Sint

Jean-Pierre Depetris, juin 2021.

Après le départ de Whu - Les baraques de bois - Jours de pluie - À Dirac - Suite

Table des matières





Après le départ de Whu

Le 27 juillet, Whu est partie

Whu est repartie, et j’en suis attristé. J’appréciais nos conversations, et j’aimais sa présence. Sint aussi, et l’entourage de Sint. L’avantage de ces rencontres informelles est de permettre des relations plus libres, plus détachées des sujets habituels qui les déterminent.

J’ai demandé à Whu si elle pensait, elle aussi, que la défaite des États-Unis en Afghanistan était un événement déterminant pour les temps à venir. « Il est plus décisif que la libération de Saïgon à l’époque où je suis née. C’est le retour au Grand Jeu, mais dans des conditions inverses cette fois. »

Plutôt que de la rencontrer chez moi, ou encore chez Sint, ou chez d’autres à plusieurs, nous avons promené dans la ville. Je la lui faisais découvrir autant que je la découvrais moi-même. Nous y avions des conversations plus personnelles, plus littéraires aussi parfois.

Le 28 juillet, avec Whu

Je suis sûr maintenant qu’elle a lu ce que j’ai écrit sur sa conférence ainsi que mon mea culpa. Elle ne m’en a pas parlé, si ce n’est de façon indirecte. « Nos conférences, nos cours, les vidéos que nous en diffusons, sont des rituels consternants », a-t-elle dit. « Ils ne se prêtent pas à la transmission de connaissances, qui devrait plutôt faire appel à l’écrit et à ses commodités de navigation. Ces nouvelles technologies, si bien adaptées pourtant à l’écriture, nous font retourner au Moyen-âge. » Elle a évidemment raison. Nous ferions mieux d’utiliser nos outils, dit « bureautiques », à autre chose qu’à ce que l’on appelle des « présentations », destinées à servir de support à l’oral, et qui n’y sont pas d’une si grande efficacité, ni ne sont très lisibles seules.

Nous avions acheté des prunes près du Palais de Justice, et nous les avons mangées dans son parc devant l’étang sur le gazon, comme de jeunes étudiants. Elle m’a parlé des fruits à peine mûrs qu’elle cueillait sur les pruniers dans le jardin derrière la maison de son enfance, et ceux que nous mangions en devenaient plus délicieux.

Nous avons passé une nuit entière à bavarder, après être sortis un soir dîner en ville. Nous avons parlé jusqu’au matin, passant de bar en jardin, de jardin à bord de rivière. Ce n’est plus de mon âge, mais il est si tentant en cette saison de profiter des heures fraîches.

Le 29 juillet, arrosage du jardin

J’arrose le jardin de la voisine de Sint. Elle a dû s’absenter, et les jardins doivent être arrosés quotidiennement avec cette chaleur. Sint habite à proximité de l’université aux abords du centre-ville, de la forêt, et la petite zone industrielle en amont.

C’est un jardin potager bien sûr. On n’arrose pas un jardin potager avec un tuyau. On va jusqu’au tout petit ruisseau qui le longe, on déplace la plaque d’ardoise qui retient l’eau de se précipiter entre les premières rangées de légumes, libérant une délicieuse odeur de terre humide, et on la laisse circuler jusqu’à ce que la terre ait bien bu. On obstrue alors l’entrée de ces rangées avec la pelle dont on aura pris soin de se munir, et l’on passe aux autres.

Il y a bien longtemps que je n’avais plus fait cela, et j’y ai retrouvé un plaisir intact. J’adore regarder l’eau ruisseler, regarder des vagues aussi bien, celles lointaines ou celles qui se brisent sur le récif, les lames des rivières, les nuages encore, qui sont toujours de l’eau. Je peux y passer des heures. Je crois que mon imagination travaille intensément en tâche de fond pendant ces contemplations.

Sint cultive aussi un potager. Elle ne m’a jamais demandé de l’arroser, bien qu’elle ait davantage que moi d’autres choses à faire. J’en conclus qu’elle doit y trouver elle aussi un intense plaisir.

Comme sa voisine, elle y fait pousser quelques fleurs dont elle décore son intérieur. Non, les fleurs ne décorent pas le jardin. A-t-on besoin de décorer un jardin ? Des courgettes, des aubergines ne seraient-elles pas belles ? Et les pommes de terre, les magnifiques fleurs blanches des pommes de terre ?

