Sint

Jean-Pierre Depetris, juin 2021.

De la langue au palais - Écriture et langage - Septembre - La culture à Dirac - Suite

Table des matières





De la langue au palais

Le 22 août, Sinta

J’écris « Sint », mais nous prononçons « Sinta », enfin la plupart du temps. La langue locale est un lointain dérivé de l’ancien dari. Nous déclinons donc le nom de Sint, comme les autres noms propres ; moi aussi, j’en ai pris l’habitude. Je décline en entendant les autres qui, parfois, déclinent les noms propres même en français. Je vais peut-être continuer dans mon journal. « Sint » est un peu sec en français. Rares sont d’ailleurs les mots où deux consonnes se suivent ici, et ils sont souvent étrangers. Consonne veut dire « sonner avec », et elles doivent bien consonner avec quelque chose.

Quand il n’y a désespérément pas de voyelles entre deux consonnes, on les prononce quand même séparément, en deux syllabes, comme si, en français, elles étaient déparées par un ‘e’, comme dans « bouleversant ». Sinta me l’a expliqué en me lisant et me traduisant des poèmes ; ça n’a justement d’importance que pour la versification.

Néo-laïcité

Il y a une malhonnêteté foncière dans le discours néo-laïque contemporain. Il consiste à légitimer les clercs tout en prétendant leur rogner les ailes, et en le faisant, en effet. Cependant, il met dans le même sac les abbés et les fidèles, comme si ces derniers ne pouvaient en définitive être fidèles qu’aux clercs. Or, c’est bien loin d’être le cas dans l’histoire réelle.

Les plus radicales critiques qui aient visé l’Église romaine ont été formulées par des gens qui, certes, se réclamaient de la laïcité en ce qu’ils opposaient laïcs à clercs, mais qui ne rejetaient ni leur foi, ni les Écritures, ni rien de tel. Ils s’en faisaient au contraire les plus fidèles et les plus radicaux interprètes.

La néo-laïcité les a mis dans le même sac que les clercs, pour ne reconnaître finalement de légitimité qu’à ces derniers. « Surveillez vos ouailles », leur était-il seulement demandé. Et ça a marché en Europe, où ni esprit critique ni spiritualité ne survivent encore dans les églises, même les plus marginales. L’on y tremble devant toute idée de radicalisation, sans paraître capable de comprendre que toute critique radicale, parce qu’elle est justement radicale, parce qu’elle s’attaque aux racines, tend vers l’universel. C’est bien ce qui s’est passé factuellement en Europe, non ? achève Sinta.

« Oui, oui dis-je, et j’ai toujours gardé une affection pour John Milton, pour les Diggers et les Levellers, pour Jean Calvin, pour les Camisards, et même pour les pirates des Caraïbes. »

Le 26 août, conflits d’intérêts

« L’expression “conflit d’intérêts” est amusante, me dit Sanpan en brandissant sa petite mais solide hache avec laquelle il coupe les branches arrachées qui ont fait barrage sur le cours d’eau. Il habite un peu au-dessus de chez Sinti, et nous avons entrepris de dégager ensemble les rives encombrées, avant que de prochaines pluies ne provoquent des débordements.

« Conflit d’intérêts ? S’agit-il bien d’intérêts ? » Poursuit-il sans faiblir à la tâche. « L’intérêt d’un homme libre, rationnel et informé, tel que le conçoit la philosophie libérale, qui seul pourrait entrer en conflit avec sa déontologie ? Non. »

Heureusement qu’il est son voisin, car Sinta n’est pas très outillée pour un tel travail, et moi, moins encore. « Je ne suis pas certain », continue-t-il, « que notre homme soit si libre, ni que le conflit concerne ses intérêts d’homme libre et rationnel, ni qu’il soit en situation de les calculer à l’aune de sa déontologie. Notre homme, je le vois seulement subordonné, subordonné toujours à quelque autorité de tutelle. Le monde est fait ainsi : chacun ses tutelles, et il coûte toujours de ne pas se plier aux attentes de ses supérieurs. »

Le dernier coup de hache a suffisamment libéré la grosse branche pour que je la tire sur la rive, lui laissant le temps de souffler. « Et où aboutirions-nous si nous entreprenions de mettre bout à bout tous ces fragments de chaînes, ce réseau sans fin des tutelles ? » Il essuie son front avant de reprendre. « À un suprême pouvoir dont on ne saurait plus de qui ni de quoi ? À des complots qu’ourdiraient ceux qui en sont au bout, au sommet ? Mais il n’y a ni bout ni sommet dans un réseau. »

