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SIMPLES CONTES
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SVB IMBRE
Les mots au dos de la carte étaient illisibles : « Pensées », peut-être, et une signature indéchiffrable. Le cachet de la poste sur l'enveloppe était aux trois-quarts effacé. Impossible de deviner d'où lui venait cette carte, avec, au recto, seulement ces trois lignes manuscrites en petites capitales, dans une écriture élégante et fine :
SVB IMBREVIDEMVSMARE ET TERRAM
Arthur n'avait pas beaucoup de goût pour les langues. Ce qu'il en connaissait lui permit à peine de deviner que ces quelques mots n'étaient pas de l'Anglais. C'était déjà ça.
Rien ne l'agaçait plus que cette coutume de mettre de l'Anglais partout. Il était bien certain de n'être pas le seul à n'y rien comprendre ; même ceux qui avaient appris cette langue pendant toutes leurs études secondaires se montraient généralement incapables de traduire simplement un menu ou un mode d'emploi. Arthur n'était pas dupe. Ce n'était donc pas de l'Anglais... Seuls trois mots de la dernière ligne lui disaient spontanément quelque chose : MARE ET TERRAM. « Mer et terre », certainement. Mais en quelle langue ? Selon toute vraisemblance, une langue romane. Peut-être tout bonnement du Latin. L'esprit d'Arthur avait travaillé un bon moment pour arriver à cette conclusion.
Savoir seulement en quelle lange est écrit un message n'est pas une moindre information. Il n'est qu'à en juger par l'usage massif que les publicités font des langues étrangères, notamment de l'Anglais, ou seulement des accents. Ce n'est sans doute pas pour que le sens des mots soit mieux compris, mais parce que la langue seule l'Italien, par exemple, pour un café sait déjà nous parler d'un produit. Il est aussi des ouvrages qui prisent les citations grecques non traduites, ou encore allemandes. Il ne semblait pas à Arthur que tant de gens lisaient le Grec ancien, ou la langue de Marx, de Freud ou de Hegel. Les connotations du latin sont plus subtiles. La langue latine, bien sûr, évoque d'abord la Rome antique et sa rigueur stoïcienne, mais aussi l'Église Catholique, et enfin, ni l'une ni l'autre et les deux à la fois : l'Europe humaniste, l'Europe qui jusqu'au dix-septième siècle a pensé en Latin. À quoi devait-il rattacher cette phrase ? Peut-être était-ce un vers de Virgile, ou une citation d'Augustin, à moins que ce ne soit d'un traité de Descartes ? Cette imprécision le gênait autant, et peut-être davantage, que l'ignorance du sens des mots. Il sentait qu'il aurait plus de mal à interpréter celle-ci que ces derniers.
*
En descendant au village, Arthur prit un café devant le jeu de boules. L'été déjà devenait très chaud, et les dernières fleurs rattrapaient le temps perdu en lâchant leurs arômes à tout vent. Le village existait-il déjà à l'époque romaine ? Il lui semblait avoir entendu dire que oui. N'était-il pas au cœur de la Provincia romana la Provence ? Il montra la carte au patron du bar, qui crut reconnaître le verbe « voir » : « videmus, ça ressemble à vidéo ». Arthur pensait plutôt à « vide », et ça lui paraissait plus simple, mais il était entièrement d'accord pour traduire « sub » par « sous » comme submersible pour sous-marin. Quatre mots sur six étaient donc à peu près interprétables : sous quelque chose se voyait ou se vidait la mer et la terre. La mer et la terre se trouvent généralement sous des choses comme le ciel, le soleil ou les nuages. « Ciel, c'est cæruleum, affirma Arthur. Comme le bleu cæruléum. Soleil, je ne sais pas, mais ce n'est certainement pas imbre. C'est peut-être nuage, dit le patron, imbre ça ressemble à ombre. Les nuages font de l'ombre. « Sous les nuages, la mer et la terre » reste à trouver videmus. Le curé saurait peut-être. »
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En promenant dans le village, Arthur faisait toute sorte de rapprochements entre voir et vider, vision et vide... évider, évidence. Sous les nuages s'évident la mer et les terres.
