Jean-Pierre Depetris, juin 2021.
Rencontres - Choses d’importance diverse - L’automne - Objets - Suite
Depuis que je suis arrivé à Dirac, j’en observe les mosaïques. Je n’en ai encore rien dit, parce qu’elles sont plutôt discrètes. Sur les montants d’une porte, autour d’une fenêtre ; elles ne prennent pas beaucoup d’espace. Rares sont pourtant les maisons, même des plus modestes, qui n’en soient discrètement décorées.
Ce sont presque toujours des motifs calligraphiques, et je ne les comprends pas, sauf ceux qui sont quelquefois en arabe. Je ne les comprends pas, mais je les entends.
On les trouve sur les bâtisses déjà anciennes ; moins souvent sur les plus récentes. Les maisons riches et spacieuses n’en ont pas ostensiblement davantage que les plus modestes ; comme si ceux qui avaient été récompensés par la vie considéraient qu’ils ne devraient pas en faire un étalage excessif ; et comme si ceux qui ne l’avaient pas été autant, se considéraient malgré tout d’une égale importance et d’une même dignité.
Les calligraphies utilisent souvent des caractères kufiques, sobres et réguliers ; d’autres fois, des formes plus orientales, j’entends l’Orient du Moyen-Orient, aux couleurs chatoyantes et au dessin convulsif. Elles ressemblent à des compositions abstraites, voire à des motifs floraux, pour celui qui ne saurait y lire des mots comme : « Laissons les vents gémir et les princes murmurer. »
« Pourquoi n’as-tu pas poursuivi des études à l’université, et n’as-tu pas cherché à y faire carrière », me demande Ismaïl ? « Tu ne devrais pas être embarrassé pour écrire une thèse. »
« Voilà une question bien compliquée, mais pour répondre le plus simplement, je n’y percevais pas assez de sérieux. Entends-moi bien et ne déduis aucune déconsidération de ma part envers les enseignants et les chercheurs. Je compte parmi eux beaucoup d’amis, et je leur suis reconnaissant de m’avoir permis l’accès aux bibliothèques universitaires, surtout en un temps où la Bibliothèque du Congrès n’était pas en ligne, ni aucune autre. Tu ne peux pas imaginer comme tout a changé en vingt ans. »
Ismaïl n’est pas encore passé au parc près du lac, mais je l’ai revu avec quelques-uns de ses amis au sortir de l’usine. Il m’avait invité à les rejoindre. Je n’étais pas très décidé, craignant que toute conversation fut impossible. « Nous parlons tous anglais », m’a-t-il rassuré. « On ne peut plus rien faire de nos jours si l’on n’est pas capable de lire un manuel forcément en anglais. C’est devenu la langue universelle du travail, et c’est plutôt cocasse depuis que les pays de langue anglaise ne produisent plus grand-chose ; mais c’est plus facile qu’apprendre le chinois, même simplifié. »
Ismaïl et ses amis se retrouvent en fin de journée autour d’un thé pour parler de versification, et commenter leurs poèmes. Se lire, ils l’ont déjà fait à l’aide de leurs téléphones portables. La nouvelle téléphonie a bouleversé la pratique de la poésie à Dirac, et ailleurs bien souvent. Une nouvelle poésie semble en être née, on l’appelle ici en arabe as schar oul hâtifi, la poésie de téléphone. On a toujours beaucoup pratiqué la versification dans ces régions.
Ils se publient souvent les uns les autres sur leurs sites. Bien que la plupart des gens écrivent, et qu’un nombre considérable publient aussi, certains trouvent le moyen de se distinguer, de devenir célèbres, du moins dans les limites de leur aire linguistique. Arrêté par la langue, je ne saurais dire davantage.
« Je ne comprends pas ce que tu voulais dire à Ismaïl sur le manque de sérieux de l’université », s’inquiète Sinta qui a lu mon journal.
