Jean-Pierre Depetris, juin 2021.
Écriture et civilisation - Le grand été - Impressions - Échanges divers - Suite
J’adore mes amis de Dirac. Ils me donnent toujours du travail qui stimule mon esprit. Vous n’entreprendriez pas de tels travaux sur votre propre initiative, n’en percevant pas l’utilité immédiate, et qui pourtant vous nourrissent toujours substantiellement. Je ne me voyais pas reprendre ces cours que je m’étais pourtant fait envoyer. Donc mon esprit flairait bien déjà dans cette voie, sans se décider pourtant à la creuser. Quel champ inattendu m’ouvrirait cette piste ?
Le libraire vient de passer dans la rue, celui de la librairie polyglotte, mais il ne m’a pas vu, tout absorbé par l’écran de son ordinateur de poche. Il marchait imprudemment à vive allure malgré son regard et ses doigts occupés. Combien il semble énergique pour un libraire !
Le ciel est couvert d’une nappe de nuages d’altitude presque immobiles. La chaleur est difficilement supportable malgré un peu de vent, mais brûlant et sec comme celui d’un séchoir. La canicule devrait cesser dans la semaine, et je ne crois pas qu’elle reviendra en juillet.
Je sais ce que je vais faire : je vais donner mes cours jusqu’où je les avais interrompus, et demander à mes étudiants de faire eux-mêmes les recherches sur les changements de ces trois dernières dizaines d’années. Ce travail servira par la même occasion d’évaluation. Elle permettra d’évaluer justement comment ils auront su se servir de mon travail pour le prolonger ; et en ce qui me concerne, j’aurais une équipe d’assistants qui chercheront pour moi.
« Ce sera aussi une excellente façon de dépasser le rapport enseignant- enseigné ; de lui donner une dynamique. – Je te trouve génial, me répond Sinta quand je lui explique mon projet. La perspective de t’épargner du travail, je l’avais remarqué, a toujours un effet stimulant sur ton esprit. – Ce n’est pas s’épargner du travail, puisque nous en accomplirons davantage ; seulement d’en économiser l’effort. C’est tout le sens du progrès technique. La science est une éthique de la paresse. »
« Tu es sûr que tes étudiants en seront capables ? Si tu dois trop être derrière eux, ils ne t’épargneront pas beaucoup d’efforts. – Je suis au contraire certain qu’ils lèveront des pistes qui m’auraient échappées à les chercher seul. »
Ce travail dont je ne voyais pas immédiatement l’intérêt, me détourne opportunément de deux idées fixes qui me tournaient trop stérilement en tête. La première concerne l’effondrement de l’occident moderne, qui n’est pas une prévision ; et la seconde la recherche des prémisses d’une révolution scientifique qui permettrait de sortir de « l’ère de feu », de commencer à percevoir l’énergie autrement que surgissant d’une combustion.
Il ne manque pas de bonnes raisons pour songer à ces choses, mais la première est soumise à trop d’incertitudes, et je suis trop ignorant en ce qui concerne la seconde pour inférer quoi que ce soit de tangible. L’imprimerie, quant à elle, est une invention essentielle qui orienta profondément la modernité occidentale, et dont j’ai l’opportunité d’interroger les évolutions récentes.
Certes, l’imprimerie fut inventée en Corée, du moins sous sa forme de caractères de plomb mobiles, telle qu’elle fut presque immédiatement introduite en Europe. Elle était apparue en Chine plusieurs siècles avant. Les Coréens venaient précisément de réformer leur alphabet pour l’adapter au nouveau procédé. Je ne sais comment Gutenberg a pris si vite connaissance de cette technique, mais son effet en Europe fut bien plus révolutionnaire qu’en Asie, où il mit des siècles à se perfectionner et à s’étendre.
L’édition offre certainement une prise importante pour s’introduire dans les rouages de l’histoire, présidant aux révolutions scientifiques et aux surgissements de civilisations. Ses évolutions récentes, l’écriture numérique, l’édition en ligne, les pratiques du copyleft, même si l’époque paraît peiner à en trouver l’usage, donnent des clés décisives. Des clés auxquelles je ne pensais pas.
Depuis deux jours, je ne suis plus incommodé par la chaleur. On m’assure pourtant qu’elle n’a pas diminué, à commencer par les thermomètres. Venue trop brutalement, elle a dû me surprendre, à moins que ce ne soit l’effet du tour de taille que j’ai perdu. Je perçois l’infime fraîcheur des ombres, et je supporte sans peine mon léger gilet de chasse, même quand je marche au soleil. Ma chemise n’est plus trempée quand je monte une côte.