Cette phrase, il la trouva très belle, car elle traduisait exactement ce qu'il aperçut quand, au détour d'une ruelle, son regard plongea jusqu'à la côte. Son exactitude même lui ouvrit une autre voie : ces trois lignes résonnaient comme un haïkaï japonais. Et pourtant ce n'était pas du japonais. Tout au contraire, c'était en supposant qu'elles fussent en Latin et en tentant de les traduire, que ses premiers succès lui avaient fait découvrir ce goût extrême-oriental. Il ressortit la carte de sa poche. Un papier légèrement brillant, un peu satiné. Des lettres très noires. Le format d'une carte postale. Un instant les lettres parurent s'effacer et il crut voir la mer et la campagne sous la pluie.
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La petite rivière longée de peupliers. L'étendue des luzernes. Les collines cernaient l'horizon autour des toits tranquilles. Si le village existait déjà à l'époque romaine, il eut la certitude que c'était là, dans ce lieu paisible, qu'il fut fondé ; un peu plus bas que le village actuel, perché sur son promontoire.
Arthur ne comprenait pas le Latin, mais il savait que toutes les lettres s'en prononçaient, donc le T de ET ; que le V se disait ou, et le E toujours é. « Soub imbré widémous maré èt' terram. » Il compta les syllabes : onze trois, trois et cinq. C'est cela sans doute aussi qui sonnait japonais : le rythme impair. Avant Verlaine, le rythme impair était bien rare en occident. Dès qu'il fut adopté, c'est le vers qui disparut. Le rythme impair est plus vif. Plus vif, il interdit le bercement. Arthur avait déjà pu en faire l'observation : les belles phrases, celles qu'on dit en s'écoutant parler, se déroulent sur deux temps. « La parole du miroir », disait-il. Cassé le miroir, le rythme devient impair.
Soub imbréWidémousMaré èt' terram.
Un haïkaï bien lapidaire. Onze voyelles au lieu de dix-sept. Plus resserré que le modèle japonais, mais toujours un chiffre premier, indivisible.
Sous la-la,la-la-la,la mer et la terre.
À une syllabe près c'aurait pu être un vers de Virgile. Un vers de l'Énéide, ou des Bucoliques. En Français le e muet de « terre » le rendait tout à fait acceptable. Quelqu'un aurait-il fait sauter une syllabe pour faire chanter à ce vers une toute autre musique ? Une faute du copiste, ou un oubli délibéré ? Qui aurait pu lui adresser sur une carte un vers de Virgile amputé d'une syllabe ? La carte lui évoquait une photographie. Le papier ressemblait à du papier photographique. Il regarda attentivement les lettres très noires, fit jouer les reflets de la lumière. Peut-être ces trois lignes avaient-elles été photographiées. Il se mouilla l'index, frotta les lettres pour voir si une encre fondait. Ce qui ne fut pas le cas. Ces mots tenaient lieu d'image, d'instantané.
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Il s'était assis sur un banc entre deux peupliers qui longeaient le chemin de terre au bord de la petite rivière. Tout autour, les luzernes. Le vieux village était bâti sur un rocher. Les constructions plus neuves s'étalaient au-dessous des remparts et s'effilochait le long de la nationale. Mais il sentait que c'était ici, bien plus bas, au bord de la rivière longée de peupliers, au milieu des luzernes, que le village fut fondé ; avec, en face de lui, les collines ensoleillées où restaient encore quelques vignes, et de l'autre côté, les monts boisés. Le même lieu, trois époques distinctes, et pourtant trois lieux différents. Le vieux village était médiéval ; et tout autour, tout ce qu'on voyait de là-haut, l'était aussi. Comme autour de la nationale la poste, l'hôtel-restaurant, la station-service... tout était contemporain. Ici, d'où il était, tout paraissait antique.