La tragédie de l’énergie

La question tragique de l’époque semble bien être celle des sources d’énergie. Depuis longtemps, l’humanité a découvert le feu, et depuis, elle brûle, elle brûle tout, avec la solide conviction que le stock de matière combustible est sans limite. Il est aujourd’hui devenu évident qu’on est dans une pénurie de matière à brûler. Quand on a compris le problème qui en résulte, tous les autres deviennent subsidiaires.

Tous les autres problèmes butent contre celui-ci. Où va-t-on trouver matière à combustion ? Voilà la clé de l’avenir ; de n’importe quel avenir. Tous les autres problèmes se trouvent pris dans cette équation.

L’effondrement de l’impérialisme (stade suprême du capitalisme) et de la conception westphalienne de l’État-nation sont eux-mêmes subordonnés aux limites des sources d’énergie. Combattre pour des champs pétrolifères conservait un sens tant qu’il y en avait assez. Oui, il serait encore parfois vital de les posséder à court terme, mais à long terme, ça ne mène à rien. L’issue n’est pas dans cette voie.

En d’autres temps, les civilisations avaient fortement avancé sur les sources hydrauliques et éoliennes de l’énergie. L’énergie hydraulique est loin d’être négligeable si l’on ne s’arrête pas seulement à l’antique moulin. Le principe du vérin décuple formidablement la force, comme il le montre toujours dans les domaines les plus divers, et il se marie fort bien avec les techniques numériques. Il a failli, il y a plus d’un siècle, causer la disparition des cétacés pour leur huile précieuse.

Je ne crois pas que notre époque se sortira sans tragédie de cette impasse ; des tragédies comme il y en a tant eu au cours de l’histoire. Je me demande souvent où sont massées aujourd’hui les forces humaines les mieux capables d’affronter une telle situation. Voilà ce que je pensais en arrosant le jardin ; ce qui ne veut pas dire que mon esprit ne travaillait pas en tâche de fond. Toujours l’esprit navigue, divague ; il plonge, il émerge. Une nouvelle pensée surgit d’on ne sait où, poursuivant sa route, sans rapport apparent avec celle qui vient de s’échapper.

Dialogue avec Sharif

« Non, l’énergie nucléaire n’est pas une bonne solution », dis-je. « Elle n’est même pas une solution ; elle est un expédient. Je t’accorde cependant que nous ne sommes pas dans une situation où nous pourrions négliger un expédient. »

« J’entends bien tes arguments », me répond Sharif. « Tu dois considérer cependant tous les aspects de la question. Les nations se sont engagées inconsidérément sur un chemin où aucune marche arrière n’est plus possible. On a construit beaucoup de centrales avant de savoir quoi faire des déchets. Mais ils sont là maintenant, sans que l’on sache beaucoup mieux quoi en faire. Je ne suis même pas certain que l’on sache démonter des centrales devenues obsolètes. Au mieux, elles coûteront plus de travail pour les démonter qu’il n’en a fallu pour les construire. Enfin, dernier argument mais non des moindres, l’énergie qu’elles fournissent subvient à des besoins pour lesquels elles sont devenues irremplaçables. Dans ces conditions, quoi qu’on entende par stopper le nucléaire ne me paraît pas une perspective crédible. En définitive, on ne peut que progresser. On ne peut que faire progresser la recherche, et tu sais aussi bien que moi que la recherche, d’une façon ou d’une autre, ne peut pas être seulement théorique. »

Le 30 juillet, grâce à Sintayia

Grâce à Sint, j’ai rencontré Sharif, avec qui j’aime prendre le café dans l’un des bars au bord du lac ; j’ai aussi rencontré Whu, que j’ai tant appréciée, et avec qui je continue à correspondre, et bien d’autres gens encore.

J’ai eu de la chance de la rencontrer, et qu’elle me fasse connaître tant de ses amis francophones. Bavarder avec de si nombreuses personnes dans ma propre langue change complètement la nature mon séjour, et me donne envie de le prolonger. Cette chance de la rencontrer n’était cependant pas si considérable quand j’y songe. Que je fréquente une librairie de littérature étrangère n’avait rien d’inattendu, ni qu’une professeur de français ne la fréquente aussi et que je l’y rencontre. J’aurais pu y croiser un professeur d’une autre langue à laquelle je m’intéresse, ou l’un des élèves de Sint, et ils auraient pu me la faire connaître aussi bien. La chance était plutôt qu’elle fût elle, et que je fusse moi, comme aurait dit Montaigne.

