l’on peut encore choisir d’écrire des papiers. Mais ce ne sont pas non plus les publications qui comptent, ni leur taux de citations, ni le prestige des revues.
J’avais déjà remarqué combien Licos est critique envers l’institution scientifique. – Pourquoi croyez-vous que je travaille à Dirac ? Nous demande-t-il. Il est des universités plus prestigieuses. C’est parce que la recherche y est d’autant plus vigoureuse, que l’administration est plus faible. Tu as dû voir combien elle se mêle peu de nos affaires. Il suffit de ne pas avoir besoin de gros moyens, ou de travailler avec l’industrie pour utiliser les siens. – Et l’argent, et la gloire, et le pouvoir ? Plaisante Farzal. – Et la subordination ? Continue Licos.
Le climat change vite à Dirac. Le soleil, qui est maintenant toujours plus haut au-delà des cimes, commence déjà à bien réchauffer. Les nuits demeurent glaciales, et les aubes et les crépuscules. La température qui descend alors nettement en dessous de zéro, se met à avoisiner les dix, et par endroits davantage, en début d’après-midi. C’est le climat de Dirac en toute saison, tel que je l’ai déjà éprouvé depuis que je suis ici.
– Oui, je comprends, reconnais-je devant les arguments de Licos. Je me souviens d’avoir emprunté une revue où un article semblait promettre toute la lumière sur la réception par Montaigne des ouvrages de Nicolas de Cusa. J’étais très intéressé, car connaissant l’œuvre des deux auteurs, je n’y avais jamais discerné le moindre rapport. J’ai lu l’article attentivement, et j’y ai appris que Montaigne avait bien acheté un Ouvrage de Nicolas de Cusa en latin lors de son voyage à Rome, mais qu’on ne trouve aucune allusion dans ses essais ni sa correspondance laissant seulement supposer qu’il l’ait lu.
– C’est bien cela, répond Licos, et si tu écris dans une autre revue que cet article ne t’aura avancé en rien, ce sera comptabilisé comme une citation dans les moteurs qui ont pour fonction de classer les chercheurs. La plus grande part de la littérature universitaire et scientifique fonctionne ainsi.
Nous sommes cette fois descendus prendre un café au soleil devant la cafétéria de l’université, car il n’était pas parvenu à trouver des tasses propres. Déjà, dans le petit parc qui nous fait face, bien ensoleillé dès le lever du jour, je crois voir les amandiers bourgeonner.
– Et toi, poursuit-il, pourquoi t’intéressais-tu à la question ? Tu n’es pas un historien de la Renaissance. Elle devait concerner tes propres recherches et t’en entraîner fort loin. Non, ce n’est pas ainsi que ça marche. Ce sont des hyper-spécialistes qui pinaillent sur des questions hyper-spécialisées entre eux. Crois-tu que cela mène loin ?
Cependant, je suis bien d’accord avec toi que nous devons suivre les travaux des autres chercheurs avec la plus grande attention, et ce n’est pas facile. Les mathématiques du chaos sont nées grâce à la rencontre d’un météorologue et d’un chercheur en économie ; ils s’étaient rencontrés dans une manifestation contre la guerre au Vietnam. Elle n’est pas née de leur lecture assidue des publications scientifiques dans leur discipline respective.
J’ôte ma chaude veste de laine, et j’enfile à nouveau ma canadienne. Je la plie délicatement et la glisse dans mon sac à dos. Voilà comment l’on doit pratiquer à Dirac pour ne pas grelotter le matin puis se noyer dans sa sueur à l’approche de l’après-midi. C’est simple du moment qu’on assume de s’encombrer perpétuellement d’un sac.
Ce qu’il se passe ces mois-ci entre l’Otan et la Russie autour de l’Ukraine est fortement intéressant. Oui, je sais, il ne se passe rien ; seulement des provocations et des menaces militaire de la part des États-Unis, et les campagnes hystériques des entreprises de presse. Je sais, c’est sans intérêt, cela ne mérite même pas un commentaire. Mais je parle d’autre chose. Je parle de ce radotage compulsif de la diplomatie occidentale. Oui, il est intéressant, il est même fascinant. Pourquoi ? Parce qu’il est une résurgence, comme une crise soudaine, une crise délirante de la diplomatie, inspirée par le Traité de Westphalie pendant la Guerre de Trente Ans, signé à Münster en 1648.