« Je me le demande moi-même », dis-je en tentant de déduire au bruit de la rivière si son cours a décru. « Ce n’est pas facile à dire, c’était une impression, et une impression s’éprouve, elle ne s’explique pas. À notre âge vénérable, tu as dû te rendre compte que presque tout ce que nous avons appris au cours de notre jeunesse, et que nous devions en principe tenir pour vrai, a changé ; jusqu’aux données les plus physiques qui ne sont plus les mêmes. Ce qui était vrai est devenu faux. »
« C’est normal, et il en va toujours ainsi », poursuis-je en regardant les nuages et en me demandant s’il a plu en altitude. « L’esprit critique et corrige perpétuellement ses acquis. C’est ce qui devrait nous être enseigné : que nous apprenons des données provisoires. La jeunesse devrait apprendre à discerner entre des vérités précaires, et des certitudes dont on ne peut douter une fois qu’on les a perçues. »
« Au lieu de cela, tout tend à nous convaincre que nous nous trouverions, par le plus improbable des hasards, dans ce lieu et ce moment où toutes les connaissances seraient vraies, toutes les explications justes ; les mœurs, enfin parfaites, et les lois, bonnes. Ce ne serait pas le cas ailleurs ; cela n’a jamais dû arriver en d’autres temps. Une si grossière attitude est aisément perceptible. Si nous paraissons nous en satisfaire la plupart du temps, ce n’est que par commodité pour mieux restituer ce que nous avons assimilé », conclus-je. « Accorde-moi qu’elle ébrèche le sérieux de l’institution. »
« Tu exagères comme de coutume », me répond Sinta, qui doit partager mes inquiétudes climatiques, car elle a suivi mon regard jusqu’aux nuages qui coiffent les arrêtes de l’Actar, « mais je veux bien t’accorder que ta critique n’est pas infondée si, et seulement si, tu embrasses le corpus des connaissances comme une seule structure systémique. Alors oui, seulement, tu peux remettre en question la confiance excessive accordée au système des connaissances, sans perdre ton temps avec telle ou telle connaissance particulière affirmée un peu trop présomptueusement, ce qui n’a pas grande importance pour notre propos. »
« Toute progression de la science », reprend-elle, « remet en question ses structures, son système, et doit en reconstruire un autre. – Bien sûr que je fais allusion aux travaux de Thomas Khun, », répond-elle à ma question qui l’interrompt, « mais peu importe. »
« Le nouveau système remplace l’ancien, et d’une certaine manière, change toutes les connaissances, modifiant la façon dont elles sont articulées les unes aux autres. Naturellement, il n’y a aucune raison de croire que la nouvelle structure soit définitive, et non pas fragile et provisoire. Sur ce dernier point, je t’accorde que l’université manque le plus souvent de sérieux, et je comprends que tu te sois sauvé. »
« C’est exactement ce que je voulais dire », admets-je. Elle me répond, ironique : « Je ne l’avais pas entendu. »
Ismaïl est métallurgiste, chaudronnier plus précisément. Il est passé au parc près du lac où la conversation fut riche entre nous tous, et multilingue. L’atmosphère mit un peu de temps à se réchauffer au début, puis elle prit une tournure amicale et passionnée.
Nous avons dîné sur place, peu pressés de nous quitter, et comme je voulais rentrer chez moi récupérer du linge et des documents, Ismaïl m’a raccompagné en voiture. Nous avons un peu parlé avant que je n’en descende. Il m’a parlé de Shaïn et du centre de formation que gère leur syndicat. J’en fus si impressionné que, le lendemain, je suis passé à leur atelier comme il m’y avait invité, en fin de journée.
Comme me l’avait expliqué Ismaïl dans sa voiture, c’est un syndicat de métier, comme le fut la première American Federation of Labor de Samuel Gompers ; celui des métallos. Son centre de formation a pour vocation déclarée de permettre aux travailleurs de posséder le plus parfaitement leur technique afin d’imposer leur façon de travailler et leur prix à tous ceux qui font appel à leurs services.
J’observe avec étonnement qu’ils utilisent des règles à calcul en plastique, quand ce n’est pas en bois. « C’est mieux que des logiciels », m’explique Ismaïl, « on perçoit mieux ce qu’on fait. C’est aussi rapide et ça parle mieux à l’esprit. »
Shaïn semble être son mentor. Une bonne soixantaine, un mètre quatre-vingts, large et solide, une barbe rase, blanche et drue. C’est lui qui est à la tête du centre. Il était occupé et j’ai à peine pu lui serrer la main.
Les ouvriers à Dirac portent de solides tenues kakis, des tenues de camouflage, qui leur donnent des airs de guerriers. Je ne dirais pas de militaires à cause de leur aspect hirsute et débraillé, qu’ils cultivent à mon avis.
