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SIMPLES CONTES
D'UNE PLANÈTE BLEUE

 

 

Jean-Pierre Depétris

 


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CONTE DE LA LUNE JAUNE

 

 

 

 

 

... Tu vois, ce qui est fascinant, c'est que les hommes aient donné une telle importance à la plume, avant même de trouver son usage. Regarde combien, encore aujourd'hui, des peuples aiment à se parer de plumes, sans seulement songer à s'en servir pour écrire.

Et quand enfants nous jouions aux Indiens... Ah, les plumes ! Et n'est-il pas vrai que nous parlons toujours de « notre plume », alors même que nous écrivons au stylo ?...

 

Pourquoi fallait-il que Jeanne dise toujours n'importe quoi ?

Pierre leva un instant les yeux de la lettre qu'il venait de recevoir. Les voitures passaient en ronronnant sur la Corniche. La mer était très calme, et au loin l'horizon se fondait entièrement dans la brume du matin.

 

... Si tu regardes les faits, tu verras que l'homme a toujours eu un usage esthétique et symbolique des choses avant d'en trouver l'utilisation efficace et rationnelle. Tu veux un autre exemple ? Les chants lapons. Le bruit du moteur a été inventé bien avant le moteur lui-même...

Enfin, Jeanne allait bien, et elle rentrerait bientôt de son voyage.

 

 

Pierre était descendu sur la plage pour se baigner avant l'affluence. Il était un excellent nageur, et alla comme tous les matins bien au-delà de la jetée, dans une brasse lente et régulière qui lui était devenue aussi naturelle que la marche. De là, il regardait la côte ; les villas, les jardins accrochés aux collines. Dans ce premier jour d'un été précoce, des plantes étaient encore en fleurs et répandaient leurs taches roses dans la verdure.

Tandis que le soleil réchauffait sa peau trempée, il sortit sa boîte de peinture et se mit à préparer l'encre de Chine.

C'était un équipement traditionnel d'Extrême Orient, avec des pinceaux à poils de chien et à manche de bambou, et un bâtonnet d'encre solide qu'il faisait fondre en le frottant sur l'encrier de pierre noire.

Il commença à peindre dans une facture impressionniste le paysage qu'il avait vu en nageant.

 

Les Chinois disaient que l'on pouvait tirer cinq couleurs de l'encre noire qui donnait si facilement toute la charte du gris, du blanc à peine assombri au noir presque pur.

Son vert à lui tirait sur l'indigo très sombre et son bleu sur l'indigo clair. Il rendait bien aussi un rose brique ou fuchsia, qu'il parvenait parfois à pousser au violet. Mais il n'arrivait pas à donner avec du gris une impression de jaune.

Il soupçonnait qu'il pourrait y parvenir en passant par le brun. Il avait quelquefois réussi des tons de terre jaune très clairs en peignant des rues de villages, mais le jaune vif, il le recherchait sans succès.

 

Il regarda le seul arbre qui poussait au bord de la plage, près de la buvette. Il cherchait ce jaune qui traversait le vert des feuillages.

Il avait eu beaucoup de mal, quelques années plus tôt, à le trouver avec la peinture. Maintenant il voulait le faire sortir du gris.

Pierre disait souvent que nous ne voyons pas les couleurs, ne sentons pas les odeurs, n'entendons pas les sons ; nos sens diffractent le réel, mais notre esprit le reconstruit. Aussi bien sentons-nous la couleur, entendons-nous l'odeur...

La mimésis ? Non. Ce n'était pas représenter la réalité qui intéressait Pierre ; l'évoquer au contraire. Par le plus infime détail, en susciter la vibration entière.

Il pensa à la lettre de Jeanne. Qu'est-ce qui pouvait être pour ces peintures ce qu'était le moteur à pistons aux chants lapons ? — Sacrée Jeanne !...