Voilà une résurgence curieuse, non ? Que leur prend-il ? Et je me demande ce qu’en pensent les Russes, Vladimir Poutine, Sergueï Lavrov, et les autres. S’en rendent-ils compte ? Ce sont des gens instruits et intelligents, Poutine lui-même a vécu de nombreuses années en Allemagne. Il n’est pas possible qu’ils ne s’en soient pas rendu compte, qu’ils n’aient pas pris la mesure de l’absurdité de cette scène initiale qui se rejoue compulsivement ; car ce qui est en jeu n’a plus rien à voir avec le Traité de Westphalie. Le Kremlin n’a rien en tête qui rappellerait un tel traité. C’est fini tout ça, le monde westphalien est terminé. Je l’écrivais moi-même quand j’ai débuté mon journal. Fini.
Ce que veut la Russie est simple, clair, bref et constant, ça tient en quelques lignes. Rien à voir avec les obscurs marchandages territoriaux du Traité de Westphalie. Ça tient en quelques lignes. Même moi j’ai compris, qui ne suis pas instruit par une cohorte d’assistants. Des exigences ont été énoncées, ni des projets de négociations, ni un ultimatum ; des exigences que l’on acceptera ou pas, et dont dépendra toute stratégie future des réponses.
Les diplomates occidentaux ont ressenti un choc traumatique qui les a fait remonter dans un passé de quatre siècles, un passé traumatisant dont on ne parle jamais, ou mal, et qu’ils rejouent hagards, comme des possédés. Je ne suis pas sûr pourtant qu’à l’Ouest, l’on connaisse si bien cet épisode traumatique. Je me souviens de mes cours d’histoire ; c’était incompréhensible. On doit creuser pour commencer à comprendre la Guerre de Trente Ans, le Traité de Westphalie, l’origine de l’Occident Moderne ; comprendre aussi son double fond, qui plonge dans les eaux profondes des océans d’Extrême-Orient et des Indes Occidentales.
C’est fini, il s’est passé tant de choses depuis, tant de choses qui ont levé.
« Nous te comprenons mieux », me disent, chacun à sa façon, Sinta, Farzal et Sariana. J’ai synthétisé notre conversation en monologue pour plus de concision. Nous avons dîné ensemble chez eux. Ils m’ont compris. Je bois une gorgée du vin que nous a apporté Rayan, le cousin de Sinti auquel nous avions rendu visite cet été, en humant les senteurs de mélèze du feu de bois dans mon dos.
Les correcteurs grammaticaux posent un problème. Ils traitent bien les signes de ponctuation comme des connecteurs logiques, mais les signes typographiques seuls, pas les silences qu’ils marquent. La plupart du temps, il n’en résulte aucune différence ; quelquefois, si.
Le correcteur grammatical ne comprend tout simplement pas la valeur grammaticale des silences. Le signe typographique, il le voit comme le connecteur lui-même, et quelquefois il ne lui permet pas d’interpréter la période. Il n’identifie pas alors une faute de ponctuation, mais voit une faute de grammaire, et choisit de souligner des déclinaisons qui ne sont en rien fautives.
Il suffit le plus souvent d’une légère modification dans l’ordre des mots pour que plus rien ne soit souligné. On remarque alors que la phrase est devenue plus simple, elle se comprend plus aisément, mais elle y a perdu des nuances.
Les correcteurs grammaticaux nous entraînent vers une grammaire simplifiée, une grammaire plus accessible, mais au détriment de la prosodie. La prosodie est susceptible de modifier profondément les significations ; comparons « la lune sur la mer immense », et « la lune sur la mer, immense ». Dans la première occurrence, la mer est immense, dans la seconde, c’est la lune. Les correcteurs grammaticaux nous encourageraient plutôt à employer une construction telle que « la lune immense sur la mer ».
J’ai commencé à apprendre l’anglais à l’école, à l’âge de onze ou douze ans, je l’ai pratiqué dans toute sorte d’occasions, pour voyager, pour travailler, pour lire, pour écrire, pour traduire, et il est impensable que je ne maîtrise pas mieux cette langue, largement moins bien que ma langue maternelle, le français. Elle ne devrait plus avoir de secrets pour moi. Pourtant je peine bien souvent à comprendre ce que j’entends ou ce que je lis. Je sais lire l’anglais ancien, au vocabulaire et aux tournures vieillies. J’en connais les vocabulaires spécialisés, ceux de la typographie, des mathématiques, de la linguistique, de la navigation…
Il est vrai qu’il m’arrive quelquefois de comprendre l’anglais mieux que ma langue maternelle, et d’autres fois, de ne même plus bien comprendre cette dernière. C’est curieux. J’en viens à soupçonner un phénomène très profond que je ne saurais encore bien décrire.