« Non », reprend-il en levant sa hache, « je vois plutôt une mécanique simple, aussi simple que celle de l’aspirateur robot de Sintan à propos duquel j’ai lu tes réflexions : à peine plus ingénieuse que le fil à couper le beurre. » Assénant un grand coup qui tranche la branche qu’il a saisie, il conclut : « Conflit d’intérêts ? Tu parles ! Subordination ! Subordination des compétences ! »

Le 27 août, parole et écriture

« On néglige un aspect essentiel des langues », dis-je. « L’énonciation orale et l’énonciation écrite ont des modalités qui leur sont propres, et une relative autonomie. Dans certaines langues, elles se mêlent si intimement qu’on n’en voit plus les distinctions, comme dans l’arabe. Dans d’autres, on aurait l’impression de deux langues distinctes, dont la conjonction pourrait être attribuée au hasard, comme le chinois. »

« Je crois qu’il est très facile de parler japonais, par exemple » intervient Sinta. « C’est une autre histoire que d’apprendre à l’écrire et à le lire. Moi, j’y ai renoncé. » Sinta a invité la fine fleur du séminaire, non pas pour discuter de questions techniques ou théoriques en déjeunant devant le balcon dans le jardin, mais pour goûter mes tomates à la Provençale avec de l’ail et du persil.

« Je ne pense pas que cette remarque précise plus que nécessaire la question soulevée par Jean-Pierre », la reprend Shimoun. « Et je crois qu’il serait pertinent de l’étendre encore davantage, jusqu’aux langues de gestes. Celles-ci ne sont pas aussi anecdotiques qu’on l’imagine d’abord. De nombreux peuples ont conçu des langues de signe élaborées, notamment les Amérindiens et des Lapons. »

Shimoun a interrompu Sintan avec un ton très courtois, comme à son habitude, et la plus grande gentillesse, qui lui est naturelle ; il ne l’a pas moins interrompue. J’aurais été vexé à sa place. Cependant, je le comprends. Les conversations souvent s’égarent ainsi, quand on ne bat pas le fer pendant qu’il est chaud, qu’on laisse virevolter l’idée qui passe. « Tu as raison », intervient Sharif. « Il serait probablement fructueux d’étudier plus profondément ces langages, au moins, pour trianguler la question. »

La cuisine, travail de femme

« Tu ne devrais pas faire la cuisine chez Sinti », me dit Sharif après déjeuner, quand nous nous sommes éloignés pour faire quelques pas le long de la petite rivière. « Et pourquoi diable ? – Parce que la cuisine est le domaine des femmes. Elles y sont chez elles. Elles rangent leurs ustensiles à leur façon. Elles te laisseront peut-être faire, elles se régaleront peut-être des plats exotiques que tu leur auras préparés, mais tu finiras par les agacer. Tu finiras par mettre le désordre dans leurs affaires, casser le plat auquel elles tenaient, laisser du gras sur la cuisinière. »

« Tu parles d’expérience ? – Non, je n’en ai jamais pris le risque, mais je le sais. Nous le savons tous. » Nous nous sommes arrêtés à regarder le faible courant dans le lit que nous avons nettoyé hier, Sanpan et moi. « Au début, en t’écoutant », dis-je en m’asseyant sur un rocher, « j’ai pensé que tu traînais de sacrés préjugés pour un homme de ton âge, mais à la réflexion je commence à me dire que tu as peut-être raison. » Sharif s’assoit sur le tronc d’un pin penché : « J’ai raison. Chacun ici te le dira. »

« D’un autre côté », reprends-je, « l’idée me déplaît que les femmes pussent nous interdire les arts culinaires. Seulement consommer ce que l’on serait incapable de produire nous prive, j’en suis convaincu, de la meilleure part de sa jouissance. » Sharif regarde l’eau rêveusement et les montagnes qui s’y reflètent déformées dans le léger courant, comme s’il prenait la pleine meure de ce que je viens de dire. Devant son silence, j’ajoute : « La question se pose peu là d’où je viens, où cuisiner se réduit à glisser un surgelé dans un four micro-ondes. Préparer ce que l’on va manger n’en est pas moins une part capitale du plaisir gustatif. Et ce plaisir ici ne coûte presque rien. D’où je viens, les fruits et les légumes étant déjà utilisés dans la cuisine industrielle ; ceux que l’on trouve à l’état brut sont rares et chers, ou de piètre qualité, ou les deux. »

Je me suis mis moi aussi à regarder le courant qui semble fasciner Sharif. J’en viens moi-même à rêver, à songer comment cette eau, par capillarité, parvient jusqu’aux racines du jardin, à celles des arbres fruitiers, probablement ; et bien sûr, des plans de cassis, de framboisiers, de groseilliers qui la bordent.

