Sint

Jean-Pierre Depetris, juin 2021.

Mouvements lents - Choses sans importance - Retour de Farzal - Au désert - Suite

Table des matières





Mouvements lents

Le 12 juillet, infimes changements

Nous savons tous que de nombreux petits sauts quantitatifs finissent par produire un changement qualitatif. Ces changements n’ont souvent rien de spectaculaire. Il est possible qu’on ne les voie pas quand ils ont lieu. Par exemple, la végétation si verte du mois dernier, est passé au jaune. Quand cela ? Nul ne saurait le préciser, mais l’herbe est jaune maintenant. Les touffes qui poussent le long des murs ont séché et elle sont constellées de minuscules épis qui brillent comme autant d’or et d’argent au soleil, et que le vent agite. Qui l’aurait imaginé ?

Les gens arrosent leurs jardins heureusement, et les arbres plongent profondément leurs racines. La terrasse en face de nous, Sanpan et moi, celle où la canalisation avait cassé la semaine dernière, est cernée d’herbes folles qui ont dû alors bien se désaltérer. Elles sont sèches maintenant. Le soleil les inonde, et le vent agite leurs tiges lumineuses et leurs épis dorés devant l’ombre sous la terrasse de bois montée sur pilotis. La canalisation brisée nourrissait un petit torrent bien rafraîchissant en cette saison.

Nous connaissons tous ces changements qui se produisent comme ce jaunissement de l’herbe au début de juillet, et dont personne ne saurait dire à quel moment précis ils ont eu lieu, et que rien ne nous permettrait de prédire si nous ne les attendions pas comme chaque année. De même, rien ne nous permet de prédire quand nous verrons les changements que va entraîner la guerre en Tauride. Toute déduction serait elle-même incertaine.

La semaine dernière, je ressentais un plaisir certain à voir l’eau jaillir devant la terrasse, et je m’étonne aujourd’hui de n’en avoir pas parlé dans mon journal, car cette irruption du tant d’eau où l’on ne l’attendait pas avait comme un goût de miracle.

– Et comment penses-tu que la guerre va évoluer en Tauride ? M’a demandé Sanpan.

– Oh pour moi, elle est terminée. Il ne reste qu’à empêcher les armes lourdes de l’Otan de bombarder les civils, et à assurer le passage de ceux qui veulent rejoindre les territoires libérés sans se faire massacrer, comme dans la gare où ils s’apprêtaient à prendre le train affrété par la République de Lougansk ce printemps. Les alliés finiront bien par y parvenir d’une façon ou d’une autre en nettoyant les derniers territoires. Ensuite, ce sera l’affaire du lent mouvement de ce que l’on ne voit pas bouger.

Le 13 juillet, les yeux de Sinta

Sinta a un regard hautain, et pourtant rêveur ; les yeux d’une pythie. L’on se demande ce qu’ont vu de tels yeux. Parfois il me semble que Sinta me permet de voir à travers ses yeux.

Sinta m’impressionne. Ce n’est pas le mot juste, qui laisserait entendre qu’elle m’inspire comme une retenue ; que je n’oserais pas me permettre d’être entièrement moi-même avec elle. Elle ne me retient de rien, au contraire. Avec elle, je suis entièrement ce que je suis.

Cependant elle m’impressionne. Je dois la surestimer un peu. Je n’aime pas surestimer, c’est un peu comme charger quelqu’un d’un poids qu’il n’a pas à porter : être à la hauteur, ne pas décevoir. Elle aussi, je crois, me surestime un peu. Je sais pourtant que nous n’avons rien à craindre : le charme veut que quoi que vous fissiez, vous ne décevriez pas ; sauf si le charme se rompait, et quoi que vous fissiez alors, vous décevriez. Comment avoir pu se laisser prendre au charme ?

Les yeux de Sinta font aimer les chansons d’amour. Ils les rendent profondes, comme son regard. Peut-être que toutes les chansons d’amour sont profondes quand on les entend bien. Sinta a tout un répertoire de chansons de son pays, ou de pays tout proches : des chansons populaires, profondes par leur simplicité. Elle en fredonne souvent, et leurs paroles finissent par m’imprégner quand elle me les a traduites. Parfois, elle les chante en s’accompagnant de son kamanche ou de son setar. Elle a une belle voix, un peu soprano avec les tons et les modulations orientales.