Ici, on apprend tout du métal, des alliages, du feu, de la chaleur, et il plane une odeur de métal brûlé et de graisse, qui m’exalte.
« Plus » signifie « davantage », et accordé à la double négation, « ne plus » signifie, disons, le contraire. Pour éviter la double négation, ou pour la rendre simplement plus audible, on a pris la coutume de prononcer « plusse » pour dire « davantage », et de ne plus prononcer le ‘s’ final dans l’autre cas : « ya plusse », « ya plu ». À mesure que cette coutume s’imposait, la double négation devenait moins nécessaire.
Ce qu’il importe de remarquer est que lorsqu’on cesse de respecter une règle, on la remplace par une autre. On la remplace automatiquement et à son insu, là où elle était nécessaire.
Si l’on cesse d’employer la double négation, on doit prononcer « plus » de deux manières distinctes. On doit instaurer une règle purement phonétique. C’est par de tels processus que les grammaires évoluent, ou encore que les langues s’hybrident.
Il est difficile de faire comprendre à des élèves que ce n’est pas une affaire de convenances, d’étiquette, qui nous décide pour le respect d’une règle, mais les effets lointains qu’elle produit dans la cohérence de la langue.
C’est Nadina, la jeune amie de Sharif, qui m’a parlé ainsi ce matin. Je l’ai rencontrée qui prenait un café près du lac avant de se rendre à l’université. Elle commence cette année à enseigner. Elle remplace Sinta pour quelques cours. Sinta va prendre sa retraite, et elle compte lui laisser définitivement sa place l’année prochaine, ou la suivante.
« En France, des pans de grammaires se perdent dans l’usage courant », lui ai-je dit. « Peu de gens emploient la double négation, le passé simple n’est plus d’usage, de même que l’imparfait du subjonctif. Personnellement, je trouve dommageable de se passer de ces ressources. Elles ne sont pas sans utilité. Celui qui ne sait pas les employer n’en subit aucun préjudice, car il n’a aucun mal à les comprendre, alors autant s’en servir. »
Ici, à Dirac, on n’est pas trop fixé pour savoir si l’on doit s’asseoir sur une chaise en face d’une table, ou sur des tapis, des divans bas, des coussins, des poufs, en face de plateaux ou de tables basses. On fait les deux. Moi, je préfère la table et la chaise ; c’est très compréhensible puisque j’ai presque toujours un stylo à la main.
Ici pourtant, on écrit volontiers en tailleur sur une table basse. On chante même dans cette position.
Sinta m’a entraîné à venir écouter un chanteur persan, un célèbre chanteur de passage à Dirac. « Ça te plaira », m’a-t-elle assuré. Tout me dérouta. Nous sommes entrés dans ce qui m’a paru un théâtre, avec de somptueuses mosaïques qui décoraient les murs et les colonnes, des verts pistache, des orangés, des vermillons… Je fus rassuré en voyant les rangées de fauteuils.
La scène était vide, recouverte seulement d’un tapis. Quand les lumières de la salle se sont éteintes, et qu’elle fut éclairée, nous vîmes entrer un vieil homme, si gros qu’il se déplaçait avec peine. Deux hommes, en chemise au col déboutonné et pantalon de toile, l’aidaient à se déplacer avec beaucoup de déférence. Arrivés à ses deux micros, qui ne devaient pas se trouver à plus de soixante centimètres pour le plus haut, et une trentaine pour l’autre, l’homme entreprit avec peine de s’asseoir, toujours aidé par les jeunes barbus.
Ses cheveux et sa barbe étaient blanchis. Il tenait une sorte de petit oud, un oud à trois cordes qui, d’où je me trouvais, semblait fait de bois blanc. Il était vêtu d’une sorte de peignoir menthe claire, ouvert sur une djellaba safran. Il mit un certain temps à chercher ses lunettes enfouies dans une poche intérieure. Il les chaussa et recommença à fouiller ses poches dont il finit par sortir quelques feuilles pliées, qu’il coinça entre un genou et une cheville. Le silence respectueux du public rendait étrange cette scène.