Disons que ce serait une affaire de connexion ; plus trivialement encore, de « branchement », de branchement de l’âme (de l’âme, même pas de l’esprit).
« Bien s’entendre », voilà la façon la plus simple de dire. Parfois l’on s’entend bien, parfois l’on ne parvient pas à s’entendre. Nous nous entendons bien, Farzal, Licos et moi, quoique nous ne puissions converser en français.
Évidemment, l’approche intelligente des systèmes informatique est bien la topologie, et certainement pas la base de données. Un lycéen le comprendrait. Les militaires de Dirac le comprennent aussi, et c’est ce qui les intéresse dans les recherches du département de Licos. Sariana me l’a expliqué hier soir.
« L’idiot cherche désespérément un ordre dans ce qui n’en a pas, ni ne peut foncièrement en avoir. » J’ai mémorisé cette forte remarque de Sariana. Nous nous sommes rencontrés dans la ville par hasard hier soir, et nous avons bu un thé en regardant la nuit tomber derrière la vitre d’un bar.
– Sais-tu, Licos, que dans les langues naturelles, les nombres sont des adjectifs. C’est justement la réponse que j’avais faite à la question piège de René Thom : « le quantitatif est-il du qualitatif pauvre, ou bien l’inverse ? » Je ne sais plus le détail de mon raisonnement, mais je pense toujours que ce n’est pas un élément insignifiant.
Les nombres sont des adjectifs numéraux, et il en est de deux sortes : les ordinaux et les cardinaux. Si les uns sont dits cardinaux, c’est qu’ils sont les plus importants. Les autres sont dits ordinaux, pour ne pas dire ordinaires, employés à une tâche subalterne. Voilà qui montre le peu de respect dans lequel les mathématiques tiennent l’ordre.
Les cardinaux, c’est du solide, comme les points cardinaux, mais ce nom ronflant ne doit pas faire oublier qu’ils sont des adjectifs, et à ce titre, le seul attribut de ce qu’ils numérisent.
– Voilà ce que tu devais vouloir prouver à René Thom, me coupe Licos, que le quantitatif est du qualitatif pauvre, puisque seul attribut du prédicat. Ça a dû lui plaire, c’est un développement inédit de sa polémique avec ce célèbre mathématicien dont j’oublie le nom.
– J’avais moi aussi oublié son nom, et j’aurais voulu le citer, citer leur polémique.
– Pourquoi n’as-tu pas dit simplement que le nom t’échappait ?
– J’étais intimidé, je te l’ai dit. En fait, à l’instant où je butai sur cet oubli, je me suis souvenu que les nombres étaient des adjectifs.
– En somme, cet oubli a lui-même stimulé ta remarque. À moins que ce ne soit l’inverse, que cette idée, en surgissant, n’ait effacé le nom auquel tu pensais. Je crois que c’est une idée intéressante…, poursuit-il songeur, puis en riant : sur l’instant, je ne vois pas en quoi, mais je vais y réfléchir.
On ne trouve plus rien sur les moteurs de recherche. On ne trouve plus rien qui ne s’achète pas. J’ai recherché le nom du mathématicien avec lequel René Thom avait polémiqué. Je crois bien que c’était plutôt un biologiste, un généticien. Mes recherches m’ont finalement conduit à moi-même. Les citations étaient de moi, dans mes livres qui sont en vente mais ne s’achètent pas.
J’aurais pu utiliser un moteur plus efficace, il en existe, Lycos par exemple. Je le ferai peut-être plus tard, je ne faisais qu’une recherche rapide en me relisant.
La plupart des moteurs ne sont que des clones de Google, et ne donnent généralement rien de bien mieux. Le web est en train de se disloquer lentement. Je me demande si Sariana et Licos, le chercheur, pas le moteur, s’en occupent.
