Sint

Jean-Pierre Depetris, juin 2021.

Retour à la civilisation - Plein été - Le monde ces jours-ci - Sécheresse - Suite

Table des matières





Retour à la civilisation

Le 23 juillet

Les femmes nous attendaient sur le balcon quand le jour déclinait. Elles ont couru à notre rencontre comme des adolescentes dans leurs longues robes légères. Les chameaux marchaient plus lentement pendant que le jour déclinait. Ce n’est qu’au dernier moment qu’ils forcèrent d’eux-mêmes le pas, sentant peut-être l’écurie, ou la nuit qui allait tomber brutalement par ce temps sec.

« Qu’il est beau ! » s’est exclamée Sinta, quand nous avons sorti l’animal de la housse qui le protégeait des mouches. « Je me demande si nous avons le droit de tuer de si belles bêtes », a dit Sariana.

C’était un gros mâle que nous avons chargé sur notre chameau le plus robuste. Ses cornes torsadées étaient immenses. En tenant sa tête redressée comme il la porte naturellement sur son poitrail, il dégageait une impression de magie. Aussi, je n’ai pas eu le cœur d’ironiser sur la remarque de Sariana, qui ne me paraissait plus tout à fait étrangère. En vérité, il est toujours bouleversant de prendre une vie.

C’est moi qui l’ai abattu cette fois. J’ai visé très vite. Je me tétanise si j’attends trop longtemps. Farzal avait épaulé aussi, prêt à faire feu si j’avais loupé mon coup. La tête du markhor a frémi et il s’est effondré sur place.

Mes rêves m’ôtent le sommeil

L’on a le temps objectif et le temps subjectif. Les deux sont soumis à des variations. Celles du premier ont été abondamment étudiées par Albert Einstein ; celles du second, plus succinctement par le bon Docteur Freud, qui ambitionnait de faire une science des rêves. Je tiens pour acquis que les processus oniriques sont avant tout une subjectivisation du temps, qu’ils se déroulent dans le sommeil ou non.

La durée d’événements est susceptible de se contracter ou de s’allonger de façon spectaculaire, quel que soit par ailleurs le comportement des horloges. Un temps subjectif n’est certainement pas un temps illusoire, pas plus que ne le serait un temps à la fois relatif et objectif.

Le temps de placer une balle de AK-47 dans le crâne d’un markhor est susceptible de se démultiplier considérablement, et cela non seulement au moment de l’événement (j’emploie « moment » dans son sens le plus rigoureux), mais aussi après coup (si j’ose dire) dans le rêve, éveillé ou non.

Nous savons que nous ne sommes pas attentifs aux innombrables impressions sensorielles que nos organes perçoivent à tout instant. Elles n’en sont pas moins des phénomènes physiques persistants, et susceptibles de demeurer longtemps actifs.

Tous les êtres vivants rêvent. L’on s’en assure avec la plupart des animaux. Les végétaux rêvent aussi. L’on ne saurait imaginer la profusion de fleurs si belles et de fruits si généreux, sans le travail du rêve. Je pense même que ces fleurs et ces fruits sont les rêves eux-mêmes des plantes, sucrés et parfumés.

Ainsi donc, les instants se démultiplient dans le temps subjectif ; ils s’y accomplissent dans un monde aussi réel, et pas seulement imaginaire.

Je rêve sans trouver le sommeil. Mes rêves le chassent. Trop de perceptions ont inondé mes sens ces derniers jours, et m’empêchent de m’endormir.

Le 24 juillet

Je me demande si la guerre en Tauride va entraîner une plus forte russification de la Fédération, ou son contraire. Ce sont des populations russes nombreuses qui sont libérées, ce qui irait plutôt dans le sens de la russification. Elles sont promises à un riche avenir avec le développement vers l’Est de tout le continent, ce qui conduirait alors au contraire. La Fédération a plus besoin que jamais de compter sur des populations non-russes. C’est assurément un peuple nouveau qui se crée.

