Jean-Pierre Depetris, juin 2021.
La musique à Dirac - Dernier quartier - Interachies - Far West et Far East - Suite
C’est une pratique courante à Dirac que de se réunir le soir pour jouer de la musique. Cela se pratique également dans les lieux publics, bars, restaurants, voire sur les places et dans les parcs quand le climat le permet.
Les plus discrets préfèrent se réunir chez eux. Ce ne sont pas les moins bons musiciens, ce sont souvent les plus exigeants. J’ai l’impression qu’ici tout le monde sait se servir d’un instrument, et tous les musiciens sont susceptibles d’en changer plusieurs fois dans la même soirée.
Parfois, ces orchestres plus ou moins improvisés suscitent des danseurs. La ville est souvent animée le soir quand il fait beau. Il fait beau justement ces jours-ci depuis la pleine lune ; un peu frais le soir, mais beau.
Depuis que je suis arrivé, j’ai noté quelques particularités dans la musique d’ici. Les couplets qui divisent une chanson ne sont pas découpés comme chez nous, ils le sont plutôt comme des râgas indiens. Le passage de l’un à l’autre se fait par des changements de mode, de rythme, de mélodie, de couleur, et ils ne sont pas séparés par des refrains.
Les instruments ne tiennent pas dans chacun le même rôle. Tantôt le kanoun conduit, puis c’est le tour du kalanche, puis du tar ; ou du ney, ou même du daf… Une chanson dure toujours plus de trois minutes, contrairement à ce qui est coutume sur nos radios, mais quatre au moins, ou davantage. Plusieurs chanteurs également, tour à tour, se passent le relai.
Dans ces conditions, on comprend qu’il n’y ait pas un musicien ou un chanteur protagoniste dans le groupe. Ce rôle tourne, et en passant de l’un à l’autre, rend la musique plus entraînante, ou, du moins, si elle ne cherche pas à l’être, plus entêtante.
Il existe sans doute une différence entre la musique populaire et la musique savante. Je la crois pourtant factice. Pourquoi ? Parce que la musique n’est jamais complètement fixée. On l’interprète ; on la réinterprète. On croise, on métisse, on déplace et on réinvente, ici tout particulièrement.
On a toujours fait de l’excellente musique savante avec de la musique populaire. Et après ? Qu’en apprenons-nous de l’une et de l’autre ?
Qu’en apprenons-nous de l’une et de l’autre ? Ici, des quantités de musiciens traitent leurs musiques et celles des régions voisines, populaires ou non, comme Pete Seeger ou Woody Guthrie ont traité leur folklore. On en fait sans doute de même en Afrique ou en Chine.
On introduit volontiers des instruments exotiques : contrebasse, violoncelle, et même accordéon, koto japonais, cithare indienne…
Il y a la musique que l’on joue pour s’amuser…, mais s’amuser à quoi ? S’amuser à danser et faire la fête, ou s’amuser à composer et inventer ? Vaste question…
Ces temps-ci, je suis hanté par la musique d’ici. Elle me tourne perpétuellement en tête. Il est des chansons dont je connais presque par cœur les paroles, les paroles que je ne comprends pas.
Elles m’ont imprégné depuis le printemps sans que j’y prête une grande attention, puis, ce fut soudain, elles m’ont envahi.
Je suis fasciné par les phénomènes de retournements brusques ; les catastrophes, telles que les a étudiées René Thom. J’ai lu attentivement les travaux de Thom dans les années nonante. Je l’ai même rencontré.
Bref, la prégnance des musiques de Dirac a donné lieu à un retournement catastrophique en moi, comme les floraisons du printemps, ou comme la défloraison à laquelle on vient d’assister ce mois-ci.
Comme il y a de la poésie par téléphone, il y a aussi de la musique par téléphone ; aussi, je ne cesse d’en écouter.
La musique par téléphone se diffuse en vidéo. C’est absurde, et c’est un gaspillage éhonté de bande-passante, d’autant qu’elle est affichée par défaut en haute définition. Le monde est fou.
C’est absurde, mais intéressant quelquefois. Je préfère écouter sans regarder, mais il est intéressant de suivre la caméra parfois, qui passe d’un instrument à l’autre, d’un chanteur à l’autre. C’est intéressant, mais dans l’ensemble, je trouve qu’on entend mieux sans rien voir. Peut-être doit-on s’y essayer pour entendre mieux par la suite.
