Quelques temps ici

 

 

Jean-Pierre Depétris

 

 


Table

 

Ici

Les environs

Ce qui trouble

Choses qu'on ne distingue que difficilement

Choses singulières

Ce qu'on ne remarque pas tout de suite

 


 

ICI

 

 

 

I

Marseille la Corniche,

Le 3 juin

Au début de mon séjour, je m'étais engagé dans une rue que je ne connaissais pas et qui m'avait semblé un raccourci.

A l'autre extrémité je tombai sur un ensemble d'immeubles neufs que je m'apprêtais à traverser, quand, apercevant quelqu'un, je demandai confirmation de mon chemin. La femme m'assura qu'on ne pouvait passer par là et que je devais redescendre par où j'étais venu.

Or je vous prie de croire qu'ici les rues sont longues. Les gens d'ici économisent les rues transversales et, les trouvant encore trop nombreuses, bien souvent même ils les bouchent.

 

Je dus donc m'en retourner, en pleine chaleur d'été, et reprendre la route que je connaissais. C'est ainsi que j'aboutis de l'autre côté de la cité.

En passant je reconnus en aval l'endroit où j'avais demandé mon chemin : il me serait resté deux cents mètres à parcourir, et rien ne me l'interdisait.

 

À l'époque, je ne compris pas pourquoi la femme m'avait fourvoyé. J'en conclus seulement qu'elle-même ne connaissait pas l'endroit, mais voulait paraître moins ignorante que moi.

 

Il n'en était rien. J'appris par la suite à mieux connaître les gens d'ici. C'est ainsi qu'ils sont : ils ne supportent pas que l'on passe devant chez eux. Ça les rend malades. Ça les effraie. Ils soupçonnent toujours un mauvais coup.

À un vieillard fatigué, terrassé par le soleil, la réponse aurait été la même.

 

Il vaut mieux ne pas demander à des riverains où conduit la voie qu'ils habitent. Ils vous diront : « Nulle part. C'est une impasse. Elle est bouchée, là, un peu plus loin. » Et ils ajoutent en eux-mêmes : « S'il passe une fois, il repassera. Il le dira à d'autres. Tout le monde viendra passer dans notre rue. » Alors ils vous disent qu'elle est bouchée. Et bien souvent ils ne mentent pas : ils l'ont réellement bouchée.

 

 

II

Endoume, le 5 juin

 

Ils disent qu'ils sont bien chez eux. Rares sont ceux qui ne disent pas qu'ils sont bien chez eux.

Parfois il arrive qu'ils vous fassent venir chez eux. Ils vous montrent comme ils sont bien. Il vaut mieux alors ne pas les contrarier, sinon autant ne pas y aller.

 

 

 

III

Marseille, le 6 juin

 

Ils ne respectent pas vraiment l'écriture, comme le font certains peuples ; mais ils attachent une grande importance aux papiers.

 

Dès que vous arrivez, c'est la première chose qu'on vous demande : « Vos papiers ! ».

Et partout, en toute occasion, on vous demande des papiers.

 

Ils ne sont pas comme ces peuples où des sages affirment qu'il est préférable d'être puni pour une faute qu'on n'a pas commise que de commettre une faute qui restera impunie.

« Ça vous suivra dans vos papiers », disent-ils.

 

*

 

On ne peut imaginer l'importance que tiennent pour eux les papiers. On m'assura que plus de la moitié de la population active est occupée à remplir et à classer les papiers. Et si la majorité ne fait que cela, il ne faut pas croire que l'autre partie en serait exemptée. Il n'est aucune activité qui se passe de papiers, et chacun y consacre de longues heures par jour.

 

Dans ces conditions il leur reste très peu de temps pour le travail effectif ; ainsi leur civilisation est-elle d'une technicité remarquable.

En réalité leur haut niveau de vie, même avec son important gaspillage, pourrait être produit par une moyenne de une à deux heures de travail quotidien. Et encore...

 

*

Le 7 juin

 

Ni l'esprit, ni la lettre. « L'important c'est que les papiers soient en règle », disent-ils.

Quelqu'un peut tout quitter, tout abandonner. Il emportera « ses papiers ».

N'oubliez surtout pas vos papiers. Même si vous ne sortez qu'un instant. Partout, à chaque instant on peut vous les demander, et vous vous exposeriez aux pires désagréments, surtout si vous êtes étranger.

 

Vous pouvez ne rien avoir, mais si vous avez des papiers rien n'est perdu. Ils vous donnent « des droits ». Il existe d'ailleurs des institutions pour venir en aide aux « sans papiers ». Ils ont vite fait de remplir des formulaires attestant que la personne n'a effectivement plus de papiers.

 

Il est des papiers qu'il faut garder au moins un an, plus d'une année, toute une vie. Il en est qu'il faut détruire dès qu'on en reçoit de nouveaux. On vend des meubles pour les ranger et les tenir en ordre.

Il en est qu'il faut renvoyer ici, dès qu'on les reçoit de là. Rares les jours où l'on ne trouve pas des papiers dans sa boîte aux lettres.

 

Pourtant, tous vous diront qu'ils les détestent.

Ils leur sont une vexation.

 

 

 

 

IV

le 7 juin

 

Ils ont une très haute technicité mais une bien piètre logique. Ils ignorent certains concepts, bien qu'ils en utilisent les noms qui leur viennent généralement de fort loin.

 

*

 

Ne cherchez surtout pas un sens profond quand ils vous disent : « Je me suis réveillé en pleine nuit » ; ou encore : « Le fond de l'air est frais », « La pluie a fait s'ouvrir les fleurs ».

Il faut s'habituer à prendre tout ça au pied de la lettre ; sinon on s'expose à d'inextricables quiproquos. Et ce n'est pas facile, car ce sont là des phrases qu'ils disent à tout moment.

Ils attendent visiblement des réponses, cherchant à engager une conversation.

 

*

 

Ils utilisent aussi des mots sans signification précise ; mais qui donnent à leurs propos la valeur de sentences définitives : « vérité », « réalité », « liberté »... Personne ne serait en mesure de leur donner de véritables définitions. Ils ont d'ailleurs une prédilection pour l'emploi de ces mots au pluriel, et préfèrent les saisir dans des collections d'exemples que par leur valeur générale.

Ayant demandé ce que signifiait « liberté », on m'a répondu que « la possibilité d'aller et de venir était une liberté fondamentale ».

Pour un objet qui tombe ils parlent aussi de « chute libre ». Pourtant, quand vous leur demandez si tomber de la fenêtre est une liberté fondamentale, ils ne vous répondent plus.

 

Et si vous demandez : « Qu'est-ce qu'une réalité ? », on vous répondra quelque chose comme : « Eh bien, par exemple, la chaise sur laquelle vous êtes assis ».

Et vous restez toujours aussi perplexe à tenter d'interpréter l'écart entre ce qui est dit et ce qu'on veut vous dire.

 

 

 

V

Le 9 juin

 

Ils élèvent des chiens. La plupart des foyers ont un chien. Ils ne leur servent strictement à rien.

Quelquefois ils les sortent — pour les promener. Car ils considèrent qu'il n'est pas bon pour un animal de rester toute la journée enfermé dans un appartement.

 

Eux-mêmes ne semblent pas très bien savoir pourquoi ils élèvent des chiens. Leurs explications sont confuses, quoique fermes (ils ont coutume en toute occasion d'afficher l'assurance la plus péremptoire). Ils disent : « C'est affectueux », « c'est pour faire plaisir au petit », « c'est un bon compagnon ».

Certains vous diront : « Ce sont de bons gardiens », « il défend son maître » ; et ce seront les plus sincères. Les êtres ici se sentent très désarmés.

 

D'autres en revanche élèvent des chats. Mais ils ne les promènent pas.

 

*

 

« Les chiens c'est pour marcher », m'a-t-on dit, « les chats, pour habiter. »

Très juste.

Un chien et vous sortez promener. Vous voilà qui marchez, flânez dans des lieux où vous ne trouveriez qu'ennui et inconfort sans la bête qui court autour de vous, vous attend à quelques mètres ou tire sur son collier.

La promenade serait insipide, pénible, et pour tout dire, impossible sans elle.

 

Le chat par contre habite et aide à habiter.

Le chat utilise l'espace, utilise toutes les possibilités de l'espace clos. Un chat dans un appartement et tout l'espace est habité.

Même sous les chaises, même sous les radiateurs, vous découvrez qu'il y a de la place.

Fini de se sentir enfermé. L'espace se creuse.

 

 

 

VI

Le 10 juin

 

Pour de nombreux usages ils se servent de l'électricité. Ils en ont une bonne maîtrise, quoique étonnante.

La plupart sont capables de réaliser eux-mêmes de petites installations ; quelques-uns, de plus complexes. Mais ils seraient bien incapables de fabriquer eux-mêmes de l'électricité. Elle est produite industriellement, et répartie par fils aériens ; avec d'importantes déperditions, comme on s'en doute. Il leur serait d'ailleurs interdit d'en produire. Alors à quoi bon savoir ? Ils doivent « se raccorder au réseau ».

 

J'ai demandé à un électricien ce qu'était l'électricité. Ses explications étaient embrouillées et peu convaincantes. Il me fit des croquis : je me suis vite senti capable d'utiliser tout leur matériel. Mais de la représentation qu'ils se faisaient de l'électricité, rien !

D'un chercheur je n'obtins pas mieux. Il me parla de particules, d'ondes, de pôles ; mais comme s'il avait dit « A, B, x » ou « sinus alpha ».

 

À partir de ces abstractions simples, ils déduisent des équations d'une complexité de virtuoses. Mais d'où les tirent-ils ? Il leur faut là encore se raccorder au réseau.

 

*

 

Le savoir pourrait être le principal objet de la croyance.

Il y a quelques mille ans, des clercs créèrent l'Université, pour compiler, et diffuser peut-être, le savoir. Ce savoir n'a bien sûr jamais existé, à moins d'appeler ainsi une sorte de jeu de piste, gloses de gloses, commentaires de commentaires, références sur références...

Il est d'ailleurs aisé d'en remonter immédiatement à la source : le citoyen d'une antique et lointaine citée, condamné à mort par les siens pour avoir, paraît-il, perverti la jeunesse.

Cet homme, lui, n'avait jamais écrit une ligne. Il s'était illustré par cette devise : « Tout ce que je sais, c'est que je ne sais rien ».

 

Puisées de-ci de-là, des connaissances exactes, utiles, efficaces, sont entrées au fil des siècles dans l'Université. Personne n'assurerait en avoir vu sortir.

 

Comme des fruits, les universitaires s'agrègent. Ils s'agrègent en branches de recherche. On les dit « agrégés ».

Sous bien des angles, le rapport de l'universitaire au savoir ressemble à celui des ménages à l'électricité.

 

 

 

VII

Le 12 juin

 

« Pour nous, vous n'existez pas. »

Voilà la phrase qui me fut un jour renvoyée à la vue de mes papiers. Ils ont l'art de ces formules qui vous désarçonnent.

Cette femme qui derrière son bureau m'affirmait que je n'existais pas me sembla tout à coup irréelle ; et bien d'autres choses avec. Ne pouvant douter de mon existence, puisque ce doute même en aurait été la preuve a contrario, elle en jetait un sur la sienne, « la leur »...

Dépourvus de croyances, leur culture a l'art de jeter le doute sur toute chose.

 

 

 

VIII

Le 14 juin

 

La pollution est la rançon de leur technicité qui libère le temps indispensable pour s'occuper des papiers.

À celle des gaz et des fumées s'en ajoutent de plus pernicieuses, imperceptibles.

Bref, les autorités se sentirent obligées de réagir : elles venaient de décider une campagne antitabac.

 

*

 

Dans les villes j'évitais les grands axes, à cause du bruit et de l'air toxique. Mais ce n'était pas toujours possible.