« C’est un point de vue intéressant que tu développes au regard de la pensée surréaliste », relève Nadina. « Il réintroduit mon travail dans une plus longue durée. Nous risquons toujours de considérer l’époque où nous vivons comme le terme de celles qui l’ont précédée, plutôt qu’une transition vers un futur ouvert. »

« C’est bien ce qui donne du mal en effet à percevoir notre siècle tel qu’en lui-même enfin l’éternité le change. »

Je ne sais pas si j’ai eu une si bonne idée de maintenir mon rendez-vous avec Nadina. Mes journées dans la montagne et ma nuit sans sommeil, font régner le désordre dans mon esprit. Je peine à articuler mes phrases, et à tenir un raisonnement suivi. Heureusement, Nadina y parvient seule. Je me suis réveillé peu avant de la rejoindre au restaurant du lac.

– Finalement, dis-je à brûle-pourpoint, car mes pensées ont vraiment du mal à se suivre, ce sont les Mongols qui ont fondé la Russie.

– Tu crois ?

– C’est ce qu’il me semble, même si tous les historiens, russes ou non, s’efforcent d’en masquer l’évidence. Je crois que c’est ce que l’Occident n’a jamais pardonné à la Russie.

– Tu crois ?

– Les Russes se sont efforcés de se libérer de leur suzeraineté aux Mongols. Ils se sont même voulus plus occidentaux que les Occidentaux entre le dix-huitième siècle et le dix-neuvième. Les Tzars ont entrepris de créer un empire colonial sur le modèle de ceux de l’Ouest, mais il est paradoxal de coloniser ses anciens colonisateurs. Il en était resté d’étranges structures dans la Sainte Russie.

La Russie a pourtant contribué à une part non négligeable de la culture occidentale moderne. Hélas, la culture occidentale a laissé sa place à celle du Far West, de l’Ouest sauvage. Un autre Ouest sauvage se développe aujourd’hui, celui de la Chine, mais toujours riche, lui, d’un lointain passé.

Courrier de Nadina

Dans l’après-midi, Nadina m’a posté un courrier que je n’ai lu qu’après une longue sieste réparatrice.

« Je t’ai trouvé bizarre au dîner, mais inspiré » l’a-t-elle commencé. « Tu ne m’avais pas habituée à t’entendre énoncer ainsi des intuitions peu étayées. Tu n’avais pas l’esprit magistral, et j’en fus légèrement déroutée. Lorsque l’on s’est accoutumé à écouter la parole de celui qui en sait davantage, l’on ne se soucie plus que de bien la comprendre et bien l’assimiler. Tu as savamment déstabilisé cette attitude. Plus question d’assimiler tes paroles plutôt que de s’interroger davantage. Je me demandais plutôt où tu avais bien pu aller chercher tout ça. »

En commençant la lecture de son courriel, j’ai éprouvé une grande satisfaction; pour elle d’abord, dont l’esprit semblait bien taillé pour m’entendre ; et pour moi aussi, qui avais su déplacer sa posture.

« J’imagine que tu as tes sources pour affirmer que les Mongols ont fondé la Russie. J’avoue n’en rien savoir, et plutôt que de te croire, ou aussi bien de douter de toi, tu me plonges dans des questionnements sans fin. L’on sait si peu de cette histoire, et l’on s’en satisfait. »

« J’ai remarqué que ce que l’on retient de l’histoire lointaine ressemble à des faits divers ; à ces histoires morbides qui nourrissent les intrigues des feuilletons télévisés. L’on n’y trouve toutefois rien de nature à éclairer l’histoire des civilisations et des cultures. Tu m’y as fait songer. »

Sa lettre continuait, assez longue et fort intéressante.

« Comment sais-tu que l’Europe n’a jamais pardonné à la Russie d’avoir été fondée par les Mongols ? Tu dois bien, là encore, avoir tes sources. J’imagine que tu as dû les trouver dans des poèmes et des romans, des fresques, des musiques, des architectures… Tu as dû les voir avec la netteté de l’évidence, mais qu’il serait dur de partager. N’hésite pas si tu as de telles sources à me les envoyer. »

Elle terminait sa lettre ainsi.






Plein été

Le 25 juillet, le markhor

La sueur colle tant mon pantalon à mes genoux, que j’ai du mal à les plier sans le relever un peu. J’ai laissé Sinta hier rejoindre nos amis dans les hauts de Dirac pour découper notre animal. Je n’avais pas le cœur à m’adonner à la dissection de ce corps magnifique. J’ai craint d’endommager l’image qu’il me reste de lui vivant.