Les chansons ici sont fortement rythmées, et les gens aiment se rencontrer pour les jouer, les chanter et, éventuellement, danser. Ils n’iront pas pour autant à un concert écouter un chanteur ou un groupe, ni dans des discothèques. Ces principes ne les intéressent pas.

L’on se sert des téléphones ici, comme avec la poésie, pour transmettre la musique. Pas pour l’écouter : pour la faire connaître afin qu’on la rejoue, l’interprète, l’adapte. C’est un usage sympathique de ces outils diaboliques.

Mais pourquoi pas des sites propres et nets ? L’humanité va vers une analphabètisation numérique. À travers les yeux de Sinta, je regarde tout cela de loin, et à travers eux, il me semble que je vois plus loin encore.

– Tu n’as pas l’air d’aimer beaucoup notre époque, m’a dit l’autre jour Sinta. – Si, je l’aime puisqu’elle est aussi la tienne, mais pas plus ni moins que j’en aurais aimé une autre. Le grand mérite des époques est qu’elles passent.

Les époques sont transitoires, c’est ce qui les rend fascinantes et attachantes.

Les arbres dans le jardin ont soif

Les arbres dans le jardin ont soif. Il y a déjà bien longtemps qu’on n’a plus vu la pluie.

Je me demande si Nadina ne force pas le trait pour ce qui est des rapports entre le Surréalisme et les poètes mystiques, Attar, Roumi, etc. Pour moi, le rapport ne serait évident qu’avec Rabia Basri, une poétesse et une mystique musulmane qui vécut à Bassorah entre 713 ou 717 et 801. Je serais bien tenté aussi de dire Ibn Arabi, mais je sais combien rares seraient ceux qui me suivraient.

Pour autant, Nadina a enquêté avec rigueur sur les lectures des membres du groupe surréalistes, leurs commentaires, leurs échanges. J’ai tenté de la convaincre que la clé de voûte serait dans l’histoire de Majnoûn et Leïla de Jâmi.

Je lui ai déniché un article publié dans Peuples de Méditerranée, la revue d’Henri Lefebvre parue vers la fin des années septante, écrit par Habib Tengour : Le Surréalisme au Maghreb. Il m’avait séduit à l’époque, au point de prendre contact avec son auteur.

J’ai parlé aussi à Nadina des trois ouvrages qu’il avait écrits à la suite, je ne sais plus dans quel ordre : Le Vieux de la Montagne ; l’Épreuve de l’arc ; Sultan Galiev. Ils me paraissent ne pas être sans rapports lointains et justes avec le sujet de sa thèse. Ils évoquent respectivement : Hassan ibn al-Sabbah, le chef de la branche chiite ismaélienne des Nizârites, qu’il dirigeait depuis la forteresse d’Alamut, Ulysse et l’Odyssée, et Sultan Galiev, l’un des plus connus et des plus influents communistes musulmans de Russie entre 1918 et 1923.

Le 14 juillet, un temps de saison

Le cours d’eau devant la maison de Sinti est devenue un modeste ruisseau qui serpente entre des pierres. Le saule au bord de ce qu’il reste de la mare est plus pleureur que de nature. Sous les ponts de Dirac, le niveau des rivières a fortement baissé.

On me rassure. « C’est un temps de saison », m’affirme-t-on, « les pluies vont arriver. » Bon. Les nuits sont devenues suffisamment fraîches pour que la chaleur ne m’incommode plus.

On a coupé la canalisation qui alimente la turbine de l’électricité. À quoi bon. Nous n’avons pas d’air conditionné et nous n’en consommons plus beaucoup. La bâtisse est suffisamment bien conçue pour produire assez de courant d’air. Les murs sont épais, et nous nous sentons bien parmi les tentures qui bougent lentement dans l’ombre des volets croisés.

La Tauride, oui, j’aime utiliser les noms anciens des pays ; la Transoxiane plutôt que le Turkestan. Dans l’Histoire, seule la géographie donne un peu de stabilité ; autant ne pas en changer les noms plus qu’il n’est nécessaire. Sinon l’on ne s’y retrouve plus. L’Anatolie pour le Kurdistan.






Choses sans importance

Le 15 juillet, bribe métaphysique

Tente d’imaginer le monde sans vie. En es-tu capable ?

