Sint

Jean-Pierre Depetris, juin 2021.

La chaleur - L’esprit de l’escalier - Enquête - En approche de l’été - Suite

Table des matières





La chaleur

Le 17 mai, la Futuwwah

Dans la lourde chaleur juste après le repas, je suis venu prendre un thé avec Sharif devant les restaurants de bois, profitant de l’humidité du lac. Le bras de la rivière qui l’alimente, en agite doucement la surface, et je suis du regard avec délectation les traînées de bulles blanches qui en dessinent le faible courant.

Sharif m’a parlé de la Futuwwah. C’est la chevalerie en arabe, l’on dit ici Jawanmardi, en farsi. C’est un élément très important de la culture islamique en Eurasie.

– Pour la comprendre, m’a dit Sharif, pense aux troubadours. Tu les connais bien, ces chevaliers du Midi. Et tu dois connaître aussi la Gaya Scienza.

– Je connais bien sûr, mais j’émets quelques réserves : j’ai trop lu de leur cansoun qui dénotait leur mépris des bourgeois et des artisans.

– Si ça te chante, m’accorde Sharif, avec son long rire sans bruit dont il est coutumier, mais n’oublie pas que la voie de l’épée n’est jamais si éloignée de celle de l’athanor. Songe à l’ancien traité de la Guerre des Chevaliers.

Sharif me paraît souvent connaître l’Occident mieux que moi-même. Il saurait presque m’en convaincre. Qu’est-il allé me dénicher ce vieux traité d’alchimie que personne ne connaît, dont j’ai presque tout oublié et dont je me souviens seulement n’y avoir rien compris ?

– Le maniement de la lame et celui de la plume sont proches, ajoute-t-il ; la poésie amoureuse, et la quête spirituelle. Dis-toi que ce que nous en savons, nous le tenons des poètes.

La futuwwah est fortement enracinée dans cette terre ; et ses racines, le sang n’a jamais cessé de les irriguer. La chevalerie s’est terminée chez toi dans la géniale et touchante ironie de Cervantès. Ici, elle n’a pas connu de semblable fin.

Le 18 mai, le gamelan

Sinta et moi avons fait une intéressante découverte : le chi gong se pratique mieux et plus agréablement sur une musique de gamelan. Qu’est-ce que le gamelan ? C’est une musique classique de l’Indonésie, des régions de la Sonde plus précisément. Elle remonte à des temps plus anciens que l’Islam qui s’y acclimata. J’aime cette musique. J’aime les musiques de ces régions.

Le gamelan se pratique principalement avec des cuivres frappés à l’aide de petits marteaux. L’orchestre, on l’appelle « gong » par métonymie, comprend un nombre important de musiciens. Une composition dure aisément une heure ou deux, voire davantage. Une flûte et un instrument à corde semblable au kâmanche, y tiennent une place importante.

C’est une musique très liquide, qui s’écoule paisiblement comme entre de vastes mangroves. Elle invite aux lents mouvements du corps, jouant avec souplesse de la pesanteur. Le gamelan accompagne parfois des chorégraphies. Elles rappellent le chi gong, et je soupçonne bien quelque rapport à travers cette homonymie. S’y joint aussi quelquefois du vocal, voix féminine un peu miaulée, avec la lente souplesse du chat.

Un gong contient beaucoup de musiciens, une dizaine, une vingtaine, une trentaine, peut être davantage. La plupart du temps, chacun se tient immobile, son petit marteau à la main sans jouer. Ils s’attendent les uns les autres pour frapper chacun doucement quelques notes. C’est lent, c’est majestueux.

Je connais un groupe espagnol qui compose une musique qui n’est pas sans air de parenté avec le gamelan, à l’aide d’instruments plus modernes, notamment le handpan, apparu très récemment, en Suisse je crois. Constitué d’une double coque métallique assortie de quelques bosses, on le frappe avec les doigts. Yasamin Shahhosseini a accompagné avec son luth une composition au handpan qui a retenu mon attention. Nous parlions d’elle justement, Ismaïl et moi, cet hiver après mon intervention à l’université.

Ce groupe espagnol comprend deux joueurs de handpan, un violoncelle et une flûte traversière. Nous avons adopté leurs compositions, d’autant qu’elles ont des durées plus appropriées pour pratiquer le chi gong.

Les longues compositions de gamelan me conviennent mieux quand j’écris. Pas quand je manipule du code cependant ; alors, je n’entends rien. Curieusement, quand j’écris, si ; parce qu’alors j’entends aussi mes énoncés. Le gamelan accompagne subliminalement le mouvement de mes périodes.

