Sint

Jean-Pierre Depetris, juin 2021.

Au sujet d’un rêve - Anecdotes - Fin du printemps - Sur l’édition - Suite

Table des matières





Au sujet d’un rêve

Le 7 juin, prétention

Ici les gens ne manquent pas de prétention, une saine prétention qui m’est sympathique. Sinta baigne dans la prétention, c’est ce qui m’a immédiatement plu chez elle.

Elle est une chercheuse, il est donc normal qu’elle prétende à chercher ce qui n’a encore jamais été trouvé, des terres vierges, inconnues de tous. Elle n’est pourtant pas la seule à épouser une telle posture. « Tout être tend vers sa plus haute perfection », avait écrit Maître Eckhart dans un sermon. Chacun ici semble avoir fait sienne cette saine pensée.

La jeune serveuse du restaurant du lac tend vers la plus haute perfection du foie de mouton aux petits pois. Je l’ai vue moi-même réceptionner son cageot de petits pois encore dans leurs cosses avec son regard attentif et critique, et je l’aie vue les écosser. Elle m’a rappelé l’ouvrage de Dôgen Kigen, Conseils au cuisinier zen, où la spiritualité le dispute à l’esprit.

Tendre vers la perfection semble être une occupation bien partagée par les Dirakïn. Aussi perçoit-on peu ici d’inégalités. Que vaut l’inégalité à l’aune de la perfection ?

Je ne sais les herbes que met Leïli dans son foie de mouton. Elle n’a pas voulu me le dire, bien que je lui aie parlé du copyleft, et lui aie assuré que son secret seul ne me permettrait pas de l’égaler. On n’égale pas la perfection, on peut seulement en trouver une autre, et ça, c’est le secret de l’entraide. Je lui ai expliqué tout cela, mais elle n’a rien voulu entendre. Elle m’a quand même appris son prénom : Leïli. C’est un beau prénom, c’est la nuit. Elle a des cheveux très noirs comme la nuit ; des yeux plus noirs encore.

En pensant à Dôgen, je me suis souvenu de son recueil de poèmes qu’il avait écrit dans ses jeunes années en Chine, avant de repartir contribuer à introduire le Bouddhisme au Japon : le Carnet du bois de pin. Je ne suis plus si certain du titre. Il m’évoque un recueil de Francis Ponge qui porte à peu près le même, à moins qu’il ne soit le même, écrit dans la région d’Aix après qu’elle fut libérée.

J’avais lu Ponge bien avant de connaître Dôgen, et j’ai découvert dans ces deux recueils comme un air de famille, disons une « inspiration ». Je suis sûr que Ponge le connaissait, Dôgen bien sûr, mais ce recueil précisément.

Je compte en parler à Nadina, et lui suggérer d’y regarder de plus près. Je ne pense pas que ce qu’elle y trouvera sera seulement anecdotique. Je n’aimerais pas l’encourager dans de vaines recherches, l’entraîner à trouver des détails pour caler des portes ouvertes. Je ne voudrais surtout pas être en-deça ses prétentions.

Le 8 juin, le rêve de Nadina

Ici aussi, les gens semblent parler seuls dans la rue. Ils parlent à leur téléphone. Cela m’arrive bien aussi quelquefois. Peu, car la plupart du temps, je ne le porte pas sur moi.

Je ne réponds jamais au téléphone. Il s’agit moins d’une décision que d’une impossibilité foncière. Au début, j’avais essayé, mais je n’y arrive pas.

Je ne sais comment font les autres. Je ne suis pas perpétuellement à attendre que mon téléphone sonne. On est toujours en train de faire quelque chose ; un peu de vaisselle, se brosser les dents, écrire, éplucher un fruit, traverser une rue animée, parler, placer une cartouche d’encre dans son stylo, ou dans son imprimante, ou ajouter du papier à celle-ci, relever son courrier en ligne, faire un café, couper des branches, essuyer la table, se laver les mains, ramasser ce que l’on vient de renverser, modifier les préférences d’un programme, changer une pile, prendre une douche, réparer une poignée de porte, coller une enveloppe, surveiller le feu… et l’on ne va pas tout lâcher en catastrophe, sans s’essuyer les mains, s’excuser à son interlocuteur, achever son paragraphe, enfiler ses bottes, finir de visser son écrou, pendre sa veste…

À l’époque où je décrochais encore, c’était toujours trop tard. J’ai fini par ne plus essayer. Je ne sais comment font les autres. J’aurais pu rechercher des réglages retardant le déclenchement du répondeur. À quoi bon ? Qu’on me laisse un message. Le plus souvent, il n’y en a pas, alors à quoi bon décrocher.