Sharif qui a suivi mon regard me saisit, inquiet, par le bras : « Tu ne songes pas à faire des confitures au moins ? »






Écriture et langage

Le 28 août, l’apparition de l’écriture

« Je connais tes ouvrages, » me dit Sharif. « Je t’ai lu attentivement. » Ses paroles me réjouissent. Je l’ai lu attentivement moi aussi, en anglais évidemment, littérature universitaire oblige. Je lis toujours attentivement les gens que je rencontre et avec lesquels je collabore, ou échange seulement des idées. À quoi bon feindre de repartir à zéro ? On ne repart jamais à zéro, alors autant ne pas perdre en vain un temps précieux ensemble.

« Ta conception qu’il y a deux moments distincts dans l’apparition de l’écriture est décisive. Le premier, antérieur à celui où on la situe habituellement, est le moment de l’inscription dans la seule mémoire. On ressasse des paroles jusqu’à ce qu’on parvienne à les réciter à l’identique, autant que faire se peut ; et naturellement, on les modifie, on les condense, on les améliore pendant ces ressassements, et c’est cela proprement l’écriture, qui se distingue alors de la parole improvisée. Puis on a le second moment, très postérieur, qui est celui de l’apparition de l’auteur. On a l’auteur d’un texte, plus seulement un scribe, un retranscripteur de la parole d’un autre. Tu situes cette apparition et tu la dates du Râmâyana et de son auteur Vâlmîki. »

« Excellent résumé. Je n’aurais pas su faire meilleure synthèse, » l’applaudis-je. Il me félicite aussi : « Tu as évité l’ornière d’en faire la naissance de la poésie seule, mais tu y as vu le plein emploi, enfin, de l’écrit. »

Les travaux de Sharif concernent surtout l’apparition de l’écriture aux marges de la langue seule : écriture mathématique, écriture musicale… Sharif, qui connaît le chinois, a publié une excellente monographie sur la notation de la musique chinoise depuis l’antiquité, et une autre sur l’extrême complexité logarithmique de sa gamme chromatique. Je les ai lues avec une passion désespérée, la seconde surtout, qui atteint les limites de mon entendement.

L’apparition de l’écriture n’est pas terminée

On est peu dérangé par la circulation automobile à Dirac. On en est protégé par les nombreux espaces verts, petits et grands, les fréquents escaliers, les canaux, ruisseaux, cours d’eau, qui ménagent ensemble des lieux plus tranquilles dans lesquels on trouve toujours où s’installer confortablement. Malgré tout, la circulation automobile est faible. Les forts dénivelés de la ville et ses escaliers, ne rendent pourtant pas commode l’usage de vélos ou de trottinettes, même électriques. Comment font les Dirakïn ?

Sharif m’apprend qu’on y pratique assidûment le covoiturage. On peut faire aussi bien de l’auto-stop ; les gens s’arrêtent volontiers. Il y a un site municipal pour le covoiturage. « C’est aussi simple qu’appeler un taxi », m’explique-t-il, « ça fonctionne par SMTP, simple mail tranfer protocol. Les adresses de courriel et les numéros de téléphone sont automatiquement convertis en caractères ASCII, ce qui est bien suffisant. »

« Attention », précise-t-il, « je ne dis pas une entreprise : seulement un site que quelqu’un a programmé. De municipal, il n’y a que le lieu qu’il dessert. C’est un site extrêmement simple, une banale base de données avec des entrées par destinations, par lieux de départ, et par horaires. Il n’y a aucun dispositif de traçage, ni de récupérations de données, ni moins encore de paiement. Toi ou moi, aurions su le faire. Encore un fil à couper le beurre, comme tu dirais. »

Cette anecdote nous ramène directement au cœur de notre propos, et à la question que nous nous étions déjà posée chacun de notre côté : à savoir si l’invention de la programmation ne serait pas un troisième moment de l’apparition de l’écriture.

Écriture des nombres et de la musique

Il fallut bien trente siècles entre l’apparition des premiers alphabets, et le moment où l’on commença d’apprendre s’en servir. On en fit d’abord des stèles mémorielles, des formules magiques, des inscriptions pour protéger des mauvais sorts, des contrats et même des codes entiers de lois, et toute autre sorte de sornettes.