Le 20 mai, salade de tomates

S’il est des couleurs que j’aime, ce sont le noir et le blanc, celles de l’écriture évidemment, mais surtout quand ce sont celles du blanc d’œuf et des olives noires, précisément quand l’huile les a rendus luisantes. Parmi le rouge des tomates et le jaune d’œuf, le blanc et le noir sont magnifiés. Nul n’oserait plus dénier qu’elles ne soient de véritables couleurs.

– Prends-les en photo, me suggère Sinta rieuse, si tu veux finir de manger. L’idée me retient, mais non, j’aimerais mieux les peindre, une petite nature morte de facture impressionniste à l’huile, avec, dans la pâte épaisse, les minuscules éclats blancs de l’ail coupé en fins morceaux. À quoi bon cependant, puisque j’ai déjà composé savamment ma salade de tomates aux œufs durs, et que dégustant sa saveur, je veux simultanément en goûter l’image.

– Tu aimes les nourritures viriles, relève Sinta.

L’adjectif me surprend d’abord, puis songeant à ce que l’on mange volontiers à Dirac, je comprends mieux. Pâte, riz, blé concassé…, crème fraîche, sarriette et autres herbes…, des olives aussi, et de l’ail, qui jouent alors une partition différente. Whu aurait dit Yang.

Le 21 mai, un boulevard tranquille

J’ai découvert un boulevard tranquille. Je découvre encore des lieux à Dirac. C’est normal, il n’y a pas un an que j’y suis. On peut passer une vie à découvrir tous les lieux d’une ville, et elle n’y suffirait pas. D’ailleurs, ils changent perpétuellement. On construit, on détruit, les arbres poussent, d’autres sont coupés. Un arbre est susceptible de modifier profondément l’impression d’un lieu. La saison aussi, l’heure, le temps qu’il fait, changent tout.

Ce sont les arbres qui m’ont plu dans ce boulevard tranquille où j’étais pourtant souvent passé. C’est un sujet d’étonnement : combien un arbre peut être reposant. La marche et la sueur m’avaient épuisé. On est pourtant encore en mai.

Il y a peu de gens dehors dans la journée à Dirac. Les gens travaillent, et alors les rues sont vides, et plus encore les terrasses. Moi aussi je travaille, mais, comme on le sait, je travaille sur les terrasses. J’ai besoin de changer de place. Je pourrais sinon très bien rester travailler chez Sinti. Je pourrais tout aussi bien rester à l’université, l’on y est très bien, et il ne manque jamais de salles vides, de bibliothèques, où il serait notamment plus facile de me rencontrer, mais je ne le souhaite pas.

Non, j’ai un besoin impérieux de changer de place ; mettre de la distance quand je passe d’un travail à un autre : tenir mon journal, lire mon courrier, prendre en main un logiciel, préparer un cours ou un atelier… Quand je dis me déplacer, je veux dire marcher, marcher un certain temps pour passer vraiment d’une chose à l’autre.

J’ai besoin de ne pas rester plus deux heures au même endroit à me concentrer sur un seul objet. Oh, je ne me chronomètre pas. Au bout de deux heures, l’attention faiblit. Il est préférable de se vider l’esprit et de passer à autre chose ; marcher, donc.

Whu et Licos m’ont associé à leurs échanges de courriels sur la double articulation et l’hexadécimal, et deux heures à s’y consacrer sont une extrême à ne pas dépasser. Le courrier numérique permet une profusion de pièces jointes qui mange un temps considérable.

J’aime savoir que je dispose de deux heures devant moi, marche incluse, j’en ai généralement besoin de beaucoup moins. Ça me laisse le temps de regarder les arbres.

Mon boulevard tranquille a de beaux arbres dont les branches se rejoignent au-dessus de la chaussée comme une voûte. De petits buissons forment quelques haies au bord des trottoirs. Beaucoup de verdure s’étend alors sous mes yeux de la table où j’écris.

Le boulevard est bien large pour son peu de chaland. Il y a seulement la caserne de pompiers toute proche, et il n’est pas rare d’être saisi par le bruit d’une sirène et le moteur vrombissant d’un camion ou d’une ambulance. C’est un son qui ramène bien l’esprit où il se trouve.






L’esprit de l’escalier

Le 22 mai, ce que j’ai écrit hier

Ce que j’ai écrit hier m’a fait songer au Coran, ce que j’ai dit de la ville, qu’une vie ne suffirait pas à connaître toutes ses rues, toutes ses places qui changent tout le temps. C’est l’effet que me fait le Coran.