Nadina m’a laissé un message : « Comme d’habitude, tu ne réponds pas. Je t’envoie un courriel. »

J’ai reçu son courriel une heure plus tard, bien qu’il fût court. Elle avait dû prendre le temps d’effacer ce qui était inutile. Heureusement que je n’avais pas décroché.

« J’ai vu comme en un éclair le pivot de ma thèse : c’est Louis Aragon. », m’avait-elle écrit. « J’ai rêvé de lui. Il jouait du piano devant un canon comme ceux de la Première Guerre Mondiale et de la Révolution d’Octobre. »

– Je crois qu’elle tient une piste, me suis-je dit comme les enquêteurs des séries.

Pendant ce temps, il s’était mis à tomber quelques gouttes, pas petites, mais clairsemées. Elles n’avaient pas eu le temps de mouiller le sol et la table. Tant mieux, ma chemise étendue était déjà sèche. Un bon vent chaud souffle maintenant avec force.

Le 9 juin, à propos du rêve de Nadina

Le rêve de Nadina m’a fait penser à Érik Satie, le canon précisément, qu’elle voyait derrière Aragon jouant du piano. Le canon précisément, pas le piano. Satie était intervenu quelques minutes derrière un tel canon dans le film de Luis Buñuel dont il avait composé la musique : l’Âge d’or.

J’aime la musique de Satie. Je ne sais quel stupide préjugé dressait André Breton et Louis Aragon contre la musique, sinon Satie méritait bien d’être membre du Mouvement Surréaliste, et pas seulement dans sa marge.

J’aime la musique qui n’utilise qu’un seul instrument ; l’orgue ou le clavecin de Bach par exemple. J’ai écouté ces jours-ci trois interprétations au kamânche de Dina Doosti, la musicienne iranienne que l’on a trop peu l’occasion d’entendre en solo.

J’ai pu par deux fois tenir un kamânche entre mes mains : ces derniers temps à Dirac, et très jeune chez le père d’un ami qui ramenait souvent des instruments de ses voyages lointains. Il n’est pas difficile de tirer des sons harmonieux de cet instrument, contrairement par exemple au hautbois dont je ne suis jamais parvenu à sortir un son. Après cette satisfaction vite acquise, c’est une autre histoire qu’obtenir plus. Je suis incapable d’appuyer sur les cordes pendant que la même main ferait pivoter l’instrument sur mon genou quand je frotte l’archet. Je n’y suis jamais parvenu, et je n’y arriverai pas maintenant où mes doigts ont perdu beaucoup de l’agilité de ma jeunesse.

Il me semblait en l’écoutant qu’il était impossible qu’elle jouât seule, et qu’un seul instrument eût la capacité de sortir tant de sons et de rythmes. J’ai affiché la vidéo, et je l’ai vue appuyer ses doigts sur les cordes en pivotant son manche, tout en tapant d’un ongle sur la corde la plus aiguë. On aurait juré en l’écoutant qu’un instrument à percussion l’accompagnait.

Je n’ai pas la religion de la virtuosité. Il ne m’impressionne guère qu’à force d’entraînement l’on parvienne à exécuter des gestes qui semblent impossibles au commun. Ce sont des attractions de foire. M’impressionne davantage comment l’organismeparvient à se projeter à travers ses outils. Voir pour ainsi dire l’âme se prolonger ainsi à travers ses organes, et au-delà même de ses instruments.

Le 10 juin, il y a des jours

« Les gens sont plutôt beaux aujourd’hui », me dis-je en descendant la rue qui longe la rivière. « Ils sont frais, reposés, souriants » me dis-je en marchant, « les femmes sont séduisantes, beaucoup sont ravissantes. » Il y a des jours…

Peut-être est-ce seulement moi qui serais disposé à les voir ainsi aujourd’hui. Moi seul. Pourquoi moi et pas eux ?

Cela peut dépendre du temps, ou de la saison, comme les choucas cet automne.