Qu’imagines-tu ? Ce monde sans vie, comment pourrais-tu encore lui appliquer un attribut comme existant ?

En quel sens ce monde existerait-il ? Qu’existerait-il ? Et pour qui ?

Autre bribe

Je suis surpris par ceux qui doutent de l’âge du monde et de l’évolution, sous prétexte que leurs livres disent qu’il fut créé il y a quelques milliers d’années seulement. Au point où ils sont, je n’aurais aucune peine à imaginer qu’il fut créé avec un passé déjà riche de milliards d’années et davantage.

Ils disent que Dieu est grand, mais ils ne perçoivent pas la grandeur de la création. Ô gens de peu de foi.

Plaisir d’offrir

Sharif m’a rassuré : « Nadina est très contente que tu diriges sa thèse. Vous avez déjà commencé à concevoir un plan ? – C’est encore trop précoce, dis-je, mais il s’ébauche comme seul. – Oui, approuve-t-il, le meilleur plan est celui qui suit le cheminement de la pensée. » Je lui fais part de combien je suis rassuré que Nadina soit satisfaite. « Je n’avais encore jamais dirigé de thèse de ma vie. – On ne le croirait pas à l’entendre. »

Les allées du bazar sont curieusement fraîches. Elles ne sont non plus jamais bien froides en hiver. Les hauts plafonds, les voûtes, les pierres et les briques sont bien thermostatiques. Nous y venons souvent, Sinta et moi. Nous y parcourons les boutiques, toujours attentifs aux cadeaux que l’un peut offrir à l’autre.

Dans ma jeunesse, où la mode était à la psychologie de pacotille, l’on disait qu’offrir des cadeaux à une femme était une compensation pour ne pas lui offrir la satisfaction sexuelle attendue. L’on se prononçait peu sur la réciproque. Aujourd’hui, on le dirait moins pour ne pas nuire à la consommation. Tout cela n’a rien à voir avec le principe du cadeau.

Le plaisir du cadeau, et il récompense d’abord celui qui le fait, est de découvrir l’attraction qu’exerce sur l’autre un objet, vêtement, bijou, sac, parfum…, et les doutes qui l’assaillent alors. En ai-je vraiment besoin ? Me va-t-il bien ? Enfin, tous ceux qui se manifestent en de telles circonstances. Celui qui offre doit alors trouver la réponse nette et indubitable : « Il est fait pour toi ! »

Si du moins c’est vrai ; sinon, il doit être intraitable. Il doit mériter la confiance qu’on lui accorde. Mieux encore, il doit être le premier à découvrir l’objet : celui qui sera bien porté par l’autre, qui lui sera utile, qui répondra à sa personnalité, celui qui, en un mot, lui manquait.

Quand elle ou lui en est convaincu, l’autre insiste pour le payer, pas pour qu’elle ou lui fassent des économies bien sûr, mais comme pour lui dire, ou peut-être lui demander : « Quand tu le mettras, quand tu le verras, quand tu t’en serviras, tu penseras à moi, tu repenseras à nos promenades côte-à-côte. Tu repenseras à ces lieux qui deviendront les nôtres. »

Nous aimons, Sinta et moi, nous offrir des cadeaux, être chacun attentif jusqu’à être le premier à découvrir ce qu’il manquait à l’autre, et faire que chacun se souvienne de ce que l’autre a découvert. Et le cadeau pourrait aussi bien n’avoir pas plus de prix qu’un galet strié de cristaux trouvé dans la rivière ; une minuscule racine séchée pas l’eau aux formes baroques.

Il nous arrive aussi de nous choisir des cadeaux pour nous deux à la fois ; ou pour ses petits-enfants, Idris, Dina ou ceux que je ne connais pas encore.

Et puis c’est une façon de conjurer les mauvais jours, ceux où l’on comptait le prix du pain, à moins que ce ne soit les plus beaux, ceux de la bohème. Quelle tristesse que nous ne les ayons vécus ensemble.

Nous nous arrêtons souvent prendre un thé quand nous allons chiner dans le bazar, sous le léger courant d’air des longues pales qui tournent lentement au-dessus des lampes éteintes.

