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Problèmes contemporains de l’écriture

Jean-Pierre Depetris


Travail en cours : le 4 avril 2012


Les arbres que cache la forêt


Si l'on regarde le web comme la trame d'une formidable ramure – trame est à-peu-près sa traduction en français – on imagine que ces feuillages de pages sont reliées par des branches et des troncs, c'est-à-dire, des arborescences.

Bien sûr, chaque page est d'une certaine façon un centre, le centre, le centre de tout le réseau, mais n'y aurait-il pas des centres plus centraux ? Non, peut-être pas des centre à proprement parler ; des nœuds ? des sources ?

Non, ce réseau a une arborescence, ou plutôt une infinité d'arborescences – des arbres donc, sous les ramures. C'est cela qui est ici cherché : les arbres que cache la forêt.

Les ouvrages se conservent très bien sur le web, pour peu qu'on prenne certaines précautions. On y retrouve aisément ce qu'on cherche, même longtemps après, après qu'on ne le trouve plus ailleurs. Même si des documents ont changé d'adresse, il n'est pas difficile de les retrouver avec un moteur de recherche.

Cette facilité de retrouver tout ce qu'on cherche est un aspect négligé dont on tire rarement toutes les conséquences. La première, la plus évidente, est l'inutilité de répéter. À quoi bon redire ce qui est déjà dit quand un copier-coller et un lien suffisent.

Nous voici alors libéré de la nécessité de tout recommencer perpétuellement à expliquer ou résumer, ainsi que des effets pervers de la rumeur. Nous n'avons plus qu'à énoncer des idées neuves, ou associer d'une façon nouvelle celles qui ne le sont plus.

La conséquence de cette première conséquence est qu'il devrait alors devenir facile de remonter aux idées neuves. Des arborescences de liens devraient y conduire en se resserrant, sans qu'il soit nécessaire de les chercher davantage.


On pourrait cependant relativiser ces remarques en notant que la vie intellectuelle fonctionne ainsi depuis la nuit des temps. Le web lui donne alors seulement une sacrée accélération, et un grand élargissement de son champ.

Or, justement, la vie intellectuelle peut-elle supporter une telle accélération et un tel élargissement ? Peut-être devrait-on plutôt poser la question autrement : La vie intellectuelle pouvait-elle encore supporter l'accélération et l'élargissement qu'elle avait déjà connus avant le web ?

Elle débouche alors sur celle-ci : N'a-t-on pas inventé le web pour résoudre ces problèmes ?

Bien sûr qu'on a inventé le web pour les résoudre ; et, tout aussi évidemment, en leur apportant des réponses décisives, il les déplace. Il déplace les problèmes dans une dimension vertigineuse.


Pendant que je me livre à ces réflexions, une tout autre suite d'idées me vient en tête. Je pense à ce qu'est une idée neuve, et je pense à des textes fondamentaux qui seraient apparus, porteurs d'une idée neuve. Serais-je capable de faire une liste de textes brefs et décisifs, de textes fondateurs et concis, ce genre de textes qui suscitent une arborescence convergente sur eux.

J'en aurais au moins quatre en tête : la Baghavad Gita, le Ménon de Platon, la Monadologie de Leibniz, Que la science justifie un recours à une idéographie de Frege. Je ne suis pas sûr d'être en mesure d'en trouver beaucoup plus, même en cherchant longtemps.


Revenons à l'idée que le web résout des problèmes avant que d'en poser de nouveaux. Il en résout, mais il ne fait pas de miracles.

Je viens de citer quatre textes. Grâce au web, le lecteur peut les afficher sous ses yeux sans avoir à se lever de sa chaise ; il peut accéder à des résumés et à des commentaires. Il peut tout savoir de ces textes en très peu de temps. Il peut très vite apprendre plus que je ne sais ou que je ne me souviens des textes que j'ai moi-même cités.

Il n'y a pas si longtemps, il aurait dû au moins se déplacer dans une bibliothèque, où il ne les aurait peut-être pas tous trouvés. Il n'a donc plus qu'à lire et réfléchir. Voilà le problème que résout le web ; libérer tout le temps et l'effort pour le consacrer à la lecture et à la réflexion. Mais le temps de lire et de réfléchir, et aussi bien d'écrire, demeure, lui, à peu près incompressible.

Lire et réfléchir, et éventuellement écrire, sont des activités intenses et éprouvantes, auxquelles il est difficile de se consacrer plus de deux heures durant. Se rendre dans une bibliothèque, bavarder avec un libraire, parcourir des rayonnages, photocopier, constituaient des repos salubres au travail de l'esprit. Le web en permet l'économie sans accroître pour autant nos capacités cognitives.

Être allé fort loin chercher un livre, l'avoir éventuellement acheté cher, ou encore l'avoir longtemps attendu après l'avoir commandé, incite naturellement à lui consacrer du temps et une attention substantielle. L'afficher instantanément invite plutôt à chercher toujours de nouvelles sources plutôt que d'approfondir l'étude de chacune.

