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SIMPLES CONTES
D'UNE PLANÈTE BLEUE

 

 

Jean-Pierre Depétris

 


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LA RUE LUMINEUSE

 

 

 

 

 

Je venais de faire une curieuse constatation : la rue avait rallongé.

Qu'une rue rallonge ou raccourcisse, comme pourrait le faire un vulgaire pantalon, ce n'était pas en soi une chose bien grave, et c'est d'abord ainsi que je la pris. Je me dis : « tiens, la rue a rallongé ».

J'avoue même que cette observation me fut tout de suite agréable. On a toujours plaisir à découvrir ce qu'on aurait facilement pu ne pas voir : un véritable jardin de pots de fleurs sur un balcon, un visage sculpté au-dessus d'une porte... On rencontre alors une joie, qui peut-être était déjà là, en nous, et ne fait qu'affleurer.

C'est ce que le rallongement de la rue me fit d'abord ressentir. Et cette découverte me fut d'autant plus agréable, qu'il me semblait que depuis quelques temps je n'observais plus rien.

 

Pourtant, s'il est vrai qu'un vêtement puisse rallonger ou rétrécir sans que rien ne soit enlevé ou rajouté au reste du monde — mais j'admets que cela puisse être désagréable à son propriétaire —, il n'en va pas de même d'une rue. Un doute m'assaillit : comment se pouvait-il qu'en quatre ou cinq millénaires personne ne fit jamais mention d'un tel phénomène ?

Il faut un début à tout, me dira-t-on, et on aura raison. La découverte d'une telle élasticité de l'espace serait pourtant de nature à compromettre les fondements d'une géométrie qui avait fait ses preuves ; et c'est surtout cela qui me troublait.

Certainement la rue n'avait pas allongé. Elle m'était seulement parue plus longue.

 

Voilà qui aurait dû me satisfaire, et je crus un moment que j'allais m'en contenter. C'était oublier comment l'esprit est fait. Il est comme un cours d'eau, il s'insinue par la moindre faille de ce qui lui fait barrage, et si le barrage n'en a point, il déborde ou le contourne.

J'avais donc substitué à la proposition « la rue est plus longue », une autre plus rassurante : « la rue paraît plus longue ». — Comment expliquer pourquoi elle ne me satisfit pas non plus ?

Il nous arrive à tous de dire : « la lune me semble plus grosse ce soir », ou encore : « la journée m'est parue plus longue ». Le caractère apparent alors ne fait aucun doute. Je veux dire que notre impression n'est pas que la lune soit réellement plus grosse, ou la journée plus longue. Notre impression réelle tient à la constatation d'une différence intéressante entre un paraître et un être. L'apparence, nous la percevons alors spontanément comme illusion.

 

Voici la question qui s'imposa à mon esprit : « Qu'entends-tu par paraître ? ».

Imagine-t-on quelqu'un dire : « le ciel me semble bleu » ? Ou encore : « ces fleurs me paraissent sentir bon » ? À moins qu'il ne déduise ces remarques d'autres impressions qui lui serviraient d'indices, voyant par exemple un rai de soleil traverser des persiennes, ou des fleurs derrière une vitrine, tout le monde dirait : « Le ciel est bleu », « les fleurs sentent bon ».

Dans ce cas, je devais dire moi aussi, comme tout le monde, « la rue a rallongé ». En effet, je n'avais absolument pas l'impression que la rue eût conservé la même longueur, et je n'aurais vu là aucun problème si cette impression ne s'était heurtée à un certain nombre de certitudes touchant à la nature du monde, qui me semblaient définitivement établies.

 

Ces réflexions n'avaient pas interrompu ma marche. Je profitai de la dénivellation de ce quartier aux maisons basses pour jeter un regard panoramique sur le chemin parcouru.

J'étais certain d'une chose : il est impossible qu'une quelconque portion de l'espace s'allonge sans qu'une autre, quelque part, ne rétrécisse en proportion. Pour s'en convaincre, il suffit de feuilleter un atlas, et de voir, selon la portion du globe cartographiée, les terres et les mers se contracter ou s'étirer comme des mollusques.

L'envie me vint de retourner sur mes pas pour vérifier — mais pour vérifier quoi ? — Qu'aurais-je dû chercher qui à mes yeux eût pu avoir valeur de preuve ?

 

J'aurais pu mesurer la rue ; mais s'il s'était avéré qu'elle possédât le même nombre de mètres qu'elle avait toujours eu, cette observation ne m'aurait pas convaincu. À partir de quoi aurais-je pu être certain qu'un mètre eût toujours et partout la même longueur ?