Il fallut bien encore vingt siècles pour qu’on s’avise qu’il était nécessaire qu’un nombre significatif d’hommes apprenne à écrire, si l’on attendait plus. Nous espérons qu’il n’en faudra pas autant, ni davantage, pour apprendre à coder. L’écriture commença à être utilisée avec intelligence pour calculer des nombres, et pour la composition musicale. Le plein emploi de l’écrit vient assurément de telles pratiques. Sharif a aussi écrit une monographie montrant comment les instruments de musique sont structurés acoustiquement comme des langages. Les tablatures des luths, les cordes d’un Koto…, sont autant de tables de logarithmes simplifiées. Le plein emploi de l’écrit, et les progrès des mathématiques, doivent assurément beaucoup à la pratique des instruments de musique.

Sharif travaille régulièrement avec Whu, et ils ont passé de longues heures ensemble quand elle est venue à Dirac. Elle m’avait pourtant accordé déjà beaucoup de temps. « Elle a passé beaucoup de temps avec chacun », m’a-t-il répondu.

« C’est quand même un peu le but quand on se déplace, non ? » a-t-il ajouté, « mais si tu tiens à le savoir, tu l’as fortement impressionnée, surtout par la vétusté de ta demeure, et par ton esprit divaguant »

« Elle a dit ça ? Non, vous avez dû parler chinois ensemble, et tu traduis mal. Whu devait vouloir dire “le pittoresque de ma demeure, et mon esprit vagabond” », disconvins-je. « Oui, c’est une traduction recevable, si elle te plaît davantage », admet Sharif avec son rire coutumier, long et aussi profond que peu sonore ; un rire qui prend sa source dans les yeux.

Un quartier perché

Nous n’étions pas très loin du centre. C’est dans un quartier où la pente des rues commence à forcir considérablement, et où elle rend folle l’architecture. Je le connais bien puisqu’il est sur la route la plus directe entre chez moi et chez Sinti. Il se trouve que ce quartier est aussi à mi-chemin entre chez moi et chez Sharif. C’est pourquoi je lui ai donné rendez-vous à un endroit où j’ai souvent souhaité m’arrêter sans jamais en avoir eu le temps, ni peut-être osé m’y installer seul par crainte de faire tache.

Je ne tenterai même pas de le décrire tant sa structure est compliquée. Des escaliers qui vont de gauche et de droite sans aucune symétrie, des passerelles de ciment et de briques, avec des structures et des rampes métalliques, des murets de pierres entre lesquels poussent des arbustes, ou encore des plantes grasses d’altitude dans les coins secs et ensoleillés, de petites portes aux montants décorés de mosaïque, des bassins étagés…, et une vue plongeante sur le cœur de la ville et les hautes montagnes en face, le massif de l’Actar et sa paroi vertigineuse.

Cette structure aussi complexe qu’improvisée est comme surmontée par un petit bar, tout petit à l’intérieur, avec des tables basses, des tapis et des poufs, qui s’ouvre sur une terrasse, pas bien grande elle non plus, comme un balcon dans le vide, fermée par des rambardes de métal noircies et polies par les ans, juste au-dessus de la fontaine et de son petit bassin rond.

Le 31 août, le langage des machines

Je suis loin d’avoir tout lu d’Ada Lovelace. Je ne sais même pas exactement ce qu’elle a écrit. Je n’ai pas beaucoup recherché, mais j’ai toujours trouvé chez elle une intelligence étonnante, bien supérieure à celle de son compère Babbage. Pendant longtemps, je n’avais pourtant entendu parler que de lui. Elle est la véritable inventrice de la programmation, et paraît en avoir immédiatement perçu toutes les perspectives. En cela elle allait même plus loin que George Boole, que je tiens en haute estime.

« En somme, tu penses que Lovelace et Boole ont, ces derniers siècles, ouvert les plus larges perspectives à l’esprit humain ? » Interroge Sinta. « J’ajouterais un troisième nom : Robert Lapointe. », dis-je.

« Je ne connais pas », s’étonne Sinta. » Robert Lapointe était un ingénieur, excellent mathématicien, qui s’est fait également connaître en écrivant de délicieuses chansons comiques sous le nom de Boby Lapointe. « Et qu’a-t-il fait qui lui donne à tes yeux une telle importance ? » me demande-telle.

Il a inventé le Bibi, la notation bibi-binaire, qui permet commodément d’écrire, de prononcer et de compter, par écrit et de tête, avec le système hexadécimal. Quand ce Bibi sera adopté, ou peut-être réinventé, si l’on tient compte qu’il n’a toujours pas rencontré le succès qu’il mérite, l’humanité pourra enfin accomplir les pas qu’elle avait entamés.

« Mais un système bi-bi-binaire qui n’est pas employé, ça ne sert à rien », observe Sinta en portant sur le balcon où nous avons dîné, la tarte aux myrtilles que j’ai ramenée de l’épicerie. « Oui, dis-je, comme le zéro par exemple. »






Septembre

Le 2 septembre, étoiles

Quelques feuilles mortes commencent à joncher le sol. De minuscules et magnifiques fleurs blanches aussi, sur le chemin des baraques du lac. Elles ont la forme parfaite d’étoiles à cinq branches sur la terre brune des talus, et le vert sombre de la pelouse.