Un jour, alors que je m'apprêtais à traverser en toute hâte une grande avenue, je fus interpellé par une connaissance. L'homme était assis à la terrasse d'un café ; apparemment à l'aise.

Je venais de bien tasser ma pipe afin que le tabac se consume lentement et qu'elle reste allumée pendant ce court trajet où je m'efforçais de respirer le moins possible.

Dès que je m'approchai, il se plaignit que la fumée se dirigeait vers lui.

 

*

 

Les fumeurs commencent à être considérés, et se considèrent eux-mêmes, comme des coupables et comme des malades.

Ils courent se faire soigner.

Les plus grands amateurs de tabac finissent par se sentir victimes d'une dépendance, incapables de se résoudre à abandonner leur plaisir.

Le tabac a été interdit dans certains lieux publics.

 

La nature, elle aussi, souffre beaucoup de la pollution.

On a parlé de la disparition des forêts, puis des espèces animales. On a fini par réglementer plus sévèrement la chasse.

Les chasseurs sont mal vus. On envisage d'interdire les corridas.

 

 

 

 

IX

Le 15 juin

 

Les êtres ici n'ont aucun sens de la magie. Lorsqu'il leur advient de la rencontrer spontanément, ils feignent de ne pas y prêter attention.

Je croisai un jour, deux fois dans le même après-midi, une femme qui m'avait été présentée la veille. Elle ne voulut pas démordre que je l'avais guettée.

 

Bien sûr je souhaitai la rencontrer. Mais je n'aurais rien pu faire — en tous cas pas deux fois consécutives — si de son côté elle n'avait pas été dans le même état d'esprit.

 

*

 

« Ce n'est pas un hasard », disent-ils volontiers. Ou bien encore : « Je ne crois pas au hasard ».

Mais ils se montrent incapables d'expliquer mieux ; du moins raisonnablement.

Ils ont un air entendu, qui va, selon le cas, de la suspicion à l'émerveillement. Ils s'en tiennent là.

 

 

« Il n'y a pas de hasard », disent-ils aussi. Cela veut dire : « derrière le hasard se cache un mystère ».

 

Un auteur avait très bien saisi ce sentiment dans un aphorisme :

« Il s'émerveillait de voir que les chats avaient la peau percée de deux trous, précisément à la place des yeux ».

 

 

 

X

Marseille, le 19 juin

 

Bien qu'ils ne croient quasiment en rien, les gens d'ici sont vite apeurés. Ils disent : « On n'ose pas sortir le soir ».

Il semble seulement avoir peur des rues désertes.

Car les rues, bien sûr, sont désertes le soir.

 

 

 

XI

Cassis, le 19 juin

 

Ils croient au vide. Pour eux le monde est d'abord un vide, qui contient des choses.

Ainsi croient-ils aussi aux choses.

 

Rien qu'ils ne puissent concevoir sans l'imaginer d'abord dans le vide. Cependant ils ne parviennent pas à expliquer comment le vide peut à la fois ne rien être et exister.

Ils ont aussi du mal à concevoir qu'un vide contienne, et demeure vide.

 

Leur psychologie est tout entière construite sur cette cosmogonie. Ils affichent d'abord l'assurance la plus péremptoire, mais elle ne repose sur rien, et s'ils s'y arrêtent, très vite ils se troublent.

 

 

 

XII

Le 21 juin

 

Ils ne connaissent pas la certitude. Ils disent volontiers : « On ne peut jamais être sûr de rien ».

En fait ils n'aiment pas les certitudes ; ils s'en méfient, et ils préfèrent garder sur tout comme un brouillard de possibilités diverses et contradictoires.

Mais ils attachent un grand prix à la « vérité ».

Leurs connaissances sont très empiriques.

 

 

 

XIII

Avignon, le 28 juin

 

J'ai déjà dit qu'ils n'avaient pas le sens de la magie. Ils ne la prisent pas moins. Ce qu'ils appellent la magie.

Pour aimer la magie, ils doivent d'abord douter de ce qu'ils voient ; n'y voir qu'une illusion produite par un trucage.

Le truc en lui-même ne les intéresse pas. Il leur suffit de savoir qu'il y a un truc. Sans trucage, la chose leur semblerait suspecte.

 

C'est un de leurs grands plaisirs intellectuels : imaginer la possibilité de mécanismes simples et rationnels, mais continuer à les ignorer.

Ils aiment sentir que le mécanisme en lui-même demeure étranger à la chose

 

 

 

« LES REALITES »

Marseille, juillet

 

« Pour vivre il faut des sous », disent-ils. En effet, ici tout peut s'échanger pour des sous.

D'après ce que j'ai compris, c'est ce qui leur permet de se passionner, et bien souvent d'engager toute une existence dans des activités en apparence peu passionnantes.

 

 

 

Non, ce n'est pas du troc ; car le principe n'en est pas l'échange, mais plutôt la quantification qui en résulte, et la régulation de son flux.

C'est la clef de voûte de leurs mœurs, de leurs lois et de leur culture. On échange le travail contre le produit du travail.

Au fond on ne fait qu'échanger du travail ; du temps de travail. C'est à dire encore : du temps, de la vie.

« Le temps c'est de l'argent », disent-ils aussi.

Une sorte d'atomisme quantique de la vie ; du sens de la vie.

 

 

 

Untel occupera sa vie, par exemples, à cultiver des betteraves, un autre à régler la circulation ; la plupart à ranger des papiers...

 

Grâce aux sous que cela leur rapporte, et qu'ils peuvent échanger contre n'importe quoi, ils ont l'impression de participer à la production totale des choses. Ainsi éprouvent-ils peu de frustrations à passer leur existence à des activités si parcellaires.

 

*

 

L'heure de vie active vaut ici beaucoup plus que dans les pays pauvres, mais environ deux fois moins que dans les plus riches.

La valeur elle-même varie perpétuellement. Tout varie perpétuellement en ce domaine, et les savants y trouvent matière à des observations qui ne sont pas sans similitudes avec les premiers pas de l'astronomie.

D'ailleurs les gouvernants semblent y chercher l'inspiration de leur politique, comme leurs ancêtres dans les mouvements du ciel.

 

*

 

Si vous les entendez parler de « réalités », ou mieux encore de « réalités matérielles », de « conditions matérielles », ne cherchez pas ce qu'il peut y avoir de « réel » ou de « matériel » dans ce dont ils parlent : il ne s'agira que de ces jeux inextricables de quantification symbolique.

 

*

 

La vie. De plus en plus on dit « vie » pour ne pas parler de la mort.

Ainsi, plutôt que « jusqu'à la mort », on dira « pour la vie ». Leurs assurances décès, ils les appellent « assurances vie », et en toute occasion pour dire qu'une chose ou qu'un être est mortel, périssable et fragile, ils disent qu'il est vivant.

 

 

 

Sans la nommer, à tout propos on vous rappelle la mort.

Des slogans vous interpellent : « croquer la vie » ; « protéger la vie » ; « le bon choix pour la vie »...

Déjà vous cherchez dans les vitrines de quoi vous pourriez encore profiter. Vous songez à prendre des cours de théâtre ; à utiliser les jours qui vous restent à voyager, vous cultiver, entretenir votre forme... Vous vous dites que vous gâchez peut-être votre vie avec la femme que vous aimez, alors que d'autres aventures, qui sait, vous attendent...

 

Une pénétrante sagesse et une ferme équanimité sont nécessaires pour y demeurer insensible.

 

*

 

Tous ne gagnent pas autant. Loin s'en faut. On n'en voit pas de raison. Ou bien trop.

En tous cas personne ne prétendrait qu'un quelconque mérite en soit une cause déterminante.

Ils trouvent cela à la fois injuste et normal.

 

Ils ne traitent pourtant pas celui qui gagne beaucoup comme celui qui gagne peu.

De celui qui gagne beaucoup, on considère qu'il joue un grand rôle dans la production totale des choses, et on lui reconnaît une grande autorité. À moins que ce ne soit le contraire.

 

*

 

Les inégalités ne sont pourtant pas quelque chose qu'ils admettent de bonne grâce.

Perpétuellement ils contestent l'autorité de la richesse ; la richesse des uns, la pauvreté des autres. Aussi taxent-ils les riches, et donnent-ils aux pauvres des aides, des allocations.

Mais bien vite retaxent-ils ceux-ci, et donnent-ils des facilités à ceux-là pour ne pas remettre en question les inégalités.

On imagine les jeux d'écriture qui en résultent ; ils transforment la gestion du plus petit budget en un vrai travail de comptable.

 

Il n'est pas rare, dans un même discours revendicatif, d'entendre tour à tour justifier l'égalité et les inégalités à quelques phrases d'intervalle.

 

C'est pour eux une question d'importance. Toujours présente. Un problème toujours renouvelé : comment répartir égalitairement les inégalités ?

 

 

 

XIV

Malmousque, le 3 juillet

 

Quelques-uns élèvent un poisson, ou plusieurs, dans un bocal.

Le poisson est un animal qui vit entièrement dans l'eau. Sa tête et son corps ne font qu'un. Leurs poissons ressemblent à de longues têtes aplaties longitudinalement, qui flotteraient sans corps. Avec, comme un chignon, leur nageoire de queue.

Quoique absolument muets, ils remuent perpétuellement la bouche comme s'ils déclamaient, tout en roulant des yeux ronds et hallucinés.

 

Je ne me suis jamais lassé de les observer dans leurs bocaux. Ils semblent interpréter un drame, comme portés par leurs corps invisibles.

On pense au théâtre nô ; mais plus épuré encore, réduit au masque. Un nô silencieux, aux paroles seulement évoquées par les mouvements de bouche. Et les sons, par d'imperceptibles déplacements de tête.

 

 

Lorsque je les interrogeai sur leurs poissons, je n'obtins guère plus que des sourires. C'est à peine s'ils étaient conscients de leur présence.

Il m'est pourtant arrivé quelquefois de les surprendre, longtemps attentifs et immobiles ; comme s'ils comprenaient le drame. Rêveurs ; émus...

 

On semble vivre ici à la lisière du subliminal.

Leurs poissons d'aquariums sont en général rouges.

 

 


 

 

LES ENVIRONS

 

 

 

LES MONTAGNES

Montdauphin,

le 16 juillet

Dans les montagnes les habitants sont moins timorés. Mais plus religieux.

Ils utilisent leurs chiens pour garder les bêtes ou pour la chasse.

Ils ont moins tendance à fermer les passages et ne cherchent pas à cacher leurs demeures derrière de hauts murs.

 

Il n'est pas rare qu'une personne, occupée par exemple à arroser son jardin à peine fermé par une petite barrière de bois, en vous voyant passer vous dise spontanément bonjour ; même si elle ne vous a jamais vu.

 

 

 

Guillestre, le 17

 

Vous râpez des pommes de terre dans un saladier et vous y cassez quelques œufs ; puis vous salez.

Vous faites chauffer de l'huile dans une poêle et vous versez le contenu de votre saladier. Vous laissez cuire doucement.

Vous pouvez faire de même avec des épinards hachés. (On peut aussi consommer froid.)

 

 

Les montagnards ont le goût des choses simples.

Ils font aussi de la gelée ou du sirop avec des fruits sauvages.

 

 

 

Saint-Crépin, le 18

 

Loin d'être refermés sur elles-mêmes, leurs maisons sont comme rehaussées.

On entre au premier étage par un escalier et un balcon.

Eux-mêmes sont ainsi : par enfermés, mais pas non plus d'accès facile ; pas de plein pied.

 

*

 

Ils font grand. S'ils construisent un garage pour leur voiture, vous pouvez y ranger facilement un camion.

Ils chargent peu leur ameublement. Leurs pièces sont plutôt nues.

