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SIMPLES CONTES
D'UNE PLANÈTE BLEUE

 

 

Jean-Pierre Depétris

 


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LES DÉMONS

 

 

 

I

 

 

La rue était complètement bloquée. Monsieur S. maudissait l'automobile.

Il y avait des travaux à quelques centaines de mètres. Pour la deuxième fois le feu venait de passer au vert. Les voitures de la rue adjacente s'étaient avancées et bouchaient maintenant le carrefour. Dans un instant, les voitures de la file de Monsieur S. le boucheraient à leur tour.

 

Monsieur S. avait passé une bonne partie de son enfance à la campagne. Il connaissait bien les animaux, et il ne les aimait pas.

Il se demandait si le cerveau qui avait inventé le moteur à pistons était bien le même qui faisait s'engager une automobile dans un carrefour bloqué.

 

Il semblait qu'en s'associant, l'intelligence et l'habile mécanique qui était son produit, redescendaient ensemble l'échelle de l'évolution.

Maintenant les klaxons s'y mettaient. Des insultes dans la file de gauche. La honte imprégnait ses autres sentiments. Alors, pris au piège, dans une sorte de sursaut morbide, il s'y abandonna entièrement, et appuya sur le klaxon frénétiquement. Il écoutait ce bruit qu'il provoquait, qui lui semblait venir de l'intérieur, et qui n'en était plus tout à fait un bruit — presque un cri.

 

Soudain son regard s'arrêta et son geste se figea. Il venait de voir une affiche dans la vitrine de la pharmacie sur sa droite : le visage d'une dame âgée au sourire malicieux, avec comme légende : « Vous savez ce que je lui dis, moi, à la grippe ? » Il avait reconnu les traits du démon Astaroth.

 

Comment Monsieur S. était-il capable de reconnaître un démon ?

Il se souvenait d'avoir jadis feuilleté les pages d'un bestiaire démonologique. Mais quand ? Où ? Quel était cet ouvrage ? Seuls les visages grimaçants et leurs noms s'étaient profondément gravés dans sa mémoire.

 

 

 

II

 

 

Le lendemain, Monsieur S. pensait à tout autre chose.

Il paraissait absorbé par la rencontre des fumées respectives de sa tasse et de sa cigarette qui s'opérait à une hauteur variant de cinq à quinze centimètres au-dessus de la table ; et en fait il l'était.

Alex, le directeur de son journal, venait de lui proposer habilement la place de Daniel, le rédacteur en chef, lui demandant en échange sa complicité pour le mettre sur la touche et le dessaisir progressivement des dossiers.

Ces deux préoccupations, celle de la fumée et celle de la rédaction du journal, ne se gênaient en rien, décuplant au contraire sa concentration. Monsieur S. en fit même l'observation, et cela ne les gêna pas non plus.

 

Il se demandait s'il avait bien compris les paroles du directeur. Car en fait celui-ci n'avait rien dit. Il avait seulement sous-entendu. Il n'avait pas non plus demandé de réponse.

Monsieur S. se dit qu'il avait dû très bien comprendre, puisqu'il avait renvoyé un « message reçu » tout aussi informulé et indubitable que le message en question.

 

Il n'était pas surpris que la direction ait fini par décider du sort de Daniel. Il n'ignorait pas certains renouvellements d'actionnaires qui succédaient à des changements de personnes au sein des formations politiques locales. Par contre, il était surpris qu'Alex s'adressât à lui : Daniel était son ami depuis l'adolescence.

Il conclut que si Daniel devait quitter son poste, il ne tarderait pas à le suivre. On cherchait seulement à opposer les alliés, avant de les faire monter ensemble dans la charrette.

Il n'était d'ailleurs pas invraisemblable qu'une fois sa besogne terminée Alex subisse le même sort. Monsieur S. finit même par se demander si ce n'était pas ce dont il avait essayé de le prévenir.

 

« Quelle importance ce que chacun pense au fond de lui ? » songeait-il en délaissant les fumées et se mettant à parcourir la dernière édition. Tout à l'heure, sans même réfléchir, n'avait-il pas acquiescé automatiquement ?