Les deux doigts sur les ongles desquels marche l’animal et s’accroche au rocher, sont longs, comme ceux de tous les onguligrades, mais plus encore, fins, robustes et nerveux. Je l’ai bien remarqué quand je l’ai vu se déplacer, et l’ai senti quand je l’ai saisi pour le soulever.

Ils semblent d’autant plus longs et fin que le corps est recouvert d’un pelage abondant qui accroît son volume, et qui, même si les muscles sont robustes, le fait paraître comme sans pesanteur. On le croirait échapper à la gravité tant est fine l’extrémité noire de ses pattes sur lesquelles tombent les poils blancs de sa fourrure.

On le croirait doté d’une épaisseur toute aérienne malgré ses puissantes cornes et son buste massif. L’on croirait même voir la tête porter le corps tout entier, comme s’il n’était que fourrure ; comme une méduse porte l’amas de ses filaments venimeux.

La République de Dirac

En rentrant, Dirac m’a donné l’impression de revenir à la civilisation. Elle m’est apparue immense, moderne et terriblement agitée. Aujourd’hui, elle est redevenue une ville de province. Elle est pourtant une république ; la capitale d’une république autonome.

J’aime les petites républiques, celles de la taille de deux ou trois départements français.

Le 26 juillet, cours pour la rentrée

J’ai commencé à saisir mon cours sur l’édition. Pour l’occasion je le traduis à la volée. Je n’y trouve pas beaucoup de fil à retordre, si ce n’est pour l’étayer d’informations spécifiques sur l’édition anglo-américaine.

Peu de gens savent que l’édition aux États-Unis fut la championne du piratage des publications britanniques (je parle là du dix-neuvième siècle), avec de remarquables arguments sur la libre diffusion du savoir et de la culture, dignes des futurs hackers. C’est ce que nous aimons tous dans ce grand pays, mais qu’il tend à oublier.

On utilise aux États-Unis une notion que j’aime, celle de fair use. Elle remplace un peu ce qu’on appelle en France « les usages de la profession » pour flouter les contours inextricables du droit ; mais ce n’est pas la même chose. Fair use est un autre concept. L’on pourrait utiliser « usages légitimes », ce qui ne voudrait de toute façon rien dire, puisque « légitime » renvoie à « loi », et qu’il s’agirait plutôt d’assouplir ses contours pour rendre possible des usages… fair… Comment tu traduirais fair ?

Mes recherches et mes mise-à jour ne sont pas assez importantes pour m’imposer un long et fastidieux travail, mais suffisamment distrayantes pour ne pas rendre ennuyeux ceux de la saisie et de la traduction. Mon seul regret est qu’ils m’imposent d’opérer au clavier, et donc pas n’importe où. J’ai bien la possibilité d’emmener ma tablette, mais elle ne m’offre pas le même confort.

Un vent s’est levé

Je me suis levé tôt et le vent aussi. La sueur ne colle plus à mon pantalon, mais je dois bien enfoncer mon chapeau quand je m’assois devant le Palais de Justice.

Je n’y suis pas resté aujourd’hui. J’ai découvert une petite place toute proche où je n’étais jamais passé. Elle n’est pas si petite en fait avec ses larges trottoirs ombragés de platanes très hauts ; mais isolée, comme coupée de la ville. Elle y est perdue, mais pas déserte, avec ses tables en devanture. Le sont seulement les rues qui y conduisent.

Elle m’a rappelé Barcelone où je me souviens d’avoir vu beaucoup de places coupées ainsi des grandes artères. Des places ombragées et isolées, pour aller s’y reposer les jours de grandes chaleurs, où y chercher l’abri lors des journées ventées, des places qui évitent les grands axes.

Le 27 juillet, la robe de Sinta

Sinta a acheté une robe qui me trouble fortement. Elle est d’un somptueux tissu vert indigo. Je ne sais si les deux termes s’emploient ensemble : disons qu’elle est d’un vert tirant sur le bleu indigo.