N'exagérons pas toutefois cet aspect psychologique. La seule accumulation de livre dans des rayonnages pouvait déjà faire négliger l'utilité de les lire. Le problème s'il en est un, serait plus sociologique et culturel : alors que le travail humain se résume toujours plus à lire et réfléchir, le temps que l'on y consacre semble toujours plus considéré comme négligeable.


Le web ne fait donc pas de miracles. Il se contente d'apporter des commodités dans une situation qui était avant lui déjà inextricable. Quelle était-elle exactement ?

Parmi les quatre textes que j'ai cités, les deux derniers renvoient à la modernité, à l'élaboration de la pensée occidentale moderne. Le Ménon, lui, renvoie à cette antiquité où l'on voudrait que la modernité occidentale trouve une filiation directe. Ces trois textes sont donc des éléments de ce dont la modernité voudrait faire ses classiques. Ce n'est pas le cas du premier, totalement exotique, et pas seulement parce qu'il est le plus ancien.

L'honnête-homme moderne devrait connaître les trois derniers textes, ou pour le moins avoir un peu entendu parler de leurs auteurs. Justement pour cela, il ne verra pas ces trois textes comme porteurs d'idées si neuves, puisqu'il y voit plutôt la filiation, les étapes de l'élaboration d'une culture, d'une civilisation. Il lira la Baghavad Gita d'une façon semblable, lui voyant jouer le même rôle mais pour une autre civilisation seulement.


Toutes les civilisations, les plus complexes comme celles qu'on dit primitives, se constituent des corpus de connaissances que tous, ou seulement les érudits se doivent de partager. Des institutions d'enseignement plus ou moins complexes s'y appliquent. Un enseignement élémentaire assure le minimum de ce que tout un chacun doit savoir, se prolongeant éventuellement sur des enseignements secondaires et universitaires.

Un tel modèle est cependant frappé d'une contradiction. Ces connaissances ne peuvent se considérer elles-mêmes comme déterminant l'appartenance à une communauté – la communauté, par exemple, des élites françaises. Elles se veulent au contraire le point de vue de l'universel, embrassant la totalité du réel, et donc qualitativement supérieures à celles de tous les autres corpus, nécessairement historiques, ethniques, locaux…

C'est là une contradiction inhérente à ce que nous appelons « culture ».


Le texte de Frege que j'ai cité est on ne peut plus universel. Il ne pose pas de problème de traduction, le sens des mots y est simple ou se déduit du contexte, ses images font appel à des expériences universelles, il demande bien peu de connaissances préalables. Un tel texte est accessible à tout homme et devrait lui parler quel que soit son paysage mental. C'est pourtant un texte allemand du début du vingtième siècle ; c'est même le texte d'un homme qui croyait beaucoup en l'esprit allemand. On pourrait même comprendre ce qu'il entendait par « esprit allemand » à la lumière de ces mots de Leibniz :

« Les Allemands ont déjà bien développé leur langue dans tout ce qui touche les cinq sens […] – en particulier dans les choses corporelles – mais aussi dans le domaine des arts et l'artisanat […] Et ce n'est rien moins que ceux qu'on dit non-instruits qui ont eu la charge de la pratiquer et la perfectionner, en s'adonnant aux décrets de la nature. […] On pourrait se consoler de ce manque de mots techniques en logique et en métaphysique, en louant notre langue du fait qu'elle n'exprime rien que des mots justes et qu'elle est incapable de nommer des chimères sans fondement. »

Et le dialogue de Ménon, est-il aussi d'esprit allemand ? Certains n 'hésiteraient pas à l'affirmer. On pressent bien comme une contradiction objective.


Au temps de Frege, la vie intellectuelle dominait le monde à partir de quelques capitales européennes. Celui qui savait lire le français, l'anglais et l'allemand pouvait se convaincre que rien d'important ne lui échappait. Comme les idées circulaient légèrement moins vite, il pouvait sinon attendre les traductions dans l'une de ces trois langues.

La pensée occidentale moderne communiquait de toute façon depuis trois siècles entre ces trois langues, et les lettrés européens avaient tous un large socle de connaissances en commun. Dans mon enfance, après le milieu du siècle, rien n'avait encore beaucoup changé, si ce n'est que l'anglais commençait à prendre un léger avantage sur les deux autres langues de la modernité ; ou plutôt, le changement le plus notable était que le large socle de cette culture commune commençait à se fractionner. Culture littéraire et culture scientifique achevaient leur divorce.

Aujourd'hui, pour l'enseignement élémentaire comme pour l'enseignement supérieur, on serait bien en peine de définir un socle commun aussi étroit soit-il. L'enseignement s'est réduit à la « formation » et vise l'insertion dans la production et ses chaînes de commandement.

