Jean-Pierre Depetris, juin 2021.
Le printemps - Période de fêtes - Changements - Depuis que je suis là - Suite
Pendant le Norouz, on expose les sept S. Les sept S sont sept denrées dont le nom commence par S ; elles symbolisent le printemps : vinaigre, pommes, ail, jujubes, lentilles mises dans une soucoupe pour qu’elles aient poussé le jour du Norouz. Leur liste varie selon les langues car c’est la première lettre qui compte. Les sept S sont exposés dans des soupières ou des coupelles sur une petite table, ou sur n’importe quel meuble, dans la principale pièce où l’on reçoit.
Chez moi, l’on fait aussi pousser des lentilles pour Noël. Les trois ou quatre têtes d’ail que l’on expose au Norouz m’ont davantage surpris. « Tu as encore mangé une gousse », me reproche Sinta, et elle va en chercher une nouvelle tête.
Je ne comprends pas pourquoi l’on ne devrait pas y toucher puisqu’on les offre au regard. Une tête d’ail entamée me semble au contraire plus engageante, invitant à y goûter. J’aime l’ail, et je ne néglige pas d’en croquer une petite gousse accompagnée d’un bout de pain, petit croissant de lune blême, bien protégé dans sa peau que je fais sauter avec le couteau que je porte à la ceinture.
Le petit-fils de Sinti est venu passer quelques jours, profitant des fêtes du Norouz. Il m’a accompagné plusieurs fois dans mes promenades. Sinta se trouve alors tranquille pour s’occuper de l’entretien de la maison. Les gens sont très propres à Dirac. Contrairement à moi, ils n’aiment pas laisser la poussière et la saleté s’accumuler. Oui, je suis ainsi, ce n’est pas à mon âge que je vais changer.
Idris a treize ans. Je ne suis pas très à l’aise avec les gamins. Je n’y suis pas habitué, et je me demandais ce que j’allais bien pouvoir en faire. Il ne connaît personne ici. Enfin, plus maintenant que nous avons croisé Ismaïl avec son fils. Ils ont fait connaissance, et ça lui fait un ami à deux pas, chez qui il peut aller seul, ou qu’il peut inviter. Il est bon que les jeunes gens côtoient ceux de leur âge.
Apparemment, Idris aime sortir promener avec moi. Il en profite pour m’abreuver de questions. Il a un esprit solide et curieux, et ses questions sont difficiles. « Qu’est-ce que le Jabarat ? », m’a-t-il demandé l’autre matin.
Al Jabr est le terme par lequel on traduit les idées platoniciennes dans la philosophie arabo-persanne. Le Jabarat est le monde des idées, distingué du monde sensible. Je lui ai expliqué le mythe de la caverne, lui montrant que notre rétine, notre voûte crânienne toute entière aussi bien, est à l’image d’une caverne sur le fond de laquelle les données des sens se déposent comme autant d’ombres. C’est ce monde réel, de l’autre côté des organes sensoriels, qu’il nous appartient de découvrir. « Tu l’apprendras bientôt au lycée quand tu étudieras Al Fârâbî et Ibn Sina ; et tu apprendras aussi la philosophie de Platon. Al Jabr, est ce qui a donné le nom algèbre. Tu as déjà dû commencer à étudier l’algèbre ? »
Ah oui, me dit-il passionné, avant de me demander de lui expliquer le rapport entre l’algèbre et la philosophie musulmane. « Tu sais ce qu’est un nombre ? » lui demandé-je…
Idris adore m’abreuver de questions, et tout autant que je sois capable de l’abreuver d’autant de réponses. C’est le seul avantage d’avoir des cheveux blancs.
J’aime m’entretenir avec des enfants. Avec des enfants, il n’est pas très difficile de faire la part entre le supposé connu et le présumé ignoré. Le plus souvent, ils savent peu. On doit donc leur donner des explications complètes, sans se soucier d’éventuels prérequis. Avec les adultes, c’est autre chose. Comme nous sommes toujours tentés de cacher nos ignorances plutôt que d’interroger, et comme nous sommes aussi perversement tenté au contraire de demander plutôt des explications sur ce que nous connaissons bien pour tester notre interlocuteur, les conversations deviennent souvent inutilement compliquées.
