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Problèmes contemporains de l’écriture

Jean-Pierre Depetris



Recherche sur les nouveaux aspects
des outils techniques

1. La polyvalence des objets techniques

L'achat récent d'un appareil-photo a attiré ces temps-ci mon attention sur des caractères nouveaux d'un nombre croissant de marchandises, et notamment des plus nouvelles technologies. Ces marchandises sont toujours plus polyvalentes, et elles sont toujours plus des outils de travail.

Jusque vers la fin du vingtième siècle, les produits industriels se déclinaient en deux catégories, les outils professionnels et le matériel de loisir. La frontière entre les deux était assez bien découpée. Seuls des amateurs éclairés et riches pouvaient se risquer à utiliser du matériel professionnel. Cette partition succédait à une plus ancienne : les marchandises pour les riches, donc chères, et celles pour les pauvres, plus standardisées et moins performantes. Avec ce que l'on a appelé la société de consommation sont apparus des objets de luxe pour les riches, mais qui n'étaient pas des outils professionnels et ne demandaient pas de compétences particulières. Les plus nouveaux produits tendent maintenant à répondre à la fois aux exigences de bons outils de travail comme à celles d'objets de loisirs.

La nouvelle tendance semble être partie du Japon, puis s'être de là répandue en Asie. L'industrie asiatique a inauguré une nouvelle stratégie : faire baisser le prix des outils de pointe en les rendant techniquement utilisables pour le plus grand nombre. Pour cela, il était nécessaire de produire des objets qui soient au moins polyvalents sur un point : Ils devaient être utilisable même sous-employés, tout en demeurant performants pour des usages exigeants. l'Asie s'est placée définitivement en pointe avec ses appareils-photos, caméras, motos, 4X4….

La même caméra se règle automatiquement pour le néophyte, ou se débraye pour permettre des réglages experts. La même moto fait des compétions ou des trajets quotidiens. La rencontre de la stratégie industrielle asiatique et de la commande numérique les ont mutuellement renforcées. On peut voir aujourd'hui disparaître la séparation entre objets de luxe et objets bon-marché, comme celle entre outils professionnels et biens de consommation.

Il n'est même pas rare de voir les matériels et (surtout) les logiciels les plus puissants et les plus aboutis proposés à des prix inférieurs à d'autres bien moins performants (quand ils ne sont pas simplement donnés, pour les logiciels). Bien souvent aussi, le même matériel, le même logiciel, permet un usage rapide et basique au néophyte sans limiter l'usage savant de l'expert. Tout ne répond peut-être pas à de tels principes, mais la tendance est bien marquée.

2. Une double polyvalence

La polyvalence se retrouve également dans la diversité des usages possibles et dans la personnalisation. J'ai parlé jusqu'à maintenant d'une polyvalence seulement quantitative (plus ou moins professionnel) ; il en est aussi une, qualitative : l'appareil-photo se fait magnétophone ; le téléphone, caméscope… L'ordinateur est tout à la fois : machine à écrire, service comptable, studio d'enregistrement, orchestre symphonique, fax, bottin, centre commercial, bibliothèque, salle de jeu, laboratoire, cabinet d'architecte, salon littéraire ou comptoir de bistrot, imprimerie, bureau de poste, agence de pub, salle de cours… 

Une telle évolution est remarquée mais globalement mal comprise. On la soupçonne de provoquer la dépendance, l'addiction. Les marchandises industrielles s'insinueraient dans tous les aspects de nos vies et les domineraient. Soit, mais ce n'est pas très nouveau. C'est un phénomène observable, observé et même disséqué depuis Marx au moins, et remarquablement critiqué par les Situationnistes. Est-ce bien encore de cela qu'il s'agit ? Est-ce bien cette société spectaculaire marchande qui atteint son apogée dans le spectacle enfin intégré ? Est-ce bien ce qui s'est prolongé depuis trois décennies, ou bien autre chose qui germe depuis quatre ou cinq ?