Personnellement, je préfère la musique seule, sans paroles ; et encore la poésie sans musique. J’aime de la même manière l’écriture sans image, ou l’image seule. Je n’en fais pas une obsession, et j’ai parfois cédé moi aussi aux joies du mélange des genres. Cependant, comme en cuisine, je n’ai pas grand goût pour les mélanges. Même le vin, je le bois rarement à table. J’apprécie plutôt un ballon de rouge ou de rosée en digestif l’après-midi. Ça tombe bien, on n’en propose jamais à table ici.
« Yasamin Shahhosseini joue un répertoire d’oud des plus classiques », m’interroge Sinta après le repas que nous sommes allés prendre près du lac, « que craindrait-elle de la place prise par la cybernétique, au point qu’on n’en distinguât plus la part de la sienne ? »
« Elle n’en a aucune raison en effet », lui réponds-je pendant que la serveuse dépose sur la table nos ballons de rouge. « Si tu as bien compris la critique que m’a adressée Ismaïl, ce serait avec l’oud lui-même qu’elle cherche à déployer la bonne distance. »
Nous avons été pris de court pour faire des courses à cause de la pluie diluvienne de ce matin, et l’occasion était trop belle de déguster les succulents poulets à l’ail et aux épices qui y sont proposés tous les jours. « D’accord, mais je ne comprends pas bien », insiste Sinta.
« L’erreur serait de ne voir en Yasamin Shahhosseini que la virtuosité. Elle est virtuose, c’est vrai. Des quantités de musiciens sont virtuoses. Rien d’étonnant s’ils ne cessent de jouer. Je crois que c’est ce qui l’a entraînée à céder au rituel de la performance. Tout n’est pas que virtuosité dans la musique. »
J’ai trouvé une belle canadienne au bazar. Ma parka faisait un peu trop ville pour circuler dans les bois. Je suis content de mon achat : elle est parfaitement ajustée à ma taille. Elle n’entrave pas mes mouvements. Deux grandes poches à soufflets me permettent d’y glisser mon carnet en le pliant en deux. L’appareil photo qu’il m’arrive de prendre, y entre aussi : j’ai essayé sur place. Je l’avais sentie mienne dès que je l’ai aperçue sur son cintre dans la boutique. Elle est ocre, avec un grain de peau de bête. Il suffit de l’enfiler et l’on se sent déjà en montagne.
Il a plu ces deux derniers jours. J’ai ressorti les chaussures épaisses. Ce sont des bottes, de lourdes bottes aux semelles crantées qui adhérent bien sur tous les sols. Dans ce pays où l’on se déchausse systématiquement en entrant dans un appartement, les chaussures montantes à lacets ne sont pas commodes. Quand la saison est plus clémente, je porte des mocassins.
Bottes de cuir et chaussettes en pur coton. C’est un pays où l’on serait mal à l’aise à sentir des pieds. Je préviens qui voudrait me rejoindre.
Les adolescents sont des malades de musique, de consommation hypnotique de musique. La consommation de musique se manifeste vite comme une puissante possession, c’est ce qui la rend si nécessaire au spectacle marchand.
Je n’ai jamais vraiment été un fan de musique. J’ai bien eu des chanteurs favoris dont il m’est arrivé d’acheter les disques, mais sans enthousiasme débridé. Je me souviens quand même d’avoir écouté en boucle Gérard Manset, Joan Baez chantant Bachanas Brasileiras, Léonard Cohen, rare chanteur anglophone dont je comprenais sans peine et me régalais des paroles.…J’ai toujours, de loin en loin, écouté du flamenco. Plus tard, je me suis entiché de London Grammar, Nathalie Rize, Rising Appalachia…
Ce sont des airs qui colorent une période de notre vie, celle où on les a entendus, parfois tardivement. C’est ainsi que j’ai aimé la folk américaine, à défaut de folk française. La France est demeurée trop royaliste et trop jacobine à la fois pour savoir quoi faire de ses cultures et notamment de ses langues.
Je n’ai jamais été ce qu’on appelle un fan, même d’Henry Purcell ou d’Érik Satie. Pourtant ici, mon adolescence me rattrape. Il ne s’en faudrait pas de beaucoup que je me promène avec des écouteurs sur les oreilles, inutiles puisque la musique est déjà dans ma tête.
Sans doute, la musique, s’agit-il plutôt d’en jouer. Je ne vois hélas aucun instrument suffisamment facile à prendre en main pour accompagner mes amis et me désenvoûter.