Il lisait que la marine dressait des dauphins à se jeter chargés d'explosifs sur des cibles, quand son attention se rompit. Il revint à la page qu'il venait de tourner : en plein centre, la face bestiale de Béhémoth.

Le démon avait pris les traits d'une femme sportive qui se réjouissait de son assurance retraite, avec un regard concupiscent et un sourire satanique. Monsieur S. fixait ce visage avec horreur, se demandant depuis quand circulaient de pareilles images sans provoquer de réaction.

Il repensa à celle de la veille dans la vitrine de la pharmacie. Comment connaissait-il ces visages ? Depuis quand connaissait-il les démons par leurs noms ?

 

 

 

III

 

 

Monsieur S. avait passé la soirée à fouiller dans ses souvenirs d'adolescence. Ce week-end, il irait chez ses parents. Il chercherait là-bas.

Mais ce matin-là, la situation du journal occupait son esprit.

Monsieur S. n'était pas homme à plaisanter avec l'honneur, et il s'en voulait de ne pas avoir, la veille, donné au directeur la réponse que ses propositions méritaient. Il devinait aussi sa position menacée, et il n'était pas prêt non plus à attendre que les menaces s'accomplissent.

 

Il invita Daniel à prendre un café dans le bar qui faisait l'angle sur le même trottoir que le journal. Sans en avoir l'air, il l'interrogea sur la situation.

Daniel parlait « d'un problème de personnes » et « d'un conflit de pouvoir » entre lui et Alex. Il se sentait fort de la confiance des actionnaires. Il est vrai qu'il y comptait quelques intimes.

Il confia même qu'Alex commettait des erreurs : lors du dernier conseil de gestion, son attitude avait en effet découragé les nouveaux actionnaires que Daniel venait de coopter.

 

Pourtant il avait des scrupules : il ne souhaitait pas que l'épreuve se solde aux dépens d'Alex. Il craignait les effets d'une crise sur le climat de l'équipe. Il ne pouvait nier non plus ses réelles qualités professionnelles. Il ne désirait que « le contraindre à changer d'attitude ».

« Alex n'a pas le choix », disait-il, avouant être miné par ce conflit qui pourrissait.

Monsieur S. regardait les cernes autour des yeux de son ami, et il essaya de lui faire comprendre les propositions qui lui avaient été faites. Daniel ne comprit rien.

 

En sortant du bar, ils ne purent plus se parler, marchant à la file indienne et descendant plusieurs fois du trottoir, attentifs aux véhicules qui les frôlaient, et cela laissa à leur entretien une impression d'incomplétude.

Daniel était-il vraiment dupe, ou cachait-il ses pensées ? Cherchait-il vraiment à le convaincre que sa situation était forte ?

Il hésitait à conclure qu'il eût très bien compris, et que son attitude lui signifiât seulement de faire comme si de rien n'était. Manquait alors un nécessaire accord tacite.

Dans le hall, c'est à peine s'il remarqua que la jeune standardiste répondait à son bonjour avec le même sourire que le démon dans la pharmacie.

 

 

 

IV

 

 

Monté le week-end chez ses parents, Monsieur S. n'avait trouvé aucun indice. Qu'aurait-il pu trouver d'ailleurs ? Fils d'un instituteur radical du Sud-ouest, son éducation avait été laïque et rationaliste. Lui-même, fervent lecteur de Montaigne et de Voltaire, n'avait jamais eu de goût pour la démonologie, ou quoi que ce soit de semblable.

Le lundi matin en entrant au journal il ne prêta pas attention au sourire de la standardiste. Il se demandait si, la semaine précédente, Daniel n'avait pas répondu à ses propos comme lui-même l'avait fait devant le directeur. Peut-être, en ce moment même, regrettait-il de ne pas s'être confié librement à son ami.

 

Monsieur S. se souvenait qu'enfant il trouvait un malin plaisir à jeter une pierre ou une pigne au chien attaché devant la porte. Sans hésiter, le chien bondissait et s'étranglait presque en oubliant la chaîne. Il s'amusait de la pitoyable pirouette de l'animal, de son cri étouffé par la strangulation.