On est saisi si on lit aujourd'hui les textes des auteurs du début du vingtième siècle, en voyant combien ils partageaient de connaissances communes, combien ils étaient capables de se comprendre et d'échanger, aussi éloignés qu'aient été les champs de leurs travaux ; et combien aujourd'hui, tout a changé.


Que faire de ces immenses patchworks de connaissances dont plus rien ne relie les pièces ? Il manque assurément un ordre et une boussole pour s'y retrouver.

Le web répond en partie à cette question, en se faisant lui-même un ordre, et les moteurs de recherche une nouvelle boussole. À l'évidence, le problème était déjà présent bien avant que le web lui servit d'élément de réponse.

Et quelles étaient les réponses avant ? Il serait audacieux d'en chercher une qui s'appliquerait à tous les temps et en tous lieux ; mais pour ce qui concerne l'époque moderne et contemporaine, elle consistait globalement à tenter une hiérarchie du savoir, reposant sur les successives recompositions des institutions universitaires.

Cette méthode semble frappée aujourd'hui d'une crise profonde.


Pour résumer, les gens savent toujours plus de choses, mais de moins en moins les mêmes. Quand je dis « les gens », je parle de mon entourage réel, ceux avec qui je parle, qui me lisent et me répondent. Je pense que c'est un fait général : On dispose d'une base toujours plus réduite de supposé connu pour étayer ses énoncés. Ou bien alors, on communique avec des gens qui ont acquis une connaissance spécialisée – ce que le web favorise aussi – mais dans ce cas encore, la base est étroite et il est alors difficile de s'écarter du sujet et de généraliser.

On prend toujours appui sur du supposé connu pour énoncer ce qui ne l'est pas (au minimum le lexique et la syntaxe d'une langue). Ce manque de connaissances communes pose alors des problèmes. Si l'on tient vraiment à prendre appui sur du connu de tous, on feindra de s'adresser à des idiots, mais des idiots pourtant savants.

Il n'est qu'à regarder dans les librairies pour voir que la production se divise toujours plus nettement entre des ouvrages de vulgarisation et des ouvrages spécialisés et savants. Chacune des deux catégories est frappée de graves limitations : dans la première, les ouvrages invitent à une lecture paresseuse qui permettra de meubler une conversation de salon, mais ils n'apportent aucune connaissance substantielle ; dans la seconde, ils s'interdisent tout élargissement de leur angle de vue, toute théorisation, tout recul philosophique. La philosophie elle-même est devenue une discipline spécialisée qui consiste à étudier les philosophes.

Le web permet de gérer aisément ces genres de travaux de vulgarisation ou de spécialistes. Il les rend cependant quelque peu obsolètes et remplace avantageusement leur utilité.


Le web agit largement comme un accélérateur de l'esprit : il nous place très vite devant des impasses qui auraient pu, avant, nous occuper longtemps. Il nous offre les moyens de remonter jusqu'aux idées neuves. Il permet de faire l'économie d'arborescences hiérarchiques.

Que sont ces arborescences non hiérarchiques dont je parle depuis le début ? Comment en parler sans faire appel à des concepts mathématiques supposés connus ?

Imaginons d'abord le rangement d'une librairie qui doit faciliter la recherche et l'acte d'achat. Les ouvrages sont rangés par matières : philosophie, sociologie, politique, religion, romans, poésie… On comprend que ce genre de classement pose problème quant à ses contours. Beaucoup d'ouvrages pourraient être rangés dans plusieurs catégories, et d'autres dans aucune.

On peut prendre plus de liberté pour ranger sa propre bibliothèque dont on connaît par avance le contenu. Certains ont choisi l'ordre alphabétique par auteur, aussi arbitraire que pratique. J'ai préféré l'ordre chronologique, qui révèle parfois des proximités auxquelles on ne songerait pas, comme Mûsô et Eckhart, par exemple ; mais on doit alors connaître l'auteur ou l'époque de l'ouvrage qu'on cherche.

À l'aide d'une base de données, on pourra mixer davantage de critères : indiquer la matière, l'auteur, la date, la langue… pour conduire à l'ouvrage cherché.

Sur le web, les critères de recherche peuvent devenir proprement infinis, et aucun rangement ni classement n'est nécessaire.

D'autre part, chaque page fonctionne, elle aussi, comme un moteur de recherche par les liens qu'elle contient. Après avoir ouvert plusieurs pages sur les mêmes mots-clés, on trouvera probablement des liens convergents, conduisant vers les mêmes sources. Nous sommes donc aisément en mesure de remonter à des documents de première-main, et de les distinguer aussi bien de ses présentations généralistes et vulgarisatrice – qui bien souvent nous suffisent – que des gloses savantes et spécialisées – qui sont d'autres fois précisément ce que nous cherchons.


Avril 2012


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© Jean-Pierre Depetris 2004, 2012
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