« L’intervention de JP fut parfaite », affirme à mon propos le courriel de Shimoun. S’il le dit, peu soutiendront le contraire ; ou alors plus mollement, car ils ont probablement de bonnes raisons.
« Il était clair qu’il s’agissait d’un séminaire de recherche, pas d’un cours », ajoute-t-il. « Il n’y a donc pas lieu de lui reprocher des improvisations et des tâtonnements. Il fut même cohérent et rigoureux, malgré son savant désordre »
« Je croyais qu’il improvisait en suivant ses notes », écrit Sanpan. « Non, Il les lisait textuellement comme il les avait écrites, nous économisant un long travail de retranscription. Je ne lui connaissais pas ces talents d’acteur. »
Je renvoie à tous dans un insert : « Seulement dans mon propre rôle, je le crains ».
« Il fut limpide », relève Sharif, toujours fidèle au passé simple. « Beaucoup ont jugé qu’il avait ouvert de larges perspectives. Moi-même en percevais mal l’ampleur avant. »
« Ce n’est pas sans peine », confie Sinta, « que je suis parvenue à lui faire entrevoir les horizons que nous dessinions, et le convaincre de nous rejoindre. S’il les voit si bien maintenant, c’est qu’il les avait déjà en tête. »
Il semble que ceux qui ont aimé mon intervention soient en passe de l’emporter sur les plus critiques. Il serait assurément utile que je me relise. Je ne sais plus bien ce que j’ai dit, et la cohérence baroque de mes propos m’échappe quelque peu maintenant. Ils étaient probablement plus intelligents que je ne le suis moi-même.
Ces évaluations me laissent toujours un sentiment de mal à l’aise. Les vraies idées géniales se glissent souvent dans les esprits comme des oracles, et un oracle n’a pas besoins d’être évalué, mais compris. Je crois savoir que quelques critiques de mon intervention, m’avaient justement jugé un peu trop oraculaire.
Dès que la pluie cesse, les oiseaux chantent.
Les pluies ont été diluviales à l’approche de la nouvelle lune. Tous les cours d’eau sont en crue. Je n’aime guère cette période de la Toussaint, à plus forte raison quand elle coïncide avec la nouvelle lune. C’est le moment où la saison tourne.
Les pluies ont fait des dégâts. Des dégâts contrôlés. Elles en font tous les ans, on me l’a confirmé, mais nous savons tous bien que la pluie seule intervient comme une cause mineure des inondations. La cause principale est toujours le mauvais entretien des rives et des lits des cours d’eau. Sur ce point, on est entraîné ici à ne pas se laisser surprendre.
Où j’habite, près du barrage, les petites rues en escaliers étaient devenues des torrents impétueux, et j’eus beau faire, l’eau entra dans mes bottes. Aucune matière n’est assez déperlante pour ne pas se retrouver trempé. L’on ne sait comment s’aventurer dehors : des trombes d’eau comme des vagues.
Les oiseaux se taisent. Ce n’est pas les bruits de l’orage qui recouvrent leurs cris. Ils doivent se serrer dans leurs cachettes.
Ce n’est pas comme d’où je viens. Là, les oiseaux de mer crient comme des fous quand il fait ce temps. Ils aiment ça, les éléments qui se déchaînent. Ils hurlent de plaisir, se laissant emporter par la force du vent et des eaux. Leurs fortes et amples ailes, elles sont faites pour cela, nourrissant la leur de la puissance qui les porte.
Ils hurlent comme des hommes qui monteraient une 750, forceraient un cheval à peine dompté… Ils nous emportent le sommeil. Nous n’en avons plus besoin pour vivre, éveillés dans notre lit, leurs rêves de puissance et d’orage.
Mais dès que la pluie cesse, les oiseaux recommencent à chanter.
« Tu commences souvent les épisodes de ton journal par des phrases banales », commente Sinta qui vient de se lever, en passant devant l’écran ouvert de mon portable.