Toujours l'instinct emportait la bête à la poursuite de l'objet qui passait devant son nez. La veille, Monsieur S. ne s'était pas privé d'agir ainsi avec le nouveau chien de chasse de son père, provoquant comme jadis les remontrances de sa mère.

Il avait croisé Claude dans le couloir. Encore un vieux camarade. Claude avait insisté pour l'entraîner dans son bureau.

 

Monsieur S., qui n'y était plus entré depuis longtemps, trouva le local triste et la moquette jaunie, revêches au regard.

Les murs étaient ornés de luxueuses affiches : Mer Égée, cimes alpines, qui ne renvoyaient à aucune réalité habitable. Prises en altitude, elles contribuaient seulement à rendre l'espace où elles étaient placées plus inconsistant encore. Cela, et peut-être aussi le grand écran de l'ordinateur qui trônait sur la table, rappela à Monsieur S. les BD d'anticipation qu'il lisait dans son enfance, et dont l'une s'appelait justement « Espace ».

 

Claude avait d'abord pris une mine ennuyée pour évoquer « le conflit de personnes » entre Daniel et Alex. Monsieur S. le savait très lié à Daniel, aussi, coudes sur les genoux, se mit-il à l'écouter avec le plus vif intérêt.

Il entendit d'abord avec surprise un court plaidoyer en faveur du rédacteur en chef, « qui se dévoue pour le journal, en est la cheville ouvrière, et auquel Alex mène la vie impossible ».

Monsieur S., impatient d'en arriver au fait, pensa utile de l'encourager en l'assurant qu'il était temps, selon lui, d'avoir une attitude plus concertée face aux manœuvres directoriales avant que la situation ne devienne irrespirable.

 

Claude resta silencieux un court instant. « Ce journal est tout pour Daniel », ajouta-t-il, « que se passerait-il s'il devait le quitter ? »

« On n'en est pas encore là », reprit Monsieur S. sans même réfléchir. Claude ne répondit rien. Monsieur S. continua : « Je crois que Daniel devrait trouver lui-même une solution concrète. De toute façon, le problème pour moi ne se réduit pas à une question de personnes ».

Claude sauta sur la répartie : « Bien sûr, on ne changera pas le caractère d'Alex. Daniel devrait trouver une solution. Il faudrait peut-être en parler avec lui. Tu as assisté l'autre fois à la dispute à propos des nouveaux actionnaires. Daniel est un très bon journaliste, mais il est trop passionné, trop à vif lorsqu'il s'agit d'affronter un conflit. Avant hier j'ai parlé à Alex... »

 

Il s'interrompit en voyant que Monsieur S. ne l'écoutait plus, et regardait fixement la table devant lui. « Qu'est-ce que c'est que ça ? », finit par articuler ce dernier en montrant la feuille sur le bureau où s'étalait, sous le sigle d'une société de crédit, la face ricanante de Sabaoth.

« Une pleine page de vendue pour trois semaines », lança Claude avec le même rictus que l'affichette.

 

 

V

 

 

Une voiture était garée sur le trottoir devant le restaurant, et une moto occupait l'espace qui restait entre celle-ci et le mur. Comme les véhicules sur la chaussée étaient collés les uns aux autres, le petit groupe dut revenir sur ses pas pour les contourner.

« Regardez-moi ces cons », avait dit l'un des hommes.

Monsieur S. n'écoutait plus la conversation. Il se reprochait de n'avoir pas été assez attentif à la détérioration de l'esprit du canard.

« Qu'en pensez-vous, S. ? », s'entendit-il interpeller.

« Et vous ? », renvoya-t-il impassible. Son interlocuteur n'eut que le temps d'ébaucher une réponse que déjà un troisième le coupait.

Monsieur S. songeait que ses collègues, dans leurs plannings, ne se ménageaient peut-être pas assez de temps pour réfléchir. Décider, oui. Leur principale fonction était de prendre des décisions. Décider vite. Décider de-ci, décider de-là. O.S. de la décision, il devait être normal qu'ils finissent par en perdre l'usage de la pensée.

 

Plus il y songeait, et plus le souvenir du chien attaché devant la porte de ses parents devenait le tableau sur lequel se déroulaient ses réflexions.

