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Problèmes contemporains de l’écriture

Jean-Pierre Depetris



Les nouvelles conditions de l’écriture

I. Les conditions antérieures de l’écriture

Pensons à ce qu’était l’écriture il y a encore bien peu d’années.

1/ On pouvait écrire des notes privées qu’on n’avait pas toujours l’occasion de relire, et sur lesquelles, en principe, personne d’autre ne posait jamais les yeux. De telles notes sont souvent peu exploitables pour un tiers. Elles sont faites dans des tournures en raccourci, sans souci de style, et leur auteur sait qu’il fera appel à ses souvenirs pour se relire, ce qui les rend encore peu exploitables dans le long terme.

2/ On pouvait écrire son courrier. Prédomine au contraire dans celui-ci le souci d’être compris par un autre. On s’y préoccupe donc davantage de son style que dans la prise de note, mais on ne se relit généralement pas sur le long terme, car l’on n’a pas pour habitude de garder un double de ses lettres.

3/ On pouvait encore écrire pour la publication, cette fois plus propice au travail du style et de la composition, et à la relecture distanciée. Alors que dans le premier cas on était son propre lecteur et que, dans le second, on écrivait seulement pour un autre, dans ce troisième on était d’abord lu par un comité de lecture. Celui-ci tenait la fonction de passeur entre l’auteur et un public indéfini. Seuls les retours de ce comité, qui lisait en somme pour les autres, arrivaient à temps pour permettre des corrections à l’auteur. Les retours tardifs des lecteurs et de l’éventuelle critique, ne lui permettaient pas d’apporter des modifications à son ouvrage, sauf dans le cas improbable d’une réédition.

4/ J’ajouterai à ces trois pratiques celle de la lecture des textes publiés, qui participe bel et bien au procès d’écriture, en étayant nos textes sous forme de documentation, de citation, inspiration, critique, etc, mais qui était condamnée à ne plus rien changer aux ouvrages lus puisqu’ils étaient définitivement imprimés.

II. La collectivisation de l’écriture

Les conditions de l’écriture ont été profondément modifiées. On peut maintenant publier un livre au fur et à mesure de son écriture, et tenir compte des retours au cours de sa rédaction. On peut, en cours de lecture, adresser directement des critiques et des suggestions à l’auteur, susceptibles, à tout instant, de lui inspirer des modifications de son travail. Il y a là de quoi transformer qualitativement nos manières d’écrire et de lire.

Les rapports que l’auteur entretenait, il y a peu de temps encore, avec des correspondants, d’éventuels lecteurs, des comités de publication ou tout ce qui pouvait en tenir lieu, comme avec une éventuelle critique, s’en trouvent bouleversés, se mêlent, et ne se distinguent plus essentiellement de son propre rapport au texte.

Le rapport qu’entretient maintenant l’auteur avec l’autre devient beaucoup plus direct et beaucoup plus facile, et le lecteur devient beaucoup plus présent dans l’écriture. L’auteur peut attendre maintenant de la lecture de l’autre ce qu’il n’attendait que de ses propres relectures — et cela, parce que l’écriture devient toujours plus un procès en cours.

Quand nous lisons, aussi bien, nous savons que cette lecture n’intervient pas trop tard pour influencer l’ouvrage. Nous sommes ainsi irrésistiblement amenés à lire comme lisait avant un éditeur. Nous devenons plus critiques dans nos lectures, plus positivement critiques, et nous savons à quel point il nous est facile de nous adresser directement à l’auteur.

Pour tout ce qui précède, l’écriture devient une activité plus collective et interactive. Elle acquiert cette fluidité et cette mutabilité qui n’appartenaient avant qu’à la parole, et elle ne perd rien des avantages de l’écrit : les inférences de plus grande amplitude et la possibilité de naviguer dans les énoncés (la navigabilité de la pensée est le propre du signe écrit, et elle n'avait pas attendu l’écran).

I11. L’inévitable centralité de l’auteur

Une telle façon de pratiquer l’écriture demande une plus grande rigueur, dont elle nous donne en même temps les moyens. L’auteur dispose aujourd’hui de tous les outils pour assumer de façon autonome la conduite de son travail jusqu’à l’édition, alors qu’il devait s’appuyer avant sur un éditeur, un imprimeur, un correcteur d’imprimerie, un secrétaire, et, pourquoi pas, un nègre.

Du moment qu’il sait se servir d’un traitement de texte et de ses outils linguistiques, il peut assumer son travail jusqu’au seuil de l’édition et au-delà. Du moment qu’il maîtrise un peu les protocoles de conversion, il peut assurer seul la publication. Du moment qu’il sait utiliser un logiciel de courrier et qu’il sait filtrer et archiver celui-ci, il peut communiquer et collaborer seul avec tous ceux qui ont à faire avec son travail. Dans la mesure où il sait utiliser des outils de recherche, de classement et de gestion des données, d’importation et de conversion, il dispose d’une gigantesque capacité de parcours et de recomposition sur son propre travail et sur celui des autres. Cette collectivisation du travail intellectuel, loin de réduire l’importance et la fonction de l’auteur, de l’individu, de la personne, en accroît au contraire l’autonomie, la puissance et la centralité.

On comprendra aisément que de telles pratiques font courir le risque d’un inextricable chaos, tant par l’accroissement exponentiel des textes publiés que par celui de leurs versions en circulation, ou encore par l’indistinction latente des rôles d’auteur, d’éditeur, de diffuseur, de lecteur ou de critique. Seule la centralité de l’auteur peut alors protéger d’un désordre stérilisant.