Avec son voile bleu turquoise marbré de noir laissant paraître ses cheveux qui s’y confondent, et son diamant favori au front, sa nouvelle robe lui donne des airs de grande dame. Sinta a choisi un maquillage qui l’émacie quelque peu, accentuant ses pommettes qui soulignent discrètement son léger type asiatique. Les lèvres rouge safran, les sourcils très noirs, rendant son regard d’une douceur et d’une profondeur féeriques.

Je dirais, comme lors de ma première impression pour mes nouvelles lunettes, que sa robe ne la fait pas paraître aussi jeune que ses vêtements habituels, disons ceux qu’elle portait avec Sariana l’autre soir en nous attendant sur le balcon, noyant sa taille fine dans les plis du tissu, rendant plus austère sa beauté ; mais à quoi bon se rajeunir quand les ans ont passé ? Sinta est belle comme une reine dans sa nouvelle robe, et la jeunesse n’en est pas le meilleur atour.

Le tissu me paraît être du jute. Sa texture à la fois brute et noble magnifie la peau. Sinta a choisi seule sa robe. Nous aimons certes parcourir les magasins ensemble et nous offrir des cadeaux, mais nous aimons aussi choisir seuls. C’est ainsi que j’avais acheté ma canadienne l’an dernier : une conviction subite ; de celles qui ne trompent pas.

Sinta m’attendait chez elle dans sa nouvelle robe quand je suis rentré. Je suis certain qu’elle l’a choisie d’abord au toucher. Elle a joué avec ses doigts de la texture du tissu. La couleur ensuite la séduite, qu’elle a évaluée au grain de sa peau.

Très vite, je le sens, sa robe a inspiré son maquillage. Il affine étonnamment son menton et la ligne de son nez. Elle en est devenue plus altière et plus attentive à la fois. Son regard est comme celui d’une musicienne qui observerait où elle pose ses doigts quand il lui est devenu inutile de les voir, et il s’est coloré d’une douce mélancolie.

Je me suis souvenu de la si belle chanson qu’avait écrite Charles Aznavour pour Sylvie Vartan, et j’ai commencé à dégrafer sa robe.

Le 28 juillet, apprendre à voir

Les Markhors, comme les chameaux, sont des animaux que j’ai du mal à dessiner. Je suis bien capable de croquer un cheval, un chien, un chat, un taureau sans avoir seulement un modèle sous les yeux. J’ai déjà dû écrire quelque part une telle remarque à propos des chameaux.

Je dessine un mouflon sans peine, ou un chamois, et même un dromadaire ; il n’a qu’une bosse et c’est plus simple. J’aime dessiner des animaux qui paraissent vivants et dont on sent le mouvement. Déjà à l’école communale, un cheval que j’avais dessiné est resté longtemps sur un mur de la classe.

Mes chameaux n’ont pas l’air vivants. Je découvre la même incapacité avec les markhors. Ils sont désarticulés. En un sens, je les sens désarticulés avant même de les dessiner, en comparaison avec les autres espèces qui me sont plus familières. Ils ont des démarches bizarres, des mouvements d’apparence erratiques.

Pourtant la course d’un chameau n’a rien à envier à celle d’un cheval. Je me souviens quand je montais le mien au galop près du glacier. Je me souviens de mes sensations, et aussi de notre ombre qui nous suivait. Elle n’était pas désarticulée. Les mouvements des markhors non plus. Ils étaient tous harmonieux ; pas mes dessins.

C’est comme si les corps de ces bêtes obéissaient à une autre mécanique dont je ne perce pas le secret. Il faudra que je demande à Farzal de me permettre encore une fois de monter un chameau.

Des espèces ici semblent obéir à des lois de la dynamique différentes. Je devrais les chercher peut-être dans des peintures locales, miniatures et fresques.

L’on perçoit seulement les formes que l’on est capable de reproduire. Je l’ai découvert au lycée quand notre professeur de science nous faisait dessiner des fossiles, des os, des insectes… J’en avais d’abord été surpris, cette pratique nous prenant un temps considérable qui m’aurait paru mieux employé à acquérir des connaissances plus roboratives. J’ai vite compris l’importance d’apprendre à voir.