« Alors Sharif t’a dit que Nadina était contente de travailler sa thèse avec toi ? » Me dit-elle en posant son verre de thé parfumé à l’orange. « Te voilà rassuré. »

Le 16 juillet, une voiture comme je les aime

Sinta me demande pourquoi je ne prends pas la voiture. Parce que je n’aime pas conduire, surtout en ville. Sur les petites routes de montagne autour de Dirac, je ne dis pas. Je n’y pense pas, c’est tout.

Plutôt marcher. Il me faudrait une voiture qui rentre seule au besoin, ou qui vienne me chercher. « Cela s’appelle une voiture avec chauffeur », me renseigne Sinta. Elle a raison. Si l’on attend la voiture autonome, l’on doit prévoir de forts délais.

Aujourd’hui, j’y ai pensé. Sinta a une excellente voiture. Elle n’est pas récente, mais elle a d’excellentes reprises, une bonne tenue de route, un bon braqué. La suspension est un peu rude. L’on sent bien la route. Il ne me déplaît pas de sentir la route quand je roule.

Les bonnes suspensions, quand on roule longtemps, finissent par donner un léger tournis, une vague migraine, une imperceptible torpeur. Là non. Je sens bien chaque irrégularité de la route, chaque pierre d’un chemin, j’en fais davantage corps avec la machine, et même avec le terrain que je parcours. C’est un peu comme si je n’étais plus enfermé dans l’habitacle.

Une conduite énergique est requise pour compenser les chocs sur le châssis. Celle-ci chasse l’ennui possible des trajets. Je n’aime pas m’ennuyer au volant. J’ai tendance alors à conduire trop vite. Je me corrige, en principe, en prenant un auto-stoppeur. En parlant, sans y penser, je conduis plus lentement. Je ne mets jamais de musique quand je conduis. Je préfère écouter celle du moteur. On l’entend bien dans la voiture de Sinta.

Je m’efforce d’en prendre soin. Elle l’entretient bien, et l’on sent que c’est de la solide mécanique. Quand on ouvre le capot, l’on voit bien que toutes les pièces du moteur sont d’un accès facile. Je ne voudrais pas tomber en panne en pleine montagne.

Jouer avec les virages jusqu’à un petit chemin entre des mélèzes, qui conduit à un torrent près duquel s’arrêter à l’ombre pour écrire. L’avantage alors avec une voiture est le loisir d’écrire confortablement installé dans l’habitacle, portières grand ouvertes pour ménager un léger courant d’air, et profiter de la fraîcheur des bois, et de l’eau qui tourbillonne bruyamment.

Nouvelles lunettes

Sinta m’a offert une nouvelle paire de lunettes, enfin, leur monture seulement. Les lunettes, je les possédais déjà, des verres de vue légèrement teintés. Je ne m’en servais que devant un écran ou pour me protéger du soleil. J’en ai cassé une branche en tentant de sortir par la cuisine sans éclairer. La porte était entrebâillée précisément dans l’angle où je me déplaçais vers elle.

J’ai pensé d’abord que je ferais mieux d’attendre mon rendez-vous avec l’ophtalmologue, mais Sinta a insisté pour m’accompagner au plus vite en acheter de nouvelle. Je n’aurais probablement pas choisi cette monture. « Je trouve qu’elle me vieillit », ai-je relevé d’abord. « Absolument pas », m’objecta Sinta. « Elle te fait paraître plus sérieux. Tu ressembles davantage à un professeur. »

Une telle perspective ne me réjouissait pas particulièrement. « Je la trouve trop grande », dis-je encore. « Elle ne l’est pas plus que celle que tu as cassée, puisque ce sont les mêmes verres », m’objecte-t-elle avec une pertinence certaine.

« Elle est très tendance » tente l’opticienne qui doit me prendre pour un dandy. Elle a l’air cependant de penser sincèrement qu’elle me va bien. « Elle est comme taillée pour ton visage », affirme Sinta.

Je me suis laissé convaincre. À l’usage, je ne le regrette pas quand je croise mon reflet ici ou là. Je trouve en effet qu’elles me vont bien. Laïla, qui m’apporte mon café le matin quand je m’arrête au restaurant du lac, le pense aussi. Elle me l’a dit dès qu’elle m’a vu.

Nous donnons sans doute trop d’importance aux apparences. Mais l’apparence, enseignait Georg Hegel dans son Esthétique, c’est l’essence qui apparaît.

