SIMPLES CONTES
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LA SECTE DU VERBE
La première fois que j'entendis parler de la Secte du Verbe, ce fut à Massalia. D'abord je ne crus pas ce qu'on m'en dit. La méfiance est toujours de mise avec les Massaliotes. Ne détiennent-ils pas depuis des temps immémoriaux une solide réputation de tout exagérer ? Qui ne se souvient des récits de voyage de Pythéas, qui décrivaient des poissons assez gros pour boucher le Lacydon ? Il les appelait des orques, et prétendait en avoir vus en quantité dans la mer Boréale. Ils sont ainsi, toujours prêts à jurer n'importe quoi sur « La Bonne Mère », Diane Ortigia, qui est leur déesse tutélaire. Et quelle déesse ! Diane, la chaste chasseresse, est ici nourricière et maternelle. Depuis ces dernières années, où le christianisme a pénétré dans la région, et où circule le bruit que l' « Envoyé » aurait été « conçu sans pécher », les deux cultes donnent cours à d'étranges confusions. Les chrétiens adorent Ortigia avec les polythéistes, les polythéistes adorent le Christ comme son fils, et des statuettes de Diane portent dans les bras le « Fils de Dieu ». Les enfants de Gyptis et de Protis maintenant lisent la Bible des Hébreux, et l'on comprend qu'ils n'y trouvent rien pour les surprendre, et que des histoires comme celle de Jonas ne soient pas pour leur déplaire.
J'entendis donc parler de la Secte du Verbe. Ses membres feraient vœu de garder le silence. Je n'en crus pas un mot. Chaque peuple a son sens à lui du fantastique. Qu'aurait-on pu ici imaginer de plus fabuleux ? Une histoire de Massaliote, me suis-je dit.
On me présenta un jour l'un de ses adeptes. Comme je m'étonnais qu'il acceptât de parler, il m'expliqua qu'il était un « laïc ». Les fidèles en effet, m'apprit-il, ne sont pas pressés de faire vœu de silence. Il m'avoua aussi qu'il lui était difficile de répondre à mes questions, car leur secte était non seulement dépourvue de tradition écrite, mais aussi de tradition orale. La seule chose dont il fût sûr, c'est qu'elle adorait un livre saint, d'après ce que je compris, mais dont il ignorait tout, car seuls y avaient accès ceux qui avaient suivi une initiation complète. Il savait du moins que ce livre n'était pas celui des chrétiens. Je cherchai à connaître en quelle langue il était écrit. Il affirmait seulement qu'il n'y avait rien à ajouter à ce que contenait le livre, et c'est pourquoi « les frères » se taisaient et n'en disaient rien. J'appris que la secte était plus importante que je ne l'avais d'abord cru. Ses communautés s'étendaient sur le pourtour méditerranéen, descendaient les côtes de la Mer Rouge, avaient gagné l'Inde et le Golfe Persique, et étaient remontées jusqu'au Tibet et à la Mer de Chine. Si elle demeurait malgré tout si peu connue, c'est qu'il est bien difficile de parler de qui ne parle pas.
Je l'interrogeai sur la vie de la secte, la forme de son culte, ses doctrines. « Les frères voyagent », répondit-il, « ils se déplacent continuellement. Quand arrivent des frères, nous les accueillons. Nous nous assemblons avec eux, et ils se taisent. » « Quand il fait bon, nous nous retrouvons près de la mer et nous nous baignons. Nous bavardons. Il n'est pas interdit de parler, mais nous en venons vite à préférer le silence. Parfois nous parlons aux frères, qui ne nous répondent pas. » « Leur silence nous éclaire. Quand nous avons assez parlé, nous nous taisons. » « Quelquefois en partant, un frère fait signe à un laïque de les suivre. Quelquefois il n'y a pas de signe. Un laïque part sans rien dire avec eux. Ils vont lui montrer le Livre. »
Je me mis à fréquenter la secte. Je bavardais avec les laïques. Je les interrogeais au début sur leur communauté, leurs croyances, et le livre ; surtout le livre. Ils me répondaient sans embarras, ne me cachaient rien de ce qu'ils savaient, ni non plus ce qu'ils ignoraient. Et cela laminait ma curiosité. Celle-ci demeurait au fond de moi, mais bizarrement je n'avais plus envie de questionner. Seulement de demander des nouvelles, de parler de la famille, des enfants, de la pluie et du beau temps. Je parlais aux frères. Ils m'écoutaient avec attention, en silence. Je posais des questions, je supposais des réponses, je les évaluais. Je découvrais qu'il m'arrivait moins souvent de concevoir des questions sans en imaginer les réponses, et que seules ces questions comptaient vraiment pour moi. Je découvris aussi que les réponses les plus précieuses aux questions que je posais ne pouvaient être que les miennes. Je nourris pour les frères une reconnaissance infinie pour leur écoute patiente et attentive.
J'avais imaginé un livre aux pages vierges. J'en avais parlé à un frère. Bien sûr, il ne m'avait pas répondu. Juste peut-être quelque chose dans le regard, non pour me dire que le livre était bien ainsi, mais me laissant seulement comprendre qu'il avait bien entendu comment je me le figurais. Quelques temps plus tard ce frère me fit signe, et je partis avec eux.
J'arrivai enfin là où est détenu le livre. Je ne dirai pas où, ni à quoi il ressemble. Je parcourus ses pages. Elles étaient en de multiples langues dont la plupart m'étaient inconnues. Je vis du Syriaque, de l'Araméen, du Grec... Je trouvai du Latin. Je lisais un formidable traité de grammaire comparée.
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