Les enfants, c’est bien, ils nous ramènent immédiatement aux sources. Leur ignorance nous nettoie l’esprit, bien qu’elle nous laisse quelquefois marcher vertigineusement dans le vide. Ils nous font spontanément remonter à la source : ce qui s’observe, ce dont on a l’intuition immédiate, ce dont nous n’avons pas besoin de faire l’apprentissage, et dont nous savons tirer des déductions, des inductions, des abductions simples. Les enfants sont naturellement des sages.
Les enfants ne sont pas pour autant des interlocuteurs crédules. Ils ne nous contrediront pas forcément ; ils soulèveront peut-être seulement des contradictions, des imprécisions, des incohérences, mais surtout ils vont vite nous faire savoir à leur manière que nous ne répondons pas à leur interrogation. Leur regard semble nous dire « tu répètes la leçon, tu ne m’apprends rien. Ce que tu dis n’a pas d’intérêt. » Le plus souvent, les enfants sont sages, mais pas toujours comme des images.
Les enfants adorent les évidences dérobées. J’emploie souvent cette expression empruntée à Roger Caillois, mais ce que jeux veux dire renvoie plutôt à Charles Peirce. Je parle souvent de ces évidences que l’on a sous les yeux, mais que des vies successives auraient pu ne jamais voir, alors qu’il n’est plus possible d’en douter dès qu’on les a découvertes.
En grandissant, l’enfant devient plus bête, et il se met à accorder du prix à ce qui ne l’aurait pas intéressé plus jeune, précisément à ce qui le fait paraître intelligent quand il apprend à le répéter. Je me souviens encore bien moi-même de l’expérience que j’en avais faite quand ce fut mon tour. Les enseignants devraient être plus attentifs à ce penchant naturel, plutôt que de l’encourager. (Penchant qui ne serait d’ailleurs peut-être pas naturel si l’on ne l’encourageait pas.) Ils y gagneraient des rapports plus apaisés avec leurs élèves quand ils atteignent ce que l’on appelle « l’âge bête ».
« Tu es plus à l’aise avec les enfants que tu ne le prétends », remarque Sinta quand je lui fais entendre mes commentaires. « Idris t’adore, et ça me fait plaisir. »
Moi aussi, je l’aime bien.
Les ramures de quelques arbres commencent à se couvrir de feuilles. Ce ne sont encore que de petites feuilles qui n’arrêtent pas complètement le soleil, mais qui ont commencé à dispenser une ombre pâlotte et tachetée. Je m’installe donc à l’ombre devant le lac du Palais de Justice, et je reste en gilet. J’ai même ôté mon écharpe en coton indien d’un bleu sombre et profond comme on les aime à Dirac.
J’ai laissé Idris à la maison, qui attendait le fils d’Ismaïl. Il va rentrer chez lui à la fin de la semaine. Je le regrette un peu. La présence d’un enfant apporte une touche de merveilleux à la vie. Je le découvre un peu tard.
Je n’ai pas de regrets. Ce qui aurait été grave, ce serait que je ne l’aie jamais découvert. Je crois qu’Idris m’a aidé à mieux m’aimer. Il m’a aidé à déplacer l’enfant qui continue à vivre en moi plus de côté, où je le vois et le comprends mieux.
Si les gosses nous aident à mieux comprendre cet enfant qui demeure en nous, ils nous font aussi voir parfois l’adulte qui vit déjà en eux. Je crois que nous parvenons mieux que les femmes à le distinguer, car si ce sont elle qui fond les gosses, c’est nous, je pense, qui faisons les adultes.
Je ne suis pas sûr que l’esprit des enfants soit si puéril qu’on ne le pense. Il est étonnamment mûr quand nous parvenons à établir certains états de grâce. Les enfants semblent plutôt manquer de connaissances, et surtout de vocabulaire, d’aisance dans la langue.
L’on ne se rend pas compte combien il est difficile de s’approprier complètement la langue. Je dis bien « la langue » ; ni « les langues », ni « le langage » ; d’incorporer la langue.
Il y faut du temps, il y faut de l’âge, et même ceux qui paraissent avoir une langue pauvre, ceux qui semblent mal alphabétisés, y parviennent très bien à l’usage, violentant au besoin les règles.
Le pain à Dirac a une qualité non-négligeable : il se conserve longtemps, plus de trois jours sans durcir. Honnêtement, je préfère le bon pain français, quand il est bon du moins. Le pain à Dirac se présente sous la forme d’une épaisse et large galette souple. Celui que j’achète régulièrement près de la station est très bon.