À l’usage, j’ai découvert une autre vertu à mes nouvelles montures. Avec la sueur, elles ne glissent pas sur le bout de mon nez comme font les autres. Plus magique encore, si elles descendent un peu, je parviens à les remonter en le bougeant à peine.






Retour de Farzal

Le 17 juillet, penser énergiquement

« Tu classes ta “bribe métaphysique” du 15 juillet dans la rubrique de choses sans importance ? » m’interroge Nadina étonnée pendant que je m’assois en face d’elle. « J’étais en train de lire ton journal sur mon téléphone en t’attendant », répond-elle à mon air surpris : « Je trouve tes premières lignes plutôt profondes pour des “choses sans importance”. »

« Je ne t’ai pas trop fait attendre au moins ? » Elle m’assure qu’elle en était à peine où je me rassurais qu’elle aime comment je dirigeais sa thèse. « Tiens, tu as changé de lunettes. Elles vont bien avec ta barbe. »

« Tente d’imaginer le monde sans vie. En es-tu capable ? Qu’imagines-tu ? Ce monde sans vie, comment pourrais-tu encore lui appliquer un attribut comme existant ? En quel sens ce monde existerait-il ? Qu’existerait-il ? Et pour qui ? »

Les lignes de mon journal qu’elle vient de me relire lui rappellent quelque chose. Il lui semble avoir déjà lu des mots semblables, énonçant une idée toute proche. Je tente de l’aider : « Ja’far as Sadiq ? Mulla Sadra peut-être ?…

– Non, Georges Bataille, dans les Larmes d’Éros je crois bien, peut-être dans la préface. – Tu dois te tromper d’ouvrage. J’ai dû lire quelque chose de proche moi aussi, mais dans un autre. Je ne retrouverais plus. »

En lui faisant penser à Bataille, je lui ai donné une idée pour sa thèse : « Je pourrais lui ajouter un chapitre sur les environs du Surréalisme, sur ses marges, comme Bataille et le Grand Jeu. »

Elle m’explique que le Surréalisme se montre sous le couvert d’un groupe cohérent, avec ses Manifestes, ses déclarations collectives signées, qui, comme le disait André Breton, « pour satisfaire à tous ne satisfaisaient à personne ». Il fut en réalité une croisée de chemins qui ne convergeaient pas plus qu’ils n’étaient parallèles, mais semblable plutôt à comment tu décrivais le réseau de Descartes. Lui, ne s’était jamais voulu un groupe, ni un mouvement.

Beaucoup ont été des passagers provisoires, parfois clandestins, et les plus authentiquement surréalistes le furent brièvement, parfois du dehors, parfois contre, comme les articles de Roger Caillois dans les Cahiers du Sud après sa rupture avec le groupe, que tu m’avais conseillé de lire. « Ne trouves-tu pas qu’ils étaient des gens étrangement différents les uns des autres ? Parfois des esprits se croisaient en des éclairs étincelants, sans nécessairement poursuivre la même route. Personne ne saurait dire l’étrange figure que dessinaient leurs rencontres. Il en va peut-être ainsi de toutes les rencontres fructueuses. »

Je trouve l’idée bonne, mais je crains qu’elle ne soit pas facile à traiter. « À mon avis, c’est plutôt une idée à garder en tête, et qui devrait être infusée tout au long de ta thèse, une fois que les grands traits en seraient esquissés. Qu’en penses-tu ? »

« Tu as probablement raison. Tu es sûr de n’avoir jamais rédigé de thèse, ni d’en avoir dirigée ? »

C’est facile à construire de nos jours avec le texte numérisé. Quand j’ai écrit mes cours, je n’avais pas un ordinateur à ma disposition. J’avais besoin de la grande table et du lit pour étaler mes notes. Ça n’en finissait plus d’écrire et de réécrire, de découper et de coller, et avec de vrais bâtons de colle ; et j’allais vite pourtant. « Mais prends garde à ces facilités. L’on y perd le fils de ses idées quand elles sont le plus vivaces, et l’on finit par dégurgiter une purée insipide. Sers-t-en de manière à ce que ta pensée reste énergique. »

Plus tard

Plus tard Nadina m’a écrit : « J’aime ton emploi d’exister comme un verbe transitif. » Je lui ai répondu que j’y avais trouvé plus d’élégance qu’à traduire par « existencier ».

« Tu l’avais pensé en arabe ? » m’a-t-elle encore envoyé.