Dans ma vie, j’ai souvent fait le pas de proposer directement une rencontre à des gens que je jugeais utile de connaître. On n’a pas que ça à faire, d’attendre après la chance, mais souvent aussi, j’ai pu compter sur elle. Il m’est arrivé aussi de faire d’excellentes rencontres en ligne, à travers les jeux de piste des sites personnels ; mais jamais dans ce qu’on appelle des « réseaux sociaux » où je ne mets jamais les doigts.






Les baraques de bois

Le 31 juillet, le Grand Jeu

« Le retour du Grand Jeu, mais dans des conditions inverses », je n’ai pas interrogé Whu sur ce qu’elle entendait par là. Oui, le pays est une plateforme centrale du continent ; son centre de gravité, par bien des aspects. Que ce Grand Jeu passe maintenant entre les mains des nations asiatiques plutôt que des anciens empires coloniaux doit réjouir Whu, mais ce n’est pas à proprement parler une perspective inversée ; ce pourrait être le même jeu qui se poursuit avec d’autres équipes.

L’inversion serait que cette situation nouvelle libère les cultures nationales plutôt qu’elle ne les soumette à celles dictées par l’étranger. Ce serait alors une véritable inversion, et c’est sur quoi j’aurais aimé l’interroger davantage. Ce n’est plus le moment hélas, car d’autres questions maintenant font l’objet de nos correspondances croisées.

Le 2 août, après la passerelle de bois

« Je n’ai jamais bien compris la Grammaire Générative de Chomsky », me confie Sharif. « Cela est normal », dis-je. « On oublie toujours de se poser la question : finalement, ça sert à quoi ? Chomsky lui-même est resté évasif à ce propos. » Il est toujours facile de répondre sottement à une telle question, au point que nombreux sont ceux qui ont fini par penser que c’était une question sotte. Y répondre intelligemment est plus subtil, et tout à fait essentiel, dis-je à peu près. Comprendre à quoi sert une connaissance est l’essence de cette connaissance. À quoi sert-elle, à quoi pourrait-on s’en servir, comment s’en sert-on, comment s’y prend-on… Le succès critique qu’a connu Chomsky en son temps a laissé dans l’ombre ces questions.

– Dans le contexte de l’époque, l’intérêt porta surtout sur l’acquisition et l’apprentissage des langues. Confirme Sharif, toujours attaché à l’emploi démodé quoique rigoureux du passé simple. – On n’en tira de toute façon rien de bon, c’était logique, poursuis-je sur le même temps grammatical. Ça se fait seul, pourrait-on caricaturer. Celui qui prétend nous apprendre ce que la nature fait seule ne nous apprend pas grand-chose, a écrit fort pertinemment Léonard de Vinci dans ses carnets. Il s’agirait plutôt d’observer cette « forme de vie » que Wittgenstein avait repérée dans le langage. Le sens part comme seul à partir de l’activation des règles d’une langue, et son élan tend à les redessiner à son tour sur le long terme, mais aussi sur le moyen, et même le court terme, on parle alors de rhétorique et de poétique.

– Oui, dit-il, on voit bien alors ce que les nouveaux outils linguistiques numériques ouvrent de champ d’expérience, et avec le cadre strict de leur rigueur quasi mécanique. – Exactement, c’est en quoi la pensée est comme rivée à la langue, et en quoi pourtant elle en est affranchie, comme le surfeur et sa planche.

Nous nous étions retrouvés pour prendre le café dans l’une des buvettes près du lac, et nous avons résolu de profiter de la fraîcheur des bois. La forêt s’étend tout de suite après la première rangée de maisons de l’autre côté de la rivière. Il suffit de descendre un chemin de terre sur quelques centaines de mètres, et de traverser la passerelle de bois.

Le 3 août, Nadina

Oui, confirme Nadina, soufisme, at-tasawwuf, vient probablement de sophisme. Bien sûr, la notion a pris un sens différent dans cette nouvelle culture, mais pas si lointain qu’il le paraît d’abord.

Nadina est une jeune élève de Sintayia. Jeune, elle ne paraît guère plus de vingt ans, avec un visage d’ange où s’inscrit la passion quand elle parle. Un foulard aux couleurs éclatantes est accroché par une barrette à ses longs cheveux qu’il ne cache quasiment pas, et allonge les traits de son visage.

« Le motazilisme aussi, al mu’tazila, qui est une traduction littérale de stoïcisme, a pris un sens différent, bien que l’on ne puisse dire qu’il se soit développé sur une terre étrangère à celle d’Épicure, Damas. »

Nadina prépare une thèse sur le Surréalisme, sa critique de la raison et sa méfiance envers le langage. Sint me l’avait déjà fait connaître parmi d’autres dès les premiers jours. Elle est venue avec Sharif me rencontrer dans les baraques de bois.