 

Les odeurs étaient fortes des encres d'imprimerie et du papier dans l'atelier de lithographie. « J'admire tes verts et tes rouges », avait immédiatement dit Marie-Claude, lorsque Pierre étalait ses peintures de la veille sur le large marbre calcaire de la presse à bras centenaire : une dizaine de petits formats 10X15 qui ressemblaient de loin à des instantanés.

« Moi je n'en suis pas satisfait. Les verts manquent de jaune », répondit celui-ci qui ne feignait pas la déception.

 

Pierre n'avait pas pu aller à la mer de bon matin. Il avait rendez-vous chez Marcel, un lithographe avec lequel il avait déjà plusieurs fois travaillé.

Marie-Claude les avait rejoints. Ils réalisaient ensemble un livre d'art sur l'un de ses longs poèmes, faits avec des mots qui n'existent pas dans la langue française, mais qui peuvent s'interpréter aisément (comme : insteller, délisse ou mobilade).

« Je ne trouve vraiment pas ça gênant », ajouta-t-elle en caressant ses cheveux roux taillés en brosse. « Le vert est une couleur dominante de mon texte. Tu as remarqué d'ailleurs que j'évite les sons chauds et cuivrés. »

 

« Tes couleurs sont trop lunaires », intervint Marcel, qui se tenait debout en face de la presse, à contre jour de la petite lucarne qui donnait sur les feuillages ensoleillés du jardin. À mon avis, si tu veux faire apparaître du jaune, tu devrais essayer de peindre la nuit. »

Pierre fut surpris. Il se souvint de Van Gogh, qui cherchait la « haute note jaune », avec des bougies fixées en couronne sur son chapeau. Van Gogh au moins la cherchait-il avec de la peinture, pas de l'encre noire.

« Je n'ai jamais peint de jaunes la nuit », dit-il. « Quand j'ai peint des paysages nocturnes, j'ai utilisé du jaune de Naples. Mais il ne se voyait pas jaune, au contraire, il avait valeur de blanc. Je m'en servais pour éteindre les teintes, car le blanc, lui, absorbe trop les reflets des couleurs qui l'environnent. »

« Eh bien », renvoya Marcel, « que veux-tu prouver ? Que le blanc n'est pas blanc et que le jaune n'est pas jaune ? Si tu fais des couleurs lunaires le matin sur la plage, pourquoi ne ferais-tu pas des jaunes d'or sous la lune ? »

 

Pierre se dit qu'ils étaient en train de parler de couleurs qui n'existaient même pas. Il se promit de réfléchir sérieusement, dès qu'il en aurait le temps, à ce que signifie « exister » pour une couleur.

Il n'était pas encore onze heures. Il avait largement le temps de passer par la plage avant de rentrer.

 

 

De la buvette, il voyait en face de lui l'île de Jarre. Il se souvenait qu'adolescent il s'était installé sur le balcon pour la peindre à l'aquarelle. Il ne parvenait pas à rendre l'impression étrange que cette roche pelée lui donnait — celle d'une sorte d'iceberg de pierre ; de chaleur et de glaciation, de glaciation torride.

Et puis un beau soir dans sa chambre, avec une mauvaise lumière, il avait laissé courir son pinceau sur le papier, l'esprit vide. Il avait vu alors surgir l'île de Jarre, aussi réelle que s'il avait en plein jour ouvert les volets.

Depuis, il avait compris que son talent consistait à susciter, non l'apparence des choses, mais leur mémoire, l'impression qu'elles avaient laissée ; leur absence. Alors, pensant aux conseils de son ami, il sortit sa boîte et commença à préparer son encre. Inutile d'attendre la nuit. Il avait assez de visions nocturnes en mémoire. Le pinceau glissait rapide sur le rectangle de papier. En peignant, il pensa que Jeanne devait se tromper. Ce devait être l'inverse, l'inverse...

 

Au troisième essai il réussit à laisser dans le ciel une surface vierge parfaitement ronde.

Le paysage était très sombre et les feuillages noirs. Aucune couleur. L'image respirait par les reflets de la lune et des nappes de brumes claires.

Mais la lune était jaune, comme la veille au soir.

 

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