Faisant fi de l’ordre que les livres ont d’ordinaire, dont les pages se suivent, l’une après l’autre, selon un classement quelconque, selon l’ordre de leur succession, évidemment, car elles se succèdent, dans un livre, de la première à la dernière, la suite des sourates n’a pas de signification : de la plus longue à la plus brève. Cet ordre n’a aucun sens, il ne suit aucune logique, aucune chronologie, aucune progression.

Les sourates nous apprennent où et quand elles ont été dites, sans rapport avec l’ordre du livre. Elles se laissent parcourir dans n’importe lequel. Leur cheminement ressemble à celui qu’offrent les rues d’une ville, plus que la succession, ou même le plan, ou même l’index d’un livre. Il introduit, hors d’un espace bidimensionnel de l’énonciation, dans celui tridimensionnel d’un réseau urbain.

Un territoire urbain demeurerait pourtant soumis à l’ordre de la distance et de la proximité ; à sa topographie. L’espace du Coran s’en émancipe, permet, à partir de n’importe quelle rue, de déboucher sur n’importe quelles autres.

C’est un espace d’un ordre différent, où l’on passe d’une rue, d’une place, d’une ruelle, à une autre quelconque. C’est une ville à multiples dimensions laissant imaginer combien elle devient immense pour celui qui la parcourt, combien elle devient infinie, dans le sens le plus simple que le cheminement n’y prendrait jamais fin.

Le 24 mai, ce que j’ai écrit ces jours-ci

Les dernières pages de mon journal me rappellent le premier texte un peu volumineux que j’aie écrit. Je n’avais alors pas loin de vingt ans. Par volumineux, j’entends quelques dizaines de pages qui se tiennent, constituant un ensemble bien compact : un petit livre quoi, pas un simple recueil. Ça n’a l’air de rien, quand on ne l’a jamais fait, quelques dizaines de pages sans s’égarer, ce n’est pas si simple, surtout qui ne ressemblent à rien de connu.

Je l’avais appelé Périphérie. J’avais d’abord pensé à « Banlieue », mais le mot s’était déjà chargé de connotation qui ne me convenaient pas. La banlieue pour moi, ce sont les prolongements plus ou moins sauvages de l’urbi dans l’orbi, par lesquels la ville opère lentement ses jonctions avec les villages alentours ; bourgeonne, en quelque sorte. En bon Marseillais, pour moi, banlieue va avec cabanon ; avec les ruelles sinueuses qui découpent des pinèdes. Ce sont les vues de l’Estaque peintes par Paul Cézanne, ou quelques fauves, ou des nabis.

Quelques amis seulement ont lu ce texte qui se trouve pourtant sur mon site. Je ne sais plus s’il est libre d’accès.

Les banlieues de Dirac sont assez semblables à ce que je concevais alors : elles n’ont jamais été envahies par ces sordides barres d’immeubles que j’ai vu construire dans mon enfance : Sainte-Marguerite, les Caillols… Pour autant rien n’y a totalement disparu : des ruelles demeurent, les jardins, les murets, parfois même enserrés dans des arrondissements pas si périphériques ; des villages en pleine ville, protégés de l’urbi, dont on croirait par endroits qu’ils vont nous conduire directement dans l’orbi. C’est un peu ainsi qu’est construite Dirac.

Le 25 mai, le multivers

Je suis surpris par tout ce que j’ai entendu à propos de l’Ukraine depuis quelques mois, du côté de la Fédération d’abord, et plus encore chez ses ennemis, voire chez ceux qui se voudraient neutres. Rien ne correspond à ce que j’en connaissais.

Je n’en connaissais pas beaucoup, je l’avoue, mais enfin, connaître c’est connaître, et même si l’on en connaît peu, et peut-être à plus forte raison, ce peu sera sans doute modifié par ce que l’on apprend de nouveau, mais ne devrait pas demeurer sans rapports avec lui.

Ce que je connais, ce sont l’ouvrage de Nicolas Gogol, Taras Boulba, et celui de Nestor Makhno, la Révolution Inconnue. Ce qu’ils décrivent serait apparemment sans rapport avec les événements actuels ni avec leurs sources. Les doctes analyses qui nous assaillent évoquent des faits qui se seraient déroulés dans un autre univers, si ce n’est dans d’autre multivers.