Le monde ces jours-ci

Le 29 juillet, la route du Sud

L’Iran est en passe de devenir un carrefour entre la Mer Caspienne et l’Océan Indien. L’on y construit frénétiquement de nouvelles routes, de nouvelles voies ferrées, de nouveaux ports.

Depuis que le Golfe Persique est sûr, une grande route s’est ouverte par le sud au profit de la Fédération de Russie, de la Transoxiane, et même de la Turquie. Au-delà du monde arabe, et de l’Afrique, elle se prolonge par l’Afghanistan et par le Pakistan jusqu’aux Indes, jusqu’en Chine.

J’ai toujours du mal à concevoir l’Inde et le Pakistan comme deux pays distincts. On a chassé les Hindous d’un côté, et les Musulmans de l’autre, mais le pays reste le même, avec sa culture, ses monuments, ses lettres, son histoire, sa musique… Je ne connais pas de partition aussi sotte.

Non, en vérité le pays n’en ressort pas identique à lui-même, mais seulement deux semi-pays, avec des demi-cultures, des demi-histoires, ou bien une seule et même nostalgie de l’exotisme britannique. Les Indes, les vraies, ce sont l’ensemble, l’immense et millénaire civilisation, avec ses poètes, ses philosophes, ses mathématiciens.

Coupez les ponts avec ce qui vous divise et vous diminue. Lisez le hindi, lisez l’ourdou, avec des caractères sanskrits ou bien arabes. Sergei Lavrov et Wang Yi vous expliqueront.

L’an dernier, l’Inde semblait laisser passer le coche. Aujourd’hui ce serait le Pakistan. Ce sont de forts remous diplomatiques résultant du glissement des plaques tectoniques, de vastes ajustements peut-être, mais passagers.

Le 30 juillet, dialogue avec Sariana

J’aime chez mes amis Farzal et Sariana leur goût pour bavarder des affaires du monde littéralement au raz des pâquerettes. Ils aiment pour cela sortir de la cité, chevaucher des chameaux, s’assoir dans l’herbe, se placer hors les portes.

Farzal fait aujourd’hui une manœuvre avec ses hélicoptères au-dessus des montagnes, et Sariana m’a invité à déjeuner avec elle, ce qui m’a donné l’occasion de passer par l’appartement que je continue à louer en vain depuis que l’étudiante qui l’occupait est repartie dans sa famille.

Nous nous sommes assis dans le gazon près de chez eux sous la forteresse dans l’ombre d’un grand arbre d’où nous ne la voyons plus. Cachée est la ville elle aussi, nous voyons seulement des cimes encore tachetées de neige, du roc, des forêts. J’aime regarder le monde ainsi. « Peut-être verrons-nous passer les hélicoptères », m’a dit Sariana en déployant une petite bâche et le repas. Nous nous sommes déchaussés et allongés dans l’herbe.

Sariana : Je ne comprends toujours pas ton analyse du traité de Westphalie.

Moi : Parce qu’il n’y en a pas. Ce n’est pas le bon bout pour prendre les choses. Je ne parle de ce traité que pour prendre date. Oublions-le. Revenons de plain-pied à ce siècle déjà bien entamé. Que s’y passe-t-il ?

Sariana : Je dirais un réveil des souverainetés nationales face à un empire mondialisé.

Moi : Pas du tout. C’est au contraire ce qui s’estompe et disparaît ; les deux, de concert, chacun emportant l’autre dans leur néant commun. Souviens-toi du siècle précédent, de ses « blocs » et de ses « non-alignés », de la Tricontinentale, de ses Fronts de Libération Nationales. Tu n’étais pas née, et moi à peine ; et je n’étais déjà plus jeune quand ces choses ont disparu alors que tu naissais. Nous vivons dans un autre monde.

Sariana : Je n’en perçois pas à ce point l’évidence. Je vois au contraire des tensions qui s’accroissent contre un empire mondial imposant par la force ses propres règles, et de jeunes nations jalouses de leur souveraineté. Elles recherchent un droit international issu de toutes, et les reconnaissant chacune. N’y vois-tu pas comme une ressemblance avec la Guerre de Trente Ans et le Traité de Westphalie ? N’y vois-tu pas même son actualité ?