Anecdotes

Le12 juin, j’ai rencontré Sariana

J’ai rencontré Sariana dans le boulevard Ferdousi. Elle est en civil, dans un élégant ensemble dont je ne dis pas plus, tant il m’a semblé, en me relisant, que je perdais beaucoup de temps en descriptions vestimentaires. Elle m’a offert un thé dans un endroit que je ne connais pas, mais qui me plairait sûrement selon elle.

Elle m’entraîne dans un bar sombre et élégant. Les parquets sont cirés et recouverts de beaux tapis persans. Les murs en portent quelques-uns. Les meubles sont marquetés de motifs octogonaux. Nous traversons la pièce sans que j’ose m’approcher des murs pour caresser les tapis qui me paraissent doux comme de la soie. Sariana me conduit, descendant quelques marches, dans un petit jardin merveilleusement entretenu qui rappelle ceux de l’Alhambra, avec un jet d’eau qui surgit d’un bassin en son centre.

Je n’aurais jamais découvert cet endroit que l’on ne devine pas en passant dans la rue. Sariana n’y invite probablement pas n’importe qui. – Je viens souvent ici quand j’ai envie d’être tranquille, me confie-t-elle comme si elle avait lu dans mes pensées. – Je suis honoré que tu m’y invites. L’homme venu nous servir verse le thé dans nos coupes d’une hauteur impressionnante sans produire d’éclaboussure.

« Comment comprendre que, dans la situation catastrophique où se trouvaient déjà les États-Unis, ils purent avoir l’idée démente de s’en prendre à la Fédération de Russie », dis-je, car il était prévisible que nous parlerions de la guerre.

Nous sommes confortablement assis sur des fauteuils bas, couverts de coussins fuchsia, doux comme du velours, qui vont merveilleusement bien au teint de Sariana. « Je pense la même chose de la France et des autres membres de l’OTAN », poursuis-je. « En début d’année, je craignais déjà des coupures de courant si l’hiver avait été trop rigoureux, et peut-être même un accident dans une centrale vétuste. Je m’inquiétais aussi de la situation africaine, et des risques sur les importations de minerais et de sources énergétiques. Même si rien n’arrivait de nouveau, la situation était déjà bien périlleuse pour le monde atlantiste. Comment comprendre alors que les États-Unis aient osé la folie de s’en prendre à la Fédération par Ukraine interposée ? »

« En effet », conclut Sariana, « et trois jours ont suffi pour envoyer les force armée ukrainiennes au tapis. »

« Et pourtant l’Otan a répondu par le déni et la surenchère. »

« Oui, le monde entier a été surpris : les États-Unis ont pallié les moyens d’observation et de communication des forces armées ukrainiennes qui venaient d’être détruits, infligeant des pertes sévères aux alliés. » Le thé à la menthe est sucré au miel du pays, dont le pot a été laissé sur la table. Je n’en rajoute pas, n’aimant pas le thé trop doux, mais j’en apprécie le parfum.

« Oui, tout le monde a été surpris », reprend-elle, « se demandant quelle carte les États-Unis cachaient encore dans leur manche. Ils n’en avaient pas. »

Les coupes dans lesquelles nous buvons me paraissent être en argent. Ce n’est peut-être que de l’acier inoxydable. Elles sont pourtant ciselées d’élégantes calligraphies que je me prends à lire.

« Je me suis demandée comment la Fédération allait réagir », continue Sariana, « et je crois qu’elle est restée perplexe aussi un certain temps, paraissant même ne pas bien comprendre. Contre-attaquer ouvertement l’OTAN d’une façon ou d’une autre, qui était si effrayée de s’impliquer directement ? C’était faire monter le conflit en puissance. Le plus simple aurait été de nettoyer le ciel de ces satellites parasites. Ce n’était pas bien difficile, et l’Ouest tout entier a eu peur un moment pour l’internet. Toutefois ces satellites sont privés : ils appartiennent principalement à des oligarques étasuniens, mais pas seulement, et ils sont susceptibles de desservir indistinctement n’importe qui sur la planète. La Fédération, toujours scrupuleuse avec le droit international dont elle se voit bientôt la première gardienne, n’était pas acculée à ce point. Elle était capable de vaincre de toute façon. L’OTAN avait décidé que ce serait sanglant. Soit, même en se donnant la peine d’épargner les populations. »