Il commença à jouer et à chanter, je devrais dire à réciter, disons, à psalmodier. Je me demandais comment, obèse, il allait tenir une heure ou deux sans manquer de souffle, dans une position que je n’aurais pas supportée plus d’un quart d’heure. Il avait une belle voix, pas forte, mais ferme ; étonnamment ferme et juste pour un homme de son âge. Ses doigts caressaient les trois cordes avec une vivacité, une énergie et une souplesse tout aussi étonnantes.
Cette vivacité n’était qu’à peine perceptible si l’on ne lui prêtait pas toute son attention. Je l’oubliais tant la rapidité de ses doigts semblait naturelle, et sa musique enveloppait si délicatement ses mots et sa voix. Les grappes de notes vibrantes conduisaient discrètement les paroles que je ne comprenais pas. Il chantait des poèmes épiques, et il en rendait toute la violence avec des moyens en réalité bien pauvres.
J’en restai fasciné, et j’aurais pu demeurer des heures à l’écouter. La mesure des phrases et la voix, à la fois calmes et frénétiques, devenaient entêtantes.
C’était immense. Je voyais… Je me demande ce que je voyais. Je voyais ce que je vois quand je lis l’Iliade, le Mahabharata, le Shahnameh. Je crois qu’il chantait des extraits du Shahnameh de Ferdowsi. C’était comme un envoûtement.
« Le secret de la richesse, ce sont les bons travailleurs » m’explique Shaïn. « Ce sont les travailleurs ouest-européens et nord-américains, qui ont créé la richesse et la puissance du monde atlantique. »
On se trompe si l’on croit que n’importe quelle équipe d’ouvriers pris au hasard fera le même travail qu’une autre, même si Marx l’a écrit dans le Capital. L’usine tayloriste l’a tenté, mais cette usine, elle doit bien d’abord être construite. Des travailleurs sans techniques éprouvées n’y suffiront pas, ni non plus les ingénieurs. Des ingénieurs sauront décrire les éléments, les matériaux, déterminer des pressions, des débits, des résistances et des viscosités ; c’est leur métier, mais ils ne sauront pas les réaliser ; ce n’est plus le leur. Comment on fait, ils le demandent à des travailleurs. La prestigieuse industrie française du nucléaire s’y est cassé le nez, comme l’industrie militaire des États-Unis.
On ne forme pas un bon métallurgiste en quelques mois de stage. On doit bien avoir pratiqué dix ans pour devenir un bon métallo, et même alors, on n’est efficace que dans une bonne équipe où l’on se comprend à demi-mot et où l’on a appris à se fier les uns aux autres. Les travailleurs suivent les plans des ingénieurs, mais les bons ingénieurs entendent aussi les suggestions des travailleurs, et même leurs injonctions. Encore les travailleurs doivent-ils être capables d’en faire.
Voilà à peu près les premières paroles que m’a dites Shaïn. J’ai enfin eu le temps de le rencontrer. C’est plutôt lui qui l’a trouvé. Moi, mon temps, je l’utilise, mais il ne m’en manque pas. Je craignais même de lui faire perdre le sien, car je ne me voyais rien de quelque importance à lui dire.
Il souhaitait manifestement obtenir quelques informations sur le mouvement ouvrier en France. « Le mouvement ouvrier en France ? » ai-je répété. « C’est donc si grave que ça », conclut-il.
Je lui livrai brièvement mes impressions subjectives, avouant que je n’avais plus beaucoup de contact avec le monde du travail, du vrai travail. C’était exactement ce qu’il paraissait attendre, et qu’il est si difficile d’obtenir de l’étranger : pas des témoignages ; des informations subjectives.
« Ça a l’air de t’affecter », remarqua-t-il. « Ça réveille le souvenir de vieux camarades aujourd’hui disparus », expliquai-je. Ma réponse lui donna l’idée de sortir une bouteille d’eau-de-vie venue directement de la plaine au-dessous de Dirac, là où est le cousin de Sinti. À partir de là, notre conversation prit une tournure plus personnelle. Nous échangeâmes des souvenirs. Balades en vélo, adolescent ; bal au village sous la lune ; tiges coupées qui craquent sous les pieds quand on rentre les foins ; premiers contacts avec un kamânche… « Tu sais jouer du kamânche ? » dis-je surpris et admiratif.