Oui, ce sont des baraques, c’est du moins l’impression qu’elles donnent près du lac sous les arbres. Ce lieu me plaît. Pas très loin de l’université, l’on y rencontre souvent des étudiants et des enseignants. Il n’en est cependant pas si proche, et il n’en vient heureusement qu’assez peu. Il m’est donc assez facile, pour ainsi dire, de me l’approprier ; tout particulièrement de bon matin, à l’orée du jour, quand toutes les tables ne sont pas encore installées.

Ne s’y arrêtent alors, pour un café ou un sandwich, que quelques ouvriers qui s’apprêtent à rejoindre l’une des usines plus haut. C’est l’heure où j’aime y prendre quelques notes en attendant que les premières lueurs du soleil dorent les hautes branches. J’aime aussi y passer quand les derniers clients qui ont déjeuné s’en vont, en début d’après-midi.

De la relativité des mœurs

Nadina et Sharif, qui paraît nettement plus âgé qu’elle, mais la barbe vieillit les jeunes gens, surtout quand elle est épaisse, ont un rapport plutôt intime. Je ne saurais pourtant quoi en dire de plus. Les relations entre les deux sexes sont ici sensiblement différentes de chez moi. Ils sont déterminés par le mariage. On comprend vite comment : Le mariage donne la place d’une personne dans sa vie publique. Il ne se réduit pas à la relation entre un homme et une femme, ni même avec leurs enfants, mais aussi avec les oncles et les tantes, les parents et les beaux-parents, les cousins, les neveux… Cela fait beaucoup de monde, et c’est diablement sérieux. Ceci ne veut pas dire qu’il n’y ait pas de relations amoureuses extra-conjugales. Elles sont discrètes, bien sûr, mais qu’on ne s’y trompe pas, leur discrétion dépend moins des amants que de leur entourage même. Tout le monde s’en fout, ou feint de s’en foutre, je ne sais pas.

« Comprends bien une chose » m’a expliqué Sint, que j’interrogeais à ce propos. « Quand un homme te présente sa femme, ce n’est pas pour que tu les imagines copuler. Ils copulent probablement, mais ce n’est pas ce qui nourrit ton imagination. Il te renseigne sur sa famille, aussi, peut-être seulement par politesse, tu lui en demanderas des nouvelles en le croisant. Que t’apprendrait celui qui te présenterait son amante ? »

« Le type de relation qu’ils entretiennent, je pense. – Crois-tu ? La diversité des relations qu’entretiennent les êtres entre eux est bien plus subtile. Il ne t’en apprend rien. Il ne te laisse même pas deviner l’importance qu’elle a à ses yeux. – Nul n’a pourtant envie de vivre en cachant ses relations. – Les cacher ? Mais tu ne saurais même pas quoi montrer. Caches-tu tes relations ? Cachons-nous les nôtres ? Tout notre entourage sait que nous avons passé plusieurs jours dans une maison passablement petite dans la montagne, que nous nous voyons presque tous les jours, et que tu dors souvent chez moi. Chacun sait donc en conclure que nous sommes proches, mais qu’a-t-il besoin de savoir ou d’imaginer ce que nous ferions ou pas ensemble de nos corps ? Qui cela pourrait-il intéresser ? »

Elle m’expliquait ainsi la discrétion particulière des gens d’ici. Au fond, ce n’est même pas de la discrétion, c’est de l’indifférence, non pas sur ce qui concerne la puissance des liens qui se nouent parfois entre les êtres, au contraire ; une indifférence en ce qui concerne seulement la nature corporelle ou pas de ces liens. – Cette dimension corporelle me paraît pourtant d’une importance considérable, telle qu’on aimerait parfois ne pas la garder sous le boisseau. – Non, c’est une illusion. Elle est, par sa nature même, sous le sceau du secret, même pour un couple légitime ; ce n’est d’ailleurs pas ce qu’il rend public. »

« Ces rapports corporels n’exigent même pas toujours des relations si fortes, continue Sint. – Peut-être, mais souvent ils en sont les prémices. – Ce qui ne leur donne pas plus d’importance pour ceux qui ne les ont pas partagés. » Une telle façon de voir est déroutante quand on n’y est pas habitué. Quand on y songe, ça donne vraiment à réfléchir.