« Tu es bien indiscrète de lire ce que j’écris avant que je ne l’aie mis en ligne », lui fais-je reproche. « Et je ne trouve pas que ce soit une phrase banale. »
Elle répète : « Dès que la pluie cesse, les oiseaux chantent. »
« Non, » dis-je, « ce n’est pas une phrase banale ; c’est une phrase poignante. C’est une phrase aussi profonde que bien balancée dans un souple rythme impair. Elle réveille des impressions prégnantes et vives, avec l’austère authenticité d’un tanka. »
« Dès que la pluie cesse, les oiseaux chantent. Ne vois-tu vraiment pas dans cette phrase, énoncés simplement, sans détours ni affectation, tous les mystères et toutes les saveurs de l’existence ? Les as-tu seulement entendus ce matin, les oiseaux ? Tu te piques de littérature, et tu ne t’arrêtes même pas à ce que la littérature dit, et qui vaut plus qu’elle. »
« Tu es sérieux ? » me demande-t-elle en riant pendant qu’elle sort de la cuisine où j’aime m’installer pour écrire devant un café le matin. Je lui réponds en riant aussi : « Bien sûr que je suis sérieux ! »
On dit « la nouvelle lune », mais je suis sûr que c’est la même. La même ressortant de l’ombre.
J’écris vite. J’écris de plus en plus vite avec l’âge. Ceux qui me voient écrire sont étonnés. J’écris plus vite et je forme toujours plus mal mes lettres. Je dois m’empresser de saisir mes notes au clavier pendant que je suis encore capable de me relire.
C’est dommage, quand il serait si facile de scanner une page manuscrite et de lui appliquer un programme de reconnaissance de caractères, si l’on avait du moins continué à écrire aussi lisiblement qu’on le fit pendant des siècles ; ou si facile encore d’envoyer seulement la copie par courriel.
J’écris vite sans me relire ou presque, d’un trait. Je rature quelquefois, j’ajoute quelques incises, quelques renvois, mais assez peu. Je n’y passe pas beaucoup de temps.
J’en passe bien davantage à saisir et à corriger au clavier. Je passe surtout du temps à rechercher de la documentation pour m’assurer que je ne dise pas trop de sottises ; pour m’assurer de l’orthographe des noms propres et des mots étranger. Je vérifie aussi les acceptions de quelques termes. Ces recherches m’inspirent quelquefois des modifications substantielles.
Sinon, j’écris avec ce que je sais, sur un coin de table, sans livres ni fiches. Ahmad Ghazali rentrait de la bibliothèque de Damas par le Liban quand sa caravane fut attaquée par des brigands. Il supplia leur chef de ne pas lui dérober ses notes sans lesquelles il aurait perdu des années d’étude et de travail. Le voleur s’était moqué de lui : « Quel savant tu fais qui ne sais plus rien si l’on te vole tes notes. » Cette aventure lui donna à réfléchir ; et à moi aussi quand je l’ai lue.
Lorsque j’ai corrigé mon texte à l’écran, que je l’ai bien relu, et que je l’ai fait relire éventuellement par le programme de reconnaissance vocale dont la voix monotone révèle souvent des coquilles et des ponctuations défectueuses, je l’imprime, le relis et le corrige à nouveau sur papier ; ce qui me prend encore un peu de temps.
Quand je suis satisfait, je l’exporte et l’édite en ligne, ce qui ne me prend jamais plus que quelques minutes, même si je dois vérifier le code, le corriger éventuellement, et mettre à jour des liens.
J’aime que mon code soit bien propre. Sur le moment, on ne voit pas la différence, mais sinon, au fil des ans, l’affichage se corrompt. Pour moi, c’est une part intégrante de l’écriture. Je n’en fais pas pour autant un fétichisme pour le livre en ligne, comme d’autres pour le papier.
Je m’étais bien accoutumé à écrire directement au clavier, et même au clavier virtuel quand j’ai disposé d’une tablette. Mais non, j’aime mieux la plume, plus définitive. Elle a quelque-chose de l’arme blanche.
Mon choix d’écrire et d’éditer en temps réel n’est pas sans risque. Enfin, le risque n’est pas bien réel puisque je peux tout reprendre et modifier à chaque instant. Je ne tiens pas cependant à tirer parti de cette possibilité. J’aime suivre ma route sans savoir où elle me conduit ; devoir poursuivre chaque phrase, chaque paragraphe et chaque chapitre sans rebrousser chemin où qu’ils m’entraînent ; devoir résoudre les problèmes que je me serai inconsidérément posés ; démonter les pièges que je me serai tendus à mon insu. La perception, la sensation, la conception, l’imagination (l’imagination, pas l’imaginaire dont je n’ai que foutre) en sont plus déliées. La plume, plus définitive que le clavier, fait un bon outil pour cela.