Le 13 juin, sur la guerre

« Faire la guerre, c’est stupéfier l’adversaire », m’a expliqué Sariana hier. « La Fédération de Russie a stupéfié l’Otan en contournant les forces armées ukrainiennes avant qu’elles n’attaquent, et en les plaquant au sol. Dans un deuxième temps, ce fut l’Otan qui stupéfia la Fédération en employant impudemment les satellites civils. Elle parut renverser la situation, c’est ce que proclamait la propagande atlantiste, puis la surprise changea encore de camp. Les alliés n’allaient pas attendre immobiles de se faire hacher par des tirs devenus précis. Elle changea de stratégie. »

« Je crois que l’Otan n’a jamais compris cette guerre qu’elle avait pourtant provoquée », ai-je répondu, « et dont elle croyait contrôler la stratégie. Elle n’est pas parvenue à reprendre l’initiative. Prendre l’initiative et la garder, n’est-ce pas ainsi, Sariana, que l’on mène une guerre ? »

Elle avala songeuse sa gorgée de thé, paraissant m’approuver. « Je connais un peu tes conceptions sur la fin d’une ère westphalienne, mais les détails m’en échappent. »

« Rien n’est encore très clair pour moi non plus ni pour personne », avouais-je. « Il est toutefois évident que l’Otan ne possède pas une conception claire de ses buts. La propagande nous les confesse naïvement comme s’ils étaient déjà des faits accomplis : affaiblir la Fédération de Russie et l’isoler, détruire son économie, assujettir davantage les pays de l’Otan, étendre ses alliances. L’écart devient chaque jour plus évident avec la réalité. Les buts de la Fédération sont au contraire bien nets et concordent mieux avec le monde présent ; ils sont chaque jour davantage à sa portée. »

Le 14 juin, un éloge de la fadeur

Quand on est loin de toute mer, la chaleur devient forte aux alentours du solstice, forte et sèche. Le soleil est au plus haut, et jusqu’à juillet, les nuits ne s’allongeront pas sensiblement. Les lacs, les cours d’eau, les jardins et les bassins de Dirac ne suffisent plus à adoucir cette chaleur. Cela me convient mieux que la moiteur.

Je viens de passer chez le barbier ; on est à la pleine lune. J’étais surpris de combien ma barbe et mes chevaux avaient poussé en moins d’un mois, au point que je me demande si je n’en ai pas sauté une.

– Je me le demande aussi, surenchérit Sinta. Tu étais devenu hirsute. Comment supportais-tu la chaleur ? – Je ne la supportais plus ; mais je ne voulais pas tailler mes cheveux et ma barbe avant. Il n’est pas donné à tout le monde de garder une chevelure si épaisse et si souple jusqu’à mon âge.

J’adore les récits dans lesquels il ne se passe rien. C’est ce que prônait André Breton pour les romans, et ce que fit Julien Gracq. Marcel Proust est pourtant celui qui osa le premier. J’ai connu Proust très jeune, à l’école communale au hasard d’une dictée. Je fus émerveillé par l’évocation de ses madeleines.

Comment pouvait-on écrire ainsi sur un événement et des souvenirs aussi anecdotiques et triviaux, carrément pour ne rien dire ? J’avais trouvé Proust culotté, quasiment provocateur. J’en avais été charmé.

Je n’ai jamais compris pourquoi les Surréalistes ne lui avaient jamais accordé d’importance, de même pour Érik Satie. Bien sûr, Proust n’était pas disposé à donner plus d’importance à la Révolution d’Octobre qu’à une madeleine. Il mentionne bien l’affaire Dreyfus, mais n’en tire rien de plus que de pittoresques et conventionnelles conversations mondaines. Il en ressort le plus souvent un humour spontané et ravageur, et, oui nous pouvons le dire, subversif.

Les Surréalistes qui se donnaient pour mission d’étudier « le fonctionnement réel de la pensée », ne semblent pas avoir vu que Marcel Proust s’attelait à la même tâche. C’est en effet ce « fonctionnement » dont nous voyons se frayer le chemin dans les anecdotes les plus triviales entrecoupées par la beauté foudroyante de ce que nous voyons tous les jours, de pensées éclatantes sinuant à travers les marais de réflexions convenues, incapables de les énoncer rationnellement, mais non d’en discerner le sillage.

– Tu t’es tapé toute la recherche, me demande Sinta ?