Je ne doutais pas que deux règles posées côte à côte fussent toujours de longueurs égales. Mais comment être aussi sûr qu'elles conservassent cette égalité quand elles n'étaient plus côte à côte ?

On pourra me répondre que cette question n'a aucun sens, puisqu'il n'est pas utile d'en connaître la réponse pour effectuer des mesures. Pourtant sur une carte, je dis bien sur une carte, dix kilomètres au Grœnland n'ont pas la même longueur que dix kilomètres au Sahara.

 

Je songeais donc à revenir sur mes pas. Je m'arrêtai hésitant. J'évaluai à un bon quart d'heure le temps du trajet, et autant pour revenir au point où j'étais. Si j'avais seulement su ce que je devais chercher, la curiosité l'eût peut-être emporté.

Le soleil surtout me découragea. Il fait vraiment chaud ici au mois d'août. Mon regard balaya l'enchevêtrement des toits et des feuillages. Ce quartier, bâti sur les collines du littoral, est fait de petite maisons et de jardins jetés au hasard d'un relief vallonné, traversés de ruelles contorsionnistes. Malgré la sécheresse, les verts étaient denses et tendres. Je tranchai en décidant de revenir par le même chemin.

 

On sait que le mètre est, par définition, le quarante millionième de la circonférence de la Terre. Il n'est donc pas approprié à mesurer la variation d'une surface de celle-ci. Quant aux mesures angulaires, pour efficaces qu'elles aient été depuis des lustres dans la navigation, elles n'auraient pas été ici d'un grand secours.

Je songeai qu'on pourrait toujours prendre un étalon dans la distance de la terre au soleil, et mesurer avec celui-ci les variations saisonnières de la longueur du mètre, comme on peut mesurer avec le mètre les variations annuelles de la distance entre la terre et le soleil.

Nous disons que les jours sont plus longs en été. Mais si nous mesurions le temps en périodes d'ensoleillement et de nuit, et que nous divisions la journée en douze heures de jour et douze heures de nuit, nous dirions que le jour en été semble plus long. Et si quelqu'un venait nous dire : « Le temps d'ensoleillement est plus long en été », nous pourrions légitimement nous demander ce qu'il entendrait par là.

 

Je finis par conclure qu'il faut bien à un moment ou à un autre s'en remettre à ses impressions.

Si au lieu de dire « je pense, donc je suis », Descartes avait dit « il semble que je pense », cela n'aurait mené à rien. À moins que cela ne voulût dire « il semble que je pense juste ». Et voilà un mur infranchissable dressé entre le sujet connaissant et l'objet de sa connaissance.

 


 

Finalement je ne revins pas par le même chemin. Je remis la chose au lendemain.

Le lendemain je n'y allai pas non plus. Cette rue ne faisait pas partie de mes trajets habituels, et elle m'imposait des pentes raides dans un quartier que des murs bas rendent avare d'ombre. Peu après être parti, j'étais déjà en sueur, et je renvoyai à une heure plus matinale ou plus tardive.

 

Le surlendemain, je me levai plus tôt, et m'en allai sans même prendre un café.

La rue était exactement comme elle l'avait toujours été, si ce n'est qu'elle était plus longue. La seule chose vraiment différente était l'ombre. Comme il est tout à fait naturel de bon matin, elle occupait plus d'espace.

Elle possédait peu de maisons ; seulement de longs murs qui cachaient des jardins. Par endroits un portail en rompait la monotonie. Je la remontai. Puis revins sur mes pas. Il y avait un banc, je m'y assis.

Un bus passa avec un sourd bruissement de moteur sous l'entre-choc de sa carcasse. Ses roues crissèrent lentement devant moi dans le méandre de la rue.

Je me souvins que je n'avais pas pris mon café, et je redescendis à l'autre extrémité, au bar tabac sur la petite place, dans l'ombre des platanes. Le bar était tempéré, et j'y restai longtemps. La journée s'annonçait aussi chaude que les précédentes.

 

J'avais rendez-vous l'après-midi avec un ami qui venait de s'installer ici. Trouvant bonne l'idée de profiter de notre rencontre pour lui faire découvrir sa nouvelle ville, je lui avais proposé de nous voir dans le Parc Borelly plutôt que de le recevoir chez moi.

Nous nous retrouvâmes comme convenu au Pavillon du Lac, et nous y restâmes jusqu'à ce que le soleil baissant commençât à nous gêner.

 

Tandis que nous promenions dans le parc, au détour d'une allée, je remarquai le château. Qu'on me croit où non, il avait rétréci !