Il est tombé un froid brutal depuis que les pluies ont cessé. Tout autour de Dirac, les cimes sont devenues blanches. Le ciel limpide ce matin est traversé d’immenses nuages si immaculés et lumineux qu’on en est ébloui. Aussi grands soient-ils, on les sent perdus si haut entre l’azur et la blancheur des cimes. C’est d’une beauté à renverser l’âme, mais qui serait moindre, je crois, et surtout moins sensuelle, sans le froid qui pique la peau.
Le froid fait de l’air un élément pondérable ; littéralement, qui a une densité, qu’on peut toucher, ou plus exactement qui nous touche lui-même de ses caresses glacées. L’air, ne se réduit plus alors à n’être que cet espace vide tel qu’il nous échappe quand il est tempéré, mais l’air glacé en conserve la vacuité. Plus creux que l’air brûlant du grand été, il contient l’immensité quand on sent à même sa peau le vent glacé descendu des neiges. On est revigoré, et pour le dire tel qu’on l’éprouve, on est saisi.
C’est quand le soleil a pointé, que l’air devient le plus glacé, pas avant, dans la nuit ou dans le petit jour ; mais cela, je crois que tout le monde le sait.
« La limite de la Grande Révolution », avait dit Shimoun ; il parlait bien sûr de la Révolution de quatre-vingt-treize, « est d’avoir conçu un Grand Architecte, mais pas le Grand Musicien. »
Nous avions, lui et moi, engagé la conversation sur la musique. Je me souviens d’avoir dit : « Il n’est pourtant rien de plus hiérarchique qu’un groupe de musiciens. » Il m’avait répondu : « Le secret de la musique, du moins celle que je pratique avec mes amis, est qu’elle harmonise les autorités et qu’elle les recompose dans ce que tu appelles des interarchies. »
Je me souviens que nous parlions de ce qui se passe dans les relations qui s’établissent entre des personnes qui jouent de la musique ensemble. C’était fort intéressant, mais j’en ai presque tout oublié. Tout me reviendrait peut-être si j’y réfléchissais plus longuement plume en main ; ou encore, tout resurgira quand je n’y songerai plus et que je me préoccuperai de tout autres questions. Je me souviens qu’il avait dit aussi : « Camarades, encore un effort pour devenir Pythagoriciens. »
Je regarde Sinta qui traverse la pelouse devant le Palais de justice pour me rejoindre près de l’étang. Nous nous y sommes donnés rendez-vous pour déjeuner, profitant d’un radoucissement de la température. Le parc est à mi-chemin entre chez elle et chez moi.
Quand je vais la voir, je ne passe jamais de ce côté-là. Je passe par la forêt. Je vais tout droit, longeant les vieux quartiers autour de la forteresse jusqu’à la lisière des bois. De là, je descends vers la longue passerelle qui traverse la Garous et rejoint les restaurants de planche. Ce n’est pas un raccourci, mais le chemin est bien plus agréable.
Qu’est-ce qui peut donner à Sinta un pas si vif et si altier quand elle marche vers moi tout de noir vêtue ? Sa tête est enchatonnée dans un ample voile noir tenu sur ses cheveux par une sorte de couronne d’argent avec, sur le front, ce que je commence à identifier d’ici comme un gros diamant rouge surmonté d’un court plumet : Une apparition.
« Il est beau ton blouson fourré », dit-elle tout en s’approchant de moi. « Je ne te l’avais jamais vu. »
« Je ne l’avais pas encore mis depuis que je suis arrivé. Le froid est tombé si vite que j’étais passé sans transition à des vêtements plus épais. »
Je n’aime pas cette période de début novembre. Je ne m’étonne pas qu’on y ait trouvé prétexte à des fêtes lugubres. Le jour y tombe trop vite, et surtout, l’allongement des nuits suit une progression croissante. Trop brusquement aussi tombent les températures. Le corps et le moral sont secoués, ne sachant à quoi rattacher leurs habitudes. On est comme emporté par des ondes maléfiques.
Le vol des choucas dans le ciel de Dirac était devenu moins harmonieux ces jours-ci ; presque fébrile. J’avais de la peine pour ces oiseaux en entendant leurs cris. « J’en ai vu un qui s’était posé sur une rampe, en traversant la vieille ville ce matin, et nos regards se sont croisés », dis-je à Sinti.