C’est un instrument à cordes frottées dont, comme le violon, il n’est pas facile de maîtriser les quatre cordes. Sa caisse de résonance est ronde, généralement en bois de mûrier, et sa base est prolongée d’une tige métallique qui permet de le poser au sol pour jouer, du moins si l’on est assis en tailleur. Contrairement au violon, on doit faire pivoter l’instrument, et non le bras qui tient l’archet, pour passer d’une corde à l’autre.
Il possède quelquefois une tige plus courte qui permet de le poser sur la cuisse si l’on préfère les chaises. « Tu en joues toujours ? » demandai-je. « Quelquefois, pour moi seul, quand je veux me calmer les nerfs. »
Les rencontres avec les gens de la région sont souvent ainsi, gourmandes de subjectivité.
En descendant le boulevard, un jeune barbu me salue cordialement. Je lui rends son salut avec la même cordialité, car elle est communicative, mais je ne vois pas qui il peut être. Un barbu rouquin, ce n’est pas si courant ici.
Le temps a bien fraîchi. Ils sont déjà lointains les moments où l’on ne supportait pas une légère veste de chasse l’après-midi, et où l’on cherchait les trottoirs à l’ombre. Il fait même bien froid le matin.
La température n’est pas ce qui importe le plus : l’ambiance a changé. Elle est maintenant automnale. Les fragrances sont différentes dans l’air frais. Les couleurs, et la lumière-même, n’ont plus les mêmes tons.
Encore une fois, l’évolution fut lente, mais le tournant, brutal. Il fut instantané. D’un coup, j’ai senti l’automne en descendant du balcon de Sinti.
Sinta a fait en sorte d’officialiser ma participation au séminaire. J’ai maintenant une carte de l’université. Je n’en voyais pas l’utilité, si ce n’est de profiter du restaurant universitaire. Elle n’avait pas échappé à Sinta. « C’est pour que tu ne sois pas ennuyé par le ministère du tourisme », m’a-t-elle expliqué.
Le souci du ministère du tourisme est que le moins possible de touristes soient présents à Dirac. Les Dirakïn ne souhaitent pas que des étrangers viennent manger leur pain en paressant dans leurs lieux publics. Ça ne leur plaît pas.
« Ce n’est pas de la xénophobie », m’a encore bien expliqué Sinta. « Nous comprenons que des gens aient envie de connaître notre pays, notre histoire, nos cultures, nous connaître. Tout le monde a pu observer pourtant que, lorsque le tourisme se développe, ce n’est pas exactement de quoi il est question. Pris dans l’engrenage, les effets deviennent délétères sur l’économie locale, la convivialité, l’environnement, que sais-je… »
Je suis donc heureux d’apprendre que je ne suis plus un touriste ici, comme on m’en a toujours fait le reproche partout ailleurs. Il suffisait que je vienne à Dirac.
Chez moi, en me levant ce matin, j’ai entendu un chant mongol, un chant diphonique. Ces sons-là creusent l’espace. On s’y sent plus solitaire et plus tranquille.
Le chant venait des hauteurs de la ville, là où est la forteresse. Quand je fus prêt, l’envie me vint de monter dans sa direction.
Un chant mongol est plutôt inattendu à Dirac. On est très loin de la Mongolie.
Je n’avais jamais fait un pas dans cette direction. Plus je grimpais des escaliers, plus je voyais s’élargir la plaine en aval de la Garous, mieux je voyais la falaise au-dessus de la Gamash, et son plateau boisé. De mon balcon, le regard ne porte pas loin dans cette direction.
Le ciel était traversé de nuages lourds et épais qui annonçaient la pluie, mais encore suffisamment clairsemés pour laisser de larges plages de soleil qui zébraient la plaine en glissant lentement. Les vendanges devaient déjà avoir commencé chez le cousin de Sinti, et l’on devait s’y hâter avec inquiétude.
Rien autant que ces lents déplacements de bancs ensoleillés n’élargissent un horizon, et ne font apparaître distinctement les reliefs de la terre. La lumière légèrement voilée favorisait les verts pâles, les tons un peu pastel, qu’avait si bien saisis Paul Cézanne dans les environs d’Aix-en-Provence et de Marseille.
J’avais pris mon chapeau craignant la pluie, mais elle ne se précipitait pas. Toujours de nouvelles bandes de ciel bleu surgissaient derrière les rangées de nuages immaculés, ou parfois d’un bleu d’orage, sentant l’éclair.