Elles tombent de buissons épineux et touffus qui dégagent un capiteux parfum. Cette plante doit être bien connue pour sa senteur exceptionnelle. Ces effluves éveillent en moi des souvenirs. Où ai-je déjà senti cet arôme ? Il a attiré mon attention ; sans lui, je n’aurais pas vu les minuscules étoiles tombées dans le pré et sur les talus du chemin.

Le 4 septembre, pluie

La pluie fut brève mais violente. Elle m’a surpris dans la forêt. Il y eut d’abord une chaleur humide et étouffante, puis quelques grosses gouttes parcimonieuses qui libérèrent brutalement les senteurs de la terre et du bois, longtemps emprisonnées par la sécheresse ; et enfin une pluie drue et bruyante, ponctuée de roulements de tonnerres. La température chuta.

J’avais pris le chemin du retour aux premières gouttes, mais j’ai vite compris que l’étais trop loin pour rentrer avant d’être trempé. Je me suis mis à l’abri d’un gros rocher. On en trouve beaucoup dans la forêt, couverts de mousse et profondément fichés dans le sol, à ce niveau de la vallée. La pente boisée est surmontée d’une paroi rocheuse d’où ils chutent au fil des siècles.

De mon abri, j’ai eu tout le loisir de contempler la forêt trempée pendant presque une heure. Ce ne sont que les premières minutes qui sont longues. Après, l’on ne voudrait plus partir tant l’on trouve toujours de nouveaux détails à contempler. La forêt est ici très dense. Il y fait sombre même les jours ensoleillés. Là, je me serais cru à la nuit tombante au beau milieu de l’après-midi.

La pluie ne dura pas davantage, et j’eus le temps de rentrer chez Sinti avant qu’elle ne reprenne. Elle recommença de la même façon : quelques grosses gouttes éparses s’étalant sur les pierres qui avaient déjà commencé à sécher. L’orage se déchaîna, puis cessa aussi vite. Le soir, le cours devant la maison était devenu une véritable rivière.

Le ba ka, la façon dont les nombres sonnent

« Le système hexadécimal n’est vraiment pas commode à utiliser sans le bibi de Lapointe » dis-je en allongeant les jambes à côté de la table basse du jardin sous l’ombre des saules, presque jusqu’à toucher l’eau. « Autant dire qu’il n’est tout simplement pas utilisable sans un programme qui manipule les nombres à notre place. C’est quand même paradoxal : devoir employer un programme pour manipuler les chiffres avec lesquels nous le programmons ! »

« Tu t’en sers quelquefois », me demande Shimoun en posant sa tasse pour prendre un morceau de tarte, « je veux dire du bibi ? » Lui en avait déjà entendu parler, mais il n’y avait vu qu’une excentricité de matheux.

« Oui, bien sûr, c’est si pratique. Pas si souvent pourtant, au point que j’ai tendance à l’oublier et à devoir me rafraîchir la mémoire chaque fois. Sinta a raison, une base de calcul qui n’est pas utilisée ne sert à rien. Si tu affiches les nombres hexadécimaux employés par un programme, tu verras les dix chiffres arabes auxquels sont ajoutées les six premières lettres de l’alphabet latin. Que peut-on faire avec ça ? »

« C’est vraiment dommage », poursuis-je en contemplant les nuages immaculés qui passent au-dessus des branches dans le ciel bleu, « car calculer en bibi est plus simple qu’en décimales quand on en a pris l’habitude, surtout pour de gros chiffres. Et l’on en prend vite l’habitude, tant les phonèmes sont faciles à retenir. Et puis les chiffres ne sont pas aussi gros qu’en décimal. Prends par exemple la date d’aujourd’hui : le quatre - neuf - deux-mille-onze. En bibi ça donne : le ba – ka - bideba. »

« Tu nous as dit », reprend Sharif », qui paraissait somnoler, appuyé contre un saule, « que le bibi n’utilisait que quatre consonnes et quatre voyelles choisies parmi les plus employées dans toutes les langues du monde. Que fais-tu du ‘e’ en arabe ? »

« Et le soukoum, il sert à quoi ? »

« À interdire de coupler deux consonnes », admet-il en souriant. « Oui, ce n’est pas vraiment une voyelle, et il n’a aucune fonction grammaticale, mais soit, il peut faire fonction de ‘e’. »