Moi : Pas du tout. Cet empire mondialisé dont on peut faire remonter la source au Traité de Münster, ne représente plus qu’un cinquième de l’humanité, même pas, et il reçoit de toujours plus puissants coups de boutoir. Qu’en ont à faire les quatre autres cinquièmes et davantage ? Fonder et défendre des souverainetés nationales ? N’ont-ils rien de mieux à faire ?

Un hélicoptère passe en rase-mottes au-dessus des arbres. « C’est le sien », s’écrit Sariana en agitant le bras. J’agite le mien aussi, n’ayant pas de raison d’en douter, et je laisse un instant retomber son enthousiasme.

Moi : Qu’est-ce qu’un État-nation ? La conjonction miraculeuse d’un peuple, d’un territoire, d’une langue, d’une monnaie, d’une histoire, d’une culture… Ôte quelques items qui ne te paraîtront pas essentiels si tu y tiens ; crois-tu que de tels serpents de mer existent ?

Je te l’accorde, un consensus s’est établi sur ce mythe, mais c’est un consensus pragmatique, c’est-à-dire provisoire. L’avenir reste entièrement ouvert sur la question. Avant le dix-septième siècle, le monde n’avait jamais marché ainsi. Il marchait mal, je te l’accorde aussi, mais il n’a pas marché mieux depuis, et il n’y a aucune chance qu’il continue dans cette voie.

Sariana : Pourquoi personne parmi ceux qui sont en charge de responsabilités, même les plus visionnaires, ne dit comme toi ?

Moi : Sans doute parce que ce n’est pas le moment, ni à eux de le dire. Mais ils ne disent pas le contraire.

L’hélicoptère refait un passage, et je laisse à Sariana le temps de le suivre des yeux.

Moi : L’Europe moderne a donné un formidable coup d’accélérateur à l’ingéniosité humaine. Tu peux aussi bien inverser la perspective. Si l’ingéniosité humaine cesse de porter l’Occident, l’histoire occidentale s’arrête là.

Sariana : Sur ce point je t’entends, mais tu ne peux te contenter de m’objecter que ceux qui ne disent pas comme toi que l’État-nation soit périmé, n’affirment pas non plus le contraire.

Moi : Personne ne peut nier le fait que le monde soit découpé en États-nations, ça n’aurait aucun sens. Ceci admis les camps se divisent en deux : dans le premier, ceux qui s’y accrochent, incapables de penser sans ce serpent de mer, et s’y arc-boutent avec fureur ; dans le second, au contraire, ceux qui se contentent de le tenir pour acquis, se gardant d’inférer davantage, prônant seulement l’entente entre tous les peuples. Ce sont ces deux camps qui constituent la fracture principale.

Sariana : Je ne suis pas en désaccord avec toi sur ce point.

Moi : La bonne question consisterait à se demander ce que tout cela implique pour la classe ouvrière internationale. J’entends bien celle du travail, de la technique et de la recherche.

Sariana : Je crois que tu l’as déjà évoqué pour ce qui est de l’ingéniosité humaine.

Le 31 juillet, le sage regarde la lune

Nous avons continué notre conversation hier sur la recherche spatiale. La Fédération de Russie vient de cesser de coopérer à la station orbitale prétendue internationale. Elle rejoint la République Démocratique de Chine qui en avait été exclue, pour coopérer à la station chinoise. Voilà de quoi ouvrir la porte à des collaborations avec de nouveaux pays.

Les États-Unis ont déclaré forfait. Ils abandonnent le projet. Sariana n’a pas davantage entendu parler que moi de leurs autres partenaires. En vérité, elle n’y avait même pas pensé. Dans le cadre de la récession en cours, ces questions en effet ne se posent peut-être pas.

L’argent économisé par l’abandon de la station, m’a dit Sariana, sera probablement récupéré par les oligarques de la haute technologie. On parle aussi d’une participation avec Hollywood.