Je répugne à jeter du pain. Ne pas s’y résoudre est difficile en France. J’ai coutume d’utiliser le pain dur en tartines au petit-déjeuner. Comment faire en sorte de n’en avoir ni trop ni pas assez ? Avec un pain qui durcit dans la journée, on est à peu près sûr d’en manquer ou d’en jeter.
Je n’ai jamais manqué de pain dans ma vie, ni de nourriture, et pourtant, en jeter me perturbe. Que puis-je faire alors ? Je ne vais quand même pas nourrir les oiseaux dans les parcs.
Voilà que le Ramadan a commencé avant même que les fêtes du Norouz soient entièrement terminées. Le mardi qui suit le Norouz est en effet férié. « On ne vous voyait plus depuis longtemps. Vous étiez parti pour les fêtes ? », me demande la jeune serveuse d’un des restaurants du lac. « J’espère que vous reviendrez plus souvent. On vous apprécie ici. »
Voilà qui fait plaisir à entendre. Et puis, c’est rassurant. Si l’Europe décidait de s’effondrer réellement, il est bon de savoir qu’il existe un endroit où l’on vous aime bien, au moins le temps de se retourner.
« Pourquoi tu penses à rentrer en Europe ? » m’a demandé Farzal l’autre matin. « Tu ne te plais pas à Dirac ? Beaucoup de gens t’aiment ici et t’estiment. » Cela encore fait plaisir à entendre.
Je pourrais bien me décider d’apprendre la langue. On m’en inspire l’envie. La grammaire est proche de celle du farsi. Ce n’est pas difficile quand on a approché les langues aryennes. Karl Marx pestait contre l’alphabet arabe. Il écrivait dans une lettre à son ami Friedrich Engels qu’il apprendrait sinon le farsi en peu de temps. Je crois qu’il exagérait ; l’alphabet arabe est moins dur à assimiler qu’il ne le paraît ; ce qui est difficile, ce sont les phonèmes, du moins pour un palais européen. Il existe bien quatre ou cinq phonèmes distincts qui ressemblent aux diverses façons de prononcer le ‘r’ en français (catalane, alsacienne, provençale…), et même à aucune précisément. Dans une langue, le plus important n’est pas l’écrit. La preuve est que l’on peut en changer l’alphabet.
En avril, ne te découvre pas d’un fil, dit-on chez moi. C’est bon aussi pour Dirac. Ce matin, il faisait un temps printanier, puis le ciel s’est obscurci de nuages épais quand un vent froid et humide s’est levé de l’ouest. Ce matin, il faisait sec et bon, et la campagne dégageait pourtant déjà une délicieuse odeur d’herbe humide quand j’ai ouvert la fenêtre. Les effluves de la grange où l’on scie le bois étaient fortes aussi ; de sciure et de bûches entassées. Comment ne pas se sentir bouleversé par de telles merveilles ? J’en oublie tout ce à quoi je ferais bien de penser.
Maintenant, c’est la petite-fille de Sinta qui est venue pour le Ramadan. Elle est venue avec sa mère qui n’est pas restée. Elle s’appelle Dina, un diminutif de Nadina, qui est un prénom courant ici. Naturellement, je m’en occupe comme je l’avais fait pour Idris. Je l’emmène promener avec moi et, comme pour le Norouz, je néglige mon journal.
Lewis Carroll adorait les petites filles, et il aurait probablement eu de gros ennuis de nos jours, bien qu’il ne semble pas s’être comporté avec elles de façon inconvenante. Moi, je m’entends mieux avec les petits garçons. Je dois dire qu’il y a très longtemps, j’en étais un aussi.
J’en suis étonné quand je me vois dans une glace, car, d’une certaine façon, je suis toujours le même, émerveillé d’une odeur de campagne et de grange humide.
Le printemps me fait remarquer que Dirac est une ville plus verte que je ne l’avais déjà noté. Rares sont les rues dont la chaussée n’est pas agrémentée d’une double rangée d’arbres. Ils font une agréable séparation entre les trottoirs et la circulation, et ils ne vont plus tarder maintenant à répandre une ombre généreuse.
Tous n’ont pas encore de feuilles, les platanes notamment, qui bourgeonnent à peine, d’autres ont déjà des ramures bien chargées. Bientôt les marronniers seront en fleur, de magnifiques fleurs bleues qui poussent en bouquets. Bientôt les tilleuls commenceront à diffuser leur parfum.