« Le bibi s’écrit et se lit au contraire très bien avec l’alphabet arabe », dis-je en repliant une jambe et en prenant appui sur mon coude pour faire face à mes interlocuteurs. « À peine quatre lettres modulées par quatre accents. »

« C’est bizarre » soulève Sinta en reprenant de la tarte aux myrtilles, « que ce système n’ait pas été universellement adopté, surtout depuis l’expansion de l’informatique. Les nombres en sont plus courts, mais peut-être pas si intuitifs. »

« Mais si, » la contredis-je vigoureusement, « bien au contraire. Prononcer les nombres en bibi, les décompose automatiquement en binaire. Dans la plupart des cas, la décomposition en décimales ne t’apprend rien d’intéressant sur un nombre. Tu t’en rends compte quand tu le décomposes en produits de facteurs. C’est autrement intéressant en binaire. »

« Oui », reprend Sharif, toujours appuyé et détendu contre son saule, « et le nombre de ses syllabes te renseigne sur la valeur d’un nombre. En décimales, toutes les syllabes nécessaires à prononcer ‘quatre-vingt-dix-neuf’ donnent l’intuition d’un grand nombre, alors que ‘mille’ semble petit. » Ayant saisi son ordinateur de poche, il continue : « Si j’utilise le petit programme que tu m’as donné, on a respectivement en bibi : …behi, et… hideko. »

Puis, décollant son dos du saule, et avec plus de conviction, il ajoute : « Le plus important, le plus remarquable, n’est pas encore là. Avec le bibi tu introduis une note rythmique dans le quantitatif, et pour tout dire, musicale. »

« C’est un aspect auquel je n’avais jamais réfléchi, » dis-je songeur, « mais je l’avais remarqué cependant ; la façon dont les nombres sonnent. Le “ba - ka - bideba”, vous n’aimez pas ? »

Le 6 septembre, le musée de Dirac

Je note que toujours plus de gens me saluent en me croisant. Je leur rends naturellement leur salut, mais la plupart du temps, je ne les reconnais pas. Certains tiennent probablement des commerces où j’ai dû entrer. J’ai dû en croiser d’autres à l’université, où j’ai eu l’occasion de passer plusieurs fois, je n’en sais rien.

J’ai une fâcheuse tendance à associer les visages aux lieux et aux situations où je les ai vus pour la première fois. Ailleurs, je ne les reconnais plus. C’est affligeant.

Sans doute est-il plus facile de se souvenir d’un Européen quand on est un Dirakïn à Dirac, que d’un Dirakïn quand on est européen. Nous sommes pourtant un peu parents. Marseille a été fondée par des Grecs d’Orient au sixième siècle avant notre calendrier actuel ; Dirac le fut deux ou trois siècles plus tard par des Grecs aussi.

Nul n’est sûr qu’on y parlât longtemps la langue grecque, comme à Massalia, mais on la lut et l’étudia jusqu’à la chute des Sassanides. Entre-temps, Dirac fut attaquée et occupée par des peuples divers, Sartes, Ouïgours, je cite sans ordre, Scythes, Mongols… Tous intégrèrent finalement la république qui conserva son indépendance, tout en maintenant malgré tout ses liens avec l’Empire perse.

Les Grecs de Dirac adoptèrent le Bouddhisme à l’époque du roi Ménandre. Puis, la république ayant dégénérée en une aristocratie de citoyens minoritaires, comme il est fréquent, les Grecs et leur Bouddhisme furent renversés par une population qui avait majoritairement opté pour l’Islam, et déjà, quelques siècles avant, pour l’Hébraïsme et pour le Manichéisme. Ces renseignements m’ont été donnés par une responsable du musée d’Histoire. Encore un visage qu’il m’arrivera bien de saluer sans la reconnaître, ces prochains jours.

J’y ai vu de nombreuses stèles en langue grecque, et des bas-reliefs figurant des épisodes de la vie de Gautama. Le tout en parfait état, malgré leur long abandon, et la quantité qui en fut délibérément brisée. On trouve ici heureusement une meilleure pierre que celles des antiques capitales de l’Amou-Daria. C’était évidemment un Bouddhisme Mahayana, le même que celui de la Chine et du Japon, très sensiblement différent du Téravâda de l’Inde qui domina l’Asie du Sud-Est.

J’ai acheté une brochure en français, qui n’est pas une langue si oubliée telle qu’elle le paraît en France. Elle me servira d’aide-mémoire. Si l’on devait croire tout ce que l’on entend, il semblerait que l’Asie centrale, entre l’introduction de l’Islam et les guerres russes du dix-neuvième siècle, n’ait tout simplement pas eu d’Histoire.