3. Le côté marchand

Si l'on regarde du côté marchand, du côté commercial, plutôt que technique et industriel, le commerce tend à se réduire à l'encaissement. C'est encore un aspect bien nouveau. Tandis que les informations sur les prix, les modalités de paiement, les garanties, deviennent si prolifiques qu'elles confinent à l'incompréhensible, les informations techniques sont singulièrement indigentes. On ne les trouve presque jamais sur les sites de vente, et elles demeurent sommaires chez les constructeurs, tant du moins qu'on n'a pas acheté. Jamais le commerce ne s'était réduit au seul encaissement. Ce n'est pas vraiment le sens que recouvre le mot « commerce ». Le marchand a toujours été celui qui en savait long sur ce qu'il vendait.

Le marchand (le marché) était en somme l'intermédiaire entre deux sortes de travail : celui qui produit l'outillage, et celui qui l'utilise. On comprend que cette situation médiane donnait au marché le pouvoir de se soumettre ces deux formes de travail, et donc tous les usages ; et encore de décider de ce qui est du travail – payé en tant que tel – et de ce qui n'en est pas – consommation, loisir, activités gratuites, bénévoles… On comprend aussi comment cette évolution du marché avait facilité une confiscation de la technique, notamment par l'automatisation de la production et de l'utilisation. En est-on encore là ?

4. La capacité technique

Que doit-on en conclure ? Que la technique ait été si bien confisquée que plus personne ne la possède, que les marchandises se font seules, dans quelques souterrains inconnus des différents caissiers, employés et vigiles, et fonctionnent toutes seules devant le regard ébahi des consommateurs ? C'est une apparence que peut donner le nouveau monde industriel, et une fable à laquelle on peut s'amuser à croire.

La technique paraît la principale absente dans un monde qui l'évoque plus souvent qu'à son tour. Elle semble être au cœur des objets, toujours plus minuscule et enfouie, dérobée et inaccessible au niveau infra-atomique de la matière. Elle semble être aussi dans les brevets dont les titres de propriété entretiennent des liens troubles avec le savoir.

Elle est en réalité bien moins inaccessible qu'elle le paraît. Ce qu'il est bien plus difficile de savoir, c'est l'usage que chacun en fait, l'intimité qu'il entretient avec elle.

Bien des choses encore ont changé très vite sur ce point. Il n'y a pas si longtemps, il était bien plus facile de se faire une idée précise du type de connaissances techniques que quelqu'un avait. On pouvait même s'amuser à en faire l'échelle. Au niveau 1, on avait entendu parler ; au 2, on comprenait de quoi il s'agissait, au 3, on savait faire ; au 4, on était capable d'en faire métier ; au 5, de l'enseigner ; et enfin au 6, on était capable d'améliorer la technique et d'en accroitre la connaissance, bref, de chercher. Une telle échelle fonctionnait à peu près, indépendamment de tout statut.

Sont arrivés alors des objets toujours plus subtils qui comblaient les niveaux vides que les utilisateurs n'avaient pas atteints. Des appareils se sont mis à régler l'ouverture et la focale pour des photographes qui n'avaient pas la moindre idée de quoi il s'agissait. Toujours plus de personnes se sont mis à utiliser des techniques qui dépassaient largement leurs connaissances et même leur entendement, et avec des résultats parfois plus concluants que ceux qui en savaient plus.

Ceci a changé la nature des niveaux médians (3 & 4) de l'échelle de la connaissance, savoir faire et savoir professionnel. De tels niveaux ont pu se limiter à savoir sur quel bouton appuyer. Même les niveaux supérieurs (enseignement et recherche) pouvaient se contenter de savoir à quel fournisseur se servir ou évaluer un coût en main-d'œuvre.

5. Les obstacles à la technicité

Les nouveaux objets changeaient la connaissance, et commençaient à le faire dans les deux sens. En effet, si le même objet se prête aussi bien au sous-emploi néophyte qu'à la production et la recherche experte, il se fait aussi bien un objet formateur. Dans le même temps où il permet au professionnel de ne plus comprendre son outil, il permet au consommateur d'en explorer les ressources.

Les outils numériques sont tout particulièrement formateurs. Ils nous montrent comment faire et nous repassent la main quand nous le leur demandons. Laissez votre appareil prendre des photos  automatiquement, puis affichez les réglages qu'il a fait. Vous comprendrez vite alors comment les modifier pour obtenir les effets que vous recherchez. Il ne vous suffit de rien d'autre qu'un appareil qui vous donne l'accès au mode manuel.