Quoi qu’on dise pourtant, les aubes se sont rafraîchies à l’heure où je laisse le soleil se lever seul. Je suis bien dans la douce fraîcheur de cette fin d’après-midi, caressé d’un vent léger, quand l’enseigne électronique du pharmacien en face affiche quand même ses trente degrés.
Depuis le début, j’écris le nom de Sinti n’importe comment, tantôt avec un ‘S’, tantôt avec un ‘C’. La phonétique ne change pas. En fait la lettre est un « sad » (ص), non un « sin » (س), ce qui ne change rien non plus phonétiquement. Elle a elle-même choisi « Sint », et je vais m’y tenir.
J’ai un problème avec l’orthographe et ses usages souvent absurdes. J’hésite encore par exemple à mettre un seul t à « atelier ». Je sais très bien qu’il n’en faut qu’un, mais « atteler » en prend deux. Pourtant « atelier » vient d’« atteler », alors j’hésite.
« Le réseau qui s’était établi autour de René Descartes marque pour moi la réelle origine de la modernité occidentale. – Tu la situes si tard ? », relève Shaïn que je n’avais plus vu depuis septembre.
« Rien n’apparaît du jour au lendemain. Je veux parler de la véritable émancipation d’une civilisation. À ce moment, la civilisation d’occident a rompu les amarres qui la rattachaient à d’autres, d’ailleurs ou du passé. À ce moment, elle a réellement innové, et pas seulement repris les découvertes et les idées des autres : polissage des lentilles, imprimerie, sphère armillaire, gouvernail à étambot… – S’il s’agissait de ne plus citer les sources, il n’y a pas grand mérite », m’objecte Ismaïl qui est là aussi.
« Oui, c’est vrai, mais ces sources étaient bien connues des lettrés d’alors. Une ou deux générations plus tôt, on n’hésitait pas à y chercher des arguments d’autorité. C’est ce qu’avait définitivement ruiné les recherches de Galilée, qui inaugurèrent cette posture nouvelle. Je l’ai bien vérifié. Ta remarque est seulement devenue vraie postérieurement. D’autre part, en Europe, l’on s’est mis à faire des découvertes absolument nouvelles… – Qu’y a-t-on découvert que l’Orient ignorait encore ? Me demande Ismaïl. – Sur l’heure, je n’ai rien en tête, mais si tu me mets au défi, je trouverai. On a fait des inventions et des découvertes nouvelles, anecdotiques au début, puis de plus en plus nombreuses. »
« Quoi qu’il en soit », poursuis-je, « les plus grands esprits du dix-septième siècle s’étaient mis en réseau : Descartes, bien sûr, le Duc de Luynes, Hobbes, Galilée, Gassendi, Huygens, Mersenne, Fermat, et beaucoup d’autres. Somme toute, ces gens étaient marginaux en leur temps, même si l’on y trouvait une ou deux têtes couronnées, des savants connus, quelques personnages intouchables. Je veux dire que, comme l’on parle aujourd’hui du “siècle de Descartes”, l’on aurait plutôt dit alors : “le siècle de Malebranche”. »
« Que faisaient ces gens ? Ils s’écrivaient. Ils travaillaient, ils cherchaient, ils expérimentaient, puis ils s’écrivaient. Ils n’avaient ni structure ni hiérarchie ; pas le moindre soupçon d’organisation, mais certainement le sens de l’importance de ce qu’ils accomplissaient. Aucun n’écrivait à tous, mais ils constituaient un puissant réseau, entièrement ouvert, semblable à ceux que l’internet a permis au siècle dernier. C’était un réseau très lent. L’on y faisait appel à la profession des copistes, et les longues lettres allaient au pas de la malle-poste à travers le continent. Le caractère essentiel d’un tel réseau était de n’avoir pas de centre ; de faire que tous les points qui y étaient reliés en devinssent aussi bien autant de centres : le centre d’un réseau qui était le même, et un autre à la fois. »
« Ne trouve-t-on pas l’équivalent dans toutes les civilisations, chez les arabo-persans, dans les empires perse et moghol ? » relève Shaïn. « Bien sûr, et en Chine aussi, mais son originalité était son absence de centres géographiques. Il n’y avait pas de Samarcande, de Chengdu, de Nankin, de Lahore… Il avait seulement besoin d’un service de poste. »
Oui, hier j’ai rencontré Shaïn. J’ai peine à croire qu’il y avait si longtemps que je n’avais plus donné suite à nos premières rencontres.
Il passait en camionnette avec Ismaïl dans la rue que je traversais. Ils transportaient un compresseur jusqu’aux nouveaux chantiers à la sortie de la ville en face de la grande mosquée. Je suis monté avec eux pour voir où les travaux en étaient. La camionnette était pleine de manches à air.
Je les ai aidés à les décharger, malgré leurs injonctions de ne pas y toucher de crainte que je ne salisse la chemise immaculée que je portais par-dessus le pantalon comme il est de mode à Dirac. Je l’ai ôtée et j’ai enfilé une paire de gants.
Je me souviens des premières fois où j’ai mis les pieds sur un chantier. En deux ou trois jours, ma salopette était complètement noire. C’est toujours ainsi au début, puis on acquiert les gestes et l’on ne se salit presque plus. Comme le vélo, ça ne s’oublie pas.
Après avoir ôté nos gants, nous être lavé quand même les mains et rafraîchi le visage, nous sommes allés boire un thé refroidi aux glaçons dans une baraque où je les ai irrésistiblement entraînés dans mes propres réflexions.
Les constructions avaient bien avancé depuis l’automne.
Aujourd’hui 2 juillet, j’ai l’esprit plus vide que le ciel bleu au-dessus de ma tête. L’on commence à bien sentir que le soleil se lève un peu plus tard et se couche déjà un peu plus tôt. Il n’en faut pas davantage pour que les nuits commencent à fraîchir. Il fait toujours aussi chaud après midi, mais on ne peut plus parler de canicule.
C’est un temps pour promener en forêt, ce que j’ai un peu fait ces derniers jours. Il fait plus frais en forêt, surtout en longeant un torrent. Il est malheureusement plus difficile de s’installer pour écrire dans une position commode. On le peut cependant, si on le veut.
J’ai trouvé une petite plage encombrée de rocher où l’eau clapote à peine. Assis sur une grosse pierre, je peux prendre appui dur une roche plate tout en gardant les pieds dans l’eau.
Avant-hier, Shaïn m’a proposé de travailler avec eux. Sait-il l’âge que j’ai ? Je peux bien donner un coup de main pour décharger quelques manches pendant quelques minutes, mais pas pendant des heures. « Qui te demande un travail de force ? Tu n’aurais qu’à conduire la camionnette et entretenir un peu le matériel à l’atelier. – C’est ça, et je regarderai les autres décharger ou se glisser sous un moteur à ma place en sirotant une boisson fraîche ? Sur un chantier ou dans un atelier, on fait du travail de force, sinon autant ne pas y mettre les pieds. »
La corporation manque de bras, m’a expliqué Shaïn. Beaucoup sont à l’étranger. L’Orient s’offre des travaux pharaoniques. Des hommes sont en déplacement comme formateurs. Shaïn a du mal à admettre que je suis vieux. Certes il l’est lui aussi, bien qu’il paraisse fort comme un Turc, mais il ne doit pas parler de ses douleurs articulaires, de ses mains moins agiles ni de ses jambes moins sûres.
L’alphabet coréen a été entièrement recomposé pour s’adapter à l’imprimerie. L’alphabet latin fut lui aussi modifié, mais moins radicalement. Tous les alphabets l’ont été. Certains ont disparu : l’alphabet gothique. Des langues ont changé d’alphabet, comme le turc. Ce n’est plus un problème avec l’écriture numérique, et surtout l’Unicode, l’UFT 8 et 16.
L’imprimerie, puis la machine à écrire, ont été un lourd handicap pour les langues orientales. Aujourd’hui, c’est le contraire ; leurs alphabets sont devenus plus commodes que ceux d’Europe à éditer sur un ordinateur.
Sinta et moi faisons souvent la cuisine ensemble. Pas tous lesjours, mais souvent, et elle n’en paraît toujours pas agacée, n’en déplaise à Sharif. C’est une rencontre créative quotidienne, et qui ne nous empêche pas de parler.
« L’imprimerie fut le modèle de la production industrielle, disons de la manufacture : la reproduction à l’identique d’un modèle initial. Rien n’est moins évident si l’on s’y arrête. Les menuisiers ne faisaient pas des meubles à l’identique ; ni les forgerons, des armes ou des outils. »
« Les imprimeurs », dis-je en éminçant les oignons, « avaient des librairies en devanture ou à proximité de leurs ateliers. Ils étaient des libraires-imprimeurs. Ils étaient payés par les auteurs qui demeuraient les propriétaires des livres imprimés. Les libraires conservaient une commission sur les ventes. Ils s’efforçaient de faire parvenir leurs exemplaires chez d’autres libraires, qui agissaient de même. C’est comme cela que tout a commencé. »
« Était-ce ainsi que pratiquaient les copistes et les enlumineurs, ici en Orient ? » je demande à Sinta. – Comment veux-tu que je le sache ? Ce n’est pas moi qui donne des cours sur l’édition. » Je ne le sais pas non plus. Des allusions que j’avais trouvées dans des préfaces ou des colophons de poètes persans et moghols m’ont fourni quelques indices, mais rien de très clair.
« Qu’importe », dis-je en m’attaquant aux poivrons. « L’important était que nous eussions un modèle, un ouvrage, que nous disons “de l’esprit”, pour signifier que son existence fût toute virtuelle, et qu’il ne devînt réel qu’une fois incorporé à un “support”, que nous disons “matériel” : un livre manufacturé. Ce modèle est caractéristique de la modernité occidentale, et inaugure une étrange partition entre l’esprit et la matière. »
« Si vous prenez une telle conception dans son sens le plus strict, elle présuppose qu’il n’existât jamais de livres avant l’imprimerie. C’est ce que fit le vingtième siècle, et ce que défit la numérisation de l’écrit. Le livre était devenu une marchandise manufacturée ; et l’auteur, l’heureux propriétaire de son modèle virtuel, disons “spirituel”, qui lui donnait un certain nombre de droits, notamment ceux de les “céder ”. »
« Ce n’est plus ce qu’est un livre depuis la fin du vingtième siècle. Actuellement, le livre est un fichier numérique dont les rapports avec l’esprit et avec la matière se sont fait beaucoup plus complexes et ambiguës. De quoi réinventer une métaphysique nouvelle. »
« Le fait est qu’aujourd’hui », reprend Sinta, « l’auteur a les moyens d’éditer tout seul son fichier numérique, immédiatement reproductible à l’identique et à l’infini, sans travail ni coût supplémentaire. »
« Mais peut-être pas sans relecteurs ni correcteurs », dis-je pendant que Sinta allume la cuisinière. « On n’imaginerait pas combien l’auteur peut être aveugle à ses propres fautes et à ses maladresses. »
« Cependant », réaffirme Sinta, « le fait est bien que là où l’on avait des moments successifs et des personnes distinctes, est apparu un processus continu et parcourable en tous sens. Le travail intellectuel humain n’en demeurera pas inchangé. Imagine les effets sur un réseau comme celui que tu décrivais de Descartes. »
En France, les travailleurs de l’imprimerie devinrent l’avant-garde du mouvement ouvrier. Émile Pouget, le fondateur de la CGT anarcho-syndicaliste, était un ouvrier de l’imprimerie, comme de nombreux penseurs révolutionnaires. Cette avant-garde était donc bien placée pour publier sa propre littérature à moindres frais. Ce fut vrai jusque dans les années mille-neuf-cents-septante, quand mes camarades publiaient Guerre de Classes.
Cependant, le syndicat CGT des correcteurs d’imprimerie avait fait mieux encore. Il proposait un dictionnaire de la langue française : vocabulaire, orthographe, syntaxe, ponctuation, typographie ; comme un double de celui de l’Académie française. Je m’en servais, j’avais un lien sur mon navigateur.
« Qu’est-il devenu ? », m’interroge Sinta.
« Je n’en sais rien, j’en ai perdu toute trace. Nous disposons aujourd’hui de tant d’outils linguistiques, et tant de choses ont changé. La définition, et même la syntaxe, du mot “éditer” ont changé. »
« Tu es fou de ne pas prendre de chapeau. » Sinta a raison, mais les chapeaux m’agacent maintenant. Ils me font transpirer le tour de tête. L’an dernier, ce fut une nouveauté ; un autre genre que je me donnais.
« Je marche à l’ombre », justifiais-je. Non, quand le soleil est si haut, l’on ne peut pas marcher toujours à l’ombre. « Tu es bronzé comme un Indien », m’a-t-elle dit. Elle a raison. Avec ce ciel si vide, cet air sec et ce vent qui évapore la sueur, ce n’est pas bon.
J’ai pris le noir, celui que j’avais acheté l’an dernier pour l’automne. J’ai trouvé le blanc trop assorti à ma tenue.
« Tu n’es pas obligé de prendre une veste », m’a dit aussi Sinta. Si, j’ai besoin de poches. Et puis, je ne trouve plus qu’il fasse si chaud. Un vent descend sans cesse des cimes. Je ne dirais pas qu’il est encore frais quand il arrive à Dirac ; il est brûlant, mais il ventile agréablement.
« Tu es fou de prendre le chapeau noir », m’a dit Sinta. « Il est plus épais, et le noir absorbe la chaleur. » Je le sens, mes pensées bouillonnent sous mon chapeau : des idées inattendues qui me sont ordinairement étrangères. Je songe que si j’avais été plus avisé cet hiver, je me serais empressé d’acheter des roubles quand ils étaient au plus bas. J’aurais pu doubler ma mise. L’Euro se dévalue encore plus vite que le dollar. Une bonne part de mes économies s’est envolée. Si l’on ne m’avait pas donné ici de quoi compléter mes revenus, je serais dans la gêne.
Les fruits sont partout maintenant sur les marchés. Ils sont aussi dans les arbres du jardin : prunes, toutes petites poires vertes que j’aime quand elles ne sont pas encore tout à fait mûres, et craquent sous la dent ; cerises ; coing, dont Sinta fait une délicieuse pâte comme je n’en avais plus goûté depuis mes jeunes années.
Je tente de dissimuler à Sinta mes difficultés à grimper dans les arbres. Pourquoi le cacher ? J’ai appris qu’on ne gagnait jamais rien de bon à se faire plaindre. Et puis, je ne veux pas qu’elle ait peur que je tombe.
Je suis allé déjeuner avec Sariana dans son restaurant surprenant où nous nous étions arrêtés le mois dernier. Aujourd’hui, Sariana est en tenue militaire, salopette kaki et casquette de toile qui lui donnent des airs de guerriera. Sa promotion occupe maintenant davantage Farzal. Il est en déplacement. Je suppose que s’il voulait que je sache où, il me l’aurait dit.
Sariana est donc plus souvent seule, et je n’hésite pas à lui tenir compagnie autant que je le peux, de peur que, belle comme elle est, de plus jeunes que moi ne profitent de l’absence de mon ami pour tenter de la séduire. C’est ce que je lui ai expliqué pour déconner. (Maintenant je n’hésite plus à employer ce mot, depuis qu’avec Sharif nous en avons fait un concept.)
« Tu te sous-estimes, » me répond-elle, pour déconner aussi j’imagine. « Là, dans la pénombre des feuillages, avec ta chemise sans col et ton chapeau noir, tu sais que tu es très beau. » J’éclate de rire : « Et encore, tu ne m’as pas vu dans la nuit ! » Sariana rit aussi : « Ce n’est pas ce que je voulais dire », fait-elle en me tapant sur l’avant-bras.
Sariana est venue me parler du nouvel échec d’un missile hypersonique essuyé par les États-Unis. « Les causes en sont exactement les mêmes que les fois précédentes : des défauts de construction », m’apprend-elle sur un ton laissant penser que son information soit de première importance. « Bien sûr que c’est important », insiste-t-elle. « Ils ont les chercheurs et la technologie, ils ont les ingénieurs, mais ils n’ont pas la main d’œuvre compétente. » Je commence à discerner l’intérêt tandis qu’elle me suggère ce qu’il pourrait en résulter s’ils passaient à la production industrielle. « Comment es-tu au courant ? »
« C’est un rapport confidentiel du pentagone pour les divers administratifs qui suivent l’affaire. » Elle ouvre sa serviette et m’en montre une copie. « Comment as-tu pu te procurer ce document ? » Elle m’explique qu’il avait peu de chances de rester confidentiels longtemps. « Il est déjà en ligne sur de nombreux sites d’analystes. Tu n’en avais pas déjà entendu parler ? » Je n’avais pas encore entendu parler de ce dernier échec, mais déjà de plus anciens sur des blogs bien informés.
« C’est la grande faiblesse de l’industrie occidentale. Ils manquent d’ouvriers experts. Leurs projets échouent pour de petits problèmes de soudure, des défauts de réalisation. Leur mentalité les rend incapables de concevoir l’importance de la perfection dans de tels travaux, et de la très haute qualification nécessaire des travailleurs. Ils ne conçoivent que des rapports hiérarchiques là où ils doivent être plus interactifs entre ouvriers, ingénieurs et chercheurs. Leur façon de travailler peut encore marcher pour des technologies éprouvées, mais elle conduit à des catastrophes dans l’innovation, surtout si ce sont des administratifs qui tiennent les commandes. Tu n’as qu’à voir la Bérézina du nucléaire français. »
« Je dois te faire connaître mon ami Shaïn, c’est exactement ce qu’il pense. – Je le connais, je lui ai posté moi-même ce rapport. Tu le connais aussi ? »
Sariana pense qu’il n’y a pas de raison que la petite République de Dirac ne fabrique pas elle-même ses missiles hypersoniques. « Il paraît que celui qui en a inventé la technique travaillait dans un studio. Alors pourquoi n’y parviendrions-nous pas avec la fédération des métallos, l’université, et l’armée ? »
« Pas dans un studio, dans un laboratoire du CNRS d’Aix-Marseille. »
Ces temps-ci, Sinta s’est remise à attacher ses cheveux dans un long foulard noir à la façon des pirates ; un long foulard dont les extrémités lui pendent dans le dos. Elle porte un pantalon corsaire en jute écru, et un bustier dans le même tissu. Il dévoile son nombril et son ventre qui plisse un peu quand elle se penche, ce qui n’est pas sans charme.
J’aime les seins qui tombent un peu. Pas trop, bien sûr, des seins ronds et lourds, pas très gros quand même. C’est nouveau chez moi. Avant, je n’y prêtais pas autant d’attention. Des seins qui me rappellent la gravité, qui illustrent ses lois, les seules qui m’inspirent un respect sans partage. Mais qu’est-ce que je raconte ?
« L’internet était un outil proprement idéal pour un réseau semblable à celui de Descartes », dit Shimoun. « Une adresse HTTP, une adresse FTP, et tout devenait commodément possible. On l’a rendu inutilisable, et pour ainsi dire, inutilisé. »
Une canalisation a éclaté devant le bar où nous nous sommes allés prendre un café, Shimoun, Sanpan, Licos et moi. Pas d’eau, donc pas de café, ni de thé non plus. Je m’en console en me disant que les cafés ne sont pas très sains par les fortes chaleurs. J’ai commandé une eau minérale. « À quoi t’attendais-tu ? » dit Sanpan. « Les oligarques des nouvelles technologies n’allaient pas nous regarder faire les bras croisés. »
Pas de chance, nous aurions peut-être mieux fait d’aller ailleurs : voilà qu’une équipe d’ouvriers arrive dans leur camionnette qui remorque une toute petite pelleteuse. Pour autant, le spectacle n’est pas dépourvu de tout intérêt. Ils sont efficaces, ils ne se pressent pas, mais ils vont vite. Je redoute le moment où ils vont mettre la pelleteuse en marche.
Ce n’est finalement pas si bruyant ; moins que les agaçantes petites vespas qui passent de loin en loin sur le boulevard. « Ils nous ont pourtant bel et bien regardés les bras croisés », le contredit Licos. « Ils nous ont seulement proposé des outils inutiles autant qu’inutilisables pour les remplacer. Et les masses hébétées se sont précipitées. »
C’est encore en criant que les ouvriers font le plus de bruit. Pourtant, ils crient assez peu. Ils font surtout des gestes. Je m’intéresse à comment ils communiquent par gestes. Ils vont vite, sans hâte. « C’est vrai, les oligarques de la Silicone Valley n’ont même pas compris ce qu’ils faisaient », reprend Licos. « Ils se voyaient toujours les pionniers d’une communication nouvelle… »
« Celle des réseaux de Descartes et de la modernité ? » relève Shimoun. L’eau ne coule plus. Les travailleurs ont coupé le moteur de la pelleteuse. Ils se sont assis et mangent des glaces. Nous n’avons toujours pas d’eau.
Une mère en passant montre à son enfant le gros engin sur le trottoir. La pelleteuse est imposante et petite à la fois, comme un gros jouet. Sans doute le gamin aimerait qu’on le laisse s’installer aux commandes.
Il est évident que les nouvelles technologies de l’internet apparues au cours du siècle sont des instruments de captation, et donc, par la force des choses, virtuellement de censure, d’intoxication, de manipulation et de répression. Comme elles le deviennent avec toujours plus d’évidence, on en souhaite d’alternatives ; qui fassent les mêmes choses, mais en même temps qui ne les fassent pas. C’est évidemment idiot, ce sont d’autres usages qui doivent être pratiqués. « Abonnez-vous et cliquez sur le pouce bleu » vous disent les machines à décerveler.
Il y a trente ou quarante ans, j’ai été fasciné par les nouveaux moyens d’écrire. J’avais remarqué qu’ils étaient de nature à nous permettre d’utiliser plus intelligemment les nouvelles facilités nd’imprimer, qui auraient pu n’être qu’un excès de moyens. L’excès de moyens a souvent le même effet qu’un excès d’oxygène sur un feu : il l’étouffe.
Tiens, je pourrais proposer à mes étudiants des thèmes personnels sur lesquels prolonger mon cours. « (i) Les effets pervers qu’ont provoqués un excès de moyen dans la production de l’écrit, sur papier d’abord, puis en fichiers numériques. »
Il ne faudrait surtout pas oublier le plus important : « (ii) Les ressources qu’apportent à la pensée écrite la numérisation du texte, et ses éventuels dangers. » Voir aussi « (iii) Ce que l’écriture apporte à la pensée, et donc aussi un méta texte du code source. »
Autres questions : « (iv ) Pourquoi savoir écrire n’est pas indifférent à savoir coder, et inversement. » ; « (v) La question des royautés, du droit d’auteur, du droit de copier et de la gauche d’auteur. »…
Lectures : Gottlob Frege, De ce que les mathématiques ont besoin d’une symbolique ; George Boole, An Investigation of the Laws of Thought ; Ada Lovelace, Correspondances ; Éric Raymond, How to bekome a hacker ; Jean Ricardou, la Textique ; Fred Brooks, the Mythical Man-Month…
Je perds du poids sur les côtés d’abord, sur les hanches. C’est pourquoi l’on ne s’en aperçoit pas beaucoup au début, surtout avec les chemises que je porte amples. Ensuite seulement, je perds le ventre.
Je n’ai pas gagné plus d’un trou à ma ceinture. À deux elle me serre encore un peu. Combien ça fait l’espace entre deux trous ? Oh dans les deux centimètres et demie. Ce n’est pas grand-chose, mais les effets sont énormes sur la façon dont on perçoit son corps et dont on se déplace. Il a suffi que je fasse en sorte de dormir davantage. Comme je l’écrivais, la méthode est radicale.
Pour dormir davantage, je dois d’abord contrôler ma hâte. J’ai une méthode là encore. Il me suffit de bien régler mon temps. Quand je ferais mieux de m’interrompre, je dois pouvoir me dire que je continuerai le lendemain à une heure précise, et je dois être sûr que je le ferai. La hâte qui m’habite se transformera alors en attente du lendemain, et n’exigera rien de plus urgent de moi que de l’attendre.
Pour cela, je dois être certain de m’y mettre le lendemain à une heure précise, enfin pas si précise quand même, après le déjeuner par exemple, ou quand la lune se lèvera (je sais toujours quand la lune se lève). Ça marche très bien. J’ai gagné un passant, et je pourrais même passer au suivant si mon pantalon n’était pas suffisamment bien taillé pour ne pas tomber quand je ne serre pas la ceinture.
Il me reste quand même du ventre. Je sais que je n’y peux rien, c’est ma morphologie. Je la tiens de mon père, et même si je parais plus élancé qu’il ne l’était, cela vient de ma façon de me tenir et de me déplacer.
Je n’ai pas des épaules si larges, elles sont surtout épaisses, et si j’ai une bonne contenance thoracique, c’est à cause de l’épaisseur de mon buste. L’on trouve à Aix-en-Provence un torse de Dionysos taillé un peu comme le mien. Je n’aurai jamais le ventre bien plat, et je n’ai jamais cultivé mes abdominaux. D’ailleurs je m’en fous. Ce qui compte est qu’une chemise XL me serre aux pectoraux, mais pas aux abdominaux (je porte du XXL).
Je n’ai pas compté depuis combien d’années les États-Unis n’ont plus réussi une révolution de couleur. Je crois qu’on n’est pas près d’en revoir. Voilà le sujet qui m’a fait prendre la plume, mais je me suis laissé distraire par mon pantalon qui ne me serrait plus en m’asseyant. Je continuerai demain après avoir déjeuné avec Nadina près du lac. Je dois la rencontrer pour parler de sa thèse.
Je crois qu’on n’est pas près de revoir des révolutions de couleur. Raison de plus pour ne plus en parler. La question à l’ordre du jour serait celle de l’occultation de la culture.
La culture est déjà occultée sous autre chose que l’on appelle aussi « culture ». Cette occultation est souhaitable et devrait être organisée plus scrupuleusement.
Par culture, nous entendons le travail de l’esprit (en existe-t-il un autre ?) : recherche, lettres, mathématiques, arts, technologie… Elle est déjà très occultée par l’opacité des applications informatiques et par le tournant captatif de l’internet.
Quand je dis occultation, c’est un peu par métonymie avec celle du Surréalisme dont il fut question dans les années trente. Mon idée est de ne pas interdire l’entrée ; de favoriser même l’accès le plus complet jusqu’aux ultimes sources pour celui qui les cherche, mais de ne rien faire qui pût attirer celui qui n’en attend rien. Les temps étant ce qu’ils sont, rien de plus n’est nécessaire à un complet camouflage.
L’idée m’en est venue de ma rencontre à l’instant avec Nadina. Elle a fait du bon travail. Je me demande toujours si je la « dirige » bien, quoiqu’elle ne donne pas vraiment l’impression d’avoir besoin qu’on la dirige, mais assurément je la stimule. Nos rencontres sont un plaisir que je crois partagé.
« Le Général De Gaulle était l’archétype de l’homme de droite, aristocrate, militaire, de sensibilité maurrassiène. Le Maréchal Pétain, héros de guerre proche des troupes et du peuple, lettré, accueilli à l’Académie française par Paul Valéry lui-même, paraissait plus rassurant sur CV », suis-je en train d’expliquer à Sanpan, pour l’éclairer sur certaines spécificités de la politique en France. « Cependant, la différence entre les deux hommes est que le premier était bien plus intelligent. »
« Il avait compris que l’Allemagne n’avait pas gagné la Guerre, et qu’elle n’y parviendrait probablement jamais. Pour beaucoup de gens alors, l’Europe s’identifiait au monde entier. Pour eux, la Grande-Bretagne se débattait contre le monde entier, qui était devenu fasciste. Avec ses empires coloniaux, l’Europe s’identifiait d’autant plus à ce monde entier. »
« Oui, me répond Sanpan, mais les grands empires coloniaux, ils étaient d’abord ceux de la Grande-Bretagne et de la France. N’était-ce pas ce qui scellait le pacte entre Churchill et De Gaulle ? »
« Bien sûr, mais c’est oublier surtout l’URSS et les USA. Dans ce cas, c’était l’Allemagne qui se débattait devant la Manche en attendant que le monde entier lui tombe dessus. L’on sait qui avait raison. »
« Adolphe Hitler était aussi un homme intelligent, et il comprenait bien qu’il était en train de perdre la guerre s’il attendait que l’armée rouge décide quand ce serait le bon moment. Une attaque surprise dévastatrice sur l’armée rouge déjà massées aux frontières, pouvait renverser la situation. Au milieu de l’automne, je pense qu’il avait compris que sa guerre était perdue. Son armée n’était pas allée assez vite, et la puissance industrielle des soviets n’était pas assez entamée. »
« Que veux-tu en conclure ? »
« Qu’on voit parfois à droite des initiatives qu’on attendrait plutôt d’un autre bord. Pour autant, les empires qui faisaient le ciment de l’alliance n’allait pas y résister longtemps. Là encore, Charles De Gaulle le comprit assez vite, même s’il dût certainement se le faire expliquer longtemps, plus vite du moins que beaucoup dont on aurait attendu plus de vivacité. »
« C’est un peu ce qui se rejoue ces temps-ci avec l’attaque de l’Otan en Ukraine », remarque Sanpan. « Tu fais confiance à cette droite ? »
« Certainement pas. Elle est trop confuse et contradictoire, notamment avec son hostilité aux Français originaires de l’empire colonial, ou aux réfugiés qui ne sont pas Ukrainiens. Mais qui sait dire où cela conduira ? On verra bien. »
« C’est moins une droite singulière que tu décris, qu’une gauche bizarre. »
© Jean-Pierre Depétris, juin 2021
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