Ma remarque a fait rire Sanpan. Il y avait longtemps que nous ne nous étions plus rencontrés. « Nous savions que les civilisations étaient mortelles », m’a-t-il répondu en faisant manifestement allusion aux paroles de Paul Valéry, « nous savons maintenant comment elles meurent : elles se détournent de la réalité pour se perdre dans des mondes fantasques sans consistance ; encore vivantes, elles se dégradent dans des mythes. En fait, elles renoncent à l’imagination pour de l’imaginaire. Oui, c’est cela, les civilisations disparaissent dans de l’imaginaire. »

Le 26 mai, la fûtûhât

La pluie a cessé. Elle a été drue un moment, et elle a dégagé une forte odeur de campagne trempée en tombant sur les trottoirs brûlés par le soleil depuis des jours.

La pluie sur des trottoirs brûlants a une odeur très forte, et pas seulement à Dirac qui est une ville particulièrement verte. Je me souviens à Marseille, j’avais peut-être sept ans, un fort orage de printemps nous avait surpris, mon père et moi quand nous roulions en voiture sur le Boulevard des Dames. Ceux qui connaissent savent que le lieu n’est pas particulièrement champêtre. Pourtant, l’odeur que je respirais goulûment par la fenêtre ouverte, me surprenait et m’enivrait au point que je m’en souviens encore.

La fûtûhât, la pluie de printemps, c’est le mot qui désigne la révélation en arabe, la pluie qui fait germer les pousses. Depuis nos conversations avec Sharif, je fais le lapsus entre futuwwah et fûtûhât. J’ai failli le faire encore à l’instant.

Dans des ruelles de banlieue à Marseille, j’avais découvert, bien rangés à côté d’une porte, une série de numéros des Cahiers du Sud, et des publications surréalistes. J’y avais lu un article sur l’un des livres des Fûtûhât al makkiyyâ de Muhyi d-din Ibn ‘Arabî, (les Révélations de la Mecque) qui m’avait poussé à le lire. J’avais recherché dans le Coran, la traduction d’Albert Kazimirski, les passages auxquels il était fait allusion. C’était après que j’avais écrit Périphérie. Ce fut mon deuxième contact avec le Coran ; le premier était l’intervention du proviseur dans notre classe, dont je parlais cet hiver.

Puis j’ai lu d’autres auteurs, Rûmî, Fariddudine Attar… Henri Corbin bien sûr, notamment son Histoire de la Philosophie islamique. Enfin, j’ai dû me résoudre à apprendre l’arabe.

Fûtûhât al makkiyyâ est plus qu’un livre, c’est une bibliothèque, une somme immense de nombreux livres. Le premier que j’ai lu, la Sagesse des Prophètes (fuçus al hikam), plutôt long et dense, est un sommet de la littérature mondiale. Un autre, plus court, l’Alchimie de la Grâce, m’a retenu à plusieurs reprises.

Tout cela me revient avec la pluie de printemps, peut-être parce qu’hier j’ai retrouvé le fichier d’un livre que j’avais scanné à l’université d’Aix : Logique aristotélicienne et grammaire arabe (Études et documents) par Elamrani-Jamal (Paris 1983). Cet ouvrage m’avait fait faire un bond dans l’acquisition de l’arabe, et aussi dans l’intelligence de la langue en général.

Le 27 mai, hier

Un jour, une petite fille à la plage qui m’avait vu lire, m’a demandé si je parlais arabe. « Naham, kalilan » (oui un peu), lui ai-je répondu, car je n’aime pas me vanter devant une enfant. « Et tu crois en Dieu ? » m’a-t-elle encore demandé, comme si ma réponse entraînait automatiquement la seconde question. J’ai hésité car je n’aime pas mentir à une enfant. Alors j’ai dit : « Il ne s’agit pas de croire, l’on doit savoir. L’on ne prend pas des paris. »

« Quel sophiste tu fais » a conclu Sanpan quand hier je lui ai raconté l’anecdote. « Comprends-moi », lui ai-je expliqué. «  Si j’avais répondu “oui”, j’aurais menti, et si je lui avais répondu “non”, elle m’aurait pris pour l’un de ces intellectuels qui ne comprennent rien à ce qu’ils étudient et n’en ont cure, et je l’aurais induite en erreur. »

« Et à moi, que répondrais-tu ? – Non. Non sans hésitation. C’est la réponse la plus simple et sans détours. »

« Et pourquoi non ? » m’a-t-il demandé en riant. « Parce qu’il n’y a aucune différence entre le créateur et la créature ; entre création comme fait accompli, et création comme acte ; tout au plus un mode grammatical. Toi, tu es assez grand pour comprendre. »






Enquête

Le 28 mai, les mots ramollissent

J’ai encore oublié un détail en comparant les livres avec la ville. J’ai dit que les villes changeaient perpétuellement. Un nuage qui passe, seul, en modifie l’aspect. Les livres aussi.