– Je n’en sais rien. Je ne l’ai jamais lue dans l’ordre. À quoi bon, il ne se passe rien ? Il suffit d’en ouvrir l’un des livres au hasard et de se laisser emporter par le flux proprement insipide, que l’on croirait ressurgi d’une ancienne source chinoise. Tu as lu l’Éloge de la fadeur de François Julien sur l’esthétique chinoise ?






Fin du printemps

Le 16 juin, apparition merveilleuse

Je me suis demandé ce que pouvait être ce point noir immobile dans l’air devant mes yeux. J’ai cru un moment qu’il était sur ma prunelle, ou ma rétine. Je me rassurai en déplaçant imperceptiblement mon regard. Non, il était bien immobile dans l’air, devant mon nez.

Ce n’était pas une mouche. Un gros moucheron peut-être. Mais un gros moucheron, en quoi n’est-il pas une mouche ?

Je n’identifiais pas bien l’espèce, le corps était trop effilé pour une mouche, et comme il ne semblait toujours pas décidé à se déplacer, je redoublai d’attention pour l’observer. Il était parfaitement immobile, et ses ailes s’agitaient à une telle vitesse qu’elles étaient invisibles.

Je ne parvenais pas à discerner s’il en avait quatre, ou seulement deux. Chez les diptères, une paire s’est atrophiée et qui fait maintenant fonction de balancier pour stabiliser le vol. Je n’osais pas avancer la tête de peur que le minuscule animal ne s’enfuît.

J’aurais dû depuis longtemps prendre rendez-vous chez un ophtalmo, mais il est, ici aussi, si long d’en obtenir un qu’on en retarde l’initiative. J’ai baissé mes lunettes sur mon nez. J’ai conservé une excellente vue de près, disons vingt centimètres, mais il était plutôt à trente-cinq. Je plissai les yeux, je forçai ma vue. J’étais terriblement frustré.

Puis le diptère, oui, je suis sûr qu’il en était un, est enfin parti avant qu’une guêpe du voisinage ne fonde sur lui, lui arrache les ailes et les pattes afin de le garder en réserve pour nourrir ses larves. La vie est merveilleuse et cruelle. Oui, ce fut une apparition merveilleuse.

Le 17 juin

J’ai trouvé l’épicière près de la station plus cordiale que ces derniers jours. J’ai attribué ce changement à l’excellent travail du barbier. Se peut-il que les relations entre les êtres tiennent à si peu ?

Le 18 juin

– Quand te vient une idée, comment la notes-tu ? – Je ne la note pas. Elle reviendra quand ce sera son tour. Nadina paraît surprise. – Je la laisse voler. Elles reviennent. Elles ne peuvent pas s’échapper.

Le 19 juin

« J’ai toujours tenu la morale en politique pour la cosmétique du cynisme. » C’est une remarque de Licos.

Je n’ai pas tenu mon journal bien assidûment ces derniers jours. Je me suis surtout appliqué à dormir. Mes pantalons me serrent déjà moins.

Le 21 juin, l’avis de Farzal

J’ai félicité Farzal pour sa promotion. Il prend sous son commandement la compagnie de cavalier, mais aussi celle héliportée. Le voilà devenu maintenant le Commandant Farzal. Il n’en a pas perdu le goût de partager avec moi ses avis sur les questions militaires.

« La campagne d’Ukraine est pour ainsi dire terminée. Le Dombas est virtuellement libéré. Les États de moins en moins Unis ne veulent tout simplement pas l’admettre, ils préfèrent sacrifier en vain de pauvres recrues, quand on ne les fusille pas pour désertion. » Il m’a invité à une petite fête donnée à l’occasion de sa promotion pour ses amis et les autres officiers.

« C’est une guerre singulière, à la fois d’une intensité forte, si l’on tient compte des pertes dans les forces armées ukrainiennes, et faible par le petit nombre de victimes civiles, la localisation limitée des combats, et la précision extrême des missiles de longue portée. » Nous étions à la forteresse sur les hauteurs de Dirac, dans une grande salle qui donnait sur le gouffre en amont du barrage, à profiter de la vue vertigineuse et d’excellents alcools.