Vous n'êtes pas très à l'aise avec une langue ? Le programme vous montre les fautes en énonçant les règles. À vous de corriger et de réfléchir à leur emploi. La synthèse vocale vous montre comment prononcer. Vous améliorez votre niveau de langue sans même vous en soucier.

Le programme lui-même vous semble un objet mystérieux ? Vous pouvez accéder à son code. En fait, la technique est bien moins dérobée qu'on voudrait le croire. Elle n'offre au fond que trois réels obstacles :

― La complexité : tout est réductible à des principes et des mécanismes simples, mais leur articulation devient inextricable quand on cherche à embrasser trop à la fois.

― L'excès de moyens : la complexité des outils rend souvent leur maîtrise bien trop lourde pour ce qu'on souhaite en faire.

― La profondeur des questions qu'on ne manque pas de rencontrer : Pourquoi la nature semble-t-elle obéir aux lois des mathématiques ? De quelle nature sont ces propriétés des matériaux, que nous parvenons plus facilement à commander qu'à saisir à l'aide de nos sens et de notre entendement ? Le monde serait-il animé par une intelligence avec laquelle nous aurions un lien direct et intuitif ? Bref, on retrouve toutes ces questions qui n'ont pas beaucoup avancé au fil des siècles.

Il n'est à l'évidence pas nécessaire de lever ces obstacles pour qu'ils mènent loin. C'est-à-dire que la technique ouvre non seulement ses portes, mais aussi celles de la connaissance, et même de la sagesse. Ou, plus exactement, elle est ce moyen par lequel nous nous les ouvrons les uns pour les autres en coopérant.

N'y aurait-il qu'une part de vrai dans tout ce que j'ai relevé, qu'elle nous conduirait à revoir beaucoup de fondamentaux.

6. L'accès à la technique

Nouvelles semblent les difficultés et aussi les facilités d'accéder à la connaissance technique. Voyons déjà ce que ces difficultés ne sont plus. Les difficultés pour accéder à des informations techniques ne sont pas techniques : ce ne sont pas des difficultés inhérentes à la technique elle-même qui font obstacle, du moins directement.

Il se peut cependant que la complexité technique pose des problèmes aux revendeurs, aux formateurs et à tous ceux qui occupaient cette interface entre ces deux formes de travail, celui de la production des outils et celui de leur usage.

Les médiateurs semblent avoir renoncé à expliquer. Ils simplifient, éludent, et finissent par abandonner jusqu'aux artifices rhétoriques et sémiotiques dont les publicités de la fin du siècle avaient usé et abusé. Ils s'étendent plutôt sur les marques déposées et les tarifs, les rabais, les facilités de paiement, les garanties, dont ils savent à peine dire de quoi. Même la formation, la « qualification », est plus prolixe sur la « quantification » des opportunités d'emplois et de salaires dont elle prétend ouvrir les portes, que sur ce qu'elle prétend enseigner.

On s'étend aussi sur la prolifération de problèmes législatifs concernant les limites à l'usage. Et ceux-ci génèrent eux-mêmes des techniques de limitation et de surveillance.

La difficulté d'acquérir la technique n'est donc pas immédiatement technique. Elle ne dépend pas non plus de son coût. La technique n'est pas chère, au contraire : on paye le plus souvent pour économiser l'effort et le temps nécessaire à l'acquérir et à la comprendre. Inversement, l'aptitude technique peut faire économiser beaucoup de frais, mais coûte du temps et de l'effort intellectuel.

7. Remarques sur le langage technique

Il est encore un autre obstacle que j'ai laissé de côté. La technique a des substantifs biens particuliers. On les appelle « des termes techniques ». En réalité ces termes sont la plupart du temps les mêmes que ceux de la langue courante. Leur seule particularité consiste à aller par paires, l'un désignant un concept bien précis et l'autre une unité de mesure, travail et cheval-vapeur, par exemple. Ils se définissent ainsi mutuellement. Bien sûr, un tel vocabulaire existe depuis très longtemps, se renouvelant et se multipliant lentement. Des termes différents sont cependant apparus récemment dans la technique. Ils désignent des langages, et ils sont d'une autre nature. Ces nouveaux langages font naître aussi de nouveaux objets que sont les programmes.