C’est agaçant pour l’auteur. On aimerait tracer des mots définitifs, et non pas fluctuants selon l’état d’âme de la lecture, les préoccupations de l’époque, les évolutions linguistiques… L’on s’y efforce.

Les mots changent, au moins leurs connotations. J’ai évoqué celui de « banlieue », qui ne me satisfaisait plus, mais qui recommence à me plaire. Que l’on songe par exemple à « étonné », littéralement frappé du tonnerre. On lui préférera « stupéfait », pourtant plus faible que le sens d’origine. Les mots s’amollissent en vieillissant. Les mots ramollissent et l’on sent que l’on doit en changer. L’on en cherche de plus forts le plus souvent, et ce n’est pas la bonne voie ; la meilleure serait de plus simples et de plus justes, de plus concrets.

Les mots concrets sont ceux qui résistent le mieux au temps, enfin, tant que les choses concrètes ne changent pas. Le mot qui désigne dans le Coran le message, l’appel adressé, a donné « téléphone » : hâtif. Il a donné aussi un prénom féminin. (Tu imagines, s’appeler Téléphone ?)

Il est des livres qui résistent mieux au temps. Quand on les a écrit, on n’aime pas les voir changer, l’on veut faire du solide ; mais qu’importe, cela ne fait pas du changement un mal, il est quelquefois une bonification.

D’ailleurs le livre tel que son encre sèche à peine sous la plume de son auteur, n’est pas plus définitif, il n’est pas plus le livre authentique, et l’on se sent toujours prêt à le réécrire à nouveau, que ne l’est une ville dans un état donné. Décidément, je ne sors pas de l’esprit de l’escalier.

Le 29 mai, audition et raison

Je suis revenu sur l’ouvrage que j’avais scanné à Aix au siècle dernier : Logique aristotélicienne et grammaire arabe (Études et documents). Il est accompagné de ce qui pourrait constituer un second livre, un recueil de traductions de philosophes aristotéliciens arabes, dont Al Fârâbî, At Tawhîdî et bien d’autres.

J’y ai retrouvé mes notes. À l’époque, j’avais déjà appris à annoter mes documents en format portable (PDF pour les intimes). Pour cela, l’on doit se doter d’un bon programme de lecture. Je conseille vivement Okular, c’est le meilleur. Il permet de saisir des notes, de souligner, d’encadrer, de cercler, de placer des onglets, et bien d’autres choses nécessaires pour lire un livre.

J’envisage d’en tirer un petit travail pour le séminaire. Je crains que mes amis ne me trouvent plutôt improductif ces temps-ci. « Tu sais bien », m’a prévenu Sinta, « qu’une telle crainte entretient la pire attitude pour un travailleur, manuel ou digital, qu’il soit ouvrier, artisan, artiste ou tout ce que tu voudras. C’est la pire posture pour parvenir à travailler bien. »

« En ce qui me concerne », lui ai-je répondu, « je sais bien qu’il s’agit seulement d’une ruse de ma raison pour me donner le petit élan nécessaire à un effort qui, je le sens, me sera quand même considérable. »

Je lui ai lu un court extrait de ce qu’avait écrit At Tawhîdî dans le Kitâb al Muqâbasat : « La grammaire est une configuration auditive, et la logique une configuration rationnelle. La preuve de la grammaire est sensible, celle de la logique est rationnelle. La grammaire emprunte plus à la logique pour être mieux fondée, que la logique n’emprunte à la grammaire pour se consolider et s’affirmer. La logique est “le poids étalon” de la raison ; la grammaire est une unité de mesure du “volume” de l’expression. »

Le 30 mai, le chant des matelots

Mon propos n’est certainement pas de faire une étude exhaustive sur la logique aristotélicienne arabe. Elamrani-Jamal l’a déjà très bien faite ; ni même de montrer comment les spécificités de la grammaire arabe, l’absence de la copule « être » notamment, ont posé de telles difficultés aux traducteurs, que les solutions entraînaient une complète réforme de la logique grecque, qui lui était inaccessible par ses propres moyens. Tous les progrès dans la logique analytique et les mathématiques pendant les premiers siècles de l’Hégire ont surgi de la grammaire arabe et des critiques qu’elle générait d’elle-même.