L’on voit partout de la verdure dans la ville. Je l’avais oublié depuis cet automne, quand les feuilles ont commencé à tomber. La végétation resurgit vite ces jours-ci, c’est pourquoi je la remarque mieux. J’aime à la passion ces lents changements où l’on ne voit rien changer, où on les découvre seulement accomplis.
La guerre qui se déroule maintenant en Ukraine me surprend profondément sur deux points. Le premier est que pour la première fois au cours de ma vie, je vois les populations épargnées autant qu’il est possible, du moins par les Russes qui consentent à de lourdes pertes militaires plutôt que de nettoyer sans risque les bâtiments résidentiels où l’ennemi s’est retranché parmi les civils, sous des tapis de bombes, comme ils en ont abondamment les moyens.
Me surprend plus encore l’usage que fait le bloc atlantiste de sa propagande. Oui, nous savons tous ce qu’est la propagande ; qu’il est légitime et compréhensible qu’en temps de guerre l’on ne dise pas tout, qu’on ne renseigne pas l’ennemi sur les situations et sur les décisions tactiques et stratégiques ; et que l’on fasse circuler de fausses rumeurs pour tromper l’adversaire. Quand on y regarde bien, ce n’est pas exactement ce que fait la propagande atlantiste. Ce qu’elle fait est bien plus étrange.
Le récit qu’elle propose dans une unanimité à provoquer la nausée, paraît obéir à d’autres objectifs. Notamment, elle ignore toute tactique et toute stratégie dont elle ne dit finalement rien, ni ne paraît se soucier.
Elle semble animée d’une idée fixe, celle-ci : lorsqu’un nombre critique de gens croit une chose, celle-ci devient automatiquement vraie.
Je veux bien admettre que les croyances ne sont pas sans incidences sur la réalité ; qu’elles possèdent même, pour ainsi dire, une certaine réalité, mais de là à s’y substituer ?
Je pense ici à William James, The Will to Believe, ou The Meaning of Truth, et même à Georges Sorel, Réflexions sur la violence. Non, la croyance est capable de stimuler une volonté réalisatrice, mais seule, elle ne réalise rien. Personne ne s’en rend-il compte dans le monde atlantiste ?
La circulation n’est guère abondante dans les rues de Dirac ; à l’exception notable de la grande rue qui coupe la ville en deux, reliant ses quartiers industrieux avant la forêt et la montagne, avec ceux qui se diluent dans la plaine en aval ; celle où est l’épicerie accolée à la station. Partout ailleurs les rues sont calmes et les passants y sont maîtres. Ce sont des rues, des boulevards ou des ruelles où il fait bon promener.
J’y promène souvent ces jours-ci accompagné de Dina. Nous découvrons ensemble la ville ; les rues du moins que j’avais négligées depuis mon arrivée. J’ai eu de la chance de rencontrer très vite tous ceux qu’il m’était précieux de connaître, et j’en ai rapidement perdu ma posture de touriste. Je me rattrape donc avec elle. Nous faisons maintenant du tourisme ensemble. C’est mieux à deux.
J’ai pris mon appareil photo. Je lui permets de s’en servir, mais elle n’en a pas besoin. Elle a son téléphone mobile. Moi, j’ai pris en grippe ces engins, ils ne sont pas agréables à utiliser, pour autant qu’ils soient utilisables. Je ne sors d’ailleurs presque jamais avec. Dina, elle, s’en sert bien. L’idée même qu’on puisse me joindre à chaque instant m’est insupportable. Je n’ai pas pris encore une seule photo avec. L’on n’a aucun réglage, comme si l’appareil savait mieux que moi filtrer l’éclairage et les couleurs. J’ai tenté une fois de saisir des jeux de lumière dans des feuillages. Pas moyen : le programme n’en voyait pas l’intérêt.
J’apprends un peu à Dina à se servir du mien. Avec l’argentique, l’on avait choisi une fois pour toutes la vitesse de la pellicule. Les réglages ensuite étaient plus simples. Avec le numérique, les possibilités sont plus vastes. Heureusement, nous pouvons lire les réglages enregistrés avec la photo. C’est ainsi que j’ai appris, et j’ai montré à Dina comment faire.
Je ne m’attendais pas à ce qu’elle soit si intéressée. Les femmes sont réputées peu sensibles à la technique, je l’ai moi-même observé quelquefois, mais ce n’est pas si simple. Nous, les hommes, en nous affrontant au monde réel ensemble, nous apprenons à nous connaître. Les femmes, semble-t-il, fonctionnent en sens inverse : il leur suffit de sentir que l’on s’intéresse à elles, pour qu’ensemble, elles le rencontrent. Le résultat est cependant exactement le même quand ça marche.