Sariana est colonelle ; c’est son grade et non le titre d’épouse de colonel, puisque son mari est lieutenant. C’est un grade considérable pour son jeune âge, nettement supérieur à celui de son compagnon. Je suis venu prendre le thé chez eux, où elle m’attendait seule. Pour la première fois je l’ai vue en civil. Elle porte bien l’uniforme qui moule son corps de gymnaste, mais je l’ai vue alors d’un regard neuf, et l’ai trouvée plus belle encore.
De coupe, son vêtement était semblable aux tenues de judo, mais il était d’un lin léger et écru. Il affinait la longueur de ses poignets et de ses chevilles. Elle m’a reçu « en cheveux », comme l’on disait aux temps modernes. Ils étaient curieusement attachés en mèches tressées sur le dessus de son crâne, et finissaient en une courte queue de cheval. Son visage en était encore allongé, qui dégageait une étonnante impression de tranquillité et de, oui, de bonté. Sariana est une femme séduisante… De bonté et d’intelligence.
Il faisait chaud chez eux. Le soleil tapait sur les grandes vitres, et les panneaux solaires devaient être à plein rendement.
Une divine fraîcheur accompagne un soleil magnifique comme je n’en avais encore pas vu depuis le début de l’année. Je me suis assis dans l’ombre déchiquetée des branches d’un platane qui n’a évidemment plus de feuille. Je profite de son effet de treille pour me protéger légèrement des rayons du soleil qui sont vraiment très forts à cette altitude par ce vent sec et ce ciel dégagé.
De petits nuages blancs viennent jeter leur ombre sur moi et je sens la fraîcheur. Je remonte mon col. Ils passeront vite. On ne sent presque pas le vent ici, mais il paraît souffler fort en altitude, un vent du nord. La neige a fondu sur la pelouse du Palais de Justice, mais il y en a encore partout sur la ville et ses environs. L’hiver finit, et je n’en suis pas fâché.
Une semaine s’est passée sans que je n’aie écrit une page de mon journal depuis le début des opérations russes en Ukraine. Le 22:2:2022, une date qui sera facile à retenir.
Tout le monde connaît l’histoire de l’enfant qui criait au loup. C’est ce qu’il s’est passé, et, comme tout le monde, j’ai été surpris. J’ai passé beaucoup de temps ces derniers jours à chercher à comprendre. Je n’ai toujours pas tout compris.
Les forces russes ont brisé la défense ukrainienne en quarante-huit heures. Depuis, les Russes ne sont pas pressés. Ils ne vont pas écraser sous des tapis de bombes les régiments nazis réfugiés dans des zones urbaines comme l’auraient fait une attaque de l’Otan.
Contrairement à ce qu’affirment certains annalistes, pas nécessairement malveillants, les Russes savent que le temps joue pour eux. Aux États-Unis, en Grande-Bretagne en Europe une propagande infantile, paraît avoir emporté l’opinion, mais on se garde quand même de l’interroger. Comme le notait Gianfranco Sanguinetti, si l’hostilité de l’opinion publique est dangereuse pour les autorités, son soutien ne lui apporte aucune aide. Cette opinion ne va d’ailleurs pas tarder à se fracturer comme elle a déjà commencé à le faire, tandis que le coût des sanctions commence à frapper plus vite l’Europe que la Russie. Se fracture aussi le splendide isolement dans lequel la Russie aurait été enfermée. L’isolement commence à changer de côté, et ce sera toujours plus visible.
– La menace existentielle ne te semblerait-elle pas avoir changé de camp ? Note Sariana.
– J’en fus inquiet au début, reconnais-je. Les États-Unis allaient-ils ne rien faire ?
– Faire quoi ? Me demande-t-elle.
Peu de victimes civiles, pour ce qu’on peut déjà en savoir du moins, mais on le saurait assurément dans le cas contraire. Si l’Otan ne disposait pas des moyens d’une contre-attaque militaire, elle semblait mieux armée pour une guerre économique sans merci. Elle l’a lancée la promettant fracassante. Elle ne le fut pas.
Avant de se tirer une balle dans le pied, la main du Pentagone a tremblé, et elle a jugé plus prudent de tirer une balle dans la tête de l’Europe. C’était prévisible : qui aurait pu croire que des jeux avec des monnaies chancelantes allaient peser plus lourd que des sources d’énergie réelles, des produits agricoles réels, des matières première ?
Le résultat a été de faire passer la guerre sur un autre plan, celui d’une guerre qui implique maintenant le monde entier dans ce qui avait, au début, les couverts d’un conflit frontalier aux confins de l’Europe.