Une odeur de foin et de mélèze humide avait lentement remplacé celle de la ville. Toujours montaient des escaliers, mais traversant maintenant de petits champs fermés par des barrières de bois, encore gorgées d’eau des dernières pluies et devenues presque noires. Les maisons aux grosses pierres et aux toits d’ardoises se faisaient plus rares.
Sinta a l’œil gauche légèrement plus bridé que le droit, et la pupille droite légèrement plus grande que la gauche. Ça ne se voit pas sans y regarder très attentivement.
Je n’oserais dire qu’elle ne fait pas son âge. Non, elle paraît bien la soixantaine, ce serait mentir que le nier, même si son ventre est plat et ses jambes fines, et ses poignets, et ses chevilles.
Son charme, ce sont ses yeux, ses lèvres, sa voix. Je n’ai jamais vu un tel regard chez une personne de son âge. Il a gardé l’émerveillement d’un monde qui lui paraîtrait encore neuf. Il témoigne aussi d’un total abandon.
J’ai cité au début de mon journal des paroles qui mentionnaient l’abandon. Je crains de ne pas avoir été parfaitement clair. Les mots, comme mon commentaire, ne visaient pas alors seulement l’abandon à l’aimé ; ils évoquaient un abandon bien plus absolu, radicalement intransitif. Tel est l’abandon de Sinta.
Le regard de Sint reste pourtant attentif, amusé, curieux, parfois mutin. Ses lèvres sont incisives. Je sais bien que ces deux mots sonnent étrangement ensemble ; les incisives sont derrière les lèvres, mais la voix de Sinti est vorace, gourmande.
Je viens de faire un nouveau trou à ma ceinture. J’ai encore minci depuis que je suis ici. Ce doit être à cause de la marche, de mes innombrables montées dans les rues de Dirac, car je mange beaucoup et je dors bien. Peut-être est-ce plutôt à cause du chi gong auquel je me suis mis il a un an, et que je continue à pratiquer quotidiennement.
Sinta m’a demandé de lui apprendre. Ce n’est pas très difficile, mais moins simple quand même qu’il n’y paraît. On doit oublier d’abord les gymnastiques occidentales qui ne cherchent qu’à s’étirer, s’élever, s’alléger. Non, on doit plutôt cultiver sa pesanteur ; l’accepter et se faire pesant.
La pesanteur et le lent mouvement, tel celui des nuages sur la plaine, nous demandent, à nous qui ne sommes pas nébuleux, de solides assises. Les pieds doivent s’étendre le plus qu’ils peuvent, ce qui n’est pas si naturel. On tend à serrer les orteils pour garder l’équilibre, comme pour s’agripper à la terre. C’est inutile, la pesanteur y suffit, nous avons plutôt besoin de surface portante.
Je n’ai alors qu’à faire circuler ma gravité à travers mes membres. Essentiel est alors le rôle du regard. Le chi gong est comme une gymnastique du regard, du regard horizontal, c’est pourquoi, lorsqu’on le peut, il vaut mieux le pratiquer en extérieur.
Ma vision doit devenir, et elle y tend d’elle-même, comme le niveau à bulle de ma gravité. Pour maintenir mon équilibre, je dois me tenir à mon regard, pourrais-je dire. La position de la tête suivant naturellement la ligne horizontale de son point-de-fuite, se dresse sans raideur. Les mains s’ajustent, étirant lentement les bras, et ouvrant le buste.
Non, ce n’est pas difficile. Sinta, qui est plus souple, y est arrivée bien plus vite et bien mieux que moi ; mais ça ne vient pas tout seul naturellement. Nous sommes en Asie ici, mais encore à ses marges occidentales, loin de l’Extrême-Orient. Pour ce qui est du corps, on y a plutôt hérité des pratiques des Grecs, de leur « gymnastique », et de celles de l’antique Iran qui étaient justement les mêmes.
Je me suis souvent demandé si ces approches du corps qui caractérisent le chi gong sont descendues de la Chine du Sud jusqu’à l’Indonésie, dont elles auraient inspiré la musique et la danse, ou si elles ont fait le parcours inverse. Nous avons peu d’indices de datation.
Le chi gong est assez tardif, puisqu’il vient des moines tchan, et de leur art martial, le thaï chi gong, à une époque où paraissaient déjà fixés les canons des danses classiques de la Sonde. L’influence première viendrait donc du sud de l’Asie.