 

Moi-même j'avais été amené à construire des étagères. Je vis que je les avais faites trop grandes, et les livres que j'y rangeais semblaient perdus.

Je pense que c'est à cause des montagnes, si vastes...

 

 

 

Après des travaux, ils aiment laisser sur place un tas de sable ou de gravier, avec une pelle plantée dedans. Peut-être une brouette bien en vue.

Les choses peuvent rester ainsi des années.

 

 

 

Chamsella, le 18

 

Plus on remonte dans les vallées, plus ils sont religieux.

Ils sont peu loquaces ; au contraire des habitants de la côte.

« Ah oui ! », aiment-ils vous répondre quoi que vous leur disiez ; avec un "ah" bref et appuyé, et un "wou" d'attaque suivi d'un i long qui se maintient à égale distance entre toute nuance d'affirmation ou d'interrogation et s'interrompt d'un coup.

Ils parlent peu, travaillent beaucoup, ou ne font rien. On sent qu'ils n'aiment pas toucher aux choses à travers leurs représentations.

 

Leurs temples sont nus. Les murs blanchis à la chaux, le bois teinté aux noix.

Les jeunes quittent de plus en plus le pays qui se voue au tourisme.

 

 

 

L'Argentière, le 19

 

Plus haut encore, loin de toute route entretenue, dans des villages abandonnés, il n'est pas rare de trouver des communautés, ou encore un ermite.

Ils sont plus religieux encore que ceux des hameaux plus bas. Ils ne sont pas catholiques, comme la majorité du pays (ou très peu), ils sont rarement évangélistes, comme les précédents. Ils sont un peu tout à la fois, se nourrissant de spiritualités lointaines.

 

Ils semblent vivre frugalement de la terre. Ne vous y fiez pas. Quand vous les connaissez mieux vous voyez qu'ils ont gardé un pied ailleurs. Il n'est pas impossible que vous les rencontriez un jour dans les lieux les plus mondains de la capitale ou de la côte.

Ils sont quelquefois peintres ou écrivains.

 

Cependant, ne pensez pas que le choix de ce grand écart soit très facile à vivre.

Le monde est tel ici qu'il est très dur de s'en éloigner. Aussi ne vous étonnez pas si ceux que vous trouverez dans sa périphérie sont aussi les plus proches du centre.

 

 

 

Le 22 juillet

 

Un jour quelqu'un me dit :

« J'ai souvent songé à partir. Il est dur de partir d'ici. On a l'impression que mille choses s'en vont à notre place. »

 

 

 

LA FÊTE DES MOISSONS.

 

Fressinière, fin juillet

 

De petits stands : on renverse des boîtes de conserve avec des balles de chiffon.

Course de sac l'après-midi.

On vend des tartes aux myrtilles dans la rue — l'unique rue — près du bassin.

Des vacanciers ; des campeurs. Les jeunes de la vallée. On ne sait où garer les voitures.

On croirait qu'ils caricaturent joyeusement « les réalités » de ce monde. Je ne suis pas parvenu à apprendre s'ils le faisaient délibérément, ou bien à leur insu.

L'après-midi encore, concours de boules.

 

 

Les boules. Le jeu a plus de deux mille ans. On y joue avec des boules de métal.

Les anciens appelaient ce jeu « le jeu des planètes ».

 

Le soir venu, dans un champ derrière le temple, les enfants interpréteront une scène tirée de l'Histoire Sainte.

 

*

 

On m'a dit qu'il y a plusieurs siècles tous les habitants de la vallée qui purent être attrapés furent enfermés dans une grotte au-dessus du village. On entassa à l'entrée des branches et des herbes, et l'on y mit le feu.

On les fit périr ainsi.

 

Plus loin dans la côte, il y a aussi une « grotte des maquisards ».

Ceux qui la connaissent en gardent le secret.

 

 

 

SERRES-LES-ALPES

 

Août

 

Je m'arrêtai dans un village entre la montagne et la côte : Serres. Il me semble que ce fut là que je compris vraiment comment l'on devait vivre ici.

Assis à la terrasse du restaurant, je jouais avec les clés de ma voiture. De l'autre côté de la salle, les fenêtre aux rideaux à carreaux rouges donnaient sur la rivière.

La vie ici se fait de tout petits riens, et si l'on s'occupe tant l'esprit, c'est pour l'en tenir éloigné ; les laisser vierges.

 

J'eus fortement envie de la femme qui m'accompagnait. Embarrassé. Ne sachant trop comment m'y prendre. L'âme plus libérée encore, épurée, par ce désir.

 

Mais il semble que comprendre comment vivre ici soit encore déjà trop. Je ne fus jamais vraiment capable d'absorber tout mon esprit dans les soucis qui sont offerts.

 

*

 

À Serres je me suis mis à pratiquer la sieste. Il est merveilleux ici de rêver. Nous sommes au pays du rêve.

Tout ce que l'esprit soucieux, calculateur, inquiet a recouvert pendant la veille, remonte. Remonte avec une telle force, une telle saveur, qu'aucune drogue ne saurait lui donner.

On est loin ici des civilisations qui vouent un culte au Réel ou à l'Éveil.

 

Ici l'on dort. Tout semble dormir, les villages, les champs. La végétation sort comme un rêve de la terre.

L'éveil lui-même est une trépidation engourdissante.

 

Ici l'on n'apprécierait pas l'appel d'un minaret, ou le brusque claquement de mains d'un bonze.

 

 

 

O

Le premier septembre

 

Les rivières sont peuplées de truites. La truite, ce n'est pas un poisson rouge. Longue et puissante sous sa peau d'argent tachetée, qui semble verte sous l'eau, elle est le tigre des rivières.

Quel regard quand on la voit de près ! Voracité sans émotion.

Je fus pris de peur parfois à en voir une roder dans une lame profonde. Oui, j'eus peur d'elle, pourtant si petite, si désarmée pour l'homme, si éloignée dans son élément — justement.

Toute en muscles elle remonte des cascades.

 

J'appris qu'une truite, dans un aqua-zoo, avait bondi de son aquarium dans un autre distant de plus d'un mètre qui contenait des piranhas. En quelques instants elle les avait dévorés.

 

*

 

Je pêchai la truite : la sauvagerie miniaturisée.

On attache à la ligne un hameçon duquel pend un tout petit bouclier africain de métal qui tournoie dans le courant.

La truite n'y résiste pas. Pourquoi ? Elle y verrait paraît-il un insecte. Dur à croire.

 

Les hameçons sont de cuivre et d'acier ; les boucliers, de couleurs vives. Rangés dans le panier de pêche, on croirait des bijoux. Mais déformant la gueule du poisson ; acérés trouant sa mâchoire, tachant l'herbe de sang...

L'animal se débat. Tire sur la ligne avec une force qu'on ne soupçonnait pas. Se débat encore, longtemps sorti de l'eau.

 

Parti de bon matin, on marche au bord de la rivière. Le soleil entre les branches des mélèzes. Le bruit continu de l'eau.

C'est un peu aux grandes chasses ce que sont les fraises des bois.

 

 

 

N

Le 3 Septembre

 

À Serres, on m'assura qu'en faisant sécher le linge à la lumière de la lune il devient plus blanc.

Je fus témoin du phénomène.

Mais quand revient la lumière du jour...

 

 

 


 

 

CE QUI TROUBLE

 

 

 

Marseille, le 11 septembre

 

De bon matin, j'avais pris l'habitude de lire les nouvelles en prenant le café.

Au bout de quelques temps je découvris un sentiment étrange qui me venait alors, et dont j'attribuais la cause au café. Une singulière expérience de détachement — pas du monde, qui perdait pourtant un peu de sa réalité et de sa saveur, mais de moi-même. Un « au-delà » de la faculté de juger ; une sorte de « nirvana » de l'opinion.

Et pourtant une curieuse envie de la partager.

Ce n'était pas le café, mais le journal.

 

*

 

Ils ne croient plus à ce que disent les médias. Leurs pères y croyaient. Maintenant c'est fini. Et personne ne leur demande d'y croire.

Mais ils sont convaincus qu'il n'en va pas de même pour leurs voisins.

Aussi suivent-ils tous attentivement les informations, pour savoir ce que leurs voisins pensent. Les sondages les passionnent, et ils n'en sont pas privés.

Connaissant l'opinion des autres, ils sont libres d'en penser ce qu'ils veulent.

 

La propagande n'en est pas arrivée là du jour au lendemain. Du rudimentaire « bourrage de crâne » qui dominait encore à la moitié du siècle, l'évolution fut laborieuse.

 

Aujourd'hui la propagande ne cherche plus à faire entrer la moindre idée dans la tête de quiconque ; mais seulement à lui faire admettre que ces idées sont déjà dans la tête de tous. Elle y parvient sans peine, car les gens ici commercent assez peu entre eux.

Pensant autrement, chacun est à ce point convaincu de son originalité qu'il en convainc irrésistiblement son interlocuteur, et participe ainsi à l'opinion commune.

 

La police et la magistrature ont d'ailleurs bien du mal à trouver de réels opposants. Les forces de l'ordre en sont même réduites à impulser de pseudo-réseaux subversifs.

On les a surprises amenant les armes et les explosifs chez ceux qui devaient être accusés de les détenir.

 

Aussi la liberté d'opinion est-elle garantie ; tout au moins, tant qu'elle reste dans cette limite.

 

 

 

x

L'Estaque, le 13

 

Ils ont des supérieurs hiérarchiques. Ils ont tous des supérieurs hiérarchiques.

On pourrait croire qu'il devrait se trouver quelque part un chef suprême ; un pouvoir collégial qui soit la source de cette hiérarchie. Il n'en est rien. Ils ne l'admettraient pas.

Pas un qui ne doive avoir de supérieur.

« C'est faux », me diraient-ils, « il y a des propriétaires indépendants. Il y a des élus qui ne sont soumis qu'aux suffrages. »

Soit.

 

 

 

xx

Le 16 septembre

 

Les lois. Je ne les ai jamais vues, les lois.

On se retrouve quelques-uns. On est bien ensemble. On finit par se comprendre.

Mais on ne peut pas rester toujours ainsi, en privé.

 

On se demande de qui nous protège le chien qui aboie dans le jardin ; les barreaux aux fenêtres... Un voleur passe quelquefois, pour nous rassurer.

 

Enfin, on voudrait sortir. Vivre au grand jour. Faire que ce qui a un sens pour nous ait aussi un sens pour d'autres

Alors on fonde quelque chose. On va dans le public. Quelquefois on devient célèbre.

Pas d'obstacle. On est prêt même à nous y aider. Papiers à remplir seulement.

Et voilà qu'on ne se comprend plus. Ce sens qui naissait de nous-mêmes ? Plus. Rien ne nous contraint à rien, et pourtant c'est fini ; c'est une raison autre qui nous commande.

 

Déçu on rentre chez soi. On s'enferme mieux.

Ce sont les lois.

 

 

 

XL

La Madrague Montredon,

le 17 septembre

D'immenses masses rocheuses affleurent de la mer. Arides, désertes, quelquefois surmontées d'un phare.

Le navire qui les approche paraît minuscule.

 

On imagine des formes plus colossales encore sous elles — blocs dont une part infime serait visible à la surface.

Il n'en est rien. Ce ne sont que des résurgences du fond, qui sous la mer s'en vont rejoindre le relief de la côte.

C'est pourquoi on les voit toujours absolument immobiles.

 

*

 

Il n'est pas rare de voir une dent affleurer à la surface de la mer.

Canine blanche, incurvée comme le sabre indien. Immense dent, qui taille dans l'azur, fend le vent.

Ce n'est qu'une dent de toile qui entraîne un voilier.

 

*

 

À la mer aussi l'on pêche. Ce n'est pas du tout comme la pêche en rivière. On jette sa ligne et on attend, on attend.

