Jean-Pierre Depetris, juin 2021.
Les papillons de Dirac - Comme les temps changent - L’arme numérique - En passant par la Neva -
Ce que j’appelle « l’Ouest Sauvage », ou souvent « le monde atlantique », ou atlantiste, et que Sinta appelle ironiquement, « le monde en voie de sous-développement », a vécu dans un rêve.
Le monde atlantique a construit ses fictions à grand renfort d’effets spéciaux, et il en diffuse les récits hallucinés à l’aide de ses médiats gouvernementaux ou ceux de ses oligarques.
Je me suis longtemps demandé pourquoi le monde atlantique tenait à faire croire ces fictions aux populations. J’ai enfin compris mon erreur. Il ne cherchait pas à le faire croire : il le croyait ; les classes dirigeantes du monde atlantique, à force de le faire croire, l’ont cru.
Mon chapeau de brousse me rappelle des souvenirs d’adolescence. Je n’avais pas le même, mais de la même couleur, sable, et d’une substance proche : d’une structure plus rigide et recouverte de tissu quand-même.
J’ai retrouvé une impression connue en l’ôtant, passant mes doigts sur le tour-de-tête humide de sueur. Cette sueur a une odeur bien identifiable. Elle n’a pas changé depuis tant d’années ; une odeur plus végétale qu’animale, une odeur de vieille grange. Les chapeaux ont souvent cette sorte d’odeur l’été.
Il avait les mêmes boutons-pression que celui que je porte aujourd’hui pour en tenir relevé un bord sur le côté, ou les deux. C’était alors plutôt un chapeau camarguais. J’aurais bien repris le même si j’en avais trouvé un au bazar, mais je n’aurais jamais pu le glisser dans mon sac.
36 degrés à l’ombre, annonce le thermomètre. Ce n’est pas excessif pour un début d’après-midi, mais l’air brûlant est à peine respirable malgré un vent léger, un vent très chaud.
Les hélicoptères de Farzal font des rondes pour veiller aux feux de forêt. Ce sont des Alligators, que la république de Dirac a acquis l’an dernier de la Fédération de Russie. « Ce sont les meilleurs hélicoptères d’attaque », affirme fièrement Farzal. Je le crois sachant le nombre de blindés atlantiques qu’ils ont brûlés dans les plaines zaporogues.
« Les Léopard-2 avaient prétendument de quoi se défendre des hélicoptères », dit Farzal, « mais ils n’en ont pas abattu un seul. »
Le parfum de citron dans le broc d’eau glacée chavire l’âme.
L’on a jugé un peu vite que la Fédération avait été imprévoyante en débutant son opération militaire. L’on pouvait le comprendre, puisqu’elle avait été largement improvisée. Elle fut cependant parfaitement menée, et victorieuse d’une certaine façon. Terrassée, la junte dut tout de suite chercher un compromis. La suite fut si étonnante que personne n’aurait pu l’imaginer.
L’Otan interdit tout compromis et déclara la guerre : ou plutôt ne la déclara pas formellement à la Fédération de Russie, mais la lança quand même. Ce fut un coup de poker imprévisible, car d’abord un coup de folie, misant tout sur l’effondrement économique causé par les sanctions, et qui était loin de se produire.
La Fédération y subit quelques pertes qu’elle n’est pas prête d’oublier, ni certainement de pardonner ; rien en tout cas qui changeât le rapporte stratégique. Le seul véritable changement fut de faire passer la « menace existentielle » dans l’autre camp.
L’armé de la Fédération se restructura au prix de deux victoires à la Pyrrhus catastrophiques concédées à l’ennemi, qui se retrouva vite sur le flanc ; plus assez d’armes, plus assez de munitions, trop de morts. L’Ouest Sauvage multiplia les débâcles sur tous les fronts : militaires, diplomatiques, économiques…
« Je ne demande pas beaucoup d’eau, Leïla. » Je l’appelle souvent Leïla, version arabe de son prénom. « Je te demande qu’elle soit bien fraîche. Je ne te demande pas un grand verre, ni une carafe, juste un verre d’eau bien fraîche. C’est essentiel au rite du café. » Leïli sourit en retournant me le chercher.
« S’il avait accepté de perdre la bataille, l’Ouest n’aurait pas perdu la guerre. »
« En effet, c’est pourquoi cette alternative ne paraissait pas imaginable, même si l’on n’envisageait pas un tel ressort pour l’économie de la Fédération, ni pour ses forces armées. D’un autre côté, ceux qui ne savaient l’envisager, auraient dû faire un autre métier. »
« L’Ouest Hollywoodien a lancé une guerre, et il est terrorisé que l’on puisse le prendre, non pas au mot, puisqu’il ne l’a pas déclarée, mais sur le fait. » La guerre est réelle, mais l’Ouest n’assume pas qu’elle devienne formelle. L’Ouest manque d’armes et aimerait ne pas le montrer ; il aimerait cacher que beaucoup ne sont pas aussi récentes ni performantes qu’en face ; il aimerait ne pas devoir demander à ses populations de s’y faire tuer. Il est terrorisé de la guerre qu’il a lancée, et cette terreur le stérilise.
Les papillons sont de sortie. Comment peuvent-ils infatigablement voleter par cette chaleur ? Mais Dirac ne manque pas de petits coins frais : minuscules jardins, petits plans ombragés et bien humides, répandant leurs effluves dans l’environnement proche. Les papillons aiment cela, et les hommes aussi qui reçoivent des bouffées de fraîcheur en circulant.
Je me demande si l’unité de cavalerie de Farzal garde toujours une arbalète dans un coin de ses hélicoptères. Cette arme silencieuse n’a peut-être plus d’utilité alors.
Mais d’un hélicoptère, l’on peut en descendre, comme d’un cheval ou d’un chameau ; ainsi même alors, son utilité demeure concevable.
Les arbalètes de Farzal sont lourdes et grandes, en métal damassé. Farzal m’a autorisé à en utiliser une. Les carreaux sont relativement faciles à armer par un double levier. L’on emploie aussi des chargeurs d’une demi-douzaine.
La facture de ces armes est ancienne, mais elles paraissent avoir été fabriquées plus récemment, et peut-être améliorées à l’occasion de leurs successifs usinages. C’est tout à fait dans l’esprit des Dirakïn.
L’on ressent une impression étrange à manipuler une telle arme, ni entièrement antique, ni totalement récente, devant un moderne et vorace Alligator.
L’obsession de faire pénétrer du métal dans des corps vivants n’a jamais cessé de stimuler l’ingéniosité humaine. J’en ressens comme un frisson en manipulant l’arme.
Le vent s’est levé et les papillons sont rentrés. Je me demande où. Où vont-ils quand il fait du vent, ou quand il pleut ?
Peut-être y a-t-il de petits hangars où ils plient leurs larges ailes comme des éventails.
J’aimerais caresser le corps duveteux des papillons ; le corps, pas les ailes, dont mes trop gros doigts produiraient probablement des dommages irréparables aux minuscules écailles colorées.
Les antennes des papillons ont la forme de deux yeux, deux petites feuilles duveteuses qui épousent le dessin d’un œil. C’est pourquoi je me suis persuadé qu’avec elles ils voyaient. J’imagine mal qu’ils voient avec leurs yeux comme je vois moi-même. Ils voient avec leurs antennes, dessinées comme des feuilles duveteuses.
Ils sont beaux vus de près, ils sont très beaux, et l’on est embarrassé quand ils font naître le désir de les caresser.
L’on ne sait comment saisir un papillon. Je ne les saisis pas ; je leur tends les doigts pour qu’ils s’y posent. Ils le font généralement. J’aime sentir un papillon me marcher sur les doigts.
Ils ont l’air d’aimer aussi. Peut-être est-ce à cause d’un léger goût de tabac. Aujourd’hui, ils ne sont pas là.
Je ne sais pas bien ce que l’on appelle « démocratie », le terme n’est pas clair et l’est de moins en moins.
Je préférerais dire « représentatif ». Il me semble que ceux qui prennent des décisions pour d’autres devraient en être représentatifs. D’une façon ou d’une autre, je pense que c’est le cas de toute communauté fonctionnelle. De quelle façon y parvient-on ? Je n’en ai aucune idée.
Nous savons que l’élection au bulletin secret ne garantit rien. Nous savons aussi que cette représentativité est perceptible de façon tangible souvent, ou n’est pas.
Ceux qui prennent les décisions pour les autres ne peuvent pas toujours leur demander leur avis. Comment débattre publiquement de stratagèmes militaires ou commerciaux, là où s’imposent la ruse et le secret ? Ceux qui décident ne peuvent être représentatifs qu’en ce qui concerne les buts et les intentions que leurs décisions poursuivent.
Pour cela, ils doivent être représentatifs de la diversité et des consensus de ceux pour qui ils décident. Ils n’ont pas à être représentatifs de chacun, car ce que pense chacun n’a pas tant d’importance, ni même de réalité : chacun pense immédiatement en consensus…
Je n’en sais rien… Je n’ai pas vraiment d’idées sur ces questions. Je ne suis pas même sûr qu’il soit nécessaire d’en avoir.
Ma remarque amuse Nadina. « Tu m’étonnes », dit-elle.
« Il est bien d’autres questions auxquelles je n’ai pas de réponse et avec lesquelles je dois vivre. T’es-tu demandé où passaient les papillons quand il fait du vent ? » Nadina part d’un grand rire clair.
Il me revient un air de guitare. Un air que j’avais composé quand je n’avais pas dix-huit ans.
– Tu as composé de la musique, toi ?
– Oh, c’est beaucoup dire. Je m’étais un temps initié à la guitare. Il aurait fallu que je m’y misse plus tôt pour que mes doigts devinssent assez souples. C’est pourquoi j’écrivais les quelques mesures que j’avais tâtonnées sur les cordes, incapable de les jouer vraiment. Plus tard, quand j’ai connu l’ordinateur, j’ai utilisé des programmes. Ils me permettaient d’employer plusieurs instruments à la fois sans savoir n’en jouer aucun. Je ne fus pas davantage satisfait des résultats. J’ai continué à utiliser ces programmes pour mieux étudier les musiques chinoises et perses.
– Finalement, tu es un musicien contrarié.
– C’est exact. Je n’ai jamais compris pourquoi mon père ne m’avait pas offert des cours de musique, ni acheté un instrument. La musique était pour lui comme si elle n’existait pas. La peinture et les lettres tenaient une place importante chez lui. Il m’offrait des livres, m’en conseillait, m’entraînait dans les musées, dans les ateliers de peintres qu’il connaissait. Il ne m’aurait pas offert un pipeau. Je m’étais pourtant même fabriqué un instrument avec un bidon d’huile de vidange et du fil de pêche. Non, il n’accordait aucune importance à la musque, elle lui paraissait vaine et puérile.
– C’est surprenant pour un homme qui semblait cultivé.
– André Breton était semblable, qui snobait Érik Satie.
C’est curieux : les airs me sont revenus en tête sans raison, alors que je les avais depuis longtemps oubliés. Je n’aurais su me rappeler une seule mesure si je les avais cherchées. Elles me sont revenues d’un coup devant le restaurant de Leïli où j’allais rejoindre Nadina.
Je demeure attentif aux inventions musicales du monde entier. Je les attends compte tenu de l’ébullition de l’époque. L’invention musicale ne se contentera pas de bigarrer des traditions, de métisser les cultures. Les cheminements qu’emprunte la culture comptent davantage, comment elle se partage, ce qui la véhicule.
Les grandes autoroutes, ce qu’on appelle à juste titre son industrie, exerce un tropisme qui éteint sa virtuelle inventivité. Pour autant, cette domination quasi-exclusive commence à être mise à mal par ces temps agités.
C’est ce que nous pensons, Nadina et moi.
Nour est rentrée dans son pays, et elle ne reviendra pas l’année prochaine. J’en suis attristé.
Elle a entrepris de créer une revue et une maison d’édition francophones. Elle m’a demandé d’y publier des fragments de mon journal.
« Je ne veux pas que tu te sentes forcé », m’a-t-elle écrit, « car je sais que tu es plus soucieux de discrétion que de célébrité. »
Pour la discrétion, je ne m’inquiète pas trop car, je le sais bien, et nous en parlions cette semaine avec Nadina, les « industries culturelles » exercent leur tropisme. Cela n’est pas au fond, d’un certain point de vue, une mauvaise chose.
J’ai souvent entendu utiliser le mot « confidentiel » avec une touche de péjoration. Je ne l’entends pas ainsi. Je revendique la confidentialité : je pratique quel genre ? La littérature confidentielle. Elle l’est dans le ton, le ton de la confidence, et dans l’esprit. Je partage des confidences, et, naturellement, pas à la cantonade. C’est une posture de plume, c’est un style.
En toute franchise, je comprendrais si des autorités, pour peu qu’elles me laissent entendre de quoi et de qui elles seraient représentatives, me disaient : « Mais enfin ! Pensez-vous vraiment qu’il convienne de diffuser ce que vous venez de faire à la cantonade ? »
Je leur répondrai : « Oui, je comprends très bien. C’est aussi mon souci. Verriez-vous comment l’on pourrait rendre cela un peu plus confidentiel ? »
« C’est aussi mon souci. À force d’être livré à la cantonade, l’on finit par ne plus oser rien dire ; par ne plus seulement oser penser. J’aimerais tant, s’il vous plaît, que vous m’y aidiez. »
Nous avons parlé de ces questions dans mes cours sur l’édition à la fin de l’année universitaire. J’ai plutôt confiance en Nour pour savoir quoi faire de la cantonade.
Bien sûr, Nour et moi restons en contact, mais je suis attristé de ne plus la voir.
L’Otan a perdu la guerre, et cela d’une façon si rapide, si nette, qu’on en est tout surpris. Elle l’a perdue magistralement, sans même l’avoir déclarée.
Elle manque d’armes, de munitions, et aussi de chair à canon. Elle reste abasourdie, ne sachant quelle décision prendre. Elle manque d’industrie pour s’armer correctement. Elle supplée les force ukrainienne avec des T-60 qui furent en leur temps les meilleurs chars du monde, à l’époque où je suis né.
Les pays de l’Otan sont au bord de l’effondrement financier. Chaque jour, ou au moins plusieurs fois par semaine, ils reçoivent des coups de boutoir qui les ébranlent jusqu’à leurs fondements.
Ils ne savent pas quoi faire. Ils ne savent comment négocier la paix ; ils dénient être en guerre.
Le spectacle, le spectacle intégré qu’avait subtilement analysé Guy Ernest Debord, s’est désintégré. Le spectacle désintégré, car même désintégré il existe encore, mériterait un nouveau Debord. Le spectacle désintégré fait la catatonie de l’Otan.
– À quoi t’es-tu rendu compte que la civilisation occidentale moderne était finie ?
– Quand je l’ai vue passer à côté du numérique.
– À quoi l’as-tu vu ?
– Oh, ce fut rapide. En l’espace de quelques mois, les signes se sont accumulés. Le projet NeXSTSTEP notamment, m’a donné à réfléchir…
L’ordinateur personnel fut pour moi comme une révolution intérieure. Je m’étais déjà intéressé aux langages de programmation, au binaire et à l’hexadécimal, avant même mes vingt ans. Comprenant vite que je n’avais pas les moyens d’aller beaucoup plus loin, j’ai laissé la question sous le coude. Une vingtaine d’années plus tard, l’invention de l’ordinateur personnel m’a remis en selle. Il m’a permis notamment d’en posséder un pour le prix d’une modeste voiture d’occasion.
Pourquoi des gens désireraient-ils un ordinateur ? La question saisit les fabricants incrédules. Il n’est aucune activité pour laquelle la programmation ne soit pas utile : littérature, ingénierie, architecture, finance, graphisme, gestion de données, musique, fabrication d’automates… Rien n’en est épargné. Il suffit de savoir programmer. Procurez-vous une machine capable de le faire, apprenez, et composez vos propres outils.
Hier j’expliquais à Sint comment l’ordinateur personnel provoqua chez moi une véritable révolution de l’esprit. J’ai souvent dit alors qu’apprendre à programmer était plus difficile qu’apprendre à conduire, mais beaucoup moins qu’apprendre une langue naturelle. Ce n’était donc pas insurmontable, loin de là. Il suffisait à chacun de s’y mettre, et je ne doutais pas que chacun s’y mît.
Le hasard m’a fait rencontrer un ingénieur qui avait travaillé sur le projet NeXSTSTEP. « Le plus difficile pour l’utilisateur », m’expliqua-t-il, « consiste à savoir retrouver les fichiers qu’il a enregistrés. » Oui, bien sûr, les premiers jours. Il suffit d’apprendre. Ces choses devraient s’enseigner à l’école, sachant que le premier problème serait que les maîtres le sachent d’abord. Même alors, ne seraient-ils pas capables de chercher avec les élèves ?
Le plus difficile serait plutôt à mes yeux de s’y retrouver dans la jungle des formats : formats de texte enrichi ; formats graphiques ; formats de son, de vidéo, etc ; de régler les questions qui en dépendent d’interopérabilité, d’émanciper son travail de la machine et du programme. Cela aussi devrait être enseigné à l’école.
La vérité est que mon intuition était fausse. Peu se soucièrent d’apprendre ; ou sans doute les découragea-t-on, car il n’en allait pas ainsi au départ. Au départ, l’on devinait la même passion qu’avait suscitée la mécanique des moteurs, automobiles, motos, cyclos, voire des engins agricoles.
Cela fit long feu. Bientôt le meilleur slogan de vente d’un programme fut qu’il n’y ait rien à apprendre, ni rien à comprendre. Voilà ce que l’on peut appeler passer à côté du numérique. C’est ce qui cacha la révolution numérique ; ce que les ordinateurs avaient à offrir de plus précieux.
En découvrant les ferments d’une révolution numérique, sur le même élan, je tombais sur le copyleft et l’open source : la gauche d’auteur et le source lisible. J’en fus enthousiasmé. Je n’avais aucun doute que se trouvaient là les ferments d’une révolution.
Je pèse mes mots. Je n’entends pas un simple tour sur soi-même pour revenir à son point de départ. Non, je voyais un tournant décisif, en tout point comparable à l’invention de l’écriture : rien de moins.
Je le pense toujours. Je n’ai pas changé fondamentalement d’avis. Je me suis seulement rendu compte assez vite que l’invention de l’écriture ne s’était pas faite en un jour. C’est que les hommes durent d’abord comprendre que pour se servir de l’écriture, l’on devait commencer par apprendre à écrire. Ce fut ce qui prit le plus de temps.
Voilà donc où j’en étais à ce tournant du siècle, comprenant que ce qui m’avait d’abord ébloui n’était pas encore pour le lendemain. Un siècle peut-être, quelques dizaines de siècles…
Tu imagines l’effet que cela eut rapidement, mais toutefois progressivement, sur mes convictions préalables ; toutes mes convictions qui s’articulaient parfaitement à la révolution numérique en puissance : révolution de l’esprit, révolution du travail.
Ce fut comme une douche, un rinçage à grande eau, qui m’inspirait une patience à laquelle rien ne m’avait préparé. Une douche, ça calme.
Toutes les découvertes, toutes les inventions technologiques ont des applications utiles. Ce sont elles qui déterminent la plupart du temps leur succès. Cette utilité, on le conçoit sans peine si l’on y réfléchit, doit être trouvée dans des usages antérieurs à la technique elle-même. Quand Héron inventa le premier train à vapeur, il n’y avait aucune utilité pour une telle invention dans l’Empire Byzantin. C’est pourquoi Héron n’est pas resté dans les annales pour être l’inventeur du train. Il eût dû attendre des siècles pour cela.
L’invention doit donc posséder une utilité immédiate, et elle n’est pas toujours la bonne, celle à laquelle elle répondrait le mieux. L’usage plutôt n’est pas forcément celui qui correspondrait le mieux à l’invention, la nourrirait le plus. Quand on découvrit la fission nucléaire, le premier usage conçu fut une bombe. Ce n’était pas le plus intelligent, ni celui pour lequel on étudia l’atome, ni encore qui offrit les plus grandes avancées.
La plupart du temps, les usages de la technique sont idiots et régressifs. D’aucun ont souvent du mal à comprendre que ces emplois stupides ne sont pas nécessairement inhérents à telle invention particulière, ni à la technologie en général. L’invention du numérique date déjà de plusieurs générations, son usage n’a peut-être pas encore été découvert.
Il est cependant une utilité essentielle, fascinante et supérieure qui concerne toutes les inventions : elle est celle d’entraîner tous les hommes à percer davantage les lois de l’univers ; celle de modifier les façons de vivre et de travailler, et d’y entraîner chacun.
L’on en déduirait sans peine que la plus grande utilité de toutes les découvertes est leur capacité à se transmettre au plus grand nombre ; d’être contagieuses.
Toutes les découvertes et les inventions cependant n’y réussissent pas. Il arrive même que leurs effets soient contraires ; lorsqu’elles cherchent, par exemple, à pouvoir être employées sans rien apprendre, ni comprendre.
Une fraîcheur nouvelle est tombée sur Dirac ; quelques brèves ondées de bon matin, mais il n’en fallait pas plus pour que descende des cimes un vent léger. Il nous rafraîchit depuis trois jours et entraîne des nuages aux formes si diverses et aux si grandes variétés de gris qu’ils nous ravissent.
Il faisait trop chaud ce mois de juillet ; la chaleur en montagne se fait vite agressive.
Des nuages en montagne, et les cimes semblent plus hautes, nettement plus.
Peut-être y a-t-il eu des orages violents vers l’Actar. J’ai entendu tonner dans la nuit. Je me suis levé mais la pluie était faible sur le balcon. Au matin, il avait séché.
« Je suis bien d’accord avec toi », dit Sinta partageant son petit déjeuner. « L’on connaît des civilisations qui ont atteint des sommets grâce à leurs savoir-faire répandus et partagés au sein des populations. La Chine et l’Europe Occidentale en sont des exemples fort bien documentés ; l’Europe Occidentale notamment à l’époque moderne. »
« Voilà donc la réponse que je t’avais donnée », lui renvoie-je. « J’ai compris que la civilisation occidentale moderne mourait quand elle ne se montra plus capable de partager et de diffuser ses technologies. L’on utilisait et diffusait les produits technologiques, mais pas la technologie. »
« Le mot « technologie » lui-même en perdait sa signification, celle de désigner la matière qui étudie les techniques, leur science si tu veux. Il commença à désigner ses produits seuls à l’exclusion de leurs techniques qui, loin d’être diffusées étaient protégées par des brevets, et cachées dans des boîtiers inviolables, des langages opaques. »
« Je crois que tu minores l’aspect militaire, ou si tu préfères, guerrier de l’ingéniosité des hommes. » J’entends bien l’objection de Farzal. Elle me rappelle les Règles pour la direction de l’esprit de Descartes, ouvrage inachevé, probablement inachevable, et ne présentant aucune nécessité d’être achevé, tant, quand on a compris, l’on sent qu’il pourrait se prolonger indéfiniment : un ouvrage sans fin, essentiel et toujours ouvert. Bref, dans ses Regulae René Descartes évoque la métallurgie en précisant qu’ayant appris à forger, avant de songer à fabriquer des armes, l’homme devra produire des outils lui permettant de travailler le métal : pinces, marteaux… La première chose à laquelle pensait Descartes, c’était dans sa nature, étaient des armes ; des armes et d’abord des outils.
La guerre lancée par les États-Unis en Ukraine illustre à la perfection la remarque de Farzal, montrant l’importance de ce que j’appellerais « l’arme numérique ». Elle ne cesse de faire la différence, mais on n’en voit pas grand-chose. L’on voit bien que les ingénieurs des forces armées russes déploient une efficacité croissante et remarquable, mais l’on ne sait pas exactement ce qu’ils font.
« L’on ne voit évidemment pas les détails, mais on le comprend très bien », me répond Farzal. « Je ne dirais pas quant à moi qu’ils passent à côté du numérique. »
« Le plus important », reprend-il, « est que ce savoir se diffuse entre eux, se partage, engage toujours plus d’hommes. »
Moscou, Saint-Pétersbourg : la modernité occidentale en grand. Qui imaginerais des villes disposant d’une telle profusion d’espace ? L’immensité ne s’y projette pas vers le haut, malgré les monumentales tours que fit construire Staline à Moscou. L’immensité y est horizontale, sa démesure est dans l’étendue. Aussi ni Moscou ni Saint-Pétersbourg ne sont écrasantes. L’étendue est offerte au regard et à la marche sans entrave.
L’ampleur des places et des parcs, la longueur des avenues, la largeur des trottoirs n’écrasent personne. Non, l’on s’y sent rassasié d’espace, il fait bon y marcher.
Les Russes marchent vite, même les vieilles. L’on marche goulûment. Où que l’on se trouve, la vision est vaste. Elle offre des horizons lointains aussi bien qu’apaisants. Le regard n’est jamais heurté. L’horizon est une immensité sauvage.
Flâner ? Pas vraiment. La marche se fait vive. Même les larges carrefours se laissent traverser sans peine, sans terreur, malgré la circulation rapide. Les Russes conduisent vite aussi.
Les parcs sont parfaitement entretenus ; les pelouses, impeccables. L’on y pratique le yoga ou la tranquille contemplation des nuages.
Je n’avais jamais vu de rues si propres. L’on s’assiérait volontiers sur les perrons. Personne ne le fait. Il ne manque pas de bancs, en bois, géométriques, en fer forgé… Qu’on ne craigne pas la fatigue d’une marche dans laquelle l’espace sans limite nous grise.
Il doit bien y avoir un mot ici en russe qui traduise « wildness », comme je dis « désert ». Même avec des centaines de marcheurs la place ou le parc semblent déserts, tant il reste de l’espace à chacun.
Farzal et Sariana nous ont invités pour quelques jours avec eux en Russie. Le voyage leur est payé, et comme une voiture pour quatre ne coûte pas plus que pour deux, Sint et moi n’avons qu’à nous loger et nous nourrir. Nous sommes quatre alors à nous relayer pour conduire, ce qui rend pour nos amis la voiture plus souhaitable que le train
Parvenus dans la plaine de l’Amou-Daria, le trajet est rapide ; les routes sont larges et droites et le paysage nous prépare déjà aux horizons que la ville démultiplie. Oui, l’espace se déploie immense à Saint-Pétersbourg où nous sommes arrivés ce matin.
Nous n’avons pas eu beau temps. Il pleuvait à Moscou. L’on y portait des gilets et des vestes, mais l’on y croisait encore quelques débardeurs. Nous sommes toujours en plein été. Les nuages après la pluie sont saisissants dans ces étendues aussi sauvages que si parfaitement urbaines.
Je n’ai rien vu en chemin de Samarcande. Il faisait nuit. Peut-être au retour.
Je n’avais jamais trouvé l’occasion de me rendre attentif à ce nord-ouest de la Russie, et qui est à bien des égards son cœur, son centre si j’ose dire. Il le fut du dix-huitième siècle au vingtième. Plus maintenant ; il est devenu un passé grandiose, et qui n’est plus seulement celui de la Russie. Il est celui de la modernité.
L’on sent qu’au vingtième siècle, l’Occident s’est trouvé à une croisée des chemins, hésitant d’un côté entre New-York et Washington, et de l’autre entre Saint-Pétersbourg et Moscou ; hésitant entre deux continents. Ce ne sera finalement ni l’un ni l’autre.
Cette Russie moderne, entre Saint-Pétersbourg et Moscou, face à laquelle le reste du continent a pu en certains temps paraître sauvage, ou aussi bien barbare, à l’instar du continent nord-américain face à sa côte atlantique, a perdu cette centralité. Ceux qui rêvaient au début de ce siècle de la reconstruction d’un empire à partir de cette centralité, ont dû se faire une raison.
Pour autant, l’Est et le Sud ne furent ni sauvages ni barbares. Sur cet arc qui va de Constantinople à Samarcande, avaient fleuri les plus riches et les plus antiques civilisations ; les plus inventives dans les sciences, les arts et la philosophie. Là se trouvaient les grandes civilisations, jusqu’à l’Est le plus profond.
Farzal et moi sommes allés nous baigner devant Gazprom, les installations industrielles et la direction de Gazprom. Il y a là une petite plage bien aménagée. L’eau est un peu fraîche, mais agréable si l’on nage vite.
Là encore, tout est démesuré, mais pas inhospitalier le moins du monde. L’on sent la mer, mais aussi l’herbe fraîche. Entre l’architecture industrielle et de longues barres d’habitations aux couleurs brunes et pastel, s’étendent de vastes prairies apparemment non entretenues. La pluie récente a exalté leur senteur qui se mêle à celle de la mer et de l’iode.
L’on se sent tranquille à se faire sécher sous un ciel lui aussi immense, traversé de larges nuages qui rendent le delta de la Neva plus démesuré encore qu’il ne l’est.
L’on oublie ici les tons pistache des palais et des églises du centre. L’on trouve à Saint-Pétersbourg une concentration unique de statues, de palais, d’églises et de musées. La verdure bleuissant à l’horizon, et les infinies nuances de gris des nuages bercent l’âme. La mer est passablement agitée.
Sinta s’est fortement intéressée à la façon dont s’habillent les Russes. L’on ne voit pas de gens spécialement élégants, ni non plus négligés, et peu de personnes laissent des indices permettant d’imaginer leur classe. Les vêtements semblent avant tout confortables et solides, avec une petite touche « plein air ». Ils sont bien coupés et mettent en valeur les corps. L’on ne semble pas apprécier ici de se sentir engoncé, limité dans ses mouvements, ou gêné dans sa marche rapide pour s’être mal chaussé ; mais les femmes ne négligent pas le charme, et bien des robes légères ont des échancrures qui montent jusqu’aux cuisses. On n’oserait pas les porter à Dirac.
Je me demande ce que Sint va dépenser. La vie est chère ici.
Tout est allé si vite depuis que je suis parti vers l’Est il y a trois ans. La libération de l’Afghanistan fut stupéfiante. Aujourd’hui-même au Niger se préparent encore des tournants radicaux.
Tout aurait pu se dérouler plus lentement si la plus grande république bananière du monde et ses dominations européennes ne s’étaient pas frénétiquement débattues. Des mécaniques implacables étaient déjà en place, qu’il n’était plus possible d’arrêter.
Combien de temps cela aurait-il pris autrement ? L’on ne peut la savoir. Tout aurait pu aller très vite aussi bien.
Ces mécanismes implacables étaient les conséquences de décisions humaines bien sûr ; mais plus aucune d’entre elles ne parviendrait maintenant à les changer. Ils sont faits d’enchaînements trop complexes pour que l’esprit parvienne à y dessiner des routes entre les trop nombreux « si, alors ».
Ce voyage en Russie m’a déconcentré de la tenue de mon journal, bien qu’il en soit la suite, et peut-être la fin.
Je ne saurais continuer comme si de rien n’était. Peut-être le poursuivrais-je dans un nouveau tome.
Mais pas tout de suite. Je dois lever le nez.
© Jean-Pierre Depétris, juin 2021
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