C’est incroyable, en quatre jours, les branches des platanes se sont garnies de petites feuilles vertes qui changent tout.
Depuis le tour nouveau qu’a pris cet hiver la guerre entre les pays de l’OTAN et la Russie, il semble que ceux-ci soient placés devant un choix qu’ils devraient faire vite. Ou bien ils pensent qu’ils ont une chance de faire plier la Russie rapidement, et ils ne doivent pas craindre alors d’accroître leur pression quoi qu’il en coûte ; ou bien ils comprennent que la Russie ne pliera pas, et ils devraient rétropédaler rapidement avant qu’il ne soit trop tard. En fait, il est trop tard, mais pas au point de renoncer à limiter les pertes.
L’OTAN était contente de son plan : mener une guerre meurtrière contre la Russie sans perdre des combattants de ses pays membres, ce que leurs opinions publiques n’auraient pas supporté. Elle trouva les Ukrainiens pour mourir à leur place. Elle souhaitait aussi mener une guerre sans démasquer son retard technique.
Le Pentagone s’attendait-il à ce que les Russes attaquent avant que les forces ukrainiennes n’entrent au Dombas ? Moi, non. Je n’étais pas informé alors de ce que la suite des événements m’a appris. La forte préparation d’artillerie laissait prévoir une attaque imminente. Les Russes ont décidé de passer à l’action sans délai. Si l’attaque devait avoir lieu avant la fin de la semaine, la meilleure stratégie était de frapper les premiers.
L’opération se présentait comme, quatorze ans plus tôt, l’intervention en Géorgie : s’avancer profondément dans le territoire ennemi, couper les soixante à soixante-dix pour cent de l’armée ukrainienne présente dans le Sud-Est de ses réserves, détruire l’aviation, les défenses antiaériennes, les postes de commandement…, réduire l’armée ennemie à des unités incapables de manœuvrer. Ce fut fait en quarante-huit heures. Le 25 février, la Russie avait gagné, ce que confirma la propagande otanesque en renonçant à toute information sérieuse, et en commençant à censurer.
Je n’étais pas prévenu non plus des défenses qu’avait accumulées l’armée ukrainienne en huit ans. Elle avait été bien préparée par les intervenants de l’OTAN, présents en grand nombre, accompagnés de mercenaires et de spécialistes divers de toute nationalité. On parle de plus de cent mille combattants étrangers. Elle s’était enterrée dans des bunkers à proximité ou à l’intérieur d’agglomérations urbaines, où elle était pratiquement indébuscable, même au prix de lourdes pertes civiles. Ceci m’a permis de reconsidérer la position russe, et de mieux comprendre les raisons de l’opération. Ce n’est pas l’Ukraine qui menait la manœuvre, mais bien l’OTAN.
Comme on l’apprend à West Point, réduire une force retranchée dans une agglomération demande une supériorité numérique de cinq contre un, et les Russes sont inférieurs en nombre. L’OTAN pouvait donc croire que l’armée ukrainienne tiendrait indéfiniment, contraignant par-dessus le marché ses adversaires à des massacres de civil dont la propagande se régalerait.
Finalement Mariopol est tombée avec des pertes civiles relativement faibles, principalement imputables aux forces de l’OTAN. Je ne l’aurais pas crû possible, mais tout le monde sait maintenant, comme moi, que ce fut le cas. L’OTAN s’était convaincue que la Russie ne pouvait pas gagner cette guerre, et elle s’est évertuée à l’intensifier plutôt qu’à négocier efficacement.
Pour briser l’initiative russe, le monde atlantiste a pris des mesures économiques fracassantes, mais mal pensées. Leur efficacité était conçue pour un court terme, et le rouble est déjà revenu à son cours de février. Les contre-mesures russes sont d’une bien plus grande portée, et elles sont irréversibles. Une volte-face de l’OTAN n’y changerait plus rien. Il est déjà trop tard.
Pour simplifier, il s’agit de basculer le système monétaire pour le faire reposer sur des matières premières, or, pétrole, blé, et renverser la fonction du dollar. Pour l’instant, les effets ne sont pas encore bien sensibles, sinon à la marge. À terme, ces mesures seront fatales pour l’Empire, et une telle issue m’inquiète au plus haut point. Figés dans leur espoir fou, au bord du gouffre, les pays du pacte pourraient prendre des mesures suicidaires. J’espère que les services de Sergueï Lavrov seront vigilants, d’autant que l’Europe et les États-unis sont dans des situations politiques instables.