Sans rien lui dire, j'entraînai P. dans sa direction. Et c'est lui qui fut mon second sujet de surprise : « C'est curieux », dit-il, « ce château me parait plus petit. »

« Plus petit que quoi ? » Lui demandai-je, car supposant qu'il ne l'avait jamais vu, je ne pouvais croire qu'il eût remarqué son rétrécissement.

Il me répondit : « C'est comme si quelqu'un portait un pantalon trop court, où un chapeau trop étroit. »

Je lui demandai alors si ce n'était pas le parc qui lui paraissait trop grand, songeant bien sûr au rallongement de la rue, ou encore si ce n'était pas les constructions modernes, que l'on voyait derrière lui qui causaient son impression.

Il regarda attentivement. Il hésita. Puis il me dit très sûr de lui : « Non. Non, c'est le château. Regarde bien l'architecture des façades. On la dirait contractée sur elle-même. »

 


 

Je ne lui avais rien dit, et son impression était la même que la mienne. Je lui racontai tout. Il m'écouta sans m'interrompre. Il semblait lui aussi avoir quelque chose à me dire. De temps en temps je me taisais, me disant : ça y est, il va y aller. Quand je n'eus plus rien à ajouter, il se décida.

Il logeait chez une amie en attendant de trouver un appartement. A. était archéologue. Au fil des ans son travail l'avait conduite à élaborer une thèse qui n'avait jamais été admise par personne, quoiqu'elle fût très bien étayée, paraît-il. Elle soutenait le principe d'un lent rétrécissement des constructions humaines au cours des âges.

 

Mes propres observations n'auraient pu me faire prendre au sérieux une idée aussi absurde. Je dis à P. que son amie devait être complètement folle, et il m'avoua que je n'étais pas le seul à le penser.

Il m'apprit que sa découverte n'avait d'ailleurs pas été sans effet sur son équilibre. N'étaient affectées ni sa capacité intellectuelle ni sa sensibilité, très vives toutes les deux, mais elle pouvait à tout moment être sujette à des vertiges.

« Le vertige », me précisa-t-il, « pas l'étourdissement, que l'on appelle souvent ainsi, mais cette impression de marcher sur une poutre au-dessus du vide ». Paradoxalement, cette précision me la fit paraître moins folle.

 

Que les rues s'allongent ou que les monuments rétrécissent, la question pour moi restait la même : qu'est-ce qui, à ce moment-là, pouvait encore être pris comme repère pour en juger ?

En rentrant, je passai encore par le quartier où tout avait commencé. Des extrémités de la rue en partaient deux autres qui se rejoignaient en aval dans la direction de la mer. Ce quartier fut jadis un village, coupé de la ville par des collines boisées. Les habitations s'étaient construites autour de ce qui avait été des chemins sinueux. Néanmoins ces trois rues traçaient un triangle approximatif.

Sur leurs côtés étaient des maisons individuelles, une église, une école. Le reste, boisé de pins et de chênes, se partageait entre les riverains. La théorie du rétrécissement des constructions corroborait mon observation. Si l'espace bâti se condense, il est normal que l'espace non bâti se déploie... Les maisons de la ville, en rétrécissant, avaient dû dilater le terrain vierge que ces rues enfermaient.

Pendant un moment, cela me donna l'impression que tout était dans l'ordre, et que le monde ne réserve jamais de véritables surprises à un observateur attentif qui procède avec raison et méthode.

 

Je m'arrêtai au café. Cette fois je me mis sur la terrasse, d'où je pouvais, de l'autre côté de la place, contempler la pinède. La végétation y paraissait dense.

Je dis bien « paraissait », car rien, d'où j'étais, ne me permettait d'être sûr qu'en y circulant à pieds on ne l'eût trouvée plus clairsemée. De ma place, je ne voyais qu'un tissu épais de verdure, d'où émergeaient de-ci de-là des toits de tuiles. Le vent l'agitait doucement.

J'observai que le léger mouvement des branches, relativement ample au premier plan, mais déjà presque imperceptible au sommet de la colline, était devenu ma principale source d'appréhension de l'espace. À force de m'y abandonner, j'avais nettoyé mon regard de la quadrature imaginaire dans laquelle se dessine automatiquement la perspective de ma vision.

Je me bouchai un œil pour mieux en juger. L'impression se renforça encore. Il me semblait découvrir une autre perception de la profondeur et du relief. Je me souvins pourtant de l'avoir déjà connue furtivement lorsque j'avais jeté un œil du bord d'un abîme.