Le 4 août

– Sint n’a pas tout à fait raison, m’explique Sharif. Des confidences entre amis proches ne sont pas déplacées. Ce sont des choses qui se font. Peut-être cela nous arrive-t-il plus souvent que chez vous. « Elle est mon soleil, elle est l’air que je respire… » – Soit, mais il n’y a rien de particulièrement corporel dans les paroles que tu me cites. – Ce n’est pas non plus exclu : « Son regard est comme un océan où tous mes sens se noient ; sa voix fait battre mes tempes… – …? – Ne feins pas d’ignorer que rien n’est plus corporellement érotique qu’une voix et un regard ; cela parce qu’ils sont l’émanation du corps tout entier et qu’ils sont adressés.

Je crois finalement que Sint a raison, nous n’avons que bien peu à dire. En fait de confidences, je crois que ce sont surtout nos yeux et notre voix qui les font.






Jours de pluie

Le 5 août, La pluie est arrivée

La pluie est arrivée. « Nous sommes en août, elle ne va plus tarder », répondait-on à mes inquiétudes sur les possibles conséquences de la sécheresse.

La pluie est arrivée sans retard, et plutôt à l’avance. Elle ne fut pas diluvienne, mais suffisamment forte pour grossir les cours d’eau. Je suis rentré exprès chez moi pour entendre la rivière près du barrage. Le niveau a monté aussi devant les baraques de bois, le niveau d’eau, et son niveau sonore.

Fini les dorures du jour qui se répandent infiniment lentement sur les ramures. Mais que les nuages sont beaux, si proches qu’on s’y sent parfois dedans, si gonflés d’humidité et de saveurs, si frais aussi ! La température et la durée du jour avaient chauffé les appartements, si bien qu’on en laissait les fenêtres fermées. Voilà qu’on les ouvre maintenant quand la direction de la pluie le permet.

Peut-être était-ce le temps, peut-être était-ce mes dernières conversations, quelqu’un m’a livré des confidences sur son amour. Non, je ne dirai pas qui. Peut-être était-ce Sharif, ou peut-être moi-même, mais peut-être bien d’autres. Je ne trahirai pas l’auteur. Je commence à entretenir ici des relations qui autorisent des confidences. D’ailleurs, il n’est pas exclu qu’on se confie plus volontiers à un étranger attentif, plus détaché par la force des choses. Non, on ne saura pas qui.

L’amant disait : « Je lis parfois dans ses yeux un tel abandon à moi, un tel bonheur de m’appartenir tout entière, que j’en ressens un vertige, une extase, et même parfois un effroi au point que j’en tremble. »

Sharif avait raison, oui. Ces paroles transmettaient une forte émotion corporelle que j’ai ressentie intensément. Je l’ai ressentie d’autant plus fortement qu’elle s’était immédiatement détachée de mon confident autant que de sa compagne. Elle était comme un rappel, une mémoire, telle qu’évoque souvent Socrate dans de nombreux dialogues platoniciens.

Conversation avec Nadina

« Le temps est bon pour la pêche. Ne pêches-tu jamais ? », me demande Nadina pendant que nous parcourons à nouveau le chemin dans la forêt, que j’avais emprunté lundi avec Sharif. « Non. Jamais seul du moins. Je ne suis pas encore assez retraité pour cela. »

Elle rit. « La pêche ici n’est pas particulièrement recommandée aux retraités quand il a plu en montagne. Tu as vu à quoi ressemblent les rives des cours d’eau depuis hier ? »

Elle a raison. Des gerbes d’écume tourbillonnante cachent maintenant des rochers sur lesquels on grimpait à pied sec. Des branches cassées se sont amassées en barrages improvisés, des plages recouvertes d’un sable légèrement granuleux sont devenues bourbeuses.

Je ne sais pourquoi, elle m’a parlé d’Arthur Schopenhauer.

« Après avoir écrit le Monde comme volonté et comme représentation, Schopenhauer a traversé une profonde dépression », avait-elle commencé. « Il l’expliquait lui-même en disant qu’il avait oublié qui il était. Il s’était pris pour un professeur d’université qui ne parvenait pas à obtenir une titularisation, et il avait oublié qu’il était l’auteur du Monde comme volonté et comme représentation. Il disait que ce dernier aurait été bien moins affecté par de telles déconvenues. »

« C’est une intéressante expérience qu’il partageait alors. Il nous arrive à tous parfois de nous oublier, » dis-je. « Je n’ai jamais su par quel bout prendre Schopenhauer ; à l’évidence, faute de pouvoir le rattacher à un courant de pensée. »