– Ça t’inquiète vraiment ? Me demande Farzal. – Bien sûr ! Ma retraite est en euros, et je ne peux pas exiger qu’elle me soit versée en roubles, moi. – Que comptes-tu faire ? – J’ai commandé un nouvel ordinateur avant que les prix ne s’envolent. Ceux dont je me sers sont hors d’âge.
Douze ans pour un ordinateur portable est un âge vénérable. C’est celui de mon Lenovo qui fonctionne encore bien, quoi qu’il soit devenu fort lent. J’ai pensé lui ajouter de la mémoire, mais je n’imaginais pas qu’il tiendrait encore si longtemps. J’y ai installé un Linux poids plume, pas très beau mais efficace. Je m’en sers pour écrire et pour coder, ce qui n’est pas exigeant en ressource.
L’autre est son cadet d’un an, et il est davantage en bout de course. La prise du casque ne marche plus, les ports USB sont à la limite, et surtout, l’angle en haut à gauche du clavier, là où sont la prise d’alimentation et la charnière de l’écran, se casse. Je n’ose plus le fermer par crainte de ne plus pouvoir l’ouvrir. J’y suis à peine parvenu les dernières fois. Il reste donc ouvert sur une table chez Sinta, à se couvrir de poussière. Peut-être pourrais-je le réparer quand je n’aurais plus à craindre de le casser définitivement. Il servira toujours à dépanner quelqu’un.
La première fois que j’ai saisi mon Lenovo il y a douze ans, j’ai été surpris par sa légèreté. Celle de mon nouvel appareil m’a cette fois plus surpris encore tant il est plus fin.
Jusque-là, je ne m’étais jamais beaucoup soucié des écrans. J’avais toujours utilisé des Apple, dont même les entrées de gamme en disposaient d’excellents. Les écrans, c’est comme les haricots : si vous voulez qu’ils soient fins, n’achetez pas des « fins », ni même des « très fins », mais des « ultra fins ». Vous ne devez pas prendre un écran « haute définition » (HD), mais à très haute définition (full HD), et mat. C’est plus cher, mais indispensable si vous tenez à travailler confortablement. Les écrans de mes ordinateurs étaient épouvantables, et il y a bien longtemps que j’aurais dû en changer.
Changer d’ordinateur, de système, ou seulement de version de système, entraîne toujours des complications ; contraint à prendre de nouvelles habitudes, à changer des programmes devenus obsolètes, à opérer de nombreux ajustements. C’est un peu comme changer d’appartement. Cette fois, j’y suis à peu près parvenu en quarante-huit heures. Je m’en sers déjà depuis une dizaine de jours, et je dois me faire violence pour le lâcher.
Je n’aurais pas dû garder ces vieux ordinateurs si longtemps avec leurs si mauvais écrans. Ils fatiguent les yeux, et je vois bien la différence avec le nouveau. J’ai rangé dans un coin celui que je tenterai plus tard de réparer.
Même si le nouvel écran est bien plus reposant, j’en ai quand même abusé ces derniers jours pour toutes mes importations, mes installations et mes ajustements. Je m’efforce maintenant d’utiliser mes ordinateurs en cas seulement de nécessité. Je promène, je prends le soleil, l’écris à la plume, j’envoie même du courrier sur papier.
Le rite du café et du verre d’eau, c’est important pour moi. De quoi s’agit-il ? Une tasse de café bien noir, il est préférable qu’il soit italien, et un verre d’eau bien fraîche. Il est important que les tasses qui contiennent le café aient un diamètre supérieur à la hauteur.
Beaucoup de bars ne respectent pas ces règles simples. Quelques-uns s’y sont mis à Dirac, depuis que je les leur ai apprises.
L’autre matin, quand je suis arrivé avec Dina à la première baraque du lac, la serveuse expliquait à des clients que c’était comme le rite du thé au Japon. – C’est un rite occidental ? M’a-t-elle interrogé dès qu’elle m’a vu. – Non, c’est un rite africain, un rite de l’Océan Indien.
Je ne manque jamais d’imagination, mais contrairement à une certaine propagande, je ne pense pas que ce que j’imagine deviendrait vrai à partir du moment où un certain nombre de personnes le croirait. Mon imagination fonctionne autrement ; je tends à imaginer ce qui est déjà vrai ; je l’ai souvent constaté. Ce n’est guère étonnant : l’imagination a une propension naturelle à se diriger vers la réalité. Là, je n’ai pas encore vérifié.