La pêche au bord de la mer est une longue méditation sur la surface et la profondeur.

Les pêcheurs du bord de mer ont des conversations étranges. Ils vous racontent un week-end à la campagne d'il y a quinze ans ; comment ils ont repeint leurs volets...

Ils ont appris à sentir d'imperceptibles mouvements sous la surface des choses.

 

 

AP

Marseille, le 18 septembre

 

Ici les choses changent perpétuellement. On ne revient jamais au même point.

Il suffit d'un rien : quelques jours d'orage. Le beau temps revient. Ce n'est plus tout à fait comme avant.

Il y a des travaux dans une rue. Les travaux finissent : la rue n'est pas redevenue exactement ce qu'elle était.

 

À quoi cela tient-il ? Peut-être à ce qu'il est peu prêté attention aux cycles naturels, rendus imperceptibles par l'éclairage artificiel, le chauffage, l'absence de végétation, plus encore de faune.

Pas de changement cyclique, alors un changement continu, insaisissable, mais incessant.

 

En effet, on ne voit jamais rien changer. On ne voit que des changements accomplis, partout, toujours.

 

 

 

ZL

Le 19 septembre

 

Aujourd'hui, il n'y a plus à proprement parler de travail. Il y a des emplois.

Il n'y a plus de travailleurs, mais des employés.

Il existe aussi des employeurs.

 

Ne croyez pas que les employés et les employeurs soient en lutte. On avait prévu quelque chose contre les exploiteurs ; pas contre les employeurs. D'ailleurs, pas d'employeurs, pas d'emplois. Où cela mènerait-il ?

Et puis, employeur, c'est aussi un emploi.

 

Quiconque en a l'âge ou la capacité physique est employé. Sinon, il est « demandeur d'emploi ».

Malgré ces formules passives, on appelle cela « la vie active ».

 

*

 

Les sous. On ne sait d'où vient ce nom. Peut-être de ce que les sous se trouvent sous toute chose.

Un jour je n'eus plus de sous. Je me mis à chercher un emploi.

Je me rendis à cet effet dans une « agence pour l'emploi ». J'y déposai un dossier. Un gros dossier.

 

J'avais seulement besoin de sous.

On me dit qu'il était important « que je m'insère dans la vie active ».

Je disais que j'avais seulement besoin de sous.

On me disait qu'on me comprenait.

On n'avait pas d'emploi.

 

On m'offrit un stage de recherche d'emploi. Je m'appliquai à apprendre. J'étais payé pour ça.

Je devins un très habile chercheur d'emploi. Je songeai même à ouvrir école.

Rien ne m'en empêcha, si ce n'est la nausée. Il est des vertiges ici qui vous saisissent.

 

 

 

Le 23 septembre

 

Ils prennent un malin plaisir à écrire votre nom à l'envers.

« Nom et prénom en lettres capitales », est-il inscrit en en-tête de tous les papiers.

 

Que veut encore dire prénom s'il se place après le nom ? Vous vous appelez Henri Robert, vous voilà Robert Henri.

C'est comme si l'on confirmait ainsi le retournement : ce n'est pas vous qui travaillez. Vous « êtes employé ».

Ils disent que ça rend plus facile le classement des papiers.

 

 

 

Le 24 septembre

 

Ils vous disent qui vous êtes.

Ils ont des quantités de techniques pour vous dire qui vous êtes.

 

Ils scrutent votre écriture, vos lignes de la main, le fond de votre tasse ; ils vous font cocher des cases à des questions, vous interrogent sur des images, calculent la position des astres dans le ciel au jour et à l'heure de votre naissance...

 

En revanche ils comprennent mal ce que vous leur dites quand vous leur parlez.

Ils ne le nieraient pas. Ils ont réalisé des études détaillées et précises sur le peu qui se comprend ici quand on parle.

 

 

 

Le 25 septembre

 

« Vous êtes sensible et généreux », m'a-t-on dit un jour. « Vous êtes inflexible et obstiné », une autre fois.

Et puis encore : « Vous êtes un homme d'action », « indécis et plastique », « tourné vers les autres et les réalisations concrètes » ; « vous avez la morphologie psychique du chercheur », « un jouisseur »...

Voilà quelques échantillons de ce qu'on dit de moi.

 

Je voulus en savoir plus et cherchai ce qu'il en était pour les autres.

S'interrogeant constamment sur eux-mêmes, les gens d'ici sont avides de ces analyses de caractère. La plupart du temps ils s'empressent de s'y conformer, les justifiant ainsi a posteriori.

Les réponses qu'ils donneront par la suite iront dans ce sens, sans même qu'ils y songent.

 

 

 

Je m'étais, ce faisant, instruit sur ces techniques, et songeai même à les monnayer. Ces tests sont très prisés par les employeurs comme par les demandeurs d'emploi : tandis que les premiers croient ainsi tout savoir de ceux qu'ils vont employer, les seconds sont flattés au fond qu'on feigne d'accorder tant d'importance à leur personne, même s'ils font mine de s'en plaindre quelquefois.

Mais je reculai finalement devant la responsabilité de décider du destin des autres. J'hésitais d'ailleurs entre les pousser vers les aventures ou vers la tranquillité.

Le professionnel doit croire à l'objectivité de son art. Plus que quiconque.

 

 

 

Le 30 septembre

 

Il est des langues où le mot « travail » est de la famille de « savoir », de « savant ». Il en est où il vient de « labour ». Ailleurs il appartient à la famille de « monde ». En d'autres endroits de « forger ». Ou encore de « parler », de « dire » ; « ouvrir »...

 

Ici le mot « travail » vient d'un instrument de torture qui arrachait lentement les membres. (On ne sait là encore qui travaille, qui est travaillé.)

 

Qui travaille est dit « exercer une profession ». « Profession » est à l'origine un mot proche d'aveu. Aveu que le travail arrache ?

 

Il y aurait là comme une malédiction. Littéralement, quelque chose de « mal dit ».

 

 

 

t

Notre-Dame-de-la-Garde,

le 3 octobre

Il vient un gris en fin de journée. Un gris qui se répand sur toute chose. Surtout sensible les jours chauds et ensoleillés.

Cela ne change en rien le rouge du soir, qui vient ici comme partout ailleurs à son heure, ni le bleu qui lui succède.

 

Le gris vient du ciel. Toujours, un gris au fond du ciel dégagé. C'est un gris qui vit dans le bleu. Comme dans celui des lavandes.

Il y a de l'argent dans ce gris. Peu. Il y a de l'or. De l'or oxydé.

Lui-même semble oxyder les teintes. Couvrir de cendre.

 

Oxydant, occident. Je n'ai jamais trouvé ailleurs un gris semblable.

Je crois que c'est la chose ici qui m'a le plus ému.

 

 


 

 

CHOSES QU'ON NE DISTINGUE QUE DIFFICILEMENT

 

 

 

a

Cassis, le 3 octobre

 

Ne leur posez pas trop de questions. Oh, pour vous répondre, ils vous répondront. Ils ont toujours des réponses à vous donner.

Très jeunes ils sont formés à cela.

« Ne jamais rester sans réponse », leur apprend-on.

 

J'entendis parler d'un célèbre docteur du siècle dernier qui utilisa l'hypnose dans la médecine mentale. Au cours d'une séance publique, il endormit sa patiente et lui ordonna d'ouvrir son parapluie dès qu'elle se réveillerait. Elle fit comme il lui fut suggéré. On lui demanda alors pourquoi elle avait fait ce geste. Elle répondit : « Je voulais voir s'il marchait ».

 

 

 

e

Endoume, le 8 octobre

 

Interrogeant les gens d'ici, au début, sur le gris de leur ciel, ils invoquèrent la pollution nouvelle ; la radioactivité.

Ils semblaient sûrs de leur fait.

Je découvris plus tard qu'il en était ainsi depuis longtemps. On avait déjà écrit sur ce gris. On l'avait peint.

 

*

 

Les anciens peintres chinois disaient qu'à partir du noir de l'encre l'on pouvait faire ressortir les cinq couleurs.

Ici, les peintres font sortir le gris en proscrivant le noir. Ici, précisément, dans la région.

Depuis un siècle il est passé ici des peintres incomparables. Des paysages en touches vives, anodins.

La tradition se continue.

 

Ils prennent vite ici le sens de l'ombre.

Pas de contraste de lumière : contraste de couleur.

C'est ainsi qu'ils saisissent le gris dans la couleur pure.

 

*

 

« Regarde », me dit un jour un peintre, « Il y a du rouge dans ces feuillages ». Et il trempa sa brosse dans la pâte grasse qu'il étendit généreusement sous l'indigo, le véronèse, le cadmium et le jaune de Naples de sa forêt de pins. Et je vis l'ombre, craquante de chaleur.

Le tableau ne paraissait pas du tout bigarré ; au contraire — très silencieux.

 

*

 

L'espace et la lumière sont ici le principal sujet de la peinture.

Espace et lumière, pour qui abstrait et figuratif n'ont aucun sens.

 

Je ne parle pas ici des peintres officiels, qui sortent des écoles et exposent dans des lieux subventionnés. Je parle d'une peinture plus populaire. À la fois plus naïve et plus commerciale. Mais pas toujours.

Il me semble qu'elle demeure riche d'une promesse non encore tenue.

 

 

 

ß

Le Roucas-Blanc,

le 10 décembre

Le rite du café au lait et des tartines : On mélange le lait au café chaud dans un bol. On étale le beurre sur des tranches de pain, et on les trempe.

Le rite a lieu au lever.

 

J'aurais aimé en savoir plus.

Quelqu'un me dit que c'était comme les œufs au bacon en Angleterre. J'étais bien avancé.

 

 

 

h

Le Roucas-Blanc,

le 12 décembre

La ville. La ville ce n'est pas seulement une agglomération d'habitations. C'est un art de vivre.

Qu'on en juge par le vocabulaire : Cité donne citoyen et citoyenneté ; civil et civilisation. Polis donne politesse, politique et police...

 

La ville c'est quelque chose. Surtout quand on la voit de loin. La nuit : avec toutes ses lumières. Le jour : qui paraît si calme de loin, si hospitalière, avec les feuillages des jardins qui cachent les hauts murs.

 

Oh, quand on est dedans ce n'est pas rien non plus. On est sûr que quelque chose s'y cache. On en est certain. Quelque chose. Quelque chose à portée de la main. Tout est trop protégé pour qu'il n'y ait rien derrière.

 

*

 

Des vitres et des portes partout. De grandes portes vitrées. Des portes qui donnent de tous côtés. Elles sont fermées. On les tient fermées pour faciliter la surveillance.

 

Des palais aux portes monumentales. Fermées aussi. On entre et on sort par la petite porte, derrière.

 

 

 

Le 13

 

La ville fut longtemps une constellation de villages ; la ville telle qu'elle est aujourd'hui. L'espace intermédiaire fut construit. C'est la ville maintenant.

Mais par endroits le village demeure : la place du village, la grand'rue, l'église du village...

 

Le matin, mais c'est quand même assez rare, on peut entendre le chant d'un coq. C'est pourtant la ville.

 

On peut aussi acheter des croissants, le matin — pâte feuilletée roulée en forme de croissant lunaire — et les manger en regardant peut-être la mer au loin entre les toits.

 

 

 

UN PœME SUR LA VILLE

 

 

Quelqu'un m'offrit un jour ce poème sur la ville :

 

Les rues quelquefois

Comme des vêtements taillés

Au fil des allées et venues

Comme une lente très lente

Erosion des corps

Comme un corps sur les draps

Qui laisse son empreinte

En bougeant

Comme le nom d'un résistant

Fusillé reste accroché au mur

Comme l'humain naît

Des hommes qui passent

Comme les vagues laissent

Leurs marques sur les rocs

Alors que les vagues durent

Pourtant plus longtemps

Que leurs traces

 

Je le trouvai un peu « trompette », comme on dit ailleurs — leur littérature y est souvent sujette —, mais je fus ému par les derniers vers que je ne compris pourtant pas tout de suite.