Le fichier numérique que j’ai retrouvé aurait certainement orienté un peu différemment mon intervention de cet automne à l’université. Elle ne l’aurait peut-être pas orienté dans la meilleure voie. Parfois, l’ignorance est un atout. D’ailleurs, je ne l’ignorais pas, puisque je l’avais lu ; et je ne l’avais pas oublié, certaines intuitions seulement ne m’étaient pas venues seules.

La logique repose fermement sur l’écriture. Les inférences, on les écrit spontanément. On les simplifie, on fait usage de lettres conventionnelles et de signes spéciaux, on produit même des langages formels. La grammaire est plus auditive, comme l’enseignait At Tawhîdî, plus sonore et plus mouvante, à l’opposé de la logique et des mathématiques, plus immobiles.

Cependant, les lois de la logique et des mathématiques, on les trouve dans le comportement mécanique des matériaux. Pas de mesure sans balance, et pas de balance sans point d’appui ni levier. La logique est produite par les mains, le travail des mains et leur curiosité. La grammaire, c’est-à-dire essentiellement la vocalisation, viendrait peut-être des chants de travailleurs qui rythment les gestes en commun. L’hypothèse d’une grammaire virtuelle, commune à toutes les langues, il serait judicieux d’en chercher le principe à la jonction du travail manuel et du chant ; le chant des matelots cher à Mallarmé, qu’il met en balance avec « la chair est triste » et « j’ai lu tous les livres ». (Voir la thèse de Sharif.)

Le 31 mai, l’enquête

J’ai demandé à Nadina de passer me prendre chez Sinti pour aller déjeuner ensemble près du lac et parler de sa thèse, dont elle m’a déjà fait lire les premières approches. « Je t’offre le repas bien sûr », l’ai-je mise à l’aise. Je ne pouvais pas faire moins.

« Alors, tu as trouvé la carte ? » Je lui avais parlé d’une carte dessinée par les Surréalistes, qui avaient représenté les nations dans des tailles relatives à leur importance pour l’histoire de l’esprit. L’Afghanistan y était immense. Cette carte, je dois en avoir une mauvaise copie sur mes disques durs, mais je ne saurais seulement où la chercher. Je ne connais rien de son contexte ni ne sais quand elle fut publiée, si tant est qu’elle l’ait été. Je pense que le surdimensionnement de l’Afghanistan devait beaucoup à ses luttes victorieuses contre l’impérialisme britannique.

Il n’en demeure pas moins que le pays bénéficiait d’une certaine estimes des Surréalistes, et certainement pour bien d’autres raisons. Je sais pour lesquelles sa dimension ne paraît pas à mes yeux si disproportionnée, et je n’ignore pas ce que ce pays a apporté à la civilisation humaine tout entière, mais j’aimerais mieux savoir ce qu’en pensaient les Surréalistes à un certain moment du vingtième siècle. J’imagine que c’est un indice à creuser et une piste à suivre.

Voilà que je me mets à parler comme un enquêteur des soporifiques « séries » policières. Je me dis que si leurs enquêtes abandonnaient les meurtres dépourvus d’intérêts qu’ils s’efforcent d’élucider, pour des sujets plus exaltants, comme celui-ci par exemple, ces feuilletons seraient peut-être regardables.

– Tu crois que ça n’intéresserait pas des producteurs, Nadina, une série sur des enquêtes qui concerneraient des projets de recherche et des sujets de thèses ?

– Des documentaires ?

– Non justement, de vrais feuilletons, avec les personnages attachants de l’équipe d’enquêteurs, du suspense et tout ce qui va avec. Les séries deviendraient peut-être intéressantes ; et les documentaires, eux aussi, traités de cette façon, pourraient également le devenir.

– Tu as peut-être raison, avec peut-être en filigrane des critiques fines de ce que deviennent les institutions de la recherche. Tu vois, un peu dans le genre des propos critiques et acides du Professeur Raoult ? On l’a beaucoup entendu ici.

– Oui, c’est une bonne idée, d’ailleurs c’est une véritable série qu’a produite la chaîne YouTube de l’Institut, très suivie, avec les personnages attachants des autres chercheurs, ses rebonds juridiques… Il suffirait de scénariser un peu.






En approche de l’été

Le premier juin, l’eau fraîche

J’ai trouvé un gobelet au bazar, un comme j’en cherchais depuis longtemps. J’avais le même petit, mais je n’en ai jamais plus retrouvés : un gobelet pliant. Le principe en est simple, des cylindres de métal s’enchâssent les uns dans les autres. Bien dépliés, ils forment un récipient suffisamment étanche et résistant. Plié, il tient dans une poche.