Pour l’instant, c’est le bloc occidental qui la perd, sans pourtant être formellement en guerre. L’Otan risque son crédit d’alliance protectrice, les USA perdent la domination du dollar, le contrôle des échanges monétaires internationaux, leur crédit de première puissance militaire. Le bloc occidental ne peut pas l’accepter. Il ne s’en relèverait pas. On se demande quelle porte de sortie va lui offrir la Russie, avec l’aide de quelque médiateur qui se présentera, Israël, Inde, Chine, Turquie.
J’ai beaucoup parlé avec Sariana ces jours-ci, nous nous sommes souvent rencontrés avec Farzal et avec Sinta. Nous partageons nos sources d’information.
« Deux mots m’ont particulièrement frappé », dis-je, « quand j’ai entendu le premier discours de Vladimir Poutine, “notre état multinational”. Il les a encore plusieurs fois employés dans les suivants. »
Bien sûr, nous ne parlons pas que de cela. Ils m’ennuieraient sinon. Nous sommes si bien dans leur maison sur les hauteurs de la vieille ville, à boire du thé noir en regardant le soleil jouer à redécouper les contours des montagnes.
À mon sens, l’opération en Ukraine est terminée. Il n’y a plus d’unités militaires en état de manœuvrer, ni de gouvernement opérationnel ; il n’y a plus que des poches d’escadrons nazis qui se terrent dans des centres urbains, profitant de la présence des populations pour ne pas être pilonnés.
C’est un drame pour ces populations prises en otages, et un problème épineux pour les Russes qui n’ont d’autre choix que réduire l’ennemi au prix de pertes civiles importantes ou de leurs propres pertes d’autant plus importantes qu’ils tenteront de ménager les civils ; ou encore de laisser mourir d’inanition la population. C’est un problème dramatique, mais qui se résoudra assez vite d’une façon ou d’une autre. En face, au contraire, il n’y a pas de solution. Alors qu’attendent les nazis et les pitoyables négociateurs de Kiev, l’improbable arrivée de la cavalerie ?
Peut-être attendaient-ils au début les effets des sanctions, et peut-être aujourd’hui ceux de la propagande atlantique. Ils doivent croire que le temps joue pour eux. Il semble que ce soit le contraire. La guerre en Ukraine est devenue un leurre. Personne ne regarde plus où il le devrait. Ce ne sont pas les Russes qui l’ont manigancé, mais la propagande occidentale elle-même.
Incapable d’agir militairement, l’Ouest s’est mis lui-même sous blocus. Son économie s’effondre comme un château de cartes et il manque de sources d’énergie au moment où il en avait le plus besoin. Il doit inverser vite sa stratégie alors même qu’il a chauffé à blanc son opinion publique. Les bombardements de la propagande furent d’ailleurs maladroits, ciblant seulement les populations nord-atlantiques et s’aliénant les autres ; déniant impudemment la prégnance nazie qui contrôle l’État et l’armée en Ukraine. C’était un peu court, sauf à être parvenu à briser l’offensive russe en quelques jours, avant que l’on eût seulement le temps de comprendre. Maintenant, ce n’est plus important, tout se passe partout ailleurs.
J’ai reçu ce courriel d’Ismaïl hier.
Les fêtes du Norouz commencent bien avant le 21 mars. L’Université, par exemple a fermé hier jusqu’au 25. Partout l’on s’offre des sucreries, des fruits secs, des gâteaux. Je raffole des figues sèches et des pâtes d’amande. Je dois faire de gros efforts pour me retenir, car cette nourriture est trop riche en calories quand le temps s’adoucit, et que les congés me rendent moins actif.
Je ne savais pas que le Norouz était tant pratiqué dans toute l’Eurasie, des Kasakhs aux Kurdes, du Tatarstan au Pakistan, et au-delà encore. L’on ne se doute pas à quel point l’antique empire iranien y demeure prégnant. En Russie, on appelle le Norouz le nouvel an des Musulmans.
Sinta a installé un peu partout dans son appartement des coupes et des soucoupes pleines des friandises traditionnelles. Partout l’on pratique ainsi, et l’on s’empresse d’en déposer sur la table devant les invités.