Trois époques, et autant de langues. Sans le connaître, le latin lui avait toujours paru une langue simple, comme le monde qu'il voyait de son banc. Un monde sans mystère et sans peur. Un monde qui n'avait pas besoin de hauts murs, ni de se percher sur une éminence. Comment ceux qui avaient construit là-haut ces rues étroites et tortueuses auraient-ils pu encore vivre et penser dans la langue latine ?
En supposant que son intuition fût juste, à savoir que ces mots fussent vraiment d'un vers de Virgile amputé d'une syllabe, Arthur se dit qu'était peut-être là une voie qu'il n'avait pas explorée : il entreprit donc de deviner où et comment une syllabe avait pu être subtilisée. Il existe des quantités de méthodes pour raccourcir un vers : supprimer une conjonction, un article ; remplacer un pluriel par un singulier... Sur six mots, il y avait une conjonction ; il était donc peu probable qu'une seconde s'y fût trouvée. Quant aux articles, Arthur n'avait pas mémoire d'en avoir rencontré un seul dans une locution latine. Il ne serait pas allé jusqu'à jurer que l'article n'existât pas en latin, mais il sentait que ces quelques mots sur la carte n'en avaient nul besoin. Un autre procédé élémentaire pour diminuer la longueur d'un vers consiste à en changer la conjugaison. En Français, généralement, la forme présente est plus brève que celle des autres temps. Quelle raison y aurait-il pour qu'il en aille différemment en Latin ? Tout pouvait donc laisser croire que ce vers avait été transposé du passé au présent. Le temps présent le détournerait vers une impression extrême-orientale, aussi bien par son contenu la poésie japonaise prise avant tout l'instant présent , que par son rythme impair. VIDEMVS, quelle que soit la signification de ce verbe ou sa personne, était donc un présent. Si ses souvenirs étaient bons, l'Énéide était bien écrite au passé.
Encouragé de voir que son jeu de suppositions se révélait fructueux, si ce n'est sûr, Arthur se dit qu'il avait peut-être les moyens de deviner la personne du verbe. Les consonnes, avant tout, devaient être un indice. En Français, le s est absent dans les deux désinences de la troisième, et le m ne se rencontre que dans la première personne du pluriel. Les chances étaient donc grandes pour que VIDEMVS dût se traduire par « nous voyons ». Le sens de la phrase proscrivait indéniablement « nous vidons » le patron du bar ne s'était pas trompé.
« Sous les nuagesnous voyonsla mer et la terre.»
Sous les nuages, ou sous autre chose s'il était sûr que IMBRE ne soit ni le ciel ni le soleil, ce pouvait tout aussi bien être le vent, la brume, les étoiles, la lune... Pourquoi pas l'arc en ciel ? Ou l'éclair ? La pluie ou la grêle ?
Pour Arthur, IMBRE avait une sonorité mouillée ; un ton humide. De là à associer IMBRE à bruine, il y avait peut-être une audace excessive. D'ailleurs bien souvent la sonorité d'un mot peut tromper sur son sens. Mais il est vrai aussi que bien souvent les deux s'accordent que ce soit le sens ou le son qui se plient l'un à l'autre. Si Arthur était ignorant des langues étrangères, il connaissait bien la sienne. Il savait que « murmure » venait de l'allemand, où il se prononçait « mourmour » et désignait le bruit du tonnerre. En prenant sa sonorité plus douce en Français, son sens avait suivi le son.
Ce qui gênait surtout Arthur dans sa décision, c'est qu'il ignorait complètement si les premières lettres de IMBRE se prononçaient comme dans « imprimerie », ou comme dans « image ». L'ennuyait surtout que personne ne puisse plus en être sûr. Quelle que soit la façon dont un universitaire ou un prêtre pouvait aujourd'hui prononcer IMBRE, ce ne pouvait être qu'une prononciation reconstituée. Langue morte, impossible de connaître aujourd'hui le degré d'humidité exact de la prononciation de IMBRE. Cela pouvait aller de la simple bruine au gros orage.