Qu’avais-je besoin d’un tel objet ? Eh bien : le vent. À la plupart des buvettes, le serveur m’apporte toujours mon verre d’eau dans un gobelet en carton ou de plastique, et le moindre coup de vent l’emporte avant qu’il ne soit entièrement vide. J’ai de la chance s’il ne mouille pas mes feuilles, ou mon pantalon. Mon gobelet métallique a une base un peu plus épaisse et plus large qui lui donne une bonne assiette.

J’ai donc demandé au serveur de me remplir mon gobelet métallique, lui ayant expliqué succinctement mon intention pour qu’il ne me juge pas trop excentrique. J’ai déjà dit que je bois toujours mon café accompagné d’un verre d’eau pour goûter le contraste entre la chaleur de l’un et la fraîcheur de l’autre. J’y ai gagné sans le chercher qu’il me laisse maintenant une carafe. Peu me chaut en fait, puisque je viens de dire que je bois pour la seule fraîcheur de l’eau, et je vide rarement mon verre.

Si j’avais soif, je prendrais de l’eau minérale. Il y en a une excellente ici, l’Eau de Dirac, avec une belle calligraphie sur l’étiquette, « Al Ma‘ou l’Diraky », qui fait penser à Kandinski, et elle a comme une arrière-saveur de sureau.

Ce qui me chagrine est que plus la chaleur progresse, moins j’ai de poches pour y glisser mon gobelet si commode pour me désaltérer aux fontaines.

Je suis toujours frappé par l’heureuse diversité avec laquelle les femmes d’ici attachent leurs cheveux dans des tissus de toutes formes et de toutes couleurs. Souvent elles portent comme pour mieux les maintenir un collier qui leur ceint la tête.

Sinta en porte souvent un qui laisse pendre un éclatant bijou sur son front : un beau rubis enchâssé dans une couronne de plus petites émeraudes. Il me fait irrésistiblement penser à l’ouvrage d’Ibn ‘arabî, al Fuçus al hikam. Fuçus est le mot qui désigne les diamants qui couronnent un plus gros, montés sur une bague ou un collier. En français, l’on dit « chattons ». Traduit ainsi, le titre serait incompréhensible. L’on a choisi la Sagesse des prophètes, où l’enseignement de chaque prophète est comme une pierre précieuse enchâssant l’ultime sagesse.

Ce bijou qui illuminait son visage m’a fasciné dès que j’ai rencontré Sinta, et toute sa charge métaphorique.

Le 2 juin, s’abandonner à la chaleur

Je suis sûr qu’il doit y avoir un moyen de contrôler sa transpiration. Quand j’étais plus jeune, il me semble que je transpirais moins. Les montagnes et la proche forêt tempèrent quand même le climat à Dirac. Peut-être est-ce l’humidité et la densité de l’air sur la ville. Je crois que je supporte mieux la chaleur sèche.

Je crois surtout que je transpirais moins dans ma jeunesse. Peut-être doit-on apprendre à s’abandonner à la chaleur pour mieux la supporter.

Je crois que c’est précisément ce que je faisais quand j’étais plus jeune. Je crois aussi que j’ai un peu grossi depuis la fin de l’hiver. Je ne dors pas assez.

La plupart de ceux qui souhaiteraient perdre du poids sont aveugles à l’évidence : ils ne dorment pas assez. Ce n’est pas le seul manque de sommeil qui provoque la prise de poids, c’est le besoin de plus de calories. Si l’on en manque, la solution ne consistera pas à se priver de manger ; inévitablement, l’on cédera. La solution sera de dormir davantage, et de faire cesser ce manque.

En réalité, je n’ai heureusement jamais eu besoin de beaucoup de sommeil. Mais l’on ne peut exagérer. Il m’apparaît qu’au cours de ma vie, le monde semble avoir souvent comploté pour m’empêcher de dormir.

Je soupçonne même qu’il existe un réel complot pour empêcher les gens de dormir. L’on connaît des quantités de méthodes pour y parvenir. Elles prennent dans ce siècle des proportions industrielles.

Qui me dira comment il est possible à la fois d’écrire et de dormir assez ? Dormir, écrire, non, ce n’est pas le plus important. Le plus important est de maintenir son esprit dans la perspective d’une longue portée. Pas moyen d’y parvenir si tu ne peux dormir assez.

Ici, à Dirac, l’on est mieux qu’en Europe, l’on vit mieux, l’on dort mieux, mais il ne faudrait pas croire que soient absents les fléaux de l’époque.