 

 

 

d

L'Estaque, le 12 janvier

 

Dans la périphérie des villes on trouve des usines. Ce sont aussi des choses remarquables.

Usines, ateliers, chantiers, et le port... le port immense. Nous sommes là dans le creuset de ce monde.

 

Qui a déjà utilisé les outils, les machines, les engins qu'on y trouve — et les grues, les grues si hautes — tout le reste pour lui ne sera plus que jouets.

 

« La guerre », m'a-t-on dit, « la guerre aussi est chose de cet ordre ».

 

 

 

Saint-Marcel, le 15

 

La pince à souder.

Ou la soudure à l'arc : à un générateur électrique on branche un long câble. Vis, boulon bien serré — sinon le métal chauffe. À l'autre bout, la pince, recouverte d'un manchon de plastique, où l'on fixe une baguette de métal protégée par une croûte isolante.

Il ne se passe rien, sauf si l'on applique l'autre extrémité de la baguette sur une substance métallique. Alors un éclair bleu, comme seul l'orage en produit ; qui dure dans un fort crépitement.

En fondant, le métal de la baguette soude. Quoi de plus simple ?

Ne pas regarder ! sinon c'est comme une poignée de sable jetée dans les yeux.

 

Dans les chantiers, on en trouve par batteries de vingt, de quarante, montés sur des chariots mobiles, avec un entrelacs de câbles.

 

Si l'on vous dit « multi-pinces », c'est de cela qu'il s'agit. Pas d'un crustacé marin.

 

 

 

L'Estaque, le 3 février

 

Têtes de chat.

De gros compresseurs tournent en permanence sur les chantiers. Que produisent-ils ? — Du vent : de l'air comprimé.

Il est réparti par des manches de caoutchouc qui rayonnent en tous sens ; et il sert à actionner toute sorte d'engins : palans, piqueuses, serre-écrou...

 

Les têtes de chat sont les raccords en cuivre des manches à air que des joints rendent étanches. Elles ne ressemblent pas vraiment à des têtes de chat.

 

Il y a aussi des pieds-de-biche, des nez-de-cochon..., des clarinettes.

La clarinette est une pièce de métal qui sert à raccorder plusieurs manches sur une seule d'arrivée.

 

Les compresseurs sont très bruyants. On en fait maintenant qui le sont moins. Dans ce cas on laisse volontiers ouvert le capot insonorisé.

 

On est ici d'un naturel bruyant. Tous les instruments font un bruit épouvantable. Sinon on se contente de faire du bruit en parlant fort.

 

 

 

Le 5

 

Les trains. La locomotive : un immense moteur caréné de fer, des roues d'acier. Un wagon : fer et acier toujours ; la locomotive les traîne, elle en traîne des dizaines et des dizaines.

Elle les traîne sur des rails de fer fixés par des traverses de bois.

Lourd, très lourd. Un poids à donner le vertige.

 

Et ça roule dans les campagnes. Ça va très vite, avec un bruit monotone à trois temps, mais qui secoue, qui secoue de l'intérieur.

 

Malgré ce bruit qu'on ne peut manquer d'entendre, les trains sifflent. La nuit on les entend de très loin.

Ils semblent quelquefois, la nuit, vous emporter l'âme. Adieu le repos.

 

 

 

Le 6

 

Tout cela ce sont des choses qu'on ne doit pas taire. Je vous l'assure. Tout ça doit être dit. On garde trop le silence ici sur ces choses.

 

Et les gares, les gares de triage, avec leurs voies désertes, leurs champs de voies plus vastes que les labours. Les longs trains immobiles ; la lumière des lampes qui se perd.

Et les bruits ; toujours des bruits au fond. On ne sait où.

Il faut dire tout cela.

 

 

 

JKK

Le 12 février

 

Je suis passé dans des chantiers. Les ordres fusent. Les signes convenus au grutier, dans sa cabine, si haut qu'il est à peine visible. Et les éclairs bleus quand la tôle de dix tonnes est placée.

 

On mentirait en disant qu'on n'est pas heureux de faire ça. On l'est. C'est comme si chaque fois on n'en revenait pas. On se sent très reconnaissant les uns envers les autres.

Il faut dire ces choses.

Non, on ne s'aime pas vraiment quand on travaille ensemble. On ne chercherait pas à se connaître mieux. Sinon pour d'autres raisons.

Mais on ne peut faire ça qu'ensemble.

 

Trois mois, six mois plus tard, le chantier fini, parmi la dernière équipe, on regarde le quai en offrant des gauloises ; on voit sur le sol la trace des baraques déjà levées.

On plaisante ; on aime à dire que tout passe.

Quoique ému, on se sent léger. Trop peut-être.

 

 

 

w

Octobre

 

La peinture officielle.

La peinture officielle, qui s'apprend dans les écoles d'art et qui est achetée par les musées, semble n'obéir qu'à une seule exigence, une véritable obsession : échapper à l'académisme où son statut la condamne.

 

 

 

Elle y parvient, non sans mérite.

Elle se veut provocante, déconcertante, « difficile ». Elle se veut aussi experte, virtuose ; virtuose à jongler au-dessus du mauvais goût.

Tous les artistes sont très attentifs à épurer leurs œuvres de tout ce qui pourrait attirer l'attention sur d'autres qualités, qu'ils possèdent pourtant.

 

*

 

Les œuvres d'art peuvent se négocier à des prix impressionnants. D'autant plus impressionnants qu'ils n'ont plus de commune mesure avec un travail qui les aurait produites ou une richesse du matériau.

 

 

 

Celui qui en conclurait que le commerce de l'art transcende les lois de l'échange et de la valeur, ou plus encore leur échappe, se tromperait.

Pépites de travail brut, les œuvres jouent avec ces lois, créent avec elles. Vous n'y comprendrez rien si vous ne le comprenez pas. Quelle que soit l'œuvre que vous contemplerez, jamais vous ne devrez l'oublier.

L'art préhistorique était dans les grottes ; l'art hellénique, dans l'espace urbain. Certains peuples mirent l'art sur leur peau. L'art de cour doit être vu dans des palais ; l'art religieux dans des églises.

Leur art à eux est dans le système marchand.

 

 

 

Évidemment, si l'on n'en tient pas compte, loin d'être difficile, leur art paraît plutôt simpliste. Il dépasse rarement ce qui, dans les lettres, s'appellerait « le bel esprit ».

— Quoi que teinté alors de « mauvais esprit ». Il est souvent dur de comprendre s'il fait l'apologie du système ou sa critique.

 

*

 

Ils ont le sens de l'emballage.

Leur esthétique y trouve tout naturellement son application. L'art de l'emballage, ils l'ont poussé très loin.

 

« Qu'importe le flacon, pourvu qu'on ait l'ivresse », dit leur proverbe. « Qu'importe le vin, pourvu qu'on ait l'emballage », diraient-ils plutôt s'ils étaient sincères.

C'est ce qu'avait noté un auteur dont j'ai oublié le nom, et que l'on vérifie très vite ici en consommant.

 

La décoration des emballages est plus importante que celle des objets qu'ils contiennent. Elle nous dit moins sur ces objets que sur leur valeur relative au monde d'objets qui les environne.

Plus qu'une esthétique, c'est une éthique, une façon de voir la vie.

 

 

 

l

Le Roucas Blanc, le 25

 

Au début je ne fis pas attention aux églises. On ne les remarque pas.

Ils n'ont certes pas de croyances précises, mais ils ont une religion.

 

Ils n'y croient pas ; pratiquent peu. Même leurs prêtres semblent ne pas y croire. Mais ils ne peuvent se résoudre à l'abandonner.

Ils la gardent en réserve, dirait-on. Comme si elle les protégeait, les protégeait de toute religion.

 

*

 

La laïcité. Ils sont très attachés à la laïcité.

« La religion est une affaire privée », expliquent-ils. Mais encore ?

« C'est une affaire de croyance individuelle ».

Comment une religion peut-elle être une affaire individuelle, c'est ce qu'il ne faut pas me demander d'expliquer.

 

 

 

Le 26

 

« La religion vraie », c'est ainsi qu'ils concevaient leur religion. Religion de la vérité.

Que peut-on faire de la vérité si ce n'est y croire ?

Le chercheur attentif découvre que c'est sur cette croyance qu'ils ont bâti tous leurs doutes.

Ils sont en réalité restés très religieux.

 

*

 

À force de croire, on ne garde plus que la croyance. Croyance sans objet précis.

Ici l'on croit tellement, que l'on ne croit plus en rien. En rien précisément.

On croit en la vérité. On croit si fort à la vérité qu'on n'a pas besoin de vérité particulière.

 

On croit, on doute. Croyance et doute sont comme deux miroirs placés l'un en face de l'autre et tout devient jeu de miroir.

 

C'est ainsi qu'à évolué leur religion. C'est ainsi qu'elle s'est épurée de tout contenu formel.

 

*

 

Ils n'ont jamais pu concevoir qu'il existât d'autres religions.

Pendant longtemps ils n'ont cessé de les combattre. Convertissant ou exterminant. Il ne faisait pas bon être infidèle alors. « Ils ne croient pas en la vérité » disaient-ils.

Religions du réel, du beau, de l'immédiat, de l'authentique, du convivial... plutôt que du vrai.

 

Aujourd'hui ils ne s'en rendent même plus compte. Maintenant, leur croyance épurée de tout contenu, ils disent : « Au fond, ils sont comme nous. Ils croient seulement en autre chose. Qu'importe. Toute croyance est respectable. »

 

 

 

Le 27 février

 

Rien qui ne les incite à croire ou à douter.

Dites à une femme que vous l'aimez. Elle vous demandera : « c'est vrai ? »

Ce qui trouble, si l'on s'y arrête.

 

 

 

Le 2 mars

 

Un voyageur avait écrit :

« L'emploi de "vrai ou faux" a ceci de fallacieux que tout se passe comme si on disait : "cela s'accorde avec les faits ou non", alors que ce qui est en question précisément, c'est cet accord. »

Ce sont là des choses quasiment incompréhensibles ici.

 

 

 

Le 3 mars

 

Il est passionnant de lire leurs premiers sages, comme Thomas d'Aquin, et de voir comment furent commentées et réinterprétées les sommes d'Averroès, d'Avicenne et d'Aristote.

Tout ce qui relève chez ces derniers de l'outil, « l'organon », devient objet — même pas objet réel, comme dans le nominalisme pur — objet vrai. Tout à la fois soutenu de croyance, et la soutenant.

 

C'est comme si un professeur de mathématiques vous demandait, pour vous enseigner les fractions, de croire au dénominateur et au numérateur.

 

 

 

Le 4 mars

 

Il semblerait que leur haute technicité doive beaucoup, contre toute attente, à cette crédulité.

En effet, croyant à tout et au pied de la lettre, ou bien doutant, là où d'autres se contenteraient de comprendre, ils ne peuvent s'empêcher d'essayer, de tester, d'expérimenter.

De quoi que vous leur parliez, ils voudront le mesurer, le peser, le prendre en photo... Quelquefois ça marche.

 

Combien de spéculations métaphysiques, de métaphores poétiques sont devenues chez eux des techniques éprouvées.

 

 

 

Le 6 mars

 

La vérité ce n'est pas la certitude. C'est une construction.

Ici on étaye la vérité.

« Jurez de dire toute la vérité », demande-t-on dans les tribunaux.

On ne dédaigne pas d'y placer une barre à laquelle se tenir.

On dit : « témoigner à la barre ».