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Sous la pluieNous voyonsLa mer et la terre.
L'intuition d'Arthur le conduisait donc vers cette version. Entre autres qualités, elle respectait le rythme du texte original. Rien ne l'obligeait à mettre en doute son exactitude, et son doute s'apaisa. Mais cela ne lui disait pas qui lui avait envoyé cette carte, ni pourquoi.
Quelqu'un qui l'aurait bien connu aurait-il pu le croire capable de la traduire ? Bien rares, au fond, ceux qui pouvaient avoir la moindre certitude à ce sujet : la certitude qu'il aurait compris ces six mots, la certitude qu'il n'en aurait pas été capable, ou n'aurait pas tout fait pour y parvenir. Car ce n'était quand même pas du Chinois ! Et même dans ce village, il n'était pas si difficile ni impensable d'avoir accès à un dictionnaire, ou recours à un latiniste. Bref, ces lignes lui avaient-elles été adressées pour qu'il les comprenne ou pour qu'il ne parvienne pas à les déchiffrer ? Et puis, en imaginant que son correspondant l'ait crû capable de les traduire, quel sens cela avait-il ? « Sous la pluie nous voyons la mer et la terre » est une proposition dotée d'un sens, d'un sens tout à fait clair et élémentaire, mais comme celui des phrases qu'aiment prendre en exemple les grammairien et les linguistes, un sens qui se dissipe aussitôt qu'on les extrait d'un manuel pour les noter, par exemple, au dos d'une carte postale. Ces lignes n'étaient cependant pas inscrites au dos de la carte, mais au recto.
Si Arthur avait d'abord pensé aux haïku, ses nouvelles investigations lui évoquaient maintenant les koan. Le bouddhisme mahayana avait excellé, dans ces courts textes, à mettre systématiquement la signification au péril de la situation. Arthur n'était pas sans savoir qu'avec cette littérature était née l'imprimerie. Enfin, c'est ce que prétendaient les Chinois, car rien ne nous certifie que des livres n'aient pas été imprimés avant le septième siècle quelque part dans le monde. Cependant, les recueils de koan sont les plus anciens textes publiés que l'histoire ait conservés. Les Chinois étaient les seuls alors à connaître le papier, sur lequel ils imprimaient par procédé xylographique, avant que Li Peng n'invente les caractères mobiles d'argile cuite, que les Coréens remplacèrent plus tard par du plomb. Arthur s'était déjà demandé si le côté quelque peu énigmatique de ces écrits ne tenait pas à leur dimension publique. Koan, d'ailleurs, avait-il entendu dire, signifie « écrit public » en Chinois. C'était comme si cette libre circulation de l'écrit reproduit en livret demandait une précaution particulière à la pensée ; lui imposait de conserver quelque chose de la situation, de la transporter avec elle. Il est vrai que ce mode d'expression de la pensée, comme ce goût de la reproduction, n'étaient pas sans rapport avec la philosophie extrême-orientale, où la distinction entre signifiant et signifié tient une place aussi importante que celle entre agent et agi dans la pensée arabo-latine...
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Ces réflexions avaient accompagné Arthur jusqu'à l'arrêt du car, d'où son amie devait descendre d'ici quelques minutes, et l'attente commençait déjà à les dissiper. Il n'y pensait plus du tout quand elle arriva. Il lui fallu même un certain temps pour comprendre, quand elle lui demanda : « Tu as bien reçu ma carte ?... J'ai trouvé ça parmi les documents dont nous avions pris les clichés. Quelqu'un a dû finir la pellicule en prenant n'importe quoi. Personne n'a pu me dire d'où ça sortait. J'ai trouvé ça drôle, je te l'ai envoyé. Ce doit être ces petits mots que Claude et ses copains se font passer pendant les interros de Latin. » Autour du chemin un léger vent de mer agitait les épis des avoines sauvages. Sur le talus, la tête jaune de quelques fleurs perçait les feuilles encore vertes et drues.
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