« C’est vrai », approuve Nadina. « Il ne fut pas ignoré de son vivant ni après sa mort, mais son œuvre ne fut pas prolongée, ni même sérieusement critiquée. On identifie son influence plutôt chez quelques écrivains. Marcel Proust en a tiré peut-être le meilleur profit pour ce qui est du fonctionnement inconscient de la pensée. Curieusement, les Surréalistes les ont ignorés tous les deux. J’ai vérifié. Sigmund Freud a fait référence à Schopenhauer, mais s’il va plus loin, grâce à ses expériences cliniques et son Analyse des rêves, il reste souvent en de-ça de quelques intuitions. »

« Le philosophe qui me semble résonner le plus étrangement avec lui est Alfred Whitehead. » Nadina paraît surprise de mes propos : « Schopenhauer s’inscrit nettement dans le prolongement et le dépassement du Kantisme, alors que je vois plutôt Whitehead dans une tradition empiriste », s’étonne-t-elle.

« Je ne dirai pas le contraire, mais il y a d’étonnants croisements entre les deux, notamment sur la notion de représentation : presentation chez l’un, et Verstellung chez l’autre. La traduction française de ces deux termes par “représentation” est contestable, et notoirement contestée pour Whitehead. Le préfixe “re”, en effet, ne s’accorde pas bien avec l’idée d’immédiatetés qui lui est inhérente, et l’on préfère “présentation”. La même raison serait pourtant tout aussi valable pour Schopenhauer. Lui-même n’a pas contesté les traductions de ses ouvrages, alors qu’il parlait très bien le français et aurait pu les faire lui-même. »

« J’ai accepté “présentation” pour mes propres traductions de Whitehead, car le terme est à peu près unanimement admis par les traducteurs, mais il ne me plaît pas. Dans cette acception, “présentation” n’est pas du français. J’avais d’abord cherché du côté de l’intuitio de Descartes. »

« Ces imprécisions de traduction font souvent paraître plus éloignés qu’ils ne sont des cheminements de pensées, ou au contraire, entretiennent l’illusion que des auteurs parleraient bien de mêmes choses. » À ce moment précis, j’ai craint de devenir ennuyeux, et j’ai tourné le regard vers mon interlocutrice. Elle m’écoutait en silence, paraissant plutôt passionnée, et elle n’a cessé de me questionner.

Elle n’est pas ignorante de l’influence des antiques pensées indiennes sur Schopenhauer, dont il ne faisait d’ailleurs pas mystère, sans davantage les expliciter, étranger aux postures d’un orientaliste. Ces philosophies anciennes jouaient un peu pour lui un rôle similaire à celui de la philosophie grecque chez les universitaires normaux. Non, il ne cherchait pas à les faire connaître ni comprendre ; il y trouvait des points d’appui pour sa propre pensée, qui pouvaient passer inaperçus, ou paraître anecdotiques à une lecture peu attentive. « Je connais mal Schopenhauer, » ai-je avoué, « mais beaucoup mieux Whitehead chez qui j’ai trouvé de semblables points d’appui, plus discrets encore. »

Le 6 août

Mon chapeau fait merveille quand il pleut. Il n’est pas désagréable de marcher sous la pluie quand on est bien chaussé. Avoir les cheveux trempés ne me dérange pas, ce sont les gouttes sur les lunettes qui m’ennuient. Mon chapeau m’en protège.

Je l’avais acheté pour le soleil, et je ne l’utilise pas beaucoup. En effet, qu’en fait-on lorsqu’on n’est plus au soleil ? Un chapeau est vite encombrant, c’est pourquoi je n’en porte jamais. Mes cheveux moyennement longs protègent bien assez mon crâne.

Je l’ai mis ce matin pour aller prendre le café devant le lac. Il pleuvait. Je me suis installé dans le premier bar, le premier sur la droite en arrivant. C’est celui que je préfère, à cause de sa vue dégagée sur l’autre rive, et sur le chemin par lequel les gens viennent. Je n’aime pas être surpris quand j’écris, être surpris avant la fin d’une phrase.

Aussitôt que j’en fus capable, j’ai trouvé un plaisir intense à écrire : construire mes phrases, les recomposer, rechercher le mot le mieux approprié. C’est comme un jeu, et je m’y livre parfois même quand je n’ai rien à dire, comme je suis en train de le prouver.

Ce soir

On trouve beaucoup d’escaliers dans la ville, parfois d’étroits passages entre deux ruelles, parfois, au contraire, très larges, des boulevards en escaliers. Parfois, ils sont couverts entre deux rues, ou conduisant encore vers une petite place dont on sort par d’autres escaliers, comme dans ce lieu si particulier où j’ai été introduit ce soir.