Le 18 juillet, projet de chasse

« La Fédération de Russie attend visiblement l’effondrement prochain des régimes hostiles », me dit Farzal. Je lui objecte que je ne suis pas très sûr qu’il soit si proche. « Ce ne seraient pas les ambassades russes qui entreprendraient des révolutions de couleurs. Ce n’est pas leur genre, et elles ne sauraient pas le faire. Je vois plutôt se dessiner une lente ukrainisation de l’Europe. »

« Je la pressens depuis 2014, quand je voyais les ministres et présidents européens s’entendre avec les nazis. J’avais eu la nette intuition alors que le cancer de Kiev allait se métastaser dans tout le sous-continent. L’on peut toujours se dire que pendant que les Européens se battront entre eux avec les armes qui auront été généreusement distribuées aux quatre vents, ils ne pourront plus s’occuper de la Tauride. Je ne crois pas cependant que la Fédération s’en réjouisse. Le fascisme a maintenant un pays, et elle ne le supporte pas. Elle ne se satisfera certainement pas qu’il obtienne un continent, même effondré. »

Farzal est revenu. Il m’a proposé une chasse dans la montagne.

« Tu ne crois pas qu’il fasse encore trop chaud ? – Il ne fait pas chaud en altitude. »

Cette fois, nous pourrons prendre des chameaux, m’a-t-il dit. Ils résistent mieux encore que les mulets aux climats extrêmes et aux terrains difficiles. Nous partirons de bonne heure, à la fraîche.

Le 19 juillet

Farzal a beau dire qu’il fait plus frais en altitude, c’est un point de vue relatif. L’air est déjà épouvantablement chaud en cette fin de matinée, et l’on n’ose ôter sa chemise, ni même remonter ses manches, tant le soleil brûle.

Farzal a une crème protectrice, elle fait partie de l’équipement militaire. « Ne crains pas d’en mettre », m’a-t-il conseillé. « Tu as la peau naturellement plus pâle que la mienne. Les coups de soleil sont mauvais en montagne. »

Il sera bientôt midi. Le soleil est déjà plus haut qu’il ne l’avait prévu avant que nous n’atteignions la vallée. Je progresse sans doute moins vite que lui et ses hommes qui sont entraînés. Je nous ai retardés.

Dans la vallée un peu plus haut, passée cette côte aride et caillouteuse qui me fait penser au Nouveau-Mexique, si ce n’est à quelque monde hostile extra-terrestre, nous serons à l’ombre de la grande falaise, presque abrupte, d’où tombent par-ci par-là les panaches d’embruns de petites cascades. Nous serons bientôt dans sa forêt.

« Le mieux serait de s’arranger pour ne pas circuler à des heures pareilles » dit Farzal.

La certitude qui vient des rêves

La vallée est étroite et creusée par un torrent rapide. Beaucoup d’essences les plus diverses s’étendent jusqu’aux falaises qu’elles semblent prêtes à escalader.

Nous nous sommes jetés sous une petite cascade. L’eau était fraîche mais pas glacée. Nous avons d’abord trempé nos bras, puis la tête. C’était à la fois revigorant et calmant, puis nous avons sorti nos provisions que Sinta et Sariana nous avaient préparées la veille, chacune de son côté, mais après s’être concertées.

Nous avons fait une sieste en attendant que le soleil descende un peu sur l’horizon. Nous avions débarrassé nos chameaux des couvertures qui protègent leur dos de la selle, sous lesquelles nous nous sommes glissés, car il fait plus frais ici, surtout à l’ombre. Nous avions étendu nos chemises et nos pantalons à des branches

– J’ai fait un rêve étrange, dis-je en me réveillant. – C’était quoi ? m’a demandé par politesse Farzal, déjà debout. – Ça ressemblait beaucoup à la réalité présente.

Farzal a seulement souri sans m’interroger davantage. Pourtant dans mon rêve, le monde était demeuré exactement comme je le vois autour de moi, mais il était sauvage, il était terriblement sauvage, sans être pourtant devenu différent en rien.

Nous avons remis la sécurité de nos fusils que nous avions gardés à portée. Nous ne risquons rien de précis, mais il traîne des ours par ici, et des loups, et des lynx. L’on ne sait jamais.

