Site de l'auteur

SIMPLES CONTES
D'UNE PLANÈTE BLEUE

 

 

Jean-Pierre Depétris

 


>

 

 

 

DE LA PLUIE ET DU BEAU TEMPS

 

 

 

 

 

À vrai dire, pendant longtemps je ne me rendis compte de rien.

J'avais bien fait quelques observations anodines ; j'avais remarqué par exemple que mon caractère et mon moral dépendaient plus de l'ensoleillement qu'il n'était raisonnable. Je constatais aussi que depuis le début de ma vie, la venue de Noël entraînait chez moi une torpeur, une faiblesse du corps et de la volonté, qui m'avaient parfois semblé, lors d'hivers particulièrement brumeux précisément, assez inquiétantes. Aux périodes de canicules, au contraire, j'étais rayonnant.

Ce n'était pas le froid que je craignais. J'étais bien capable de passer des journées entières dans la neige et le vent. J'étais infatigable du moment que le soleil brillait. Mais être enfermé dans un lieu, fût-il confortable, bien tempéré, et même bien éclairé d'une lumière artificielle, avait vite sur moi des effets désastreux.

 

 

Dans tout cela, me direz-vous, il n'est rien qui ne soit naturel. On est tel qu'on est et l'on ne se refait pas. Aussi mon inquiétude ne commença que lorsque je me mis irrésistiblement à inverser les causes. Au lieu de penser que les phénomènes météorologiques influençaient mon moral, j'eus le sentiment de plus en plus ferme que c'était mon moral qui les provoquait.

Je m'étais querellé un jour avec un être qui m'était cher. Plus le ton montait, plus le ciel se couvrait. Sans que je lui eusse réellement prêté attention, le phénomène ne m'échappait pas. Je sentais que je n'avais plus sur moi un véritable contrôle. La colère s'interposait entre mes sentiments profonds et mes paroles, comme les nuages entre le soleil et la terre. Lorsque l'orage éclata, les mots que je prononçais excédaient à ce point ma pensée, que cet excès me fit me reprendre. Je trouvai enfin les mots justes et apaisants, et à ce moment-là le soleil ressortait d'entre les nuages et commençait à sécher les flaques.

À partir de cet incident, je me mis à regarder le ciel comme si je devais y trouver l'approbation ou la condamnation de mes pensées et de mes actes. Que j'y visse accourir des nuages, et immanquablement je cherchais les faiblesses auxquelles je me laissais aller, l'erreur que j'étais en train de commettre.

 

Un jour, alors que j'écrivais une longue lettre à un ami, des nuages passèrent devant le soleil. Je me relus, cherchant ce que j'avais écrit qui pût en être la cause. Je constatai que ma lettre était d'une bêtise consternante, que j'y déroulais un tissu d'anecdotes insipides. Je ne percevais plus le besoin que j'avais eu de l'entretenir de telles choses. Je recommençai donc. En me relisant, je ne trouvais encore qu'un dérisoire reflet de ce que j'avais cru écrire. Pendant une heure je me battis contre moi-même, et lorsque mon esprit enfin redevint clair, et qu'à nouveau coulèrent de ma plume des phrases vives et limpides, le vent s'était levé et dissipait les nuages.

 

C'est à la suite de telles expériences que je me mis peu à peu à penser que j'étais le soleil. Ce n'était pas proprement une pensée, plutôt une impression ; une impression qui s'infiltrait subrepticement dans mon esprit, et prenait de vitesse sa capacité critique.

Jamais autrement ma raison n'eût admis que je fusse le soleil. Elle n'avait déjà plus à l'admettre. Elle avait à le nier, et cela n'était déjà plus raisonnable.

Faible alliée, elle signait sa défaite sitôt qu'elle acceptait le combat. Voyant qu'elle se mettait seule plus encore en péril que l'impression qu'elle aurait dû chasser, je décidai de ne plus l'écouter. Après tout, comment sait-on que notre corps est bien le nôtre ? On en a l'impression, c'est tout. Et si l'on n'est pas capable de se faire confiance dans ces cas-là, à qui ou à quoi pourrait-on encore se fier ?

Que mon corps et moi ne fussions qu'un, voilà qui s'admet aisément — quand bien même des questions métaphysiques autant que biologiques y puissent trouver quelques prises —, mais je n'osais espérer que la chose parût aussi simple pour tout le monde entre moi et le soleil.

 

Il m'était arrivé de laisser échapper des remarques déconcertantes. J'avais confié à un ami qu'une de nos relations m'ennuyait à un tel point que j'avais l'impression de sentir mon esprit se vider en sa présence, et que je préférais l'éviter de peur que le temps ne se gâte. Mon ami éclata de rire et conclut qu'en effet cette personne était ennuyeuse comme la pluie.

Je ne souhaitais pas précisément garder un secret, mais je craignais la situation qui me forcerait à renier l'impression intime que j'aurais trahie, ou encore à passer pour un fou en la justifiant. Elle ne se présenta jamais, et ce que je laissais échapper malgré moi me servit au contraire.

J'en fus définitivement convaincu le jour où l'un de mes amis qui rentrait de congés me dit en me voyant : « On a eu un temps épouvantable. Pas deux jours de soleil à la suite ! Que t'est-il arrivé ? »

 

>

 


©