Ce n’est pas un lieu où n’importe qui entrerait. J’étais accompagné de mes amis, Sint, Sharif, Nadina, et deux autres dont je dirai peut-être davantage plus tard.

Il y a un bassin sur la place, un simple bassin de pierre rectangulaire, dont l’eau sort d’une tête de serpent en bronze, et coule par une rigole taillée sur le côté opposé jusqu’à une grille dans la chaussée.






À Dirac

Le 7 août, hier soir

La salle, légèrement au-dessous du niveau de la chaussée, dans laquelle on entre en descendant un escalier, est agréablement éclairée par de fausses fenêtres. À travers leurs vitres dépolies, de fortes lampes imitent parfaitement la lumière naturelle. La grande salle est divisée en deux par un système de portes-fenêtres sur glissières.

La partie du fond était inoccupée à notre arrivée. Des tables de tapissier y étaient installées côte à côte, avec quelques chaises autour. D’autres chaises demeuraient entassées dans les coins. Une part de l’assistance se massait autour du bar à gauche de l’escalier d’entrée. Nous serrâmes des mains, chacun disant son nom que je m’empressais bien sûr d’oublier. D’autres étaient déjà assis à de petites tables, certaines basses avec des fauteuils-divans, à consommer diverses boissons, du thé surtout, semblait-il.

J’hésitais à suivre mes amis de table en table serrer des mains. Je le fis cependant, disant chaque fois mon nom que chacun s’empressait lui aussi d’oublier. Je parlais avec mes amis en français, mais presque toute l’assistance était anglophone, et je pus participer à des conversations. Nous avions tous amené à boire et à manger. Les victuailles et les boissons s’entassaient sur le bar, parmi les verres, les assiettes, les théières et les coupes, et l’eau qui avait versé, car on pratique ici l’arrosage du thé à haute altitude.

À un moment, une bonne part des hommes et des femmes présents – il y avait surtout des hommes – se sont déplacés lentement vers l’autre salle. Sharif et Nadina, ainsi que Shimoun et Sanpan les ont suivis. Sint et moi sommes restés à notre table, continuant la conversation avec trois barbus très férus sur les algorithmes des programmes de traduction. Heureusement, si je maîtrise l’anglais un peu vieilli de Locke, Shakespeare ou Bacon, je suis assez à l’aise aussi avec l’anglais technologique et mathématique.

Nous avons parlé jusqu’à plus de minuit en dégustant des insectes grillés accompagnés d’un bon vin du pays ; sauterelles ramenées par nous du chalet de Sint, larves diverses, idéales pour ce genre d’occasion. Nous sommes restés ensemble jusqu’à ce que la salle d’à-côté se soit vidée, et les derniers groupes, dispersés. « Finalement, c’était quoi ? » ai-je demandé à Sint en rentrant avec elle.

Le 8 août, j’aime voir à ma manière

Je viens de griffonner un plan grossier de Dirac. Quand je l’ai eu fini, je me suis rendu compte qu’il était incliné et renversé par rapport aux points cardinaux : le Nord en bas à droite, et le Sud en haut à gauche. C’est très curieusement ainsi, si je m'interroge, que je me figure la topologie du site. Ne me sort pourtant jamais de l’esprit d’où le soleil se lève ni vers où il se couche.

Inclinée ainsi, ma carte entre mieux dans le format A5 de mon carnet, bien sûr, mais j’aurais pu simplement l’incliner et non la renverser. Sans doute est-ce à cause de l’orientation de ma table. Je faisais face au Sud.

C’est ainsi que je m’installe chez moi. Quand j’ouvre une carte sur mon ordinateur, elle est retournée. Je note que je m’installe aussi dans la même direction chez Sint. En y songeant, je note encore que j’ai tendance à choisir les bars où j’aime m’attabler, à cause de l’orientation de leurs tables et de leur devanture.

Je remarque que j’ai un fort penchant pour m’installer face au Sud. J’ai tendance à me placer ainsi, face au soleil, même si je demeure à l’ombre ; ou face à la lune la nuit, qui mérite bien une telle attention. Je ne l’avais encore jamais remarqué.

C’est donc ainsi que je me situe dans l’espace. Je comprends mal d’ailleurs cette sotte coutume sans fondement, qui place le Nord en haut. Je dois toujours interpréter à l’envers la direction du vent quand je regarde une carte météo.