Sécheresse

Le 2 août, la ville est à moi

Je ne sais plus depuis quand je n’ai plus vu une goutte de pluie. Je crois que c’est en passe de devenir un problème pour l’agriculture, même si les montagnes continuent à alimenter les cours d’eau. Leur débit baisse, on le voit bien devant la maison de Sinti. Personne ne s’affole pourtant. « C’est la saison », dit-on. « Il fait toujours ce temps en août. »

Il fait très chaud en ce début d’après-midi. Après déjeuné, j’ai marché jusqu’à l’un de ces rares boulevards qui monte presque raide vers le quartier de la forteresse.

Il se prolonge ensuite par des escaliers au milieu desquels sont plantés quelques conifères et des lauriers. Trop raide sans doute, il est peu fréquenté. J’ai marché lentement en cherchant l’ombre. Elle était rare à cette heure, car le boulevard monte droit vers le sud.

Peu avant le grand escalier, on trouve un bar restaurant prolongé d’une terrasse de bois un peu en surplomb de la chaussée, et abrité sous une large bâche rouge. C’est l’un des rares endroits où, l’altitude aidant, l’on sent un peu de vent.

On m’a apporté mon café avec un énorme verre d’eau glacée. Des branches de conifères et des fleurs de lauriers débordent des nombreux jardins autour des maisons. Il me fallait bien de telles raisons pour marcher jusqu’ici à l’heure la plus chaude.

L’ombre a maintenant choisi son côté, l’ouest, et elle recouvre la bâche. Il fait moins chaud mais toujours aussi sec. L’ombre est vite arrivée, sans me laisser le temps d’achever mon grand verre. Trois semaines après le solstice, les ombres s’étendent vite, et la chaleur diminue rapidement dans la journée. Le vent léger est déjà moins brûlant que lorsque je suis arrivé.

Les passants sont toujours aussi peu nombreux. Un bus grimpe péniblement, troublant la tranquillité, puis tourne à la première rue à droite. Personne n’est entré depuis que je suis là. Après l’heure du déjeuner, la ville est comme à moi.

Je note que je ne vois aucun oiseau voler. J’ai pourtant une large vue sur le ciel d’où je suis. Je n’en aperçois ni en altitude, ni au-dessus des arbres qui ombragent la place à cent cinquante mètres plus bas. Peut-être se sont-ils rabattus sur les plans d’eau et les parcs.

Du 3 au 5 août, le feu, la poésie

Le feu est une forme élémentaire de la vie. Il en a tous les caractères. Il se nourrit, il se reproduit, il respire. Il ne semble pas avoir une conscience de lui-même, mais il sait se faire menaçant si on l’attaque.

Shaïn m’a demandé de prendre en charge un stage de combat du feu pour les métallos. Au début, j’ai refusé arguant que je n’étais pas particulièrement qualifié, et que ce n’était de toute façon plus de mon âge.

Il n’a rien voulu savoir. « Regarde », lui ai-je dit en saisissant la vieille lance à incendie en cuivre qui décore l’un des meubles de son bureau « J’ai appris avec un tel objet, que tu exposes aujourd’hui comme une superbe antiquité. Je ne sais même pas comment fonctionnent les nouvelles. »

« Les nouvelles fonctionnent exactement de la même façon, elles sont simplement plus légères. L’important est seulement de savoir quel jet utiliser sur quel type de feu, et ça n’a pas changé. » Que répondre à cela ?

Que l’on vous accorde une autorité, que l’on vous donne une chaire ou une tribune, et vous vous découvrez miraculeusement avoir des choses à dire. Enfin, il y a quand même une limite à cela. L’on doit savoir tenir sur la longueur. Si au bout d’une heure votre propos s’épuise, l’assistance ne tardera pas à s’en apercevoir, mais j’ai vite découvert que j’aurais pu tenir des jours. Le stage en avait trois.

Le feu est une forme élémentaire de la vie… Le feu sait nous effrayer quand il s’agit de l’approcher pour le combattre, et il sait aussi paraître moins dangereux qu’il n’est. Il brûle et nous étouffe sans même avoir à nous toucher.

La rapidité de l’intervention est toujours décisive. Un feu que nous éteindrions avec nos bottes et nos gants si nous réagissions en quelques secondes, demanderait une lance après quelques minutes, et un bataillon si nous tardions davantage. L’on doit donc agir vite, mais sans se mettre en danger. C’est ce qu’il importe d’abord d’apprendre.