 


 

P. m'avait invité le lendemain chez son amie. En chemin je repensai à ma comparaison entre l'esprit et un cours d'eau. L'eau et l'esprit ont aussi en commun qu'ils réfléchissent. Une véritable science de l'esprit devrait ressembler à une optique. Un reflet obéit à des lois fixes et cohérentes. J'aurais aimé découvrir celles qui régissaient mes impressions. A-t-on jamais découvert autre chose que des lois ?

A. occupait le rez-de-chaussée d'une copropriété qui avait dû être en son temps une coquette bastide. J'observai qu'elle était encore jeune et très belle. Son regard surtout m'impressionna, et je concevais que de tels yeux soient capables de percevoir des variations infimes de l'espace.

« Vous avez remarqué qu'une rue avait rallongé ? Vous devez être très observateur », me dit-elle au bout d'un moment en nous servant le thé dans le jardin où nous étions installés, profitant d'une brume anticyclonique qui rendait supportable le rayonnement du soleil. Je n'avais aucune raison de chercher dans ces mots la moindre trace d'ironie, pourtant ils m'ôtèrent tout le sérieux que je croyais devoir accorder à la question.

« On croit que l'espace est une donnée physique », poursuivit-elle, « en réalité il est une donnée intellectuelle. » Elle voyait que je comprenais mal, mais elle ne semblait me demander pour l'instant que de la suivre.

 

« Il y a trois moments de l'espace, ou trois degrés, ou trois plans si vous préférez. Le premier est celui du mouvement. Essayez d'abord de comprendre que le mouvement et l'espace s'excluent. Très exactement, l'espace est ce que le mouvement projette hors de lui comme son opposé, c'est à dire l'immobilité. C'est à ce moment de l'espace que correspond la première dimension, car vous comprenez qu'à ce stade l'espace ne peut qu'être une longueur. Le second moment est celui de la réflexion du mouvement dans l'immobile. Vous avez dû deviner qu'il est celui de la géométrie angulaire. »

Comme mon regard devait manifester que je n'avais rien deviné du tout, elle précisa :

« Le premier stade peut se figurer par la ligne ou le vecteur. Dans le second, l'espace est un rapport. C'est pourquoi il ne se donne pas comme une mesure simple, mais comme une ouverture d'angle. Autrement dit, la ligne infinie qui se coupe en segments finis fait place au cercle, par essence fini mais infiniment sécable. »

 

Ce monologue me parut profondément étrange. Je n'étais pas certain que ce qu'elle énonçait eût réellement un sens, mais ce dont j'étais sûr, c'est que de tels propos étaient incongrus dans sa bouche, et même dans la situation. Elle continuait pourtant, imperturbablement :

« Dans le premier moment l'espace est une addition infinie d'unités, alors que dans le second il est une infinie division de l'unité. Le troisième moment est celui du retour en soi du mouvement, qui s'enveloppe de l'immobile. C'est le stade où le mouvement se vêt de la surface. D'un être se déplaçant dans l'espace nous passons à un être spatial. »

« Vous pouvez considérer ces trois plans comme trois mondes : le premier est le monde éthérique, ou celui de la physique particulaire. C'est celui dans lequel se déplacent les particules d'énergie et que de simples vecteurs suffisent à représenter. Le second est le monde mécanique, celui de la physique ondulatoire, celui des ondes et des fréquences. »

« Le troisième est le monde esthétique, ou sensible, celui que nous découvrent nos sens. »

« Le monde réel ? », lui demandai-je. « Si l'on veut », répondit-elle avec un léger sourire. « L'espace est une abstraction. Il ne devient pas plus réel en multipliant ses dimensions. »

« Ne perdez pas de vue que ce que je vous dis n'est pas dépourvu d'une dimension — comment dire ?... — métaphorique. Je veux surtout vous faire comprendre que l'espace est un produit. »

 

C'était comme si un écrivain fou avait placé dans la bouche de son personnage des propos qui ne lui convenaient pas du tout. Elle les tenait cependant avec une indubitable assurance, sans conviction excessive et sans nulle trace d'exaltation. Plutôt leur donnait-elle un léger ton de confidence qui faisait naître en moi un curieux sentiment d'intimité.

Je lui avouai que je n'étais pas bien sûr de la suivre parfaitement. « C'est donc que vous êtes sur la bonne voie », conclut-elle.

— Comprenez-vous ce que veut dire distinguer ; discerner ?

— Je le crois.

— C'est définir la limite entre ce qu'un être est et ce qu'il n'est pas. C'est cela concevoir : tracer un champ pour l'être.