Décidément, l’on ne doit pas se découvrir d’un fil en avril. Je viens de mettre mon écharpe, ma belle écharpe sombre, bleu indigo aux motifs blancs, en coton indien. On dit chèche. C’est un chèche ; c’est très à la mode. On en trouve de très beaux ici. Ils servent d’écharpe aux hommes, et de voile aux femmes.
Il n’y a pas trois ans que j’en porte, avant donc de venir ici. Je prenais l’hiver des foulards de laine. Pour les climats plus cléments, il m’arrivait de nouer un foulard autour de mon cou, un petit de coton. Quelque chose manquait assurément à la mi-saison, les temps d’avril trompeurs, les mois d’octobre. Je ne connaissais rien entre l’épaisse et chaude laine et les cotons légers. Le chèche est arrivé pour mon bonheur ; pour protéger mes voies respiratoires. Comment faisais-je avant ?
Choisir son chèche permet de tirer un grand parti de la couleur de sa chemise. L’on a le sens des couleurs ici, et le sens des motifs. Il m’est agréable d’en contempler la diversité chez les passants quand je m’adonne au rite du café et du verre d’eau à la terrasse d’un bar.
Comme pour beaucoup de choses, ce ne sont pas les couleurs prises pour elles-mêmes qui sont belles, ce sont leurs accords. L’on peut faire des accords superbes avec des couleurs dont aucune ne serait belle ; des formes, des tons, des substances.
Quand il m’arrive d’étendre le linge, je me livre quelquefois à de telles compositions ; pas seulement avec le linge, mais avec les épingles de plastique aussi. Un matin je me suis trouvé particulièrement satisfait. Avant même que je ne songe à une photo, une jeune passante l’avait prise avec son ordinateur de poche.
L’on confectionne ici des galettes de blé que l’on assaisonne de diverses manières, avec des légumes, des olives, des herbes…, ou encore du fromage ou de la viande. C’est une solution pratique pour des repas rapides, quand on n’a pas le temps de s’attabler ou même de s’asseoir, ou encore pour manger sans interrompre sa marche, sa lecture ou sa rédaction. Cependant ces galettes sont souvent un peu grasses, et il n’est pas recommandé de toucher du papier ni un clavier pendant que l’on mange.
On leur donne le nom générique de « pain », comme nous disons « pain au raisin », ou « pain au chocolat ». L’on fait toute sorte de pains. L’on ne les cuit pas au four, mais sur des pierres chaudes, ou de grandes poêles de céramique.
Parfois Sinta fait elle-même son pain, son pain ordinaire, quand elle n’en confectionne pas de spéciaux. Peu de choses sont nécessaires pour faire lever la pâte, même la levure ne l’est pas toujours pour qu’elle gonfle. Je n’imaginais pas toutes les possibilités du blé, ni la diversité des pains.
L’on ne déteste pas la cuisine grasse ici, c’est mon regret, et Sinta badigeonne souvent son pain qui vient de gonfler, d’un pinceau trempé dans de l’huile végétale. Il nous reste la possibilité de le tenir avec une serviette de papier.
La civilisation occidentale moderne part en lambeaux. Depuis la libération de l’Afghanistan, depuis donc que je suis ici, tout s’est accéléré. De sourds coups de boutoir se répètent. Je dois admettre que j’en ressens comme une angoisse ontologique.
Le plus curieux, ce sont les personnages qui semblent jouer les rôles maîtres dans la manœuvre destructrice : un vieillard président visiblement gâteux, un comédien président visiblement drogué… L’on ne peut croire que l’un comme l’autre soient les acteurs réels de quoi que ce soit, si ce n’est dans un sens théâtral. Alors ? De quoi s’agit-il ? Qu’y a-t-il derrière ?
Probablement rien ni personne. C’est encore un cas de ce que l’on appelle « l’intelligence en essaim », même s’il n’y a pas proprement d’intelligence (de qui ?). Plutôt une sorte de mécanique, de comportement d’automate, que personne n’anime, mais dont des gens se trouvent susceptibles de jouer tout aussi automatiquement des rôles de meneurs, automatiquement et théâtralement.