La culture à Dirac

Le 7 septembre, les tribus

Quand on entend la presse internationale parler de tribus en Afghanistan, on sourit. On sent que chacun pense aux Indiens des westerns. Les villes du Khorassan avaient déjà pourtant une longue histoire et se situaient au carrefour des grandes civilisations quand Lutèce était un village de huttes. Toutes les prestigieuses cités des plus grandes civilisations abritaient des tribus, et pas seulement en Orient, ni en Afrique. C’était le cas d’Athènes, de Rome et, bien sûr, de Marseille.

Qu’étaient exactement ces institutions tribales ? Honnêtement, je n’en sais pas grand-chose, si ce n’est que la tribu formait comme une unité intermédiaire entre la famille et la cité. Comment ont-elles survécu pendant des dizaines de siècles, malgré les mariages inter-tribaux, les brassages de peuples, les brassages de langues, les religions et les institutions qui passent… ? Je n’en sais rien. Ni comment l’Europe de l’Ouest n’a pas connu cela après la conquête romaine, puis sa chute, ni dans son tardif mais brusque retour dans l’histoire mondiale.

Je ne saurais donc pas donner des leçons efficaces aux spécialistes de plateaux, mais je peux remarquer quand je suis pris pour un idiot.

Le 8 septembre, une touche sauvage

Mes précédentes descriptions des baraques du lac en donnent une image, ainsi que du lieu, plus champêtres qu’ils ne sont. Le parc n’est pas bien grand, et peu éloignées donc les rues et les maisons de la ville. Seul moi peux l’oublier quand les premiers rayons du soleil tombent sur les branchages.

Les trois bars-restaurants sont de vrais bar-restaurants, en bois certes, mais aux planches bien jointes et bien cirées, raisonnablement spacieux, avec de larges tables et un comptoir bien garni de boissons diverses, une arrière-salle à peine voilée d’un rideau plastifié où sont préparés les repas. De vrais bars-restaurants comme dans toutes les villes, avec de larges vitres ornées de rideaux transparents qui donnent sur le lac, avec, derrière, le petit banc de terre avec ses arbres, qui le sépare de la rivière, puis, de l’autre côté de la rivière encore, d’autres maisons et d’autres rues.

Où que l’on regarde, donc, on ne peut ignorer que l’on soit dans une ville, une petite ville admettons, ou dans la banlieue d’une grande, mais en ville. On ne peut ignorer non plus la voie ferrée qui remonte la rivière et l’enjambe sur un long pont métallique, et qui enjambe même les rues et les immeubles de la rive opposée, et qui poursuit sa route dans une profonde tranchée un peu plus haut. Le parc n’en a pas moins quelque chose de sauvage, urbain mais sauvage, c’est ce que je n’ai pas su décrire. Tout à Dirac a quelque chose de sauvage. Les hautes montagnes qui ferment l’horizon y sont pour beaucoup certainement ; et puis la présence de nombreuses petites fabriques aussi, qui ne sont pas repoussées ici, comme en Europe, dans des zones industrielles extra-muros.

On voit même dans les grands boulevards du centre, entre le Palais de Justice et la Mosquée Blanche, et c’est étrange quand on n’y est pas habitué, promener des ouvriers à peine finie leur journée. À quoi les reconnaît-on ? Au casque qui dépasse de leur sac à dos, à des taches significatives sur leur veste, de limaille, de rouille, des grappillons de trous minuscules brûlés par la soudure à l’arc… On les reconnaît aussi à ce qu’ils parlent fort, habitués à des lieux bruyants et spacieux où ils doivent souvent se tenir éloignés les uns des autres.

Ismaïl

Justement, j’ai rencontré un ouvrier dirakïn. « Tu ne devinerais jamais où », ai-je écrit à un ami en France, « Dans la librairie de langues étrangères, et devant le rayon francophone. Il est poète, et c’est pour lire les poètes français qu’il s’est pris peu à peu à en connaître la langue. J’ai moi-même ce type de rapport avec les langues étrangères, et si je peux me faire parfois un fin traducteur, je ne suis pas très habile à les parler. Lui non plus. »

Je lui ai demandé quel était le poète français qui l’avait déterminé. Descartes, m’a-t-il répondu. Je ne lui ai pas caché ma surprise. « Tu as lu le Traité de la Lumière », m’a-t-il demandé ? Il m’en a récité quelques lignes par cœur, sans marquer de pauses, comme si elles étaient dépourvues de ponctuation. J’en ai retrouvé le passage déjà numérisé en ligne. Je le copie ici après en avoir supprimé moi aussi la ponctuation, que je n’ai plus jugée nécessaire :