Je dis souvent que ce que j’ai appris de plus important dans ma vie, je l’ai rencontré à l’orée du sommeil, avant d’y plonger, ou en en sortant. J’explique quand même tout à Farzal, car ça le mérite.






Au désert

Le 20 juillet, les markhors

Farzal souhaiterait ramener un markhor, mais nous ne sommes pas sûrs de le pouvoir. Il doit observer d’abord l’état des hardes. Il a emporté de quoi prendre des photos pour les comparer avec celles collectées par le Conseil des Chasseurs dont il est aussi devenu secrétaire en tant que nouveau responsable de la région militaire.

Nous sommes à la saison où les femelles ont déjà mis bas. Si les bêtes sont nombreuses et semblent en bonne santé, nous pourrons prélever un adulte, sinon nous nous rabattrons sur autre chose.

Les markhors (مارخور) sont des caprins qui vivent sur les montagnes de l’ouest himalayen. Ils sont proches des mouflons, mais leurs cornes ne sont pas recourbées, elles sont droites, longues, plates et vrillées comme des tire-bouchons. Leur poitrail est plus épais et couvert d’une épaisse fourrure. Ils possèdent aussi une longue barbe pointue.

Depuis des temps immémoriaux, des rochers se sont décrochés de la falaise, qui abritent autour d’eux une végétation abondante et dense, aussi serait-il pénible de remonter le lit du torrent pour profiter de l’ombre et de la fraîcheur. Nous avons dû repartir sur l’autre versant où les arbres sont plus espacés, et la marche de nos chameaux, plus facile ; mais l’ombre, plus parcimonieuse. Heureusement, il fait beaucoup moins chaud maintenant.

L’on trouve souvent des markhors accrochés au flanc de la falaise en face. Les deux doigts de leurs pattes antérieures sont souples et robustes, et ils s’agrippent à la roche sous les angles les plus improbables.

« Regarde », me dit Farzal en me tendant ses lunettes. Ils sont une douzaine à flanc de paroi, qui broutent la végétation abondamment arrosée. « Ils semblent nombreux cette année. Beaucoup d’agneaux paraissent avoir échappé aux prédateurs cet hiver. »

« Tes mesures ne sont-elles pas trop à la louche ? – Elles suffisent. Qu’apprendraient plus de précision ? Ces hardes se déplacent peu de leurs lieux familiers, si ce n’est, selon la saison, pour gagner ou perdre de l’altitude. Aussi, avec l’habitude, on apprend vite à voir si les populations stagnent ou s’accroissent. Nous le verrons mieux quand nous serons allés plus haut. »

Le 21 juillet, à propos des markhors

Nous entendons un sifflement strident. « Il doit y avoir des markhors dans le coin. Les marmottes viennent de les prévenir », me surprend Farzal.

Les markhors ne craignent pas beaucoup de prédateurs avec leurs cornes acérées. Les femelles doivent surtout veiller de près sur leurs agneaux, mais elles repousseraient un aigle ou un puma. Les marmottes ont donc tout intérêt à vivre à proximité des hardes, et à les prévenir en cas de danger, et les markhors ont pour les mêmes raisons intérêt à côtoyer les marmottes. C’est ce que m’apprend Farzal.

Les yeux des markhors détectent les plus infimes mouvements, mais ils perçoivent mal les détails. « Fais attention », m’a-t-il prévenu, « Ils n’attaquent pas l’homme, mais un mâle est bien capable de te charger, t’ayant pris pour un rival. Ne tire pas ; il te suffit de crier pour interrompre la charge. »

« Pourquoi ne pas tirer puisque nous sommes venus les chasser ? – Ce serait dangereux si tu le loupais. Et dans tous les cas, il vaut mieux choisir celui qui nous conviendra. »

Les markhors distinguent bien les mouvements, et mieux encore les odeurs. L’on doit être attentif au vent. Ils ont aussi une ouïe exceptionnelle, et nous marchons en silence. Le soir venu, nous nous rattrapons en bivouaquant.

Le 22 juillet

J’ai rêvé toute la nuit de markhors. Le peu de temps que j’ai eu pour contempler ces animaux à la jumelle, ils se sont gravés dans ma rétine plus fortement encore que les mouflons que j’avais vus à l’automne.

Les markhors sont plus impressionnants et plus étranges encore. Là où les mouflons m’étaient apparus comme des démons sautillants, les markhors semblent des dieux, ceux de la montagne.