J’ai toujours aimé cette période qui va de mon anniversaire à l’équinoxe, quand Apollon remplace Dionysos. L’on sent partout un réveil de la vie, avec les premiers arbres qui commencent à fleurir, et les pousses qui percent ce qu’il reste de neige.
– Je ne savais pas que chez toi ce sont les mythes gréco-latins qui étaient demeurés si prégnants.
– Les Grecs étaient parvenus à figurer des idées purement abstraites sous la forme de personnages parfaitement bien dessinés, des traits et des caractères bien identifiables, bien plus réalistes que ceux de leurs équivalents chinois, mais dont les récits étaient tout aussi fantastiques.
J’aurais pu dire, par exemple, « quand l’ivresse commence à être remplacée par une lucidité onirique ». Si je cherchais alors à préciser ces deux concepts, tu imagines dans quel embarras je me trouverais. L’évocation de deux personnages si nettement dessinés que le sont Dionysos et Apollon pour incarner ces idées font merveille.
– Voilà sans doute ce qui a généré le culte des images dans le Christianisme romain et byzantin.
– Sans doute ; mais je préférerais dire « l’importance » plutôt que « le culte », car ces images ne sont pas des fétiches, sauf pour quelques esprits simples. Cependant un livre pourrait aussi bien en tenir lieu à ce compte. L’on peut toujours finir par concevoir ce que l’on se figure clairement. L’on y parvient bien mieux que si l’on s’évertue de le saisir à travers des énoncés abstraits. Bien sûr si les énoncé se font poésie, musique, calligraphie, on y parvient plus aisément encore. Enfin, qui suis-je pour affirmer péremptoire que l’on y parvient mieux ?
– Je te trouve bien nuancé ces jours-ci.
Quelle splendide idée de commencer l’année avec le Printemps, au moment où tout, absolument tout, paraît recommencer aussi. Il fait merveilleusement beau ce Norouz, le soleil brille et il fait doux.
Les intérieurs sont agréables à Dirac. Des murs blancs, des meubles en bois, sombres et massifs, des tissus brodés richement colorés, des tentures, des tapis, des peaux. Ça sent bon, planent partout des fragrances de plantes séchées. Ça sent la campagne.
Les gens s’invitent volontiers les uns chez les autres pour le Norouz, ce qu’ils font peu d’habitude, et j’ai eu l’occasion de découvrir beaucoup d’intérieurs. Ils diffèrent les uns des autres, évidemment, selon les générations, les niveaux de vie, les quartiers, ou seulement les personnalités. De lourds meubles en bois, pourtant, à peu près partout. Cela m’a frappé. Du bois sombre, parfois finement enluminé d’arabesques ; d’autres fois, le plus souvent, bâtis avec de simple planches sans décoration, ce sont ces derniers que je préfère, teintés et cirés, ils donnent l’envie d’y faire glisser ses doigts, de les caresser. Ils tentent le sens du toucher, contrairement aux arabesques qui donnent l’envie de les lire.
Au début, l’on apprécie de faire sonner les sons et le sens, mais cela peut devenir vite agaçant, d’autant que, l’alphabet arabe étant ce qu’il est, l’on parvient aisément à discerner des lettres, et donc des sons, dans toute forme. L’on se prend à lire n’importe quoi, les ramures des arbres, les nuages, quand on s’y prend, les taches des murs, du bois. Cela peut devenir agaçant. On s’en fatigue.
Ce sont un peu comme ces taches, ou ces ombres où l’on croit discerner des visages, ou des paysages. Dès que l’on commence, l’on en voit partout. Du moins restent-ils silencieux.
L’on cultive les ombres dans les appartements de Dirac, les ombres et les à-plat lumineux. L’on aime les verts et les bleus très sombres, qui paraissent noirs dans les contrastes de lumière, plus noir que le noir, qui paraîtrait gris.
L’on ne perçoit pas immédiatement le confort, pas tout de suite ; tout paraît trop sobre, trop austère. Les tissus, les fourrures, sur les chaises et les divans ne semblent pas assez épais. L’on y est bien pourtant, la position n’y est jamais entravée. Ce n’est pas douillet, non, mais c’est confortable, l’on s’y étire et s’y détend, sans s’y vautrer ni se répandre.
Ce matin de Norouz, j’ai apprécié plus encore l’appartement de Sinti, et je comprends mieux pourquoi je m’y suis tant attaché.
© Jean-Pierre Depétris, juin 2021
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