Monsieur S. avait déjà remarqué combien des images avaient tendance à venir faire ainsi illustration à sa pensée. Des images plus ou moins précises, selon la clarté de ses idées. Ce phénomène devait être commun au genre humain, et c'est pourquoi personne ne jugeait utile d'en parler.

Il s'arrêta donc sur cette image du chien, comme un enfant sur un livre scolaire regarde l'illustration en oubliant la leçon.

 

Enfant, Monsieur S. avait été un bon élève. Quand on l'appelait au tableau, il revoyait d'abord les images du livre, et quand il les avait bien accommodées, comme on règle un objectif, toute la leçon lui revenait en mémoire.

Cela lui rappela les démons. Il revoyait très bien les portraits hideux, les noms et, confusément, les commentaires qui les accompagnaient. Il ne voyait rien d'autre. Aucun souvenir ; pas même le livre.

 

 

 

VI

 

 

« Qu'est-ce qu'un démon en fait ? », se demandait Monsieur S. en regardant les livres posés sur sa table : l'Ancien et le Nouveau Testament, les écrits inter-testamentaires, et le Coran.

Il s'était longuement attardé sur le Livre d'Enoch qui parlait des anges descendus du ciel pour disputer à Dieu l'adoration des hommes.

« Qu'est-ce qu'un ange alors ? » Se demandait Monsieur S. ; et surtout : « qu'est-ce que le ciel ? »

 

« Replaçons-nous d'abord dans l'idée que les hommes se faisaient du ciel aux temps où ces livres ont été écrits, » se dit-il. Ce n'est pas un bien grand secret que chacune des sept planètes connues alors marquait un ciel, c'est à dire un cercle, une « orbe », qui enveloppait la terre et les ciels inférieurs. Au-delà du septième ciel, celui de Saturne, était le « ciel des étoiles fixes » : le « véritable » ciel, celui des constellations, dont le sommet était, aux temps de Moïse, la tête du Dragon, et aujourd'hui la queue de la Petite Ourse.

Les livres parlaient de ce plus haut ciel, inséparable de l'idée de fixité et de pérennité — que notre langue conserve d'ailleurs dans le terme de firmament.

Ce ciel était alors le repère absolu de toute chose, à commencer par celui des mouvements des autres ciels, et de là, le repère du temps. Il était aussi celui de l'espace, qui guidait les voyageurs et les marins. Le monde reposait alors sur cette cosmogonie bipolaire : en haut le ciel, monde de la fixité, de l'inaltérable ; en bas, la terre, monde du passager, de la génération et de la corruption.

 

Les analogies sont nombreuses entre cette conception du monde et la grammaire des langues sémitiques, en particulier leurs conjugaisons. Contrairement aux langues européennes et océaniennes, qui distinguent nettement le réel du possible par un mode indicatif et un mode conditionnel ou subjonctif, les langues sémitiques font une séparation essentielle entre un mode accompli et un mode inaccompli. Cet accompli, qu'on appelle aussi parfait, est en quelque sorte un temps « intemporel ». Il peut se traduire par le passé composé, mais aussi par le présent, ou encore, comme il est fréquent dans les Livres Saints, par le futur. Il est une sorte d'infinitif, mais doté d'une conjugaison complète. L'Arabe, d'ailleurs, se sert de la troisième personne du parfait comme d'un infinitif.

Dans la cosmogonie, mais plus encore dans la grammaire, Monsieur S. pressentait la clé de ces livres et du rapport qu'ils supposaient entre le divin et l'humain, et, par voie de conséquence, de la signification des anges et des démons qui tenaient, dans cette topique, la place des cieux mobiles entre la terre et le ciel.

 

Si j'énonce « La pluie tombe du ciel », cela peut avoir deux sens, se disait-il. Cela peut signifier que la pluie, en ce moment même, tombe du ciel, et cela peut signifier encore que la pluie tombe toujours du ciel, par exemple, quand se forme un front dépressionnaire. La langue française emploie alors le même indicatif présent, sans que cela ne nous gêne pour comprendre les deux occurrences et ne pas les confondre.