Finalement, oui, je crois que je devrais apprendre à m’abandonner à la chaleur. L’aimer mieux et m’y laisser couler. C’est comme si tu tombes à l’eau : inutile de te débattre. Tu n’es pas submergé. Il te suffit de te laisser flotter.

Le 3 juin, vingt-neuf l’après-midi

Vingt-neuf l’après-midi. Oui, c’est chaud pour l’altitude, l’exposition, la saison, mais dans l’absolu, ce n’est pas si considérable. La vérité est que je n’ai pas eu le temps de m’y habituer. Et puis l’air reste frais le matin. Il ne devait pas faire dix-sept quand je me suis éveillé au petit jour. Le temps était à la pluie. J’avais prévu de laver et d’étendre. Je me suis recouché. J’ai dormi jusqu’à dix heures. On dort bien quand il pleut. La pluie a cessé peu après, et le soleil est apparu avec la chaleur et la sueur. Vingt-neuf l’après-midi.

Le 4 juin, essaims et esprit

Finalement l’Afghanistan s’en sort bien. Le moment difficile est passé. Leurs voisins n’ont aucune envie que la situation ne se dégrade, et dans l’ensemble, elle se rétablit mieux qu’on ne l’aurait espéré : l’on ne mange pas à se faim, quelques mosquées ont sauté, mais le pays revient de loin.

J’ai suivi les chamailleries entre des Partis Communistes de la Fédération de Russie et celui de la Grèce. Les positions sont opposées, mais la dispute reste relativement fraternelle. Les Grecs reprochent aux Fédérés d’épouser la cause d’une guerre impérialiste lancée par un gouvernement capitaliste. Les Russes n’ont pas de mal à leur opposer que ce gouvernement a plutôt épousé leur cause, et repris les positions que leur parti défend depuis dix ans : reconnaître les républiques démocratiques de Donetsk et de Luhansk, et les appuyer militairement. Le Parti Communiste de la Fédération de Russie accuse les Grecs d’une lecture intemporelle de l’Impérialisme stade suprême du Capitalisme de Vladimir Ilitch Lénine, ce qui est le moins que l’on puisse dire. Ce qui se poursuit en Ukraine, ce n’est pas la Guerre de Trente ans, puis de Sept Ans, jusqu’à la Guerre Civile Mondiale de 14-45. Cette histoire est terminée.

Ce n’est pas ce que dit exactement le Parti Communiste de la Fédération de Russie. C’est ce que moi je dis. Ce n’est que l’OTAN qui y joue encore, de plus en plus seule. Jusqu’à ce qu’elle tombe brutalement de ses multivers dans le monde réel.

La Fédération de Russie combat le nazisme, c’est ce que dit le PCFR, et apparemment ce qu’elle fait. Mais l’Ouest entretient un malentendu sur ce qu’est le nazisme : le nazisme serait essentiellement l’antisémitisme. Non, il est essentiellement le suprématisme. L’antisémitisme n’en est qu’une conséquence. Ein Reich, ein Folk ; optionnellement, ein Gott : jusqu’où va, et où s’arrête ce Folk ? Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi cette limite s’est fixée historiquement aux Juifs d’Europe centrale. Elle n’a plus beaucoup de sens aujourd’hui. Jusqu’où va, et où s’arrête ce peuple, cette civilisation qui serait la Civilisation par excellence, la mère de toutes les civilisations, pour toujours et de toute éternité, et auprès de la-quelle les autres hommes seraient des barbares ?

Sur le balcon où Sinta travaille à côté de moi, une guêpe qu’elle observe avec méfiance s’est posée sur ma main. L’hyménoptère passe d’un doigt à un autre pendant que je la tourne.

Sinta a accepté de ne plus rien faire contre son rucher à côté de la fenêtre, et elle ne voit pas encore que les guêpes sont devenues plus amicales. Elle devrait apprendre à communiquer maintenant. Les guêpes n’ont aucune raison de nous piquer ; elles se nourrissent principalement de moucherons, pas de chair humaine. Sinta reconnaît qu’on en trouve moins autour des compotiers.

Il ne déplaît pas à Sinta de vivre avec un homme qui parle avec les guêpes, mais elle reste méfiante. « Ces animaux m’apprennent beaucoup sur les langages », lui ai-je confié. Elle m’a parlé de Soulaymān (Salomon) qui, le Coran l’atteste, connaissait la langue des fourmis.




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© Jean-Pierre Depétris, juin 2021

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