Ils sont bien plus majestueux avec la fourrure ondulée de leur poitrail et la largeur de leurs cornes. La majesté de leurs postures et de leurs mouvements n’ôte rien à leur vivacité. Ils sont majestueux et tranquilles sur leurs parois qui semblent inaccessibles. De la taille et du poids d’un homme, ils paraissent immenses quand ils contemplent leur royaume de vents et de précipices.

Mon esprit est hanté par ces animaux magnifiques, mais mon corps est épuisé. Farzal se demande s’il a bien fait de m’avoir imposé un tel chemin : « Tu n’es pas entraîné. » C’est surtout que je n’ai plus vingt ans. « Tu n’as rien à prouver », dit-il, « si tu ne veux pas aller plus loin, on rentre. Je peux même nous faire rapatrier par hélicoptère. »

N’exagérons rien. Je suis simplement épuisé, c’est tout. J’aurais dû davantage profiter du dos des chameaux, mais il était si agréable de marcher dans ces prairies sur lesquelles émergent par endroits des rochers autour desquels des arbustes font couronne, amandiers, frênes, rosiers sauvages…

Farzal n’est pas responsable. Je me suis épuisé moi-même comme un chien qu’on détache enfin. J’en avais oublié l’âge de mes articulations. Nous avons donc convenu que je resterai là la journée de demain pour reprendre des forces, pendant que Farzal grimperait encore. J’ai eu du mal à l’en convaincre ; il jugeait dangereux que nous fussions chacun seul dans la montagne.

Je reste donc sur place avec un chameau près de la source où nous avons campé. Il m’a laissé une position, où je pourrai le rejoindre demain.

Apprentissage des sensations

Il n’y a pas de chemin ici, même pas de sentiers, si ce n’est ceux qu’ont tracés les bêtes. Ce n’est pas habituel. Du moins a-t-on perdu l’habitude d’un tel monde.

Je ne suis pas resté longtemps tout près de la source. Elle n’est probablement pas là à mon seul usage ; des quantités d’animaux doivent venir y boire. Inutile de provoquer de mauvaises rencontres. Le chameau a blatéré dans la nuit. Peut-être un puma passé se désaltérer à la source dont je m’étais éloigné de cinq cents mètres. J’ai saisi le fusil et articulé quelques mots pour dissuader toute approche.

L’aube était glacée comme je n’en avais plus connues depuis longtemps. Je suis parti rapidement, j’ai pris mon petit-déjeuner à dos de chameau pour être à l’heure de notre rendez-vous ; un lac d’altitude pas très loin d’un glacier.

Me découvrant peu à peu pendant que le soleil montait, je me suis retrouvé en chemise à l’approche de midi ; celle sans col couleur sable, légère mais à manches longues pour me protéger du soleil. Il était fort, mais sa dureté, comme adoucie par un gazon ras bien vert, plus rafraîchissant que la terre et les cailloux que nous avions traversés pour arriver dans la vallée. La chaleur restait tempérée ; et même le vent, un peu frais.

Je sais qu’un tel climat, à lui seul, fatigue le corps. La meilleure défense est de s’y abandonner, se donner à la moindre morsure du soleil, la simple griffure des vents de la montagne.

Depuis que nous sommes partis, les mouches non plus ne m’ont pas abandonné, surtout quand je reste sur le chameau, et je m’y suis habitué.

Avant d’arriver, je lui offre un galop. Je suis sûr qu’il a autant aimé que moi. J’espérais que Farzal aurait l’idée de me filmer. « Ne trouves-tu pas que l’on a fière allure sur un chameau au galop ? » je lui crie en descendant péniblement de ma monture encore tout courbatu.

Farzal m’a appris que pour son espèce l’âge de l’animal n’est pas loin du mien. « Veux-tu le tuer sous toi à le faire courir ainsi ? » Je n’en démords pas : l’animal y a trouvé du plaisir, et si son âge est comparable au mien pour son espèce, il peut bien tenir cinq cents mètres au galop. « Tu n’es pas plus capable d’épargner tes forces que celles de ta monture. Je ne sais pas l’âge de tes articulations », m’a-t-il répondu dans un éclat de rire, « mais ta cervelle doit être comme neuve tant tu ne t’en sers pas. »




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© Jean-Pierre Depétris, juin 2021

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