Comme je restais silencieux, elle ajouta : « Essayez de voir comment dans cette notion de champ s'enracine notre concept d'espace... Je veux dire que concevoir, c'est évider l'espace dans lequel se coule le concept, et je veux dire aussi que ce travail minier de l'esprit est notre expérience première de l'espace. Songez aux mots "évider" et "évidence". »

 

Le décalage que je ressentais entre le personnage et ses propos ressemblait à ce dont nous faisons souvent l'expérience en rêve, lorsque l'invraisemblance des situations ne nous échappe pas sans parvenir cependant à ébranler notre impression de réalité.

« Mais qu'entendez-vous par concept ? Je suppose que ce n'est pas la définition ? » Lui demandai-je. « Pourquoi pas, si vous l'entendez littéralement ? Dé-finition, dis-cernement », prononça-t-elle en séparant bien les premières syllabes. « Le concept c'est l'être-ceci qui s'enveloppe du n'être-pas-ceci. »

J'entrevoyais vaguement ce qu'elle essayait de me faire comprendre. Ou plutôt j'en saisissais les éléments successifs sans pour autant en percevoir l'unité. D'ailleurs le début de son raisonnement m'était complètement sorti de l'esprit. Comme je lui en faisais l'aveu, elle me dit que c'était sans importance, et que l'on ne peut tout penser à la fois.

« Laissez vous aller à votre pensée comme vous vous laissez aller à vos sens. Dans l'oubli, c'est là que siège l'aptitude à penser. Tenez, savoir compter, n'est-ce pas être en mesure d'oublier "deux plus deux" quand on a obtenu quatre ? »

 


 

On était merveilleusement bien dans ce petit jardin, autour de la table de fer dont la peinture blanche s'écaillait un peu. Le mur, en face, ne cachait que ce qu'il fallait du paysage, c'est à dire d'autres murs et des toits et, comme il était légèrement en contrebas, on y voyait, au-delà des plus proches collines, jusqu'au massif de Marseilleveyre tout au sud.

A. était très belle dans sa robe légère et ses sandales. Sa bouche était fine et extrêmement mobile. Parfois elle se mordillait la lèvre inférieure comme pour retenir son impatience à nous répondre.

 

Dans l'après-midi, un rendez-vous d'agence obligea P. à nous fausser compagnie. Restés seuls, je proposai à son amie de la conduire dans la rue qui avait si singulièrement retenu mon attention, et qui n'était qu'à quelques minutes de marche. Je n'étais pas fâché de me retrouver seul avec elle. Et je dois avouer que la rue était devenue pour moi confusément un prétexte.

Nous la parcourûmes dans les deux sens, profitant des teintes de la fin de journée. La sécheresse de l'été laissait se dégager les fortes odeurs des jardins arrosés. Le flanc de colline s'ouvrait entièrement sur la lumière de l'ouest.

Je ne pensais plus vraiment à ce que A. m'avait dit, mais il me semblait que ses paroles ne pouvaient qu'accentuer les impressions si fortement physiques que je ressentais alors.

Le jour touchait à sa fin, et je l'invitai à dîner chez moi, d'où nous étions maintenant tout près. Le repas nous tint jusqu'à la nuit.

 

Mangeant et bavardant, mon regard se prit à jouer avec le verre à moitié vide posé devant mon assiette. Je regardais le verre, puis à travers. Puis revenais à lui, aux reflets sur sa surface transparente, expérimentant ainsi — ce qui n'était pas proprement une découverte — l'impossibilité d'en voir simultanément la surface et d'y voir à travers.

Sans cesser de suivre la conversation, je songeais qu'une impossibilité toute semblable nous empêchait de concentrer tout à la fois notre attention sur ce que l'on dit et sur ce que l'on veut dire. Ceci faisait naître en moi une certaine idée du langage que je ne pourrais mieux comparer qu'à des verres correcteurs : Selon comment on se sert de surfaces optiques, elles peuvent être comme autant de parois qui nous séparent des choses, mais on peut aussi bien s'en servir de sorte qu'elles soient une porte ouverte à la lumière, un instrument du regard, ne nous séparant alors de rien du tout.

Je songeais qu'il devait en être de même pour les impressions de nos sens, et qu'une vieille tradition philosophique et scientifique entretenait à leur égard une méfiance bien injustifiée. J'en étais là de mes réflexions lorsque je remarquai les doigts de A., passant et repassant derrière le verre.

Il me sembla alors que son annulaire avait rallongé.

 

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