« Tu sais que les choucas sont de ces rares oiseaux, les seuls peut-être, dont nous voyons le blanc de l’œil autour de l’iris, aussi savons-nous quand ils nous regardent, et eux savent aussi si nous posons les yeux sur eux. C’est ce qui les distingue des corbeaux et des corneilles, leurs cousins. »
« Mon regard et celui du choucas, donc, se croisèrent. J’aurais tant aimé savoir ce que lui et les siens ressentaient pour pousser des cris si terribles que j’en étais meurtri. Peut-être l’ai-je pensé si fort que son regard me répondit : “Ne ressens-tu donc rien ?” Si, je ressentais, mais je ne pouvais dire quoi. Son regard alors me dit encore : “Comment moi, simple oiseau, le saurais-je, quand toi, à qui le Créateur a offert son dépôt, tu l’ignores ?” »
« Ah, c’est joliment tourné », reprend Sinta en riant. « On dirait un conte traditionnel tel qu’on en fait chez nous. Pourquoi n’écris-tu pas des choses comme ça ? »
« Je vais l’écrire en rentrant, comme ça tu ne pourras plus le dire. »
Je ne me suis guère occupé de tenir mon journal cette semaine. Ce n’était pas faute temps, puisque cette indisponibilité à moi-même m’a plutôt perturbé pour accomplir quoi que ce soit d’autre. C’était plutôt à cause de l’incidence maléfique de ce second décan du scorpion.
Je ne voudrais pas que l’on se méprenne sur ce que je viens de dire. Je ne crois évidemment pas à une influence maléfique, ou quoi que ce soit de cet ordre, de la constellation du scorpion elle-même. On pourrait même dire que, stricto sensu, la constellation du scorpion, n’existe pas. Elle n’a du moins aucune consistance physique ni matérielle ; pas plus que les autres constellations. Elles ne sont que des figures que des hommes, il y a très longtemps, ont dessinées en traçant des lignes entre de proches étoiles fixes que l’on aperçoit tous les soirs, occupant la même place à la même heure, à hauteur de la Voie Lactée, mais se décalant lentement chaque jour d’à-peu-près une minute d’angle vers l’est.
La Voie Lactée non plus, en un sens, n’existe pas, du moins sous la forme de cette poudreuse traînée d’étoiles en plein ciel, si ce n’est pour celui qui la regarde. Nous voyons ainsi cette galaxie parmi tant d’autres, dans laquelle nous nous trouvons ; et, quand nous observons de tous les côtés pendant que la terre tourne, nous voyons très nettement que cette galaxie est plate.
Les constellations donc n’existent pas, si ce n’est comme des figures qui servent de points de repère, de simples signes sur la roue du zodiaque, et nous les appelons justement « les signes du zodiaque ». Ce sont des points de repère spatio-temporels, tout simplement.
Il serait donc à mon avis bien vain d’imaginer une occulte influences des astres eux-mêmes, qui n’entretiennent entre eux aucune autre relation particulière que les traits qui les relient pour tracer des figures fantaisistes. Ces figures, ces signes, n’ont pas d’autres fonctions que découper l’espace-temps.
Il serait tout aussi vain d’en dénier toute influence aux saisons et aux lunaisons, dont ces figures sont les points de repère ; à la hauteur du soleil, au climat, à la taille et la longueur des ombres, à la durée des jours et des nuits, aux phases de la lune… ; incidences qui n’ont évidemment rien d’occulte. Le mystère est toujours moins merveilleux que l’évidence simple.
Il est un point fixe dans l’univers, un point immobile et dont on serait tenté de dire qu’il en est le centre : l’étoile polaire. Naturellement, l’étoile polaire est seulement le centre tel qu’on le voit de la terre. Il est le centre de notre univers terrien.
Vu d’une autre planète, même très proche, mais dont l’axe de rotation n’aurait pas la même inclinaison, l’univers aurait un autre centre : le centre de l’univers martien, par exemple. Voilà une remarque intéressante ontologiquement.
L’étoile polaire est au bout de la queue de la petite ourse. La constellation de la petite ourse ne ressemble pas vraiment à un ours. Elle ressemble davantage à une casserole dont l’étoile polaire serait au bout du manche. La petite ourse a une très longue queue, c’est ce qui m’a toujours surpris : une longue queue à un ours…
Depuis tout petit, je sais retrouver dans le ciel l’étoile polaire. Ça n’a rien d’un exploit. Hélas, elle est devenue invisible dans un ciel urbain. Voilà encore qui nous éloigne du réel.