Quelques bases sur la chimie du feu, le feu et l’électricité, les échelles de chaleur, l’oxygène ; puis le maniement de la lance, le jet à longue portée, le rideau d’eau pour produire comme un bouclier protecteur de fines gouttelettes, l’emploi de l’un ou de l’autre ou des deux en même temps, sachant que plus l’un est puissant, plus l’autre est faible ; l’usage des extincteurs ; les différents types de feu, ceux d’hydrocarbures, de bois, de produits chimiques…

– Je ne comprends toujours pas pourquoi tu as fait appel à moi, ai-je quand même demandé à Shaïn le dernier jour. Les deux pompiers qui m’assistaient l’après-midi pour les exercices pratiques, où nous profitions de la forte chaleur pour corser les conditions, s’en seraient sortis au moins aussi bien.

– Je n’en crois rien, m’a-t-il renvoyé. Tu as un talent particulier pour ce genre d’interventions : tu parles et tu penses comme un poète.

– Comme un poète ? me surprend-il

– Un poète parle à l’esprit, mais aussi à l’âme et aux sens. Tu es exactement celui qu’il nous fallait. Comme tu l’as dit, face au feu l’on doit agir vite, sans prendre le temps de réfléchir, par réflexe. Ces réflexes doivent être renseignés par des connaissances profondément incorporées et par une bonne accoutumance au comportement des instruments. Il n’est pas facile d’obtenir cela en trois jours. C’est d’autant moins facile avec des jeunes gens qui sortent de l’école où ils ont été entraînés à écouter des phrases pour seulement les répéter, et à répéter des gestes pour seulement bien les reproduire. C’est dans une tout autre voie que tu les as entraînés, et tu t’y es fort habilement pris ?

Le 6 août, un air de luth

Un nuage est passé et a lâché quelques gouttes. Presque rien. Elles ont séché avant de tremper les sol. Elles ne nous épargneront pas d’arroser le jardin en fin d’après-midi.

L’eau n’a pas eu le temps de pénétrer la terre. Avec le vent qui descend la vallée, il fait presque frais maintenant en chemise légère sur le balcon. La lune en face de moi, toute pâle sur l’azur, est presque à son dernier quartier.

Une femme monte la rue non goudronnée avec de jolis bracelets de chevilles qui tombent bien à la hauteur qu’il faut, juste sous les pans de son large pantalon noir.

Les notes d’un gâhân au luth me tournent encore en tête.

Le gâhân

Le terme gâhân a quelque lointain rapport avec les Gâthâs. Les Gâthâs, ce sont cinq hymnes, de Zarathoustra, qui constituent la première partie de l’Avesta. Je ne crois pas que l’on doive y chercher plus de rapports qu’entre tragedos, le « chant du bouc » qui désignait les anciens rituels dionysiaques, et « tragédie » tel qu’on entend ce mot de nos jours au propre comme au figuré.

Je n’ai pas cherché davantage. Les Gâthâs sont du texte sans musique, et le gâhân de la musique sans texte. Je crois que les deux termes n’ont pas plus de lien entre eux que le théâtre contemporain n’en a avec les rites dionysiaques.

Les mots ont d’étranges destins pendant qu’ils s’hybrident d’une langue à l’autre. Parfois ils sont soumis à des transformations morphologiques importantes, tandis que leur sens demeure à peu près identique, tel le dhyana sanskrit, le jhâna pâli, qui de djana donne tchan en chinois, et zen en japonais (dzen).

Parfois c’est le contraire, le mot demeure identique, mais son sens se transforme en passant dans l’usage courant.

Je l’ai souvent dit, les mots s’émoussent à l’usage si l’on ne les aiguise pas de temps en temps, comme « étonné », « navré », « abîmé ». Ils incitent alors le locuteur à une surenchère d’adverbes et de termes excessifs qui ne résolvent rien. « très navré » ne signifiera jamais l’agonie ; « très étonné », le foudroiement ; « très abîmé », l’engloutissement définitif. Parfois, bien employé, un mot usé parvient à récupérer son tranchant, d’autant mieux, comme par contraste, que son sens s’était affaibli.




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© Jean-Pierre Depétris, juin 2021

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