 

 

 

IL

Le 5 mars

 

Leurs universitaires parviennent à faire de tout événement une épopée inouïe.

Vous interrogez les témoins :

« Joseph avait amené son accordéon... » ; « On a regagné le bateau en nageant. L'eau était glacée en cette saison... » ; « il y avait un petit bistrot au coin de la rue... ».

Eux, de tout cela, font une immense histoire. Ils font l'Histoire. Celle qui brasse des millions d'hommes. Et cette histoire a un sens !

 

On est étonné. Surtout quand on interroge les témoins.

Mais ils n'arrivent pas à reconstituer le rêve.

Alors on ne comprend pas bien. Envolé, le rêve : on ne comprend plus à quoi rêvait Joseph en jouant de l'accordéon ; à quoi l'on rêvait dans le petit bistrot...

 

Les témoins sont si pudiques en ce qui concerne le rêve.

 

 


 

 

CHOSES SINGULIÈRES

 

 

 

HISTOIRE

La Roche-de-Rame,

le 12 mai

La région fut longtemps musulmane. Il ne reste rien de ce temps. Ni ici, ni là-bas.

Une page d'histoire arrachée.

À peine la trace de la page arrachée.

 

 

 

Si, peut-être les haies de cyprès que les Maures ont introduites pour protéger les cultures du vent.

Et aussi le nom d'une petite chaîne côtière.

 

 

 

Le CYPRES.

Saint-Rémy-deProvence,

le 2 juin

Les cyprès. Il y a partout ici des haies de cyprès qui coupent le vent entre les cultures.

Mais le cyprès, c'est d'abord l'arbre des cimetières.

 

 

 

C'est un arbre qui pousse tout droit, qui pousse comme une flamme ; il en a la forme.

De la famille des conifères, il est vert toute l'année. Toutefois d'un vert plus tendre en juin, qui s'assombrit d'indigo au cours de l'été, et qui pâlit ensuite avec l'automne.

Pas de feuilles, mais pas d'aiguilles non plus : de petites tiges granulées qui se ramifient.

Dans un lieu aride, les cyprès le rendront plus aride encore.

Et ne cherchez pas la fraîcheur de son ombre. Autant se mettre à l'ombre d'une flamme.

 

 

 

Je fus stupéfait lorsque j'en vis un pour la première fois. Pourquoi ? Je ne sais pas : ce rapport qu'il établissait entre la terre et le ciel, et qui lui donnait une sorte de poids.

Et puis cet aspect à la fois élancé et retiré sur soi qui creuse l'espace, le vide, le rend immense.

 

Tous les cimetières sont pleins de cyprès.

Leurs fruits sont de petites boules de deux à trois centimètres. Si vous les coupez en deux, vous verrez que les alvéoles qui contiennent les graines dessinent à peu près une tête de mort.

 

 

 

ANIMAUX SINGULIERS.

 

 

Le hérisson est un petit animal couvert d'épines. Il ressemble à une taupe, mais ses poils sont devenus de longues aiguilles qu'il darde quand il se met en boule.

On le trouve au petit matin sur les routes de campagne. Il vient la nuit se réchauffer sur l'asphalte qui a emmagasiné la chaleur tout le jour.

Il est fréquent de rencontrer le matin sur les routes des hérissons fraîchement écrasés.

 

*

 

On trouve aussi beaucoup de lézards. Le lézard est un animal rampant, comme le serpent, bien qu'il soit pourvu de pattes. Celles-ci ne lui servent qu'à s'accrocher lorsqu'il grimpe en aplomb. Il s'accroche avec ses mains, longues, aux doigts fins et délicats.

 

Le lézard semble toujours essoufflé ; affolé peut-être, dans tous ses états.

 

La bouche entrouverte, il semble chercher son souffle. Sort en un éclair sa langue fourchue. Demeure immobile, aux aguets. Puis un tressaillement l'agite, lui fait déplacer très vite et très peu la tête. On croirait qu'il s'est senti appelé.

 

C'est un animal qui se cache ; il essaie de se faire oublier. Mais partout, à chaque instant, on dirait qu'une voix l'interpelle, le fait sursauter.

Il vit plaqué à terre ; littéralement terrifié.

 

On me dit du lézard quelque chose que d'abord je ne crus pas. Mais c'est exact, je vous l'assure. Le lézard perd sa queue si on l'attrape. Oui, sa queue se détache, comme un lest. Et une autre lui pousse.

 

 

 

LE PLATANE.

 

 

Le platane est tout le contraire du cyprès. Lui, il s'étale et l'ombre de ses larges feuilles qu'un moindre souffle agite n'est pas avare de fraîcheur. L'hiver elles tombent pour qu'on profite du soleil.

Sans platane, les places ici ne seraient rien ; ni les avenues.

Impossible de n'être pas serein à l'ombre d'un platane.

 

Immense, généreux, apaisant ; on ne trouvera jamais un lézard à proximité d'un platane. Leurs natures s'excluent.

Le platane guérirait le lézard ; et qui veut guérir de sa nature ?

 

*

 

Mais les platanes sont malades. Ils meurent. On les remplace par des micocouliers.

 

Malgré son nom chantant le micocoulier, lui, est un arbre inquiet.

Dans son feuillage, le bleu électrique du ciel gagne sur le brun de la terre et le jaune du soleil ; et son vert en sort instable.

Agitées par la moindre brise, ses feuilles sont petites et son ombre est toujours clairsemée. Avec ça il ne pousse pas bien haut.

L'ombre du micocoulier ne vaut rien.

 

*

 

À l'ombre du platane, tout ce qui est plus sombre encore en ressort magnifié.

Un chien ou un chat, couchés à l'ombre d'un platane, surtout s'ils sont noirs, font un spectacle qu'on n'oubliera pas.

 

 

 

Regards

 

 

Les animaux au pelage clair s'assortissent très bien avec les hommes qui ont la peau noire. Les pelages sombres vont mieux à ceux qui l'ont claire.

N'est-ce qu'une question de contraste ? — On voit tout de suite que non. C'est à cause du regard.

 

L'iris humain est très petit dans le blanc de l'œil, aussi, plus la peau est sombre, plus ce blanc est mis en valeur. C'est exactement le contraire qui se passe avec un animal, dont l'iris est d'autant plus contrasté que son pelage est clair.

Ainsi un chat angora renforcera la prestance d'un Africain, alors qu'un chien noir siéra mieux à un nordique.

 

On me dira que ce n'est là qu'un principe général. Bien sûr, tout le monde n'est pas ou blanc ou noir ; et puis tout dépend de la couleur des yeux.

Mais le principe est donné.

 

 

 

VVX

Le 15 juin

 

Il n'est pas rare de voir quelqu'un prendre des airs farouches, plissant le front, serrant la mâchoire, et, sur le ton d'un prophète menaçant le peuple, dire des banalités : il parle politique.

La coutume semble venir de très loin. On s'en convainc en lisant de vieux discours, en regardant de vieilles images.

Peut-être est-elle en train de disparaître.

 

Certains voient son origine chez les prêcheurs de la Réforme, qui, habités par l'Esprit Saint, prophétisaient en état de transe.

 

Aujourd'hui les orateurs ne feignent plus l'épilepsie. Le ton raisonnable est de rigueur. La conviction seule semble taillée trop grand pour le propos qui s'étiole.

On se demande ce qu'auraient été leurs institutions s'ils avaient abordé la politique autrement.

 

 

 

NC

Aix, le 15 juin

 

Plus que tout ils condamnent la violence. Pourquoi ?

On ne voit rien dans leur histoire, leurs mœurs, leur civilisation qui fonderait ce rejet. Il ne s'accorde à rien.

 

La violence est pour eux le mal absolu.

Elle est aussi le dernier recours.

Mais si elle est le dernier recours, n'est-elle pas par là même le fondement de tous les autres ? Non ?

Tout ça paraît ne reposer sur rien.

 

Je ne sais comment je pourrais faire sentir ce rejet absolu qu'ils ont de la violence.

 

 

 

« Celui qui condamne la haine et la violence », me suis-je laissé dire, « quelle injustice a-t-il commise ? ».

 

 

 

XXL

Château-Gombert,

le 20 mai

Incapables de tenir compte de la pensée. Incapables de la prendre au sérieux. Incapables surtout de la concevoir dans le temps.

Quelqu'un, paraît-il, a prouvé un beau jour que la pensée était instantanée. Depuis, on s'en tient là.

Ils peuvent concevoir le temps nécessaire à noter des idées, à faire des croquis, faire des maquettes ; à la rigueur, le temps de prononcer des paroles... pas celui de penser.

 

Bien sûr, il nous faut bien penser avec quelque chose : avec les yeux, avec la bouche, avec les mains... Le conçoivent-ils vraiment ainsi ?

L'œil lit plus vite que la bouche ne parle, et la bouche parle plus vite que la main n'écrit ; mais, quelquefois, la main va plus vite que les yeux.

Cela ils le comprennent. Mais pour eux, la pensée, c'est autre chose.

 

Il est bien rare qu'on vous demande ici un délai raisonnable avant de vous répondre.

Quand il arrive qu'on vous en demande un, il est invraisemblablement long ; et rien ne vous dit que la réponse aura été réellement pensée.

 

 

 

LA GUERRE

Le 23 juin

 

Ils font toujours de lourds sacrifices à la guerre ; ce sont moins qu'avant des sacrifices humains.

 

*

 

Un adulte me confia qu'il avait bien du mal quand il était enfant à se figurer la guerre. À se figurer comment la guerre tuait. À se figurer que ce n'était pas la guerre qui tuait, mais les soldats ; son père, son grand-père...

 

« Aujourd'hui les enfants ont plus d'images », disait-il, « et ils comprennent mieux ».

 

*

 

Je vis un jour un reportage qui avait surpris des soldats en train de casser le bras d'un civil prisonnier.

Cette image causa scandale chez tous les voisins (c'est à cette fin qu'on en utilise quelquefois de telles).

Que pouvaient pourtant être venus faire des hommes armés jusqu'aux dents dans un village ?

 

Plus généralement on montre des cadavres saisis par une mort tombée du ciel. Ou encore des soldats embusqués tirant des rafales au petit bonheur on ne sait où.

 

« Pourvu que la guerre ne vienne jamais par ici », se dit-on.

 

 

 

Le 24

 

Qui n'aimerait se sentir protégé par une armée puissante ?

La leur ne les a jamais défendus. Ses victoires, elle les remporta sur des peuples lointains. Sur le peuple d'ici également.

 

Devant une autre armée elle ne tint jamais bien longtemps, courant s'embarquer au nord, quand l'ennemi entrait à l'est.

Je sais quel contre-exemple ici on me citerait : mais ce fut un carnage de millions de civils mobilisés. Et ils durent même aller se battre en taxis. Est-ce sérieux ?

 

 

 

Le 25

 

En république depuis deux siècles, imaginez qu'ils appellent encore leur marine « La Royale ».

 

Les gens d'ici pourtant n'ont pas de rancune. Ils aiment bien leurs militaires. Ils les aiment bien et ils en sont fiers.

Pas de haine rentrée, pas de secret mépris. Le militaire reste un modèle pour l'enfance. Quoiqu'on commence à lui préférer aujourd'hui le policier.

 

 

 

XWIII

Pierrelatte, le 28 juin

 

Ici le possible ne fait pas partie du réel.

Aussi, personne n'exclut que l'irréel fasse partie du possible.

 

Quand à l'impossible, il excite un tel sens du jeu et du défi, qu'il reste enveloppé de limites élastiques.

« Impossible », mot étranger auquel on préfère « infiniment peu probable ». (On frémit en pensant à la sécurité des centrales nucléaires dont est truffé le pays.)

 

Aucune certitude encore.

 

 

 

IIV

 

Le 2 juillet

 

Ils font venir des travailleurs de l'étranger. Puis ils les laissent sans travail. Ils les font vivre ainsi, dans la précarité. Ils les maltraitent.