Farzal m’avait pris en aparté près d’une étroite fenêtres qui donnait sur le précipice. « L’essentiel de la guerre se joue maintenant sur d’autres terrains : diplomatique, industriel, économique…, et militaires aussi, mais ailleurs. À mon avis, c’est aussi pourquoi les alliés ne se pressent pas : tout cela doit marcher ensemble. »

Nous avions nos verres à la main, un très bon vin venu de la plaine que nous voyions se dessiner plus loin entre les deux falaises, et que nous prenions le temps de déguster en portant nos verres sous nos narines pour le humer. Surtout moi, car Farzal buvait lentement d’abord parce qu’il parlait.

« Les véritables enjeux militaires sont maintenant l’isolement des États-Unis et de l’Union Européenne qui se sont enfermés dans leur propre rideau de fer ; l’élimination de l’économie fondée sur le dollar ; la progression ou l’effondrement des niveaux de vie selon les nations ; les capacités de production industrielle, à commencer par celle des armements ; la recherche, notamment spatiale : toute une série de terrains sur lesquels l’Otan reçoit des coups meurtriers. »

Farzal but enfin. « Un autre front essentiel est la normalisation et la reconstruction des régions libérées, qui s’effectue, elle, avec une étonnante rapidité. »

« Les forces alliées peut-être aussi ne se pressent-elles pas pour ne pas humilier l’Occident ? » Induis-je. « À mon avis », répondit Farzal, « elles se soucient peu de psychologie. »

Le 23 juin, l’âme métallique

Sinta et moi sommes allés à la cinémathèque hier soir. Elle se situe dans l’une des annexes du musée. Nous sommes allés voir le Tigre blanc, un film russe en version originale sous-titrée en anglais. Nous y sommes allés en voiture, puis, pour promener, nous sommes rentrés par la route de la montagne que nous avions empruntée avec Sanpan et sa femme. J’ai bien pu voir la Voie Lactée et le dernier quartier de la lune.

Il me semble que les cinéastes russes ont un talent particulier pour montrer des images qui se suffisent souvent à elles-mêmes, et lire les sous-titres m’a peu gêné. Le Tigre blanc est un étrange film militaro-fantastique.

Le tigre, en l’occurrence, est un blindé allemand, le fameux Tiger, au moteur, au blindage, au canon et au poids exceptionnels. Le scénario entraîne presque tout de suite au-delà des limites de la raison. Un tankiste brûlé à quatre-vingt-dix pour cent survit. C’est impossible, une telle chose ne s’est jamais vue. Les médecins sont surpris, stupéfaits, ils s’étonnaient déjà qu’il ait survécu au transport et ne lui donnaient pas deux heures à vivre. L’on évoque une singularité génétique, mais le fait est là, et pas l’explication vraisemblable. Sa peau se régénère inexplicablement vite : on en restera là. Le ton est donné : comme dans la vraie vie on n’a pas toujours les réponses aux pourquoi.

Ce tigre peint en blanc devient pour le tankiste survivant ce qu’était la baleine blanche pour le Capitaine Achab. Le tank allemand était déjà devenu une légende qui courait sur le front, parmi les deux armées. Un char surnaturel qui surgit dans les batailles d’on ne sait où, et disparaît l’on ne sait comment, après avoir fait des ravages dans le camp soviétique. Probablement un prototype, pour l’état-major qui tentait de rationaliser. Je ne vais pas raconter le film, d’autres l’ont fait.

J’ai aimé dans ce film l’apparition du surnaturel où l’on n’est pas habitué à l’attendre. J’ai aimé les carcasses de tanks qui parlent au cœur du héros, lui disent comment ils furent détruits. Il apprend de son propre char qu’il a été la victime du tigre blanc. Partout il interroge les carcasses. J’ai aimé « le Dieu des Tanks », qui le guide et le conseille dans sa quête pour le retrouver.

Ces carcasses de métal brûlées, belles, en devenaient émouvantes, d’autant qu’on avait pu voir dans les scènes précédentes les souffrances des hommes qui y mouraient. Cela n’en faisait pas un film d’épouvante, plutôt un film sur les souffrances des hommes, dont les âmes mécaniques témoignaient.

J’ai aimé les mesures de Wagner à la première apparition du tigre à l’orée d’un bois à travers les ramures : très justes, pas lourdes le moins du monde, ce qui eût été trop. J’ai moins aimé celles qui accompagnaient le charge des T34, trop romantiques à mon goût. Je n’avais jamais vu autant de T34, sans doute le meilleur char de l’époque. Tous les tanks étaient authentiques, même ceux allemands.