Ce que nous pourrions appeler « le monde atlantique », je préférerais « le monde atlantiste » puisque qu’il ne se situe pas intégralement sur les rives de l’Océan Atlantique, s’autodétruit. Plus précisément il détruit la civilisation occidentale moderne, ce qui n’est plus maintenant tout à fait la même chose. Ce monde ne doit pas représenter plus de dix-sept pour cent de la population du globe, même s’il aime continuer à se nommer pompeusement « Communauté internationale », et s’il est traversé de fractures croissantes.
En vérité, je ne me fais pas beaucoup de souci pour la civilisation occidentale moderne. Elle s’est terriannisée, si j’ose ce néologisme, elle s’est internationalisée. Les hommes du monde entier en ont pris la quintessence et en ont fait leur miel. L’occident moderne avait d’ailleurs agi de même avec les civilisations antérieures : algèbre, boussole, système décimal… C’est pourquoi j’écrivais l’été dernier que tous les ancêtres sont un peu les nôtres.
Les fleurs blanches des amandiers sont tombées. Elles ont quelque temps couvert les sol comme un rappel de la neige. Maintenant, ce sont de magnifiques fleurs mauves qui recouvrent les ramures d’autres arbres, des pruniers je crois.
Les feuilles velues des orties ont reverdi dans le jardin de Sinti, bien urticantes si l’on n’y prend pas garde. Je crois me souvenir qu’elles seraient comestibles.
L’herbe autour de la maison est mouillée. Je dis bien mouillée, pas humide. Humide, cela signifierait que si l’on s’y asseyait, l’on se relèverait avec le fessier mouillé.
L’herbe mouillée, c’est autre chose : en y marchant, le bas de nos pantalons est trempé, ainsi que nos chaussures. Il serait préférable de les retrousser et de se déchausser.
Je ne dirais pas non plus que l’herbe serait trempée, ce serait excessif, comme s’il avait plu, comme après un orage. Elle serait alors bien plus que mouillée.
Il est agréable de marcher pieds nus dans l’herbe mouillée. L’on sent alors bien plus la campagne, même si l’on n’est pas précisément à la campagne.
L’herbe mouillée m’émeut, elle est bouleversante, elle me donne envie de pleurer l’occident moderne.
Je n’aime pourtant pas beaucoup la civilisation occidentale, ses églises, ses palais et ses parlements, si ce n’est sa modernité radicale, de Michel de Montaigne à Henri Michaux, des coordonnées à l’hexadécimal. Je ne dois sûrement pas être le seul ces temps-ci, occidental ou non.
La pleurer en ce qu’elle fut l’Occident, mais riche toujours d’un futur radical, et c’est pourquoi elle change, lentement, imperceptiblement.
– Ce que tu fais faire à tes étudiants est trop difficile, m’a déclaré Sharif. – Je ne crois pas. Ils te l’ont dit ? – Non, personne ne s’est plaint, mais en y regardant et en les écoutant, ça m’est paru bien complexe, ou, pour le dire autrement, trop byzantin. – La plupart des ateliers que j’ai faits avec eux, je les avais testé aussi avec des enfants. – Et personne ne t’as dit que c’était trop difficile ? – Si, tous les pédagogues.
– Tu es parvenu à leur faire comprendre ce que tu leur demandais ? – Oh, comprendre, ce n’est pas ce qui compte. Tu dois connaître cette phrase d’Henri Michaux : « Quand un méditatif tombe à l’eau, il essaie de comprendre l’eau, et il se noie. » Imiter suffit. Les enfants imitent bien. Je les invite pour cela à lire à haute voix pour les autres le texte sur lequel nous travaillons, à tour de rôle. Je les corrige sur la ponctuation et les liaisons.
Les yeux lisent plus vite que la voix ; l’on comprend alors avant que la parole ne prononce, et elle prononce ce que les yeux ont compris. Ce n’est pas bon, les yeux comprennent mal. Le mieux est de lire le texte sans chercher à le comprendre, appliquant strictement ses indications typographiques. L’on ne comprend pas ce qu’on lit, mais on comprend ce que l’on entend à la perfection. Le texte doit bien sûr être parfaitement écrit, bien ponctué, scrupuleusement typographié.
Ce que l’on entend est miraculeusement devenu plus intelligible. Le texte, d’un premier abord difficile, devient limpide. Un enfant est vite bon à ce jeu, meilleur que l’adulte cultivé qui butte souvent sur de pervers automatismes.
– Et quel est le but ? – Bien écrire. Quoi d’autre ?
© Jean-Pierre Depétris, juin 2021
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