 

Certains dénoncent cela, prétextant qu'il y a ici assez d'autochtones à soumettre au même traitement.

« Qu'ils retournent chez eux », disent-ils. Et ils s'efforcent, en attendant, de rendre leur sort plus précaire et plus misérable.

 

On m'affirma qu'il n'y a pas si longtemps ils faisaient venir de la main d'œuvre étrangère pour lui abandonner les tâches les plus ingrates, les plus dangereuses, tout en la privant de richesses, de pouvoirs et de droits.

Maintenant, ils la privent aussi de travail.

 

*

 

Les étrangers, ils ne les aiment pas les étrangers. Ils les soumettent plus que quiconque à la vexation des papiers. Des gens qui ne maîtrisent même pas leur langue !

Au fond ils les haïssent. Ils en deviennent fous. Nul ne peut les comprendre.

 

Les étrangers sont les seuls ici à avoir de bonnes raisons pour ne pas oser sortir le soir.

 

*

 

Ils ont une façon bien à eux de ne pas aimer les étrangers. C'est un peu comme s'ils se voulaient d'abord étrangers eux-mêmes, et qu'il n'y en ait pas d'autre qu'eux.

 

Quelque chose fait qu'on se sent volontiers étranger ici. Je veux dire que cela peut donner une sorte de plaisir.

Ici, et peut-être en Iran, ou au Japon.

À quoi cela tient-il ? Ce serait long à dire.

 

 

 

Le 4

 

J'ai observé qu'ici, quand on parle de « société », on ne parle jamais d'aucune autre. Ni de celle-ci précisément.

Si quelqu'un note un trait précis, il passera sans transition à l'universel. Et si vous le voyez cerner des réalités générales, des lois fondamentales, vous n'attendrez pas longtemps le petit détail qui ne sera vrai qu'ici.

 

Ils sont ainsi sans exception, même leurs penseurs les plus fins : la société en général et la leur en particulier interfèrent.

« Et les autres ? — Quelles autres ? » Ils ne conçoivent pas le pluriel en ce domaine.

 

 

 

Le 6 juillet

 

Quel rapport avec l'Iran ou le Japon ?

Peut-être cette incapacité de se fondre comme de se détacher de la civilisation dont ils font pourtant bien partie.

Cette incapacité de devenir un véritable empire ; malgré l'idée qui leur en a pris quelquefois.

 

Une identité si singulière, que leur singularité leur échappe.

 

*

 

Ils se divisent en deux camps au sujet des étrangers.

Il y a ceux qui pensent que les étrangers ne devraient pas rester étrangers ; qu'ils devraient s'intégrer, et que tout devrait être fait pour réduire leur altérité.

Et il y a ceux qui jugent que les étrangers ne devraient pas rester là. Ils ne contestent pas leur altérité ; « mais ils sont étrangers », disent-ils, et ils pensent qu'il est dans la nature de l'étranger d'être ailleurs.

 

 

 

Le 7 juillet

 

En réalité, il n'y a plus d'étrangers ici depuis longtemps.

Depuis des siècles, ils leur ont tout pris : leurs mathématiques, leurs philosophies, leurs sciences, la religion du Dieu Unique et des Prophètes.

 

 

Pendant longtemps il fut de bon ton de montrer qu'on avait puisé sa science chez les étrangers. Il était de bon ton de les citer, de les imiter. Cela donnait autorité.

Et puis, une à une, toutes les disciplines abandonnèrent cette conduite.

 

Seuls aujourd'hui quelque astrologue, quelque voyante, s'y tiennent toujours.

 

*

 

Ils sont persuadés que tout étranger rêverait de venir chez eux ; de devenir des leurs ; que s'ils n'y prenaient garde, le monde entier déferlerait chez eux.

« Quelle chance avons-nous d'être ici », disent-ils.

 

Ils disent aussi, et ils s'accordent à peu près tous sur ce point : « il faut permettre à ceux qui le méritent de s'intégrer ».

 

 

 

XJII

 

Aubagne, le 9 juillet

 

Ici le sacré c'est la vie quotidienne.

Le christianisme qui s'est implanté ici fut d'abord celui de l'Église nestorienne. Le même et à la même époque qui pénétra dans la Chine septentrionale, et qui fit le lit quelques siècles plus tard au Tchan de l'école du Sud.

Il n'est qu'à comparer les dizaines de bouddhas d'une pagode du sud de la Chine avec les santons de terre peinte de la crèche : la même sainteté.

 

Les santons seulement sont anonymes. Le vrai saint ici c'est saint Quiconque.

Le berger, le boulanger, le rémouleur. La sainteté vient du travail, c'est évident ; ou plutôt de la tranquille fabrication de la vie quotidienne : le ravi, le gitan...

Le lieu du salut, le Paradis, c'est la crèche, c'est à dire le village, c'est à dire « ici ».

Cette voie mystique est unique dans le monde chrétien ; unique peut-être dans le monothéisme. Il y a là quelque chose de plutôt extrême-oriental.

Les crèches sont magnifiques, malgré la difficulté d'un travail minutieux sur la terre cuite. Il est de véritables artistes parmi les santonniers.

Pas seulement les hommes sont sanctifiés, mais tout ce qui fait leur vie d'hommes : les outils, les objets domestiques.

Tout cela construit avec une si touchante minutie.

 

La fontaine, l'oratoire, le four à pain. Et les petits pains sont là ; le seau émaillé sur la margelle du puits.

Il n'y a jamais d'église dans une crèche. On le comprend.

Nostalgie d'une vie épurée de la séparation du sacré et du profane.

 

 

 

Arles, le 12 juillet

 

On fait aussi de gros santons pour les riches, qui les préfèrent. Seules leurs mains et leur tête sont en terre. L'armature est habillée de tissus.

Apparaissent alors de plus profondes différences avec les bouddhas.

Les santons sont plus secs. Autant les bouddhas sont replets, autant les santons sont burinés par le soleil et le vent.

Et puis les santons sont vieux.

Même barbus et ridés, les bouddhas sont comme de gros et grands enfants. De gros et grands enfants espiègles. Les santons sont des vieillards.

Il n'y a pas d'enfant dans une crèche. Ou plutôt il n'y en a qu'un, et seuls ses parents ne sont pas d'un âge canonique. Mais eux ne sont pas d'ici.

 

Ici ne sont que des vieillards ridés et voûtés.

Le poids sous lequel ils plient est souvent matérialisé par un fagot ; un panier, porté sur le dos ou sous le bras. Ils sont accablés.

La naissance de l'enfant qui doit les sauver ne semble pas les émouvoir beaucoup. Ils poursuivent leur tâche péniblement.

 

Ils ont quelque chose des lézards, maigres, secs... et cet effort pour rester droits.

Entre leurs murs, mais que l'on sent pourtant avares d'ombre, ils font l'effet de ne pointer que leurs têtes, comme des lézards entre les pierres. S'ils devaient perdre leur immobilité, on les imaginerait se mouvoir comme eux.

Je n'ai jamais vu de platane dans une crèche ; des cyprès, seulement des cyprès.

 

Ils offrent une étonnante expression : dépourvue de toute sagesse, et même de toute intelligence.

C'est comme si quelque chose les effrayait, les faisait se tenir à l'écart de toute pensée et de toute émotion.

 

On les reproduit souvent sur les cartes postales.

 

 

 

 

 

Z

Sisteron, le 17 juillet

 

Il y a la région, il y a le pays, le continent, le monde. Il y a les ethnies, les nations, les civilisations qui s'emboîtent les unes dans les autres comme des poupées slaves.

Et il y a le temps.

Le temps aussi relève de cette structure englobante ; plus que de la coulée linéaire.

L'Histoire est faite d'histoires dans des histoires.

 

Ici quelqu'un me dit un jour :

« Les peuples des autres continents ne sont entrés dans l'Histoire qu'à l'aube de notre siècle ».

Qui en réalité était entré dans l'histoire de qui ?

 

 

« ... Mais cette conception n'est peut-être elle aussi qu'une vue de l'esprit... »

C'est ce que je me disais un jour en descendant une petite route de montagne en lacets.

L'envie me vint alors de me garer pour un instant près d'une grange, à l'entrée d'un chemin à l'ombre d'un tilleul, et de boire au ruisseau.

 

 


 

 

CE QU'ON NE REMARQUE PAS TOUT DE SUITE

 

 

 

NVI

 

 

Ici les gens ne prisent pas beaucoup la ville. On préfère la campagne.

 

On achète des terrains dans des lieux désolés ; des propriétés que les agriculteurs abandonnent. On aime ces lieux où l'espace est libre.

Mais on les aime pour s'y enclore. Les espaces vierges sont laissés à l'abandon. L'eau captée pour les habitations ou les zones d'agriculture intensive, ils deviennent secs, arides.

Tous les étés, des forêts brûlent. Et viennent à leur place des broussailles, qui assèchent encore davantage la terre en la privant d'ombre, mais dont les feux sont plus faciles à maîtriser.

 

 

 

Enfin, les gens d'ici n'aiment guère la ville. On ne doit pas trop s'en étonner.

 

La ville satisfait avant tout le regard. Où qu'on tourne les yeux, tout est fait pour donner un air de ville. Mais, de tous les sens, on sait que la vision est le moins convainquant ; le plus facile à tromper.

Fermez les yeux et essayez plutôt d'humer la ville. Cherchez l'odeur des cafés ; de l'alcool, du tabac ; cherchez l'odeur des jardins ; l'odeur des cuisines.

Écoutez la ville : essayez d'entendre les conversations, le bruit des ustensiles, les cris des marchands...

Vous n'entendez que l'inexpressif vrombissement des moteurs, même dans les quartiers les plus reculés ; des crissements de pneus, parfois la sirène stridente d'un antivol ou d'une voiture de police.

 

 

 

Pourtant, il arrive qu'on entende des airs, des chansons, des musiques d'une folle gaieté, qui vous soulèvent les jambes, vous agitent les reins. On s'approche, croyant voir tout un peuple danser ; s'attendant à une fête monstre.

Il n'y a rien : des passants pressés, un groupe de policiers le fusil à la bretelle...

Rien : seulement, devant un magasin, un stand de vêtements ou de hi-fi en soldes.

 

 

 

Mots clés

 

Avignon, le 22 juillet

 

« Spectacle », « spectaculaire ». Ce sont des mots que l'on emploie souvent sans trop savoir les expliquer.

Ils servent à désigner ce qui attire l'attention sans laisser prise à l'usage, la connaissance ni même la compréhension. En tout, ici, on s'efforce de provoquer cet effet.

 

« Culture », « culturel », sont encore des mots de cet ordre. Il n'est d'ailleurs pas rare de voir associer spectacle et culture.

Créations esthétiques et intellectuelles sont des faits culturels par excellence. On dit : « créations culturelles ».

Cela veut d'abord dire que l'œuvre, l'unité (le texte, le livre, le tableau...), fait partie d'un immense archipel ; d'une galaxie. Seul compte l'ensemble, et la figure indéchiffrable qu'il dessine.

En soi, l'unité y est aussi muette qu'une étoile ou qu'un écueil.

Ce qu'on demande à une œuvre culturelle, ce qu'on veut y trouver, c'est un goût de l'ensemble, de « la culture » dont elle fait partie.

 

« La culture » : le sens serait proche du latin « VANITES ». À condition de remplacer la connotation péjorative par une nette touche de prestige. La culture, ce sont tous les produits du travail de l'esprit, que l'on veut tenir préservés de toute connaissance efficace et positive.

 

La notion de culture est difficilement séparable de l'idée de nation — Les vanites qui déterminent une identité collective. Une identité culturelle définit une espèce de « citoyenneté de première classe ».