On doit toutefois relativiser les dangers d’un tel chaos, que l’écriture n’a jamais manqué de provoquer tout au long de l’Histoire. On n’a même pas attendu l’imprimerie pour que les textes se perdent dans leur propre accumulation. La conservation et l’archivage de l’écrit n’ont jamais été plus menacées que par leur mise en œuvre.

Les nouveaux outils pour l’écriture offrent cette fois peut-être la solution avec le problème. Il est certainement bien difficile à une structure centrale de veiller sur le patrimoine intellectuel de l’humanité tout entière, et surtout d’en assumer l’archivage et l’accès pour tous. Il est au contraire bien plus raisonnable d’espérer qu’un auteur soit capable de s’y retrouver dans son travail personnel, et même de pousser l’effort à s’occuper en partie de celui des auteurs disparus qui auront plus particulièrement compté pour lui.

IV. Une nouvelle forme d’organisation

L’internet donne le modèle de ce que seraient, tout ensemble, la bibliothèque et la librairie d’aujourd’hui. L’internet est une forme d’organisation que l’humanité n’avait encore jamais inaugurée.

Nous devons déjà bien comprendre que l’internet n’est pas un réseau. L’internet est un entrelacs infini de réseaux. Tous les réseaux de l’internet ne peuvent peut-être pas avoir de centre, mais chaque élément de chacun de ces réseaux est lui-mêmes centre, le centre d’un réseau qui coordonne d’autres réseaux en coordonnant leurs centres.

L’internet n’est pas proprement davantage le réseau des réseaux. Il n’y a pas plus de réseau de tous les réseaux qu’il ne peut y avoir un ensemble de tous les ensembles. (Celui-ci appartiendrait lui-même à un nouvel ensemble de tous les ensembles, et ceci à l’infini.)

Aussi, l’internet désigne peut-être bien une technique de connexion et de programmation pour faire fonctionner tous les ordinateurs ensemble, mais il montre aussi bien un type nouveau d’organisation humaine, et pas seulement de communication. Il manquerait bien un nom pour désigner cela. Les termes anarchisme-communiste existaient déjà, mais ils n’avaient jusqu’à aujourd’hui servi qu’à nommer un projet, un principe assez vague, pas un fait.2

La dénomination de « nouvelles technologies de la communication » (NTC) est doublement trompeuse. Tout d’abord, la notion de technologie n’est pas claire en ce qu’elle veut se distinguer de celle de technique sans permettre de comprendre en quoi. En fait de techniques, on ne voit pas très bien lesquelles seraient réellement propres à l’internet ; ni celles de l’informatique, ni celles de la téléphonie, ni celles de la programmation dans les langages publics qui y ont cours. Elle est trompeuse surtout, parce que l’internet inaugure moins un nouveau moyen de communication, qu’une forme d’organisation.

Cette nouvelle forme d’organisation a bien pu être inaugurée par, avec et autour de l’internet, elle ne me paraît pas pour autant lui être fondamentalement consubstantielle au point qu’elle ne pourrait être pensée sans lui, ni, moins encore, sans ces hypothétiques « nouvelles technologies de la communication ».

Depuis des temps immémoriaux, chaque personne a des contacts personnels avec au moins quelques dizaines d’autres, qui ont, elles aussi chacune des relations semblables avec d'autres groupes de personnes. Une étude sérieuse, quoique contestée, a prouvé que six niveaux suffisaient pour que chaque habitant de la planète entre en relation avec un autre. Une telle structure n’est donc pas si nouvelle, ce qui l’est, c’est que jamais encore, aucun dispositif n’avait été mis en œuvre sur un tel modèle d’organisation.

V. Une réinvention de l’écriture

À travers cette forme d’organisation, des nombres de plusieurs milliards cessent d’être écrasants, et n’impliquent même pas la disparition de toute intimité ou confidentialité. Cette organisation n’est pas un désordre, mais une organisation complexe. On ne pourrait pas prétendre qu’elle ne connaisse pas de chef, puisque chacun l’est. Chacun est non seulement son propre chef, il l’est aussi d’une équipe de travail qui n’a aucune limite prédéfinie.

Je ne nourris pas pour autant l’illusion que ce modèle soit prêt à remplacer de si tôt le contrat social en cours. Il est pourtant un modèle qui fonctionne déjà, et qui est le seul même à pouvoir fonctionner correctement. Il me semble notamment le seul concevable pour la littérature et la vie intellectuelle en général.

Il est bien clair alors que ce n’est pas à la disparition de l’auteur, de l’individu, de la personne, bien au contraire, que conduit cette sensible collectivisation du travail de l’écrit, mais plutôt à celle du lecteur. Je ne veux naturellement pas dire qu’on écrira pour n’être plus lu, ce qui n’est déjà que trop le cas dans le modèle classique de l’édition, mais qu’est en voie de disparition ce personnage consommateur et passif d’une écriture à laquelle il ne participe pas.

S’il n’y participe pas, et c’est bien son droit, il n’a aucune raison de demeurer ce personnage, central quoiqu’invisible, impondérable et largement le jouet d’un marché, pour lequel et au nom duquel on écrirait. S’il y participe, alors qu’il y participe de plein droit, en tant qu’auteur.

Il va de soi qu’on ne peut lui imposer alors d’être en plus un bon auteur, et mon propos ne concerne pas ici des critères de validité et de qualité qui constituent un tout autre problème. Se conduire en auteur est simplement admettre cette coopération ouverte dans la pleine reconnaissance de la paternité, de la responsabilité et du libre pouvoir de chacun et de soi-même sur son propre travail.


12/01/03 - 21/04/03




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J'ai repris plus tard le terme interachie en découvrant que le logiciel de réseaux Anarchy avait changé son nom pour celui d'Interarchy bien plus juste.


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© Jean-Pierre Depetris 2004, 2011
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