Sharif s’amuse de ce que je m’embarrasse toujours, même en voyage, de petits outils qui se montrent pourtant utiles, comme lorsqu’il s’agit de raccourcir une ceinture.
« C’est joli et peu encombrant », convient-il en manipulant ma boîte à outils de poche. « Fermée, on s’attendrait à y trouver un petit livre ; comme ces Corans que l’on emporte dans un étui pour l’avoir toujours sur soi. »
« C’est plus pratique pour réparer rapidement des matériels électriques », dis-je. « Le Prophète lui-même ne te contredirait pas », admet Sharif, « Glorifié soit son nom. »
J’ai un autre outil qui ne me quitte jamais : mon tournevis à cran d’arrêt. Il ressemble au premier abord à une vape. Un poussoir fait surgir sa pointe comme une lame de couteau. Dans le manche, on en trouve de diverses formes : cruciformes, carrées, larges ou fines.
Un bouton sur le côté allume une petite diode électroluminescente, car souvent l’on ne voit pas où l’on doit visser. Il a sur le dos un niveau à bulle, et à l’autre extrémité un mètre déroulant. Malgré toutes ces garnitures, on l’a bien en main et il est solide. On serait surpris de la quantité d’occasions que j’ai de m’en servir.
Shaïn écrit, il versifie, et il se retrouve souvent avec Ismaïl et ses amis pour dire, écouter et commenter leur travail.
Shaïn accompagne souvent ses vers avec son kamânche, et il compose aussi.
Il ne m’en avait pas parlé. J’imagine que de telles activités sont si courantes à Dirac, qu’il n’avait pas dû le juger utile.
Les questions de versification sont toujours renouvelées ici. Depuis des siècles, elles demeurent d’actualité. Je me demande parfois pourquoi la poésie a presque complètement disparu en France, et l’on me le demande aussi. Je n’en vois pas de raisons spécifiques.
Je répondrais que la poésie a disparu dans la chanson. Même alors, elle n’y tient la plupart du temps qu’une faible place, au profit de la musique, de la voix, du son. On connaît peu de gens qui en écrivent. L’on n’en voit guère plus qui chantent, qui jouent, qui composent, alors que de nouvelles technologies permettraient à chacun de disposer d’un véritable studio à la maison, voire dans le creux de sa main.
Peut-être est-ce la raison pour laquelle on s’est dépris de la poésie, qui s’est trop compromise avec les vains ornements de la voix et du son. Si l’on entend poésie dans son sens le plus étroit, celui qui s’oppose à prose, je ne m’y intéresse plus beaucoup moi non plus. La poésie française privilégie la prose. La prose est devenue le genre dominant de la poésie française. Je crois qu’elle l’a toujours été plus ou moins.
La versification est un excellent exercice pour acquérir une parfaite aisance dans la métrique des périodes. On devrait la pratiquer assidûment à l’école, dans toutes les écoles, pas seulement primaires. Quand nous la possédons, l’envie nous prend plutôt de nous en servir dans la langue la plus prosaïque, délaissant l’aboli bibelot d’inanité sonore.
Voilà ce que j’ai retenu de ma conversation d’hier, quand je suis passé rencontrer Ismaïl, Shaïn et leurs amis à la sortie de l’atelier.
Nous sommes repartis dans la montagne. Sinta aime la montagne. Moi aussi.
Il n’y fait pas encore très froid. Oui, on doit se couvrir bien sûr le matin. La température est nettement plus basse qu’à Dirac, mais on dirait que le froid pénètre moins.
On sent bien la morsure du vent à l’aube. Il y a toujours du vent près des cimes, à l’aube. Ce sont les premiers rayons du soleil et les ombres qu’ils creusent qui agitent l’air. Il glace la peau mais reste à sa surface : c’est l’impression qu’on en a.
Le ciel est pur ces jours-ci, et l’on voit bien les sommets sur la pente desquels la neige est maintenant plus basse. « Si tu es là cet hiver, » m’a dit Sinta, « nous irons faire du ski de fond. » Si je suis là cet hiver… Voilà une idée qui s’imprime tout doucement en moi.