On ne se lasserait pas de voir tomber la pluie. C’est un spectacle toujours renouvelé. Je la regardais de l’autre côté des vitres dans le salon de Sintin. La pluie renouvelle perpétuellement la lumière, dehors et à l’intérieur. Je ne sais qui a bâti cette maison ; il était un génie de l’éclairage. Je suis pourtant convaincu qu’il n’avait pas dû y penser. On ne produit de telles réussites qu’en n’y pensant pas, subliminalement.
Il n’est pas rare que de vielles maison aient un éclairage sublime, bien plus beau que celui qui aurait été recherché avec soin. Il doit y avoir une raison à cela. Les constructeurs devaient être attentifs à d’autres effets qui entraînaient automatiquement celui-ci. L’éclairage naturel de chez Sintin, qu’il soit la pleine lumière où volent des poussières en suspension, celle délicate des jours humides, qui donne à l’air un aspect vaporeux mais flamboyant quand un rai de lumière traverse les nuages, est sublime ; qu’il soit celui des jours finissants qui estompent les teintes, celui qui dore les rideaux au matin, celui qui se réfléchit sur les murs…
On ne se lasse pas de voir tomber la pluie, mais jusqu’à un certain point toutefois. J’ai donc fini par regarder un vieux western de 1957 en attendant Sinti. Quand j’étais enfant, j’allais souvent en voir dans le cinéma de mon quartier, et j’aime, de loin en loin, y retrouver avec recul leur responsabilité dans ce qui n’a pas toujours tourné tout à fait rond dans ma tête, comme identifier toute altérité à une menace ou au moins à un défi.
Le héros bivouaquait devant un feu de bois avec un joueur de carte professionnel rencontré par hasard. Ils venaient de décider de poursuivre ensemble leur trajet pour en tromper l’ennui. Je notai alors que sa chemise était exactement semblable à la mienne. Ses carreaux verts, jaunes et noirs, s’harmonisaient parfaitement aux troncs et aux feuillages à l’arrière-plan. Il portait par-dessus un fin gilet de peau qui ressemblait aussi au mien, d’une même couleur taupe, mais sans les fermetures-éclair et les boutons-pression, et, comme moi, des pantalons de toile noire et des bottes de cuir.
Au moment-même où je faisais ces observations, il conseillait à son compagnon de route des chemises de flanelle, plus adaptées à passer des nuits dehors, que sa chemise blanche d’habitué des saloons. La remarque me surprit à la fois par sa relative incongruité dans un western, son genre Michel Audiard si l’on veut, et sa pertinence. Le cinéma maîtrise parfaitement le visible, l’audible et leur mouvement, mais il est démuni pour témoigner des sensations tactiles. Cette évocation en apparence triviale de la flanelle et de sa chaleur venait étonnamment élargir ses limites.
Il va devenir difficile de flirter dans les bois. Pendant l’été, l’on voyait souvent des couples se diriger vers la forêt, ou se séparer quand ils en sortaient. Ils n’étaient pas particulièrement discrets, mais il semble qu’ici personne ne tienne beaucoup à savoir ce dont il n’est pas formellement informé.
La neige est tombée très bas. Elle ne recouvre plus seulement les cimes, elle s’est étendue sur la plus grande part des pentes boisées.
Je suis passé ce matin faire un tour à la librairie de langues étrangères. J’y ai déjà fait tant de si belles rencontres, que j’ai pensé qu’il vaudrait la peine que je m’y arrête plus souvent. Ce genre de choses ne marche pas à tous les coups. Ce fut malgré tout l’occasion pour moi de découvrir que le grand barbu roux qui m’a plusieurs fois cordialement salué, en est le propriétaire, toujours aussi chaleureux que lorsqu’il me rencontre dans la rue.
En ressortant, je suis tombé sur le lieutenant Farzal. Nous avons échangé quelques mots, et il s’est très vite mis à me parler des affaires du monde. Elles me paraissent toujours moins être les miennes, mais mon contact semble tout précisément les lui rappeler, sans doute parce que je viens de loin. Le soleil était déjà haut et nous avons convenu de poursuivre à une terrasse, profitant de ses rayons dont la saison le rend avare.