J’ai aimé la folie, la place laissée à la folie, car l’on se rendait bien compte que le héros était fou, ses camarades, ses officiers ; et leur parti pris, ou peut-être leur contrainte, de la lui reconnaître ; cette place que le film tout entier lui donnait.






Sur l’édition

Le 24 juin, la place de la folie

– Tu connais Jean-Pierre Petit me demande Licos ?

– Pas personnellement, mais quelques amis oui.

– J’ai entendu dire qu’il avait découvert comment atteindre des vitesses hypersoniques dans un studio.

– Non, pas dans un studio, dans un laboratoire du CNRS à Marseille.

– Et pourquoi ce sont les Russes qui fabriquent des missiles hypersoniques, et pas les Français ?

– Il n’a pas eu comme Grothendieck à refuser de travailler pour l’armée. On ne le lui avait pas demandé. Son travail intéressa les Russes, mais il était accessible et n’était pas breveté : ils n’avaient rien à lui demander. Il a toujours été un chercheur qui trouvait, et il ne se donnait pas la peine de breveter.

– C’est étrange, constate Licos en étendant les jambes et en prenant ses aises dans la cafétéria encore vide de bon matin. Dans le monde il est connu. J’en ai souvent entendu parler alors qu’il semble ignoré chez toi.

– Tu dois savoir qu’il aurait eu maille à partir avec des extraterrestres. Ce ne sont pas des aventures qui donnent beaucoup de crédit chez moi si l’on ne les tait pas.

– Oui, mais les missiles hypersoniques, ils volent.

– Selon lui, les extraterrestres qui l’ont enlevé venaient d’une planète où règnent de puissants champs de force, et cette particularité avait orienté leur technologie. Petit s’est servi de ce qu’il en aurait appris dans ses récents travaux. On les trouve librement en ligne. Tu veux que je t’envoie les liens ?

– C’est vraiment curieux… Les recherches dans de telles voies seraient sûrement décisives pour les problèmes énergétiques présents.

– Ses démêlés avec les extraterrestres semblent très fumeux. L’on peut légitimement se demander s’il n’est pas un peu fou.

– Pourtant, quand bien même serait-il complètement fou, et il en aurait bien le droit, les missiles hypersoniques, ils volent, eux.

Le 25 juin, mes cours sur l’édition

« C’est bien lourd ! » me crie la livreuse en descendant de son fourgon avec un paquet qu’elle ne semble pas pressée de me porter en haut de l’escalier ensoleillée. « C’est du plomb ? »

« Non, c’est du papier. Attendez, j’arrive. » Je lui prends sa charge et la hisse sur mon épaule. « C’est moins lourd comme ça. Vous voulez boire quelque chose ? »

« Les papiers, ça se scanne de nos jours », me dit-elle après avoir accepté, visiblement satisfaite de la sueur que je lui ai épargnée. Il fait déjà très chaud, la canicule est là malgré la proximité des montagnes. Le temps rafraîchira bientôt avec le climat continental.

Je me suis fait envoyer mes cours sur l’édition. Je les avais donnés dans les années nonante à des étudiants de licence.

« C’est un travail impressionnant », observe Cinta. « Tu as fait un historique mondial depuis les premières xylographies et même avant. – Malheureusement, ces cours ne doivent plus être très à jour pour les périodes récentes. »

Le 26 juin

Sinta et Sharif, nous savons tous comment ils sont, voudraient maintenant, alors qu’ils viennent d’en prendre connaissance, que je donne à nouveau ces cours à l’université pour la rentrée prochaine. Vu l’état de mes notes, sans parler de celui de ma mémoire, ce serait comme reprendre mon travail à zéro. Ces deux-là voudraient aussi que je les donne en anglais. Ils savent pourtant avec quel soin je prépare par écrit la moindre de mes interventions. Je n’en ai pas envie, mais comment refuser ?

« Comment se fait-il, m’interroge Sharif, que ne possédant aucun diplôme universitaire, la faculté ait fait appel à toi ? – En ces temps héroïques, elle se piquait de faire appel aux professionnels. »

Sinta n’a jamais ciré mes bottes au sens propre, mais elle n’hésite jamais à le faire au figuré : « Tu sais que Jean-Pierre maîtrise toutes les techniques d’impression, de la vieille presse à bras jusqu’à la PAO, en passant par la litho et l’offset. – Professionnellement ? Demande Sharif – Bien sûr ! »

« Il y a toujours eu en France des passerelles entre les syndicats des imprimeurs, principalement anarcho-syndicalistes, et les militants révolutionnaires. Tu appelles cela “professionnellement” ou pas », éclaircis-je. « Cependant, ce n’est pas la raison pour laquelle on a fait appel à moi, mais pour la publication de mes propres ouvrages. »

« En attendant, ce sont les meilleurs professionnels », insiste Sinta. « De toute façon, ça m’est égal », conclut Sharif. « Le plus intéressant dans ce cours, ce sont ses dimensions historiques, synthétiques et théoriques. Les reprendre ne devrait pas te demander un travail trop écrasant. » Le plus cocasse est que moi, ces cours, je ne les ai pas encore relus, et je ne sais pas bien ce qui intéresse tant mes amis.

Le 27 juin, sur l’édition

L’édition, je ne la confonds pas avec l’imprimerie, ni seulement avec la reproduction ; je ne suis pas sot. Je ne les confonds pas non plus avec l’alphabétisation ; je prends les trois ensemble.

Reproduire l’écrit suppose des gens susceptibles de le lire évidemment. L’on n’a pas l’un sans l’autre. Aussi mes cours se sont intéressés de très près aux pratiques de l’écriture et de la lecture. Les deux sont indissociables, et ce qui les relie matériellement, techniquement, ce sont justement des techniques et des outils de reproduction, notamment l’imprimerie.

J’avais été surpris de voir comment la civilisation arabo-persane, pourtant civilisation de l’écriture par excellence, avait été longtemps rétive à l’imprimerie. La voie royale de la diffusion des textes était le lecteur-copiste. L’on a très peu connu cela ailleurs. (Bien sûr, l’on a fait appel aussi à la xylographie très tôt et pendant longtemps.)

La principale raison en vient évidemment de l’alphabet arabe, de la facilité à l’écrire, de la lisibilité de ses lettres même déformées, de la rapidité pour les tracer, comparable à celle de la sténo. À moins que ce ne soit l’inverse, l’usage qui a refaçonné l’alphabet. L’on copiait des manuscrits pour les déposer dans des bibliothèques, où l’on venait les recopier en les lisant. Mais qui étaient ces lecteurs à la fois auteurs, commentateurs et copistes ?

L’alphabétisation a été laborieuse dans le monde arabe, et elle le demeure souvent encore. L’on peut s’en étonner. La langue arabe a une syntaxe complexe et une prononciation difficile. Lorsqu’on les connaît, il n’est plus difficile d’en apprendre l’alphabet pour écrire et pour lire, contrairement par exemple au français, et ne parlons pas du chinois.

Contre toute attente, ce fut dans les pays où il est le plus difficile d’écrire, que l’alphabétisation fut la plus précoce. Il est plutôt facile d’apprendre à parler japonais, mais vicieusement compliqué de l’écrire. Pourtant, dès le seizième siècle, on lisait, on écrivait et l’on avait des bibliothèques même dans des villages paysans. Voilà ce qui m’intéressait : ce que des gens ont réellement eu à faire de l’écriture. Ce qu’ils en ont fait est divers et souvent inattendu. Et puis quels gens particulièrement ?

Tout cela, la matérialité des moyens mécaniques nous l’enseigne le mieux. Cette histoire est en perpétuelle construction et déconstruction. De là, on commence à envisager ce qu’est l’édition, et surtout ce qu’il en est survenu depuis le début des années nonante, quand j’ai rédigé ces cours, et dont ils ne parlent évidemment pas.

– Voilà tout ce que nous aimerions que tu mettes en forme, m’a expliqué Sinta, mais en anglais. Tu peux bien le faire ?

– Oui, mais vos étudiants, ils font quoi ? Ceux à qui je donnais ces cours se destinaient aux métiers du livre.

– Je t’invite à les donner à l’université, pas dans un centre de formation professionnelle, me répond Sharif quelque peu suffisant.

– Pour ce qui est de l’édition en ligne, je n’ai rien préparé évidemment. C’est quand même important.

– Tu auras bien le temps d’ici là.




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© Jean-Pierre Depétris, juin 2021

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Adresse de l’original : http://jdepetris.free.fr/Livres/sint/




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