« Or puisque nous prenons la liberté de feindre cette matière à notre fantaisie attribuons lui s’il vous plaît une nature en laquelle il n’y ait rien du tout que chacun ne puisse connaître aussi parfaitement qu’il est possible et pour cet effet supposons qu’elle n’a point expressément la forme de la Terre ni du Feu ni de l’Air ni aucune autre plus particulière comme du bois d’une pierre ou d’un métal non plus que les qualités d’être chaude ou froide sèche ou humide légère ou pesante ou d’avoir quelque goût ou odeur ou son ou couleur ou lumière ou autre semblable en la nature de laquelle on puisse dire qu’il y ait quelque chose qui ne soit pas évidemment connu de tout le monde et ne pensons pas aussi d’autre côté qu’elle soit cette Matière Première des Philosophes qu’on a si bien dépouillée de toutes ses formes et qualités qu’il n’y est rien demeuré de reste qui puisse être clairement entendu. »

« Oui », ai-je approuvé, « c’est bien un poète, et tu as prononcé ses mots parfaitement comme ils doivent être entendus, sans chercher à découper les idées et les arguments comme le font les philosophes. Tu t’es laissé emporter par le flux. » Il s’appelle Ismaïl.

Le 9 septembre, Ismaïl et la langue

Ismaïl est jeune, enfin à mes yeux ; il semble avoir nettement dépassé la trentaine. Je lui ai offert de venir continuer la conversation chez moi. Il a refusé, mais il ne m’a pas invité chez lui. À Dirac, on n’a pas l’habitude de s’inviter les uns chez les autres. On préfère les lieux publics, et nous sommes allés prendre un thé sur le boulevard tout proche. Je m’avise que je ne suis jamais entré chez aucun de mes amis ici.

Ismaïl n’écrit pas en français, ou plutôt d’une façon qui m’a fortement intéressé. Il écrit parfois en français, puis retraduit dans sa langue natale. « Je fais trop de fautes », m’a-t-il confessé, « trop de maladresses, de tournures bizarres. Je me sers seulement du français pour énoncer ce qui ne me viendrait pas naturellement dans ma langue, ni dans une autre, je crois. Je suis surpris des tournures de style et des pensées qui se trament alors à mon insu. »

Je lui ai demandé s’il connaissait mes amis du Département de langues étrangères. Il ne les connaît pas, et je lui ai proposé de les lui faire rencontrer.

Une praxis

Ismaïl et moi avons échangé l’adresse de nos sites. Il pourra naviguer comme il veut dans le mien ; moi, hélas, je ne connais pas sa langue. Je ne peux déchiffrer ses écrits, mais je peux les entendre du moins, les entendre mentalement, car le dari modifié tel qu’il se parle ici, utilise l’alphabet arabe, et Ismaïl ne fait pas l’économie des accents.

« C’est intéressant », me dit Sinta en butinant les pages, « C’est même très intéressant ! » Elle m’en traduit quelques pièces, sans grandes difficultés puisque Ismaïl les aura probablement traduites du français.

Nous avons pu remarquer qu’une façon banale de dire dans une langue source, devient une saisissante image quand on la traduit littéralement. Ce n’est peut-être pas aussi simple qu’il n’y paraît ; un certain sens poétique est requis.

Ce qu’il est important de remarquer est que les contraintes d’une langue nouvelle, et surtout si elle n’est pas parfaitement maîtrisée, délient l’esprit. C’est plutôt contre-intuitif au premier abord. On s’attendrait davantage, logiquement, à ce que des contraintes le lient. Comment cela se produit-il ?

À l’évidence, elles brisent les enchaînements automatiques : un mot en appelant un autre ; un syllogisme, sa conclusion. Il n’est pas très évident dans une langue nouvelle, d’utiliser un mot sans le penser, sans l’interroger sur son étrangeté, sans penser ses ancrages avec sa famille de mots. Quel locuteur natif du français s’arrêtera sur le mot « trottoir », pour prendre un exemple aussi simple que trivial, et y retrouvera le verbe « trotter » ? Qui sera saisi spontanément par les sonorités étranges du jeu des voyelles et des consonances ? Et l’on est plus attentif encore à leurs transcriptions quand on traduit.

« Nous autres théoriciens », note Sinta, « ne nous intéressons pas assez aux praticiens ; les vrais, ceux que nous avons sous la main, et dont il est loisible d’observer avec eux comment ils s’y prennent ; et même, tout simplement, pas assez à la pratique. Propose-lui de passer un soir aux baraques du lac quand nous nous y rencontrons. »




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© Jean-Pierre Depétris, juin 2021

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Adresse de l’original : http://jdepetris.free.fr/Livres/sint/




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