Il me parla du récent exercice de destruction d’un vieux satellite soviétique par un missile russe. Il m’en a fait une analyse serrée à la fois technologique et stratégique, la replaçant dans le contexte des provocations presque quotidiennes des États-Unis, et de la propagande de guerre occidentale. Je l’ai écouté avec le plus grand intérêt, le sachant plus savant que moi sur le sujet. J’avais appris que les Chinois s’étaient déjà livrés à un même exercice au début du siècle, ou peut-être un peu avant, mais je suis complètement ignorant des capacités exactes d’autres puissances en la matière. Puis, sans transition, il m’a parlé de ses chasses en montagne. « Même quand tu as fini de surveiller les risques d’incendies, tu trouves encore des prétextes à courir les monts et les forêts ? » lui ai-je répondu amusé.
Il releva la touche ironique : « Tu as tort de ne pas prendre plus au sérieux nos relevés sur les dangers de feu. On a connu des dernières années des incendies où l’on n’en avait encore jamais vus. Nos observations sont très utiles ; elles sont centralisées au niveau continental. » Puis il ajouta plus en confidence : « Mais tu as raison, je suis très attaché à ces montagnes. Elles sont mon vivier. »
– Et Sariana, tu la laisses seule ? N’a-t-elle jamais envie d’aller chasser avec toi ?
– Sariana ? Non, elle ne supporte pas l’idée de tuer.
– Et elle guide des missiles ?
Il rit : « j’aime les pointes que tu lances sans arrière-pensées, peut-être à ton insu. Tu n’es pas de ceux qui retournent leur langue avant de parler. Cela ne te joue-t-il jamais de tour ? » Puis il me lance tout de go : « Et toi ? Cela te plairait-il de venir chasser le mouflon avec moi un jour ou deux dans la montagne ? J’aimerais te montrer des choses merveilleuses. »
L’offre de Farzal m’a pris hier au dépourvu. Bien sûr elle m’a tenté. Pourrait-on espérer meilleur guide ? Cependant, j’ai vieilli, et je crains de l’encombrer et de le ralentir seulement. Même à vingt ans, d’ailleurs, la perspective de bivouaquer dans la neige m’aurait donné à réfléchir.
Farzal ne paraît pas même la quarantaine. Il n’est pas très grand, mais son corps est élancé et souple. Ses vêtements bien ajustés dissimulent mal sa carrure et sa musculation. Maintenant que la saison est avancée, il porte la toque de fourrure traditionnelle. Ses cheveux sont très noirs, et son épaisse moustache tombe autour de sa bouche.
Je m’avise que mes craintes sont idiotes. Farzal n’ignorait pas mon âge en m’invitant, et il n’avait probablement pas l’idée d’en faire une occasion de nous mesurer. Voilà que je cède encore aux perverses influences des westerns de mon enfance.
Bien sûr, il est plus jeune, mieux entraîné et plus vigoureux que moi, mais nous n’avons rien à nous prouver. Il m’a bien vu le mois dernier camper dans la montagne avec Sint, et fendre des bûches au réveil, et il se doute que je suis bien assez solide pour le suivre. J’ai donc accepté.
« Quelle drôle d’idée d’avoir pris une parka rouge pour chasser les mouflons », dis-je à Farzal. « Ils te verront venir de loin. »
« Les mouflons ne voient pas le rouge », me répond-il, « comme bien d’autres animaux. »
Nous nous sommes retrouvés à l’orée de la forêt, entre la forteresse et chez moi. Il m’attendait avec deux chevaux et une mule. La lune encore pleine était déjà passée derrière les montagnes. La nuit était étoilée. Ce n’était pas encore l’heure du grand froid qui nous tombera dessus quand nous aurons eu le temps de nous réchauffer.
Nous sommes restés silencieux pour ne pas nous essouffler alors que nous montions. Les lumières de la ville rétrécissaient au fur et à mesure que le ciel pâlissait. Quand le chemin s’est aplani, Farzal m’a confié la carabine qu’il avait prise pour moi.
– C’est une arme de guerre, dis-je.
– À quoi t’attendais-tu ? À partir d’une certaine taille de gibier, la distinction avec une arme de chasse devient formelle. Rassure-toi, tout ceci est parfaitement légal tant que tu restes avec moi. Tu sais t’en servir ?
– On appuie sur la gâchette, j’imagine.
– On ne peut rien te cacher, mais ne place ton doigt qu’au dernier moment, et pense à ôter la sécurité si tu dois tirer vite.
Je vérifie qu’elle est bien où m’avait montré Sinta.
© Jean-Pierre Depétris, juin 2021
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