 

*

 

« La culture c'est ce qui reste quand on a tout oublié », dit-on ici.

« C'est pourquoi », avait ajouté quelqu'un, « il est bon quelquefois de se rafraîchir la mémoire ».

 

 

 

Le 24

 

« Hors du spectacle rien n'existe », me dit un jour un créateur.

« Dans le spectacle tout a cessé d'exister. »

 

 

 

x

 

 

J'ai remarqué que leurs livres essentiels — ceux où levèrent les ferments de leur histoire et de leurs idées — sont généralement introuvables en librairie.

J'en ai cherché partout, et j'ai eu toutes les peines du monde à mettre la main sur quelques-uns. On en parle, on les cite, on sait qu'ils existent...

Ce sont en général de très vieux livres, ou encore des publications que des associations bénévoles impriment à leurs frais ; souvent très mal, sans notes ni dossier.

 

Rencontrant un écrivain dans une librairie, je lui fis part de ma déception de voir que tous les livres que je cherchais n'étaient pas publiés.

Ma réflexion dut lui plaire, car je la retrouvai quelques temps plus tard dans un de ses livres qui venait de paraître.

 

 

 

Jeux d'enfants

Les Lecques, le 30 juillet

 

Ils fabriquent toujours des bateaux à voile. De petits bateaux. Des ports entiers en sont pleins.

En fait ce sont des jouets.

 

Les beaux jours, la mer est couverte de voiles blanches. C'est un spectacle qui n'est pas sans beauté ; mais qui rétrécit plutôt l'horizon avec la quantité.

Seuls, en couples, en groupes, ils jouent à faire du cabotage le long des côtes ; ou bien encore ils participent à des régates.

 

 

Ici on ne cesse pas de jouer en devenant adulte. Tout au contraire. Et les jouets des enfants sont bien peu de chose à côté de ceux de leurs parents.

Je sais bien qu'au début on les admire et on les envie. Et je ne nie pas avoir bien des fois goûté moi aussi au plaisir de jouer avec eux.

 

Mais, croyez-moi, l'âge adulte se lasse vite de ces choses. Ils manquent tellement de travail. Ne croyez pas que tous ne le regrettent pas.

 

 

 

JK

 

La Bédoule, le 5 août

 

Ils ne savent pas négocier.

Ils ne savent négocier qu'avec de l'argent, et encore le font-ils mal.

 

Ils conçoivent mal d'être payés pour faire ce qu'il leur plaît. Quand ils le sont, ils se considèrent au service d'un autre.

 

Il est quasiment impossible de travailler avec eux.

 

 

 

J'ai connu un sculpteur. Bon artiste mais vivant difficilement de son art, il était contraint à des œuvres de petit format dans des matériaux bon marché.

Une petite ville un jour lui passa commande. Son projet, une immense sculpture pour la grande place, fut accepté.

Peu de temps après, je l'entendis me dire : « J'ai hâte de terminer cette commande pour reprendre ma création. »

 

*

 

« Vous savez bien vous vendre », me dit-on un jour alors que je négociais un projet.

Mais l'autre ne savait pas acheter. Il n'avait d'ailleurs rien à négocier ; tout l'était d'avance : ce qu'il attendait de moi, mon tarif, mes horaires, les congés payés, la maladie, la retraite...

 

Si vous ne savez pas quoi faire de votre vie, venez ici, on vous le dira.

Ils ont vite fait ici de vous réduire à un demandeur d'emploi.

 

 

 

« Puisqu'il en est ainsi, pourquoi ne pas nous mobiliser d'office ? Plutôt que nous forcer en sus à chercher un emploi », avais-je confié à quelqu'un.

Je vis qu'il ne parvenait pas à me comprendre.

 

« Être utile », disent-ils. « On se sent inutile sans emploi. »

 

 

 

Marseille, le 7 août

 

« Professionnel » ; « pro ».

« Pro », c'est leur grand titre de gloire. Ils l'opposent à « amateur ».

Quand vous êtes « pro », ce que vous faites est sérieux ; est pris au sérieux par les autres, et l'on vous donne des sous.

Quand vous êtes « amateur », quand vous faites ce que vous aimez, alors ce n'est que du jeu ; jeu d'enfant.

« Travaillez d'abord pour avoir les moyens de faire ce que vous aimez », pensent-ils. Mais ce que vous ferez alors, comment l'échangerez-vous ?

 

*

 

« Vous croyez que je fais ça pour la gloire ? » Aiment-ils dire. « C'est pour les sous que je le fais. »

On n'en est pas si sûr en les voyant.

Les sous ne sont pas un but ; ni même un moyen. Plutôt une sorte d'autorisation.

 

En eux, ils ont trouvé une bride efficace ; un ordre qui ne laisse de place à aucune contestation, aucune interprétation.

 

*

 

Leur société fut longtemps féodale.

Le commerce et l'industrie s'opposaient alors au pouvoir du sang et de la terre. Maintenant un nouveau féodalisme les réconcilie.

 

Ils ont repris le terme de « maisons ».

Des « maisons », des « groupes » de maisons, qui tressent entre elles des liens inextricables de suzerainetés.

Les sous maintenant quantifient exactement le taux de servitude.

 

 

 

PUBLIC ET PRIVE.

 

Cassis, le 8 août

 

Rien ne donne autant le désir de l'appropriation privée que ce qui possède un caractère public.

C'est là tout le tragique de la publicité.

 

Public. Privé. C'est ici une séparation importante. Comme aura pu l'être sacré et profane. C'est une séparation tragique.

Peut-être avant tout, si je puis dire, parce que platement tragique.

 

 

 

LE PUBLIC.

 

Le 9 août

 

La présence du public n'est pas indispensable à une manifestation publique.

Bien souvent elle n'est même pas du tout souhaitée.

Il existe alors un moyen efficace pour s'en passer sans qu'elle ne devienne une rencontre privée. Il suffit de demander des droits de participation exorbitants.

On peut alors faire une grande campagne d'information et de sensibilisation, en étant sûr de n'être pas dérangé.

 

Il peut être utile à tout hasard d'imposer des réservations bien longtemps à l'avance.

 

 

 

SUBLIMATION DES PULSIONS.

 

 

Sans cette pulsion de passer et de repasser du privé au public et du public au privé, leur société éclaterait ou d'effilocherait, c'est certain. Mais on se demande comment cette pulsion survit à la presque totale impossibilité de sa réalisation.

 

Ils ont une théorie de la sublimation. L'emploi, les papiers, les sous... seraient autant de sublimations des pulsions.

 

Et le sexe, direz-vous ?

Précisément, il s'agirait de sublimations des pulsions sexuelles.

 

 

 

XY

Marseille, le 10 août

 

« Les femmes sont devenues les égales des hommes. Mais ces derniers supportent mal, quelquefois, la perte de leur pouvoir patriarcal. »

C'est ce qu'ils disent.

 

Rien n'est moins sûr, pourtant, m'assura quelqu'un.

Pour lui, en quelque sorte, c'était plutôt les hommes qui étaient devenus leurs égaux.

« Ce sont les rapports entre les hommes qui ont changé », disait-il.

 

*

 

Quand on parle ici d'égalité, de liberté ou d'émancipation, on pense d'abord au sexe : aux rapports entre les sexes, aux plaisirs du sexe.

À son sujet on parle volontiers de licence ou d'interdit.

 

Savez-vous que si une œuvre ou un spectacle est censuré, ce sera — prétexte ou non — pour s'être permis quelque fantaisie en ce domaine.

On dit « audace » à ce propos. Et si l'on croit au diable, vous pouvez être sûrs que c'est là qu'on le voit régner.

Le désir des sens à la fois les grise et les terrifie.

C'est un peu comme si pour eux toute culture, toute religion, toute loi ou toute morale était avant tout une protection contre « la bête » qui préside aux plaisirs du corps.

 

Et c'est pourtant leur propre culture, leur religion, leur loi et leur morale qui leur semblent les plus « émancipées » et les plus « audacieuses ».

 

 

 

Le 11 Août

 

J'appris que le dieu unique de leur religion était d'abord « Dieu d'amour ».

On me dit qu'il était aussi « Dieu terrible ». Dieu de tribus guerrières, qui, semble-t-il, à l'origine était celui des volcans ; des forces telluriques.

 

« Qu'un dieu d'amour soit aussi un dieu terrible, c'est bien ce que nous semblons à la fois le mieux et le moins prédisposés à comprendre », m'avoua mon hôte un soir.

 

 

 

l'INTÉRIEUR

La Vielle-Chapelle,

le 20 août

Ce qui est simple et manifeste les rend soupçonneux. Ce qui est simple leur semble la tromperie d'une réalité complexe, cachée, et pour tout dire inconnaissable.

Ici, « apparent » est synonyme d'« illusion ».

On préfère le mot « évident », qui lui renvoie à vide. Mais on en a déjà parlé.

 

Quoi qu'ils veuillent connaître, c'est l'intérieur qui les intéresse. S'agirait-il de la surface ; ils voudraient la comprendre de l'intérieur.

Il y a des choses ainsi qu'ils ne peuvent saisir.

 

Pour eux il semble même parfois que le sens soit caché dans le langage. Et il leur arrive d'en parler en terme de contenu.

Comme si lumière et chaleur étaient l'intérieur de la combustion.

 

 

 

LL

La Madrague, le 17 août

 

Quelquefois, un cercle blanc dans le ciel. On ne l'oublie pas quand on l'a vu.

On peut le voir la nuit comme les étoiles ; comme le soleil on peut aussi le voir le jour.

 

La lune. On l'appelle lune car il n'en est point d'autre.

Elle suit dans le ciel un itinéraire rigoureux, mais si complexe qu'on ne prévoit jamais où l'on va la trouver ; à moins de faire de savants calculs.

Elle n'est pas toujours ronde. Elle ne montre parfois qu'un très mince croissant.

 

Il est impossible d'imaginer combien elle change l'espace.

Quelquefois, vous efforçant d'imaginer sa taille et sa distance, vous la voyez dans le ciel, et elle vous aide à concevoir votre position sur le flanc de la terre ; la position relative au plan solaire. Et le trouble qui vous saisit est immense.

Quelquefois vous l'imaginerez comme un signe ; un simple rond blanc. Et l'impression de pure surface que vous donnera la campagne ou la mer, devant vous, sera saisissant.

 

Elle a une grande influence sur tout ce qui croît et décroît. C'est de là que vient le nom de « croissant ».

 

*

 

La lune ; nul ne sait pourquoi elle est là. Sans doute n'a-t-on jamais vraiment cherché. On n'a pas davantage questionné sa présence à propos d'autres mystères.

On dit qu'elle joue un grand rôle dans la variation des marées, tantôt conjuguant sa force à la gravité du soleil, tantôt s'y opposant quand elle est en carré.

 

On ne sait comment les choses seraient sans elle.

Comment imaginer ce qui serait différent si elle n'était pas là ?

Un rond blanc en plein ciel. Pensez !

 

 

 

Marseille, le 23

 

« Rêver la lune au-dessus d'un train est signe de chagrin », me dit quelqu'un en riant.

« Au-dessus d'un hangar, d'espoir ».

 








Extraits parus dans le Midi Illustré et Co/Incidence

Voir quelques extraits sur le site de CO/INCIDENCE


 

Quelques temps ici
© Jean-Pierre Depétris 1990-2004

Created:Mar 8 juin 2004 12:57:35
Modified: Mar 15 juin 2004 19:09:06
 
Formatting characters: 14980
Characters: 69982
Single Byte Characters: 69982
Words: 14135
Alphanumeric: 65432
Avg Word Length: 4
Punctuation: 4550
Sentences: 1191

Avg Words/Sentence: 11
Max Words/Sentence: 48

Lines: 2186
Paragraphs: 957
Pages: 52