Tout cela est un peu déroutant au départ, mais on parviendrait quand même à s'y retrouver, si l'on ne rencontrait encore de nouveaux substantifs beaucoup plus étranges. Ce sont des marques déposées, et ils font entrer avec eux dans la technique des unités de mesure plus embarrassantes encore : de la monnaie. Pour achever la confusion, il existe des langages propriétaires qui se confondent avec les noms des marques, et ces derniers avec des programmes. Le discours technique qui ne parvient pas à distinguer nettement ces groupes de substantifs, se met alors à s'embrouiller de façon délirante.

Tous les concepts et les unités de mesure qui sont au fondement des techniques modernes, ont la particularité d'être calés sur des données parfaitement tangibles de la nature. Le mètre est une fraction de la circonférence de la terre ; le litre est un volume de 10 cm3 ; le kilogramme est le poids d'un litre d'eau ; les unités de temps sont tirées des déplacements réciproques de la terre et du soleil ; la mesure de la vitesse est un rapport entre ces mesures et une fraction de la circonférence terrestre ; la température s'étalonne entre celle de la glaciation et de l'ébullition de l'eau encore, etc. Toutes ces unités sont amarrées sur des propriétés mécaniques de matériaux, et de même pour les paradigmes qu'ils mesurent. Dans de simples modes-d'emploi et même dans des ouvrages de référence, il est souvent bien dur de retrouver cette rigueur.

8. L'acquisition des techniques

Il est très difficile de savoir comment quelqu'un utilise les objets techniques qu'il a à sa disposition, et par conséquence, d'en déduire les usages communs, dans la mesure où le même objet se prête non seulement à des utilisations différentes, mais aussi à des niveaux variables. Nous savons par exemple, que ce sont les jeux vidéo qui exigent les ordinateurs les plus puissants et les plus sophistiqués, alors que des programmes peuvent être écrits sur des machines quasiment obsolètes.

L'évaluation des capacités d'une personne devient très problématique. Il devient même difficile de savoir seulement ce qu'on veut évaluer. Par exemple, des connaissances d'optique, de géométrie, de mécanique, de chimie, de programmation… peuvent être utiles pour comprendre un appareil-photo et un logiciel de retouche d'image, et donc pour réaliser de meilleures photos. L'expérience montre pourtant qu'on peut arriver à de meilleurs résultats sans y connaître grand chose. Le goût, le sens de l'observation, l'œil du photographe y entrent davantage en ligne de compte, et d'autant plus que l'outil sait toujours mieux pallier aux carences de l'utilisateur.

L'évaluation des capacités d'une personne devient quasiment impossible, et parfois-même l'auto-évaluation, notamment dans des coopérations. Des collaborateurs très efficaces peuvent se révéler très ignorants quand on les connaît mieux. Ils ont seulement appris à tirer le meilleur parti du peu qu'ils connaissent. On ne voit pourtant pas en quoi ça les disqualifierait, au contraire. D'autres, aux performances plus médiocres, se révèlent posséder des connaissances plus poussées, des aptitudes étonnantes, ou de grandes capacités d'analyses qui se sont révélées stériles ponctuellement, mais qui existent bel et bien, et qui peuvent devenir déterminantes dans une situation nouvelle.

Les marchands, eux, sont moins embarrassés pour évaluer les personnes et les usages. Ils évaluent les marchandises, les usages standards qu'elles proposent. Si des gens les achètent, ils en épouseraient les usages et en acquéraient les aptitudes correspondantes.

Une telle simplicité confine à la simplification abusive. Il suffit d'ouvrir les yeux pour voir que la plupart des outils ne sont pas utilisés comme ils sont supposés l'être. Ils sont d'abord généralement très sous-employés, et même dans ce cas, ils le sont souvent à des usages inattendus, quelquefois plus experts que les fonctions de bases, et ils sont même très souvent « personnalisés », c'est-à-dire quasiment « détournés » de leurs usages standards. 

9. La technique ouverte

Ces objets, matