Jean-Pierre Depetris, juin 2021.
Les images mentales - Dialogue - Dialogues - Les lois du vivant - Suite
« Les francophones comprennent mal la notion d’intelligence artificielle. Ils ne pensent pas que la notion est issue de l’anglais, où intelligence renvoie à information. Un mot rend parfaitement cette notion : informatique. L’intelligence artificielle, cela signifie simplement l’informatique, l’information automatique. Pas de quoi avoir des vertiges métaphysiques », m’explique Sint.
Il fait agréablement frais sous les branchages que le vent agite à peine, juste assez pour voir bouger l’ombre des feuilles sur la table de métal. Sint est en beauté aujourd’hui avec son voile blanc de coton qui fait valoir le rubis qu’elle porte sur le front.
Elle doit avoir chaud en marchant au soleil. Moi non plus, je n’ai pas encore sorti les vêtements de printemps. J’hésite à le faire, puisque le matin et le soir nous retournons en hiver.
« Tu penses », me demande Sint, « que l’apparition de nouveaux paradigmes dont tu me parlais la semaine dernière, pourrait passer par l’adoption de l’hexadécimal avec le système de notation et de prononciation du Bibi que tu nous avais expliqué l’an dernier ? »
« Pour être sincère », dis-je, « je m’attends à les découvrir qui surgissent ici où là chaque jour, mais je ne vois rien apparaître. Robert Lapointe était un amuseur, on ne va pas le contester, mais il ne s’est pas investi dans une élaboration aussi complexe que le Bibi avec la seule intention d’amuser. D’ailleurs il n’a amusé personne. Non, il se rendait bien compte qu’il construisait un outil cognitif essentiel pour les temps nouveaux. »
« Il semble que personne ne l’ait remarqué, sinon toi », observe Sint. « Si je l’ai remarqué, c’est qu’il est remarquable. D’autres n’ont pas dû voir immédiatement les usages possibles. Comme je l’avais dit l’an dernier, des machines convertissent très bien les bases numériques à notre place. Ceux qui ont appris à utiliser le Bibi, l’ont fait pour s’amuser, sauf moi, afin de créer des chartes de couleurs pour mes pages web. »
Je m’étais rendu compte que les couleurs de mes fonds et les polices de mes pages différaient sensiblement selon les machines sur l’écran desquelles je les voyais. J’ai donc chercher à définir des gammes de couleurs dont les valeurs relatives soient moins affectées que d’autres par le changement d’écran. Je devais donc établir des rapports numériques très précis. Il m’est vite paru évident qu’il est plus facile de mémoriser un nombre, même élevé, et d’en concevoir intuitivement la valeur en bibi, qu’avec les notations convenues de l’hexadécimal, avec ‘a’ pour ‘10’, ‘b’ pour ‘11’, etc.
« Le Bibi est plus commode pour réfléchir et mémoriser pendant que l’on travaille, mais comme l’on doit finir par entrer dans le programme les valeurs en notation conventionnelle, quand j’ai eu achevé mes chartes, je n’ai plus eu à l’utiliser. Voilà pourquoi le Bibi est utile, mais pourquoi l’on peut aussi s’en passer ; mais pas cependant pour concevoir, intuitionner et mémoriser. »
« C’est bien ce qu’un programme ne fera jamais à ta place », remarque Sint. « Il ne produira jamais des images mentales à ta place, ni ne travaillera avec. »
« Je m’attends à voir réapparaître le Bibi d’un jour à l’autre, peut-être réinventé, peut-être avec des noms et des conventions légèrement différentes, mais au fond, identiques ; peut-être en Iran, peut-être en Chine. – Pourquoi en Chine ou en Iran ? – Il me semble que c’est où l’on en aurait le plus d’usage aujourd’hui, et où les esprits y seraient par leurs cultures, les mieux préparés. »
La notion d’image mentale est complexe. Elle-même est une image : l’image mentale ne concerne pas nécessairement le visible, elle est aussi bien une image sonore.
Nous ne savons pas dire beaucoup des images que nous nous donnons, ni ne comprenons comment nous nous en servons. Sur cette notion, cette image, nous fondons ce que nous appelons « intelligence ». Sans ces images, pas de travail intellectuel humain, ces mots n’ont aucun sens.
Une image mentale serait aussi bien une simple et banale valeur numérique, disons un nombre : 0,1 ; 10 % ; 1/10 ; et la polymorphie par laquelle nous la saisissons successivement est proprement ce qui en fait précisément une image.
Voilà qui est à la fois simple et complexe. L’époque moderne ne s’est jamais donné beaucoup de moyens d’accomplir assez de rangements dans ce fatras, bien que James se fût mis à l’ouvrage.
Le problème est que nous ne savons plus trop si nous touchons ici à la psychologie, à la logique, la mathématique, la linguistique, la grammaire, la rhétorique, la poétique, et pourquoi pas la poésie, l’art, l’esthétique. C’est en quoi je me suis perdu au sortir de l’université.
– Peut-être devrait-il s’agir essentiellement d’esthétique, suggère Sint. Au sens littéral, l’art de passer de l’intelligible au sensible.
– C’est bien de quoi il s’agit. Mais quel désordre !
Dirac est une ville plus moderne que je m’en étais aperçu quand je m’y suis installé en 2021. C’est à cause de la modernité orientale que je n’avais pas bien perçue.
La modernité orientale aime faire dans le rustique, dans le plein air. Ici l’on n’aime pas les immeubles de grande hauteur. L’on aime les styles traditionnels, mais tout est neuf sans le paraître.
De la verdure pourtant : l’on hésiterait à parler d’espaces verts : les jardins sont autant de petites jungles qui plairaient à Joseph Borrell (le Vice-président de la Commission européenne, qui aime comparer le monde qui n’est pas européen à une jungle).
Jungles tranquilles, rafraîchissantes, qui tempèrent le climat, et que j’aimerais dire intimes. La ville emploie des armées de jardiniers. Ils sont qualifiés et experts pour donner l’impression de ne toucher à rien, pour faire en sorte que la végétation se répande comme seule.
Dirac s’est enrichie récemment, m’a expliqué Sinta. Ce n’était pas ainsi quand elle était jeune.
« La philosophie fabrique des concepts », me dit-elle. « L’on dit aussi que la science produit des paradigmes. Je ne crois pas que cela nous mène loin. Le plus important serait de produire des images mentales ; mais l’on ne sait même pas comment s’y prendre. »
Shimoun sourit. « L’on a connu dans toutes les grandes civilisations des ouvrages qui recensaient des images mentales » dit-il.
Nous nous sommes rencontrés devant l’un des restaurants de bois à l’heure où il faisait déjà chaud. Des jardiniers ramassaient des branches cassées parmi les pierres et les galets au bord du lac, s’ingéniant à rendre le lieu plus naturel et plus sauvage.
À une lointaine époque, je m’étais entiché de littérature alchimique. J’avais vite compris qu’il s’agissait d’abord d’un phénomène d’édition ; d’impression de livres qui avait coïncidé avec l’apparition de l’imprimerie en Europe. J’avais vite compris que le phénomène n’était pas inspiré d’intentions parfaitement honnêtes. Les libraires-imprimeurs avaient trouvé le moyen de vendre des livres chers et rares en exploitant des sciences secrètes ou prétendues telles. L’on avait cherché de vieux manuscrits latins, souvent traduits de l’arabe, la langue de l’alchimie, dont les traductions étaient bizarres, quand ce n’était extravagantes.
De cela je me suis aperçu plus tard, en lisant les alchimistes arabes. Ils traitaient de chimie, de la combinaison des corps, il n’y avait rien de plus mystérieux, si ce n’est que reconnaître les noms des matériaux dans cette langue ancienne était difficile, et peu utile par ailleurs. Ces lectures n’étaient cependant pas dépourvues d’intérêts, car les auteurs se livraient souvent à des généralités, des remarques épistémologiques et des commentaires sur des savants antiques, Aristote, Zosime…
Je vais peut-être un peu vite en renvoyant tout sous le registre de l’escroquerie. Il y avait de cela, mais pas seulement. Il n’est pas dit que les lecteurs, les auteurs traducteurs, les libraires-imprimeurs fussent dupes. À y regarder de près, ces livres donnaient souvent lieu à des jeux de l’esprit fascinants, et ils étaient beaux. L’on aurait pu les dire des recensions d’images mentales dont Shimoun parlait hier matin.
J’ai connu des ouvrages semblables dans le monde indien, pendant l’ère moghole notamment, qui faisaient des recensions d’images mentales védiques. Ces images identifiables dans leurs traditions respectives, sont souvent transversales à d’autres. J’aimerais en reparler avec Shimoun.
Ô muses, chante la colère de Prigojine. Elle a stupéfié le monde. L’on n’avait rien vu de semblable depuis le bouillant Achille. Les morts étaient convoqués ; corps ensanglantés et meurtris à la faible lueur de lampes. Une vidéo insensée.
L’on n’avait jamais vu depuis, un combattant s’adresser ainsi à la hiérarchie militaire. Autant dire que l’événement est historique. Il y aura un avant et un après.
C’est à l’ouest que la colère d’Evgueni Prigojine a le plus stupéfié. On n’y plaisante pas avec la hiérarchie. Plus que de l’insoumission, c’est du blasphème. L’Ouest est étonné : si même les régimes supposés autoritaires le prennent à l’aise avec la hiérarchie, jusqu’où ira-t-on ?
– Il fallait à la science moderne un créateur. Les lois des mathématiques décrivent tout. Elles sont les lois de la création, mais seulement de la création créée.
– Explique-toi mieux.
J’ai souvent observé que Lycos aime pratiquer les raccourcis dans sa pensée. Des inférences n’y sont même pas signalées par des points de suspension, qui nous autoriseraient au moins à imaginer que quelque-chose manque pour être complet.
Une fois qu’on a compris, ces élisions semblent moins déroutantes : l’on n’y voit plus rien manquer. L’on est cependant embarrassé par de semblables énoncés ; l’on craint que des imprécisions, de toujours possibles lapsus ne nous induisent en erreur. Il semble pourtant que lorsqu’on pense par raccourcis, l’on fasse peu de lapsus ; que l’on soit peu enclin à utiliser des mots mal appropriés.
« La science moderne s’en sort bien avec ce qui est, mais elle ne peut rien avec ce qui n’est pas. Tu déduiras les lois des mathématiques avec tout ce que tu as sous les yeux et sous les mains, mais tu ne feras rien apparaître sous tes yeux ni sous tes mains de la seule réflexion mathématique. »
« Je m’abstiendrais de te donner les quantités d’exemples qui me viennent à l’esprit pour te prouver le contraire, car j’imagine que lorsque tu dis « la seule réflexion mathématique », tu entends « absolument rien d’autre ». L’on a déduit l’existence d’une planète sans la percevoir, par le seul calcul des effets qu’elle exerçait sur son environnement. Il n’y avait donc pas proprement rien : le calcul seul. »
« Je crois que tu comprends ce que je veux dire. Si les mathématiques sont les lois auxquelles obéit le monde, elles ne peuvent que lui être données pas le créateur de celui-ci, et ce créateur doit être à la fois suffisamment impersonnel et transcendantal pour créer ce monde, et suffisamment personnel à la fois pour partager une relation intime, quasiment de parenté, avec celui qui entend ces lois. Tu comprends bien ici que l’on ne trouve rien dans le principe d’une telle personne divine qui ressemblât à une entéléchie aristotélicienne, ni au ciel des Chinois, ni même au Brahman des Védas. »
Les raccourcis de Lycos sont passablement fatigants pour l’esprit qui tente de le suivre. Pour ralentir le sien, je lui propose une objection : « L’on connaît pourtant bien des civilisations polythéistes ou athées qui avaient conçu de puissants instruments mathématiques, pour ne citer que les Grecs, et surtout les Indiens. »
« Tu as raison, je n’ai pas été clair. Ils auraient été suffisamment bien équipés pour avoir inventé la physique moderne, mais ils ne l’ont pas fait. Ils ne l’ont pas fait car ils ne parvenaient pas à induire de ces mathématiques les comportements de la physique. »
« Soit, il est plus évident de déduire les mathématiques de la physique que d’induire la physique des mathématiques. J’ai lu et entendu bien des paroles étayant l’hypothèse, ou si tu préfères l’expérience d’un Dieu créateur du monde et pourtant personnel. Je pense à Leibniz, à Kogève et tant d’autres. Elles ne m’ont jamais convaincu. »
« Si la proximité d’une personne divine avait été nécessaire pour conduire à la science moderne, ce n’aurait pas été les Européens qui l’eussent découverte, mais bien avant eux les arabo-persans, après la fin des Sassanides. Eux avaient cherché dans la chimie. Les Occidentaux, bien plus tard, dans la mécanique, la reine des sciences. »
« L’on n’imagine pas l’acuité de ces questions sur lesquelles rivalisaient les savants de la Rome byzantine et ceux de la Perse islamique », commente Shimoun.
En sortant de l’université, j’ai rencontré Lycos, et nous avons engagé la conversation en descendant vers le centre de la ville. Puis nous avons croisé Shimoun près de la place où j’avais aimé ces derniers temps observer la croissance des ramures. Nous nous y sommes arrêtés.
Après avoir commandé trois cafés, je reprends : « Pour le dire tout net, je ne crois pas que nous ayons une intuition naturelle des mathématiques, dévoilerait-elle ou non notre proximité avec un créateur du monde. Si j’ai lu attentivement les Méditations Métaphysiques de René Descartes, et j’en ai été fasciné, je tentais de percer au plus près le récit de son expérience. Je n’ai jamais découvert en moi ce qui me laisserait croire que j’aurais un accès inné aux lois des mathématiques. Je comprends bien le dialogue du Ménon, mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit : pas de l’intuition de la géométrie, mais celles de sa relation avec la physique ; son rapport avec le monde créé si tu veux. »
« Même l’intuition mathématique, je n’ai jamais su la découvrir en moi autrement que par la médiation du comportement physique des matériaux. »
« Je te donnerai un exemple simple : la poulie. La première fois que j’ai vu employer une poulie, j’en fus surpris. Je n’étais qu’un petit garçon, et j’aurais bien pu me convaincre quelques années plus tard que le procédé était, au contraire, intuitif. Cependant le levier ne m’a pas paru non plus immédiatement intuitif. »
« Plus tard, lorsque j’ai su employer la géométrie pour décrire les phénomènes de la poulie et du levier, et lorsque je fus capable d’y réfléchir plume, et même règle, en main, je les ai trouvées peut-être plus contre-intuitifs encore. Logiques peut-être, mais pas intuitifs. »
« Ta remarque n’est peut-être pas si contradictoire avec ce que dit Lycos », relève Shimoun. « L’intuition d’une intimité des mathématiques par l’intermédiaire d’un Créateur à la fois transcendant et humainement proche, aurait pu n’être qu’une illusion, mais l’on peut imaginer que cette illusion fût de nature à donner seule l’impulsion de chercher un nouveau système du monde. »
« Oui, mais pourquoi le monde occidental ? Qu’avait l’Occident que n’auraient pas eu l’Eurasie et l’Océan Indien ? » Insisté-je. « Serait-ce d’avoir fondé la science moderne sur la mécanique plutôt qu sur la chimie ? Probablement, mais je ne suis pas assez savant pour m’engager plus loin. »
« Alors que posséderait la mécanique que n’aurait pas la chimie », reprends Shimoun, « au point que l’on dût attendre Lavoisier pour en produire enfin une aussi consistante que la mécanique, et dont on eut tant de peine à concilier les principes respectifs, avant de découvrir de si nouveaux et de si curieux objets que sont les particules et les molécules ? »
« Je crois que ce qui fait de la mécanique une reine », dis-je, « est qu’elle repose au départ sur un très petit nombre de figures : la poulie, le levier… Elles sont simples, elles ne sont pas nombreuses. Oserais-je dire : elles sont bêtes ? »
– Je n’ai rien compris à votre dialogue, toi, Lycos et Shimoun, m’a dit Nadina. J’imagine que ce dont vous parliez vous est familier ; vous deviez vous entendre à demi-mots. Je t’avoue n’avoir pas trouvé Lycos faire plus de raccourcis que toi.
Si je vous ai bien compris, l’approche scientifique du monde impose qu’il soit conçu comme une création, et donc le produit d’une décision délibérée d’un sujet, et certainement pas un processus causalement déterminé.
– C’est à peu près cela, et c’est une idée qui nous était déjà venue en tête, et que nous avions, pour ainsi dire, acquise des modernes. C’est la raison pour laquelle nous l’avons sans doute mal développée, et qu’elle te paraît en raccourcis.
– J’ai été surprise de vous voir argumenter comme des théologiens, toi surtout, que j’ai toujours entendu confesser un athéisme et un matérialisme convaincus. Tes amis ne m’étaient pas parus non plus bien loin de partager tes façons de voir.
– La question n’est pas là. La question est que si nous cherchons dans le monde de l’intelligible de quoi fonder les prémisses de ce qui ressemblerait à une science, nous devons trouver un agent, un sujet susceptible d’une opération volontaire et intelligente.
– Un dieu ?
– Pas pour moi. Non, seulement au moins un être vivant et créateur. Le monde en est plein. Tout dans le monde vit et crée ; le produit et le transforme. Pourquoi en refuser le miracle, pour en faire une abstraction ?
– Un être vivant ?…
– Je ne sais pas où commence ni où s’arrête le vivant. La volonté, la volition à minima, la voracité, la reproduction… je ne sais non plus où elles commencent ni où elles s’arrêtent. As-tu déjà bien vu du feu ? Et une vague ? As-tu déjà lutté contre une vague ?
– Ta vision aurait-elle quelque-chose à voir avec Mach ? Ou avec Ludwig Feuerbach ?
– Non. J’hésite un peu, mais non. Feuerbach se place lui-même comme un tel sujet : Moi. Il peut bien consentir à élargir ce moi à un nous, mais tout est dans cette relation entre le monde et moi. Prends l’exemple d’une flamme. Tout est dans la relation peut-être, mais nous sommes indépendants dans le sens où la flamme, je peux l’avoir allumée, et aussi l’éteindre. Elle peut me brûler, me consumer aussi bien. Nous pouvons nous détruire l’un l’autre, nous tuer ; nous pouvons nous faire cesser d’exister l’un pour l’autre, pour en faire exister autre chose.
Le propre du vivant est qu’il meurt, le propre des êtres vivants est qu’ils se tuent, se dévorent. Ce n’est pas exactement d’une telle façon que Feuerbach, ni Mach, ne pensent la relation. Ce n’est pas ainsi non plus que la science moderne le conçoit.
Sint a des lèvres pulpeuses. Elles ne sont pas particulièrement épaisses, non, elles sont fruitées, comme les cerises dont elles ont la couleur et l’éclat. Sint sourit davantage des yeux, qu’elle plisse de façon charmante.
– Comme Nadina, dit-elle, je suis quelque-peu déroutée par votre dialogue métaphysique. Je suis même surprise que vous accordiez tant d’importance à la métaphysique. La métaphysique : ce qui est au-delà du monde physique. Quel au-delà ?
– Est-il possible de considérer une chose en faisant abstraction de son caractère physique ? Bien sûr. Un nombre par exemple. Considérons le nombre deux. Deux n’est-il pas concevable sans se demander : deux quoi ? n’est-on pas capable de l’utiliser ainsi, de l’utiliser efficacement sans relation avec rien de physique ? Ne doit-on pas s’y résoudre en abordant les mathématiques, plutôt que se confiner à faire de simples calcul ?
– Et pourquoi ne pas appeler cela les mathématiques plutôt que la métaphysique ?
– On l’appelle comme on veut. La question que nous nous posons consiste à interroger le rapport entre les lois des mathématiques et celles de la physique. On l’appellerait aussi bien philosophie première, prima philosophia, ce serait davantage à mon goût. Cette question est profonde, consistante et pratique. Descartes s’était demandé : pourquoi les lois de la nature obéissent-elles à celles des mathématiques ? Et il avait répondu : parce que le Créateur les a données à sa création.
J’avais écrit de cette réponse qu’elle était une géniale absurdité. J’avais écrit ailleurs qu’elle était une pirouette. Descartes était habile à faire sauter les questions dont on pouvait douter de l’urgence. Quel rapport y a-t-il entre les lois de la nature et celle des mathématiques ?
– Je ne crois pas que sa réponse n’était pour lui qu’une pirouette.
– Elle l’était pourtant. Elle sonnait bien un peu comme une tautologie. Je t’accorde que, pour Descartes, Dieu ne se réduisait pas à un mot, ni à ce que lui avait appris sa nourrice ; mais de leur relation, il en gardait le secret. Il était discret sur une telle expérience. Si sa phrase n’était pas une pirouette, elle était au moins une dérobade.
– Et pour toi ?
– Moi j’ai depuis longtemps déplacé la question : pourquoi les lois des mathématiques obéissent-elles à celles du vivant ?
Dès que des mots sont écrits, ils semblent plus vrais. C’est un drame. Ils le semblent plutôt pour celui qui les lit, même s’il est celui qui les lit après les avoir écrits. C’est un drame surtout pour celui qui les écrit.
Écrire est toujours poser un acquis ; et ce n’est pas un drame, au contraire.
Acquis ne veut pas dire vrai. Il est toujours temps de déconstruire, et c’est un autre acquis ; et celui qui écrit voit que cela est bon.
Celui qui écrit voit que ce qui pour lui est acquis, ne l’est pas pour tout le monde. C’est un autre drame. Celui qui écrit ne manque jamais de voir que ce qu’il a posé, parfois magistralement, est ignoré de tous, même de ceux dont il croyait avoir été lu et compris ; à plus forte raison de ceux qui ignorent jusqu’à son existence.
Il sait que c’est logique et irréfutable, et pourtant cette évidence lui est contre-intuitive, ou, pour le moins, difficile à convenir, car il sait que ce qu’il a posé lui est acquis et certain, fût-ce pour lui seul. Cela rend celui qui écrit solitaire.
Ce n’est évidemment pas le cas de celui qui parle, du moins s’il ne parle pas seul.
Boèce ne s’attendait certainement pas que je le lusse un jour. Plus personne ne viendrait. Il attendait tranquillement la mort dans son cachot où le roi des Burgondes, ou des Ostrogoths, l’avait condamné, et dont je n’aurais pas seulement soupçonné l’existence sans cela.
On le sent bien consolé à le lire, posant tranquillement par écrit ses acquis, ne les posant pour personne, et heureux de le faire.
« Pour la plupart des gens, pas de ceux comme toi ou comme Boèce », me reprend Sanpan, « les acquis dont tu parles sont des biens communs. Nous les recevons et les étudions ensemble. Crois-tu que chacun soit condamné à tout réinventer ? »
« Ne crois-tu pas que toutes ces recensions, cela ne finisse par faire beaucoup à la longue ? »
« Je vois le fond de ta pensée. Tu te demandes si toutes ces recensions, notamment sous la forme des revues savantes, ne se résument pas à une façon de disparaître ; si ces parutions ne confinent pas à des disparitions. »
« Quand j’étais plus jeune, je lisais tous les articles dans une revue qui m’avait publié. Je me disais que chacun devait faire ainsi, et je pensais que mon texte y trouvait autant de lecteurs. Un abonné n’est pas nécessairement un lecteur, et je me doutais que la revue n’en eût pas beaucoup d’autres. On ne lit pas les textes publiés, on les cite, on s’y réfère. »
« J’ai toujours été attentifs et curieux des effets que l’entourage d’autres textes avaient sur les miens. Puis, je ne les ai souvent plus lus, et j’ai appris que je n’étais pas le seul. »
– « Pourquoi les lois des mathématiques », me cite Sinta, « obéissent-elles à celles du vivant ? » C’est une forte remarque. Elle me renvoie à l’expression fameuse de Ludwig Wittgenstein.
Sinta m’a souvent entendu citer les mots de Wittgenstein « une forme de vie » ; plus précisément « comme » une forme de vie. J’ai souvent relevé qu’ils étaient mal compris.
S’il est comme une forme de vie dans le langage, elle est dans l’énoncé-même ; l’énoncé logique, mathématique, poétique, amoureux… La forme de vie, ce ne sont pas les circonstances ni les activités dans lesquelles participe l’acte de langage. (Cette dernière interprétation, sans être absolument fausse, serait seulement triviale.)
– Avant notre dialogue du 15, dit Sint, je ne comprenais pas avec la même intensité ce que tu voulais dire.
Il y aurait comme une forme de vie dans le langage. L’on comprend d’autant moins cette phrase que la remarque est simple. Il n’y a rien à comprendre : elles n’explique rien, elle ne décrit rien : elle montre. L’on voit ou l’on ne voit pas. « Une forme de vie ? Où ça ? »
« Tu as vu ? On dirait une forme de vie. – Ah oui. »
– Et quelles sont les lois du vivant ? m’interroge Sinta.
– Pour te dire le fond de ma pensée, Sint, je ne crois pas que le vivant possède de loi. Il les donne ; il les donne seulement.
Sint plonge dans un profond silence. « Oui, je crois que je comprends », m’étonne-t-elle. Oui, je suis sûr qu’elle comprend.
Le printemps est humide. Ce temps ne me déplaît pas. L’humidité exalte les odeurs, celles de la végétation évidemment, mais les autres aussi, celle du café, du thé, celles des moteurs. Mais non, les odeurs de moteur ne sont pas désagréables non plus, il n’en faut pas trop, c’est tout. Une odeur d’essence près des talus trempés, c’est toute la campagne au printemps. L’on sent la campagne à Dirac, même dans les quartiers les plus urbanisés. C’est à cause des jardins, des parcs et des canaux nombreux.
Mon nouveau chapeau fait merveille. Il protège bien du soleil, et de la pluie aussi. C’est un chapeau de brousse en tissu ; c’est ainsi qu’on l’appelle. Le tissu est à la fois assez rigide et assez déperlant pour que ses larges bords ne se déforment pas sous la pluie. Pour protéger ses lunettes, rien n’est mieux. Pas une goutte n’atteint les verres.
Pourquoi la science moderne n’est-elle pas née de l’Anatolie à la Transoxiane ? Et d’abord, en est-on bien sûr ? Il est fort possible que les Européens aient découvert la science moderne dans des manuscrits arabes.
L’on n’y a pas cherché d’assez près. Et l’Histoire, c’est comme le reste, l’on y trouve surtout ce que l’on y cherche.
La rencontre de l’immense empire Perse très hellénisé depuis Alexandre, avec les tribus du Prophète, dut être déterminante ; c’est-à-dire de la philosophie et des mathématiques hellénistiques avec la religion des Arabes.
La prétendue conquête arabe est une légende. Les Arabes ne pouvaient pas conquérir la Perse. C’est une simple question de démographie. Ce fut plutôt le message coranique qui conquit les esprits, puis, plus lentement j’imagine, le monothéisme qui conquit les mathématiques.
Je ne sais combien de temps il fallut aux savants perses pour achever la synthèse entre les concepts de la philosophie grecques et ceux de la Révélation coranique. Ce monumental travail philologique était déjà accompli aux temps d’Al Fârâbî mort en 950.
Pour autant, ce n’était toujours pas la science moderne. Cela se passait avant l’arrivée des Mongols, et il est probable qu’ils en furent un puissant stimulant.
Les peuples des steppes, Huns, Turcs, Mongols, paraissent avoir joué un rôle de stimulateurs de l’Histoire. Ils semblent n’avoir jamais eu de culture bien dessinée, récupérant plutôt au passage celles qu’ils rencontraient.
Ils paraissaient frustes. Des nomades, on s’imagine. Et pourquoi ? Cela les conduisit à inventer ce que l’on a appelé le papier bible, et qui est bien pratique. C’est sous le règle de Toramâna en Inde, dans le Pakistan actuel si je ne me trompe pas, que fut inventé le zéro.
Les Mongols ont construit le plus grand empire de l’Histoire, et qui a produit les plus grandes conquêtes de l’esprit. Un peuple de nomades éleveurs de chevaux : voilà qui va à l’encontre de ce qu’enseigne l’Histoire universelle. D’ailleurs, tout ce que disent les historiens des Huns, des Turcs et des Mongols est incroyablement insatisfaisant.
Il pleut, il pleut beaucoup. Cela commence à devenir désagréable pour le linge qui prend une si bonne odeur quand il sèche au soleil.
J’ai acheté des lunettes teintées pour travailler à l’écran. Je vois bien de près, comme tous les myopes. Ce sont les lointains qui deviennent flous sans mes verres, et je reconnais à peine quelqu’un sur un autre trottoir.
À l’écran, je lis sans peine sans devoir m’approcher. Je crains cependant que la lumière artificielle ne fatigue ma vue. J’ai donc acheté des lunettes de soleil au bazar.
Aux premiers essais, j’en suis content, mais je crains de les avoir prises trop sombres. Avec ce temps pluvieux, de toute façon, je me distingue à peine dans la glace quand je n’allume pas.
Je n’ai pas tardé à m’apercevoir que ces lunettes, la base des verres étant plus pâle, m’incitent à tenir la tête plus haute et à corriger spontanément mon assise. Je retrouve ainsi la posture que mes derniers exercices de chi gong avait améliorée.
Il est curieux d’observer comment ce que l’on se met en tête avec assez d’obstination finit par se produire comme par une force des choses. Je me demande d’ailleurs si rien de bons ne se fait jamais autrement que d’une telle façon. C’est sans doute la loi du vivant.
Erdogan arrive bien placé pour le second tour des élections. Rien n’annonce une tentative de révolution de couleur. Je m’étais donc trompé, mais on n’en sera sûr que dimanche.
L’opposition, présentée comme de gauche dans l’Ouest Sauvage, se montre au cours de la campagne bien plutôt d’extrême-droite, une extrême-droite nationaliste et xénophobe. Avec un Kémaliste à sa tête, je n’en suis pas plus étonné.
Il y a deux nationalismes et deux xénophobies en Turquie : celle qui pense en termes de civilisations et qui est xénophobe envers l’Ouest Sauvage ; celle qui est xénophobe envers ses propres voisins, Syriens, Kurdes, Iraniens, Afghans…, et dont le nationalisme se cale sur les frontières. Cette carte du nationalisme et de la xénophobie est surtout jouée par l’opposition comme sa dernière chance, au prix de compromettre ses revendications sur les droits de l’homme, et elle les rend mois crédibles. Pour autant, rien n’est aussi clair qu’il le paraît. Ni l’opinion publique, ni les intérêts de la Turquie ne coïncident avec l’ouest sauvage, mais bien davantage avec l’entraide et l’amitié entre tous leurs voisins, des Russes aux Arabes.
Le problème des élections en Turquie est qu’elles commencent à se jouer, comme il est devenu coutumier dans le monde atlantique, à cinquante-cinquante. L’on sait ce qui se passe alors. Au lieu d’opposer des options claires, permettant ensuite aux élus de connaître les rapports de force et de savoir sur quoi négocier, voire de commencer éventuellement à s’y mettre entre les deux tours, les camps se contentent de faire de la surenchère sur les mêmes thèmes, se disputant les mêmes propositions et s’opposant sur des nuances. En définitive, de telles élections ne tranchent ni ne changent rien. L’on trouve davantage de contradictions au sein des listes des mêmes candidats qu’il n’y en a entre les deux concurrents. L’on se plaît à appeler encore cela la démocratie. Elle tend à produire comme un double parti unique.
© Jean-Pierre Depétris, juin 2021
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