Comme nous l’avions fait cet été, nous avons loué des chevaux, les mêmes, ou empruntés, ou échangés. Sinta a confié ses cours à Dina. Elle s’entraîne ainsi à la retraite. Elle en reçoit cependant les vidéos en ligne. « Dina n’a pas besoin de mon contrôle », m’a expliqué Sinta, « mais je dois savoir où ils en sont. » Elle ne les regarde pas très attentivement.
Si ce n’est la ville de Dirac, particulièrement bien arrosée, et qui draine toutes les eaux des massifs qui la cernent, le pays est bien sec. Les forêts conservent l’eau, bien sûr, dans l’humus qu’elles protègent, et dans leur tapis de mousse, mais la mousse elle-même jaunit vite là où les branchages sont moins denses. Il a pourtant déjà bien plus depuis le début de la saison.
« C’est curieux », dis-je, « il y a des campeurs ici ? » Autour d’une clairière, aux abords d’un petit torrent, nous avons trouvé les restes d’un campement : les cendres de feux de bois ; deux tables fichées dans le sol, construites avec des branches droites de sapins ; des bancs de la même facture ; des emplacements tout propres de petites tentes… « Ce sont probablement des militaires », me renvoie Sinta. « Qui d’autre viendrait camper si loin de tout ? »
En effet, même un engin à chenilles n’aurait été capable d’approcher un tel endroit, loin de tout chemin carrossable, coupé des vallées proches par de vertigineux éboulis ou des falaises. Elles demeurent certes franchissables à pied par bien des endroits, ne nécessitant pas d’équipement particulier si l’on connaît le chemin, et permettant même le passage en tenant des chevaux par la bride.
Je songe que les détachements montés, cantonnés si nombreux à Dirac, sont idéaux pour contrôler ces vastes territoires montagneux et boisés. Leurs chevaux passent partout, et là où ils en seraient définitivement incapables, on les laisserait sur place pour continuer avec rappels et piolets.
« À moins que ce ne soit un campement de terroristes ? » dis-je avec un rien d’inquiétude. « Trêve de fantaisies romantiques », me rassure Sinta. « Ils eussent été plus discrets. Les gens qui ont fait ce camp se sentaient chez eux. »
Sinta, qui s’est éloignée jusqu’à la petite cascade, me fait signe de la rejoindre. Je suis curieux de mieux voir ce qu’elle tient dans les mains. Deux cartouches à blanc. « Tu vois, ce sont bien les unités montées. »
Les cartouches à blanc, comme leur nom permet de le deviner, sont blanches. Elles ont la taille et la forme de véritables cartouches de fusil, mais sont en plastique blanc, sauf leurs détonateurs en cuivre. Elles ont servi : leur pointe est légèrement éclatée et noircie. Je trouve l’objet beau, très beau même. Je les emporte.
Nous sommes restés dormir là. Il était trop tard pour rentrer avant la nuit. Nous avons été surpris par les jours qui raccourcissent si vite en cette saison. Le lieu était grandiose, et nous nous y trouvions bien. Voir tomber le jour sur les montagnes et apparaître les premières étoiles valait bien de s’y attarder.
Le soir, nous nous sommes réchauffés d’un beau feu de bois, écoutant les insectes et les oiseaux nocturnes. La nuit, nous nous sommes réchauffés l’un contre l’autre dans notre minuscule et unique tente. L’aube, elle, fut glaciale.
J’avais bien trop froid pour pratiquer le chi gong en me levant. J’ai plutôt saisi la hache encore sanglée à la selle qui m’avait servi de dossier pendant toute la soirée, pour couper quelques branches et faire un café. L’opération me réchauffa pendant que Sinta dormait encore.
Les dernières étoiles brillaient toujours dans un ciel pâle quand je me suis extrait de la tente avec toutes les peines du monde pour ne pas la réveiller. Elle dormait roulée en boule, et broncha à peine quand je jetai sa parka sur la couverture.
L’aube n’avait rien à envier au crépuscule. Sa beauté m’aida à sortir de ma torpeur glacée. Le ciel passa au rouge, puis au doré, et il devenait bleu quand Sinta sortit de la tente. Elle s’étira comme si elle était insensible au climat, but un grand verre d’eau et me proposa souriante : « On fait du chi gong ? »
Nous prenions notre petit déjeuner quand surgirent les cavaliers.
© Jean-Pierre Depétris, juin 2021
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