Or toute connaissance revient, en somme, à opérer des inférences entre ces deux sortes de significations : de faits particuliers, induire des généralités ; et de généralités, déduire des faits particuliers.

Entre les deux, on pourrait aussi trouver une troisième signification, une signification, disons, grammaticale : on montre une image à un enfant avec, comme légende, « la pluie tombe du ciel », et on lui apprend ainsi la grammaire des mots « pluie », « tomber », « ciel ».

La culture monothéiste soumet implacablement l'existence particulière à la Loi de la généralité, de « l'Éternel ». Une Loi au-delà des lois humaines, « rationnelle » pour les rationalistes, « naturelle » pour les empiristes, mais qui, de toute façon, commande aussi bien la nature que la raison.

Entre ces deux mondes, entre ces deux formes d'existence, il est des intermédiaires, il est des médiateurs, des serviteurs de la loi créatrice et de sa création. Les Livres parlent d'une rébellion de ces médiateurs, d'un « retournement », qui cesse de leur faire jouer ce rôle de médiateur. Ils séduisent les hommes pour les soumettre... »

 

Monsieur S. y songeait encore devant son petit écran.

Le programme n'avait pas assez de consistance pour absorber son attention. Il ne s'en aperçut pas tout de suite, car les rires enregistrés lui avaient un court moment donné le change.

Puis vint une plage de publicité. Une grande cité s'effondrait sous les eaux, et laissait place à une mer d'huile sur laquelle voguait une flottille de parapluies ouverts dans lesquels des couples avaient pris place.

Monsieur S. vit encore un sexagénaire qui disait la phrase du démon dans la pharmacie. Il chercha à reconnaître un démon... Non, il ne voyait pas.

 

 

VII

 

 

La journée avait été belle et le cactus sur la fenêtre était déjà en fleurs. Ce matin-là, Monsieur S. inclinait à penser que toutes les tensions de ces derniers jours n'étaient qu'une tempête dans un verre d'eau.

Après tout, son seul souci était de vivre comme il l'entendait, sans trop d'efforts ni de compromis. Accepter le combat où on le poussait était donc déjà le perdre. Qui peut permettre ou interdire à quiconque de vivre comme il l'entend ?

Il ne vivait somme toute pas si mal. Il ne vivait pas si bien non plus. Il lui aurait semblé stupide de s'en attribuer le mérite ou la faute. À plus forte raison, à quiconque.

« On commence à vouloir imposer son jeu aux choses et aux êtres, et on en devient irrésistiblement le jouet », pensait Monsieur S. « Prenons-les comme ils viennent, les voilà à notre service. »

 

Daniel entra dans le bureau. Les quelques jours de congé qu'il venait de prendre lui avaient été visiblement profitables.

Il parla de son séjour à Forcalquier, où la plus jeune de ses filles avait gagné un serpent en plastique à la foire. Elle ne lui avait pas trouvé de meilleure place que dans le bocal de sa tortue d'eau douce. « Et alors », disait Daniel, « la petite tortue s'est plaquée contre la paroi opposée et n'a plus bougé. Elle n'avait jamais vu de serpent, et pourtant elle avait peur de cette imitation en plastique. C'est fou l'instinct !... »

« Pourquoi tout expliquer par l'instinct ? », reprit Monsieur S. « Pourquoi ne pas considérer que les êtres ont l'apparence de ce qu'ils sont ? Sans doute ce n'était qu'une apparence de serpent : une forme et une couleur ; comme c'aurait pu être une odeur, un bruit... Mais qu'est-ce qu'un serpent réel, si ce n'est la somme de toutes ces apparences ? Je ne vois pas pourquoi la seule apparence ne permettrait pas à la tortue qui n'en a jamais vu de reconnaître un serpent... »

 

Daniel, tout en l'écoutant, regardait sur la table la page d'un quotidien. Un jeune homme au faciès de brute finaude y promettait l'avidité satisfaite et l'assurance d'échapper au destin. « Tu ne trouves pas qu'on dirait un démon ? », dit-il après un bref instant. « Bien sûr, c'est Méphistophélès », répondit distraitement Monsieur S.

 

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