Le 9 août, les clubs

À Dirac, on trouve de nombreux clubs, comme celui où m’ont entraîné mes amis. Je ne vois pas comment les appeler autrement. On pourrait entendre « club » dans le sens où le mot fut d’abord employé en Angleterre, puis en France sur la lancée, aux temps révolutionnaires. Ce ne sont pourtant pas des clubs partisans, où tous les membres devraient partager de communes analyses ou poursuivre des objectifs identiques. Ce sont plutôt des groupes de réflexion et de formation.

Régulièrement, l’un des membres, ou celui d’un autre club, vient donner une conférence, ou un cours, ou animer un atelier sur les sujets les plus divers. On n’est pas obligé de les suivre, on peut continuer à bavarder à part dans l’autre salle, comme nous l’avons fait avant-hier.

Il est possible de se rendre au club à n’importe quelle heure, du moment que quelqu’un nous ouvre, ou que nous fassions nous-mêmes partie des rares possesseurs des clés. On peut y travailler, converser… On est invité seulement à ne pas encombrer le lieu pour de simples bavardages amicaux qui se tiendraient aussi bien n’importe où ailleurs. On y aborde des questions techniques et pratiques.

Cela peut aller des luttes entre les grandes nations pour contrôler le système mondial des communications, jusqu’au choix le plus judicieux d’un système d’exploitation pour contrôler les siennes. J’évoque ces sujets parce qu’ils sont particulièrement stratégiques dans l’époque, mais ils s’étendent aussi parfois dans des champs bien différents, comme me l’a expliqué Sint. « Récemment, une rencontre exposait l’actualité des problèmes linguistiques et nationaux à la lumière des analyses de Joseph Staline et de Mao Tsé-Toung. »

Comme je l’avais remarqué avant-hier, ceux qui fréquentent ces clubs sont des gens très informés, à l’esprit critique et souvent caustique. Celui qui y dirait n’importe quoi sans s’être assuré de sources solides et factuelles provoquerait vite une remarque humoristique, qui, sans être bien méchante à son égard, serait dévastatrice pour ses propos. Aussi les polémiques sont rares, et plus encore les échanges agressifs. Personne ne tient beaucoup à échanger des opinions, à connaître celles des autres, ni à savoir qui partage les siennes. On va plutôt pratiquer cela dans la relative intimité d’un bistrot.

Le 10 août, le Palais de justice

Le plan d’eau devant le Palais de justice est encore un lac qui paraît naturel. On en trouve plusieurs répartis dans la ville. Un lac, un étang avec beaucoup de joncs. Quelques barques y naviguent, mais peu, deux ou trois ; les gens ici ne paraissent pas aimer les efforts inutiles. On peut bien contempler un plan d’eau de la rive, ou s’y tremper un peu. C’est ce que certains font, peu là encore, surtout des enfants ou de très jeunes gens. On préfère s’allonger dans l’herbe qui s’étend généreusement entre quelques taillis.

On trouve dans le parc de vieux et hauts platanes, des cèdres aussi, des saules au bord des rives. C’est un bien agréable lieu pour se détendre une heure près du centre, ou déjeuner dans l’herbe. On y trouve deux buvettes, et deux bars-restaurants avec de grandes terrasses à l’entrée.

Le Palais de Justice est massif. Le grand arceau qui surmonte son entrée principale est soutenu par six colonnes aux chapiteaux doriques. Cette forme incurvée introduit le dôme en verrière de l’arrière-corps, qui éclaire durant le jour une bonne part de l’intérieur du bâtiment. Ce verre de la toiture atténue l’impression de solidité de la construction, qui serait sinon excessive, entretenant le sentiment d’une justice implacable. Le palais a dû être construit, au plus tôt, à la fin du dix-neuvième siècle.

À l’une des buvettes, on peut prendre le café presque les pieds dans l’eau, ce n’est qu’une image. La rive a été consolidée par une rangée de pierres plates plantées à la verticale pour retenir la terre à une hauteur suffisante pour qu’elle ne soit pas humide. Une pergola et quelques arbustes entretiennent une ombre et une fraîcheur agréables. On a de là une excellente vue sur le palais, ni trop proche ni trop lointaine, avec son reflet parfaitement symétrique dans le lac.

Il me plaît finalement ce bâtiment dont je me demande où l’architecte est allé chercher ces formes que je ne retrouve dans aucune civilisation. C’est en face de lui que je me suis attablé.

J’ai dit à Sint en partant que j’emportais ses notes pour les lire au Jardin zoologique, dans ce genre de lapsus dont j’ai le secret




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© Jean-Pierre Depétris, juin 2021

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Adresse de l’original : http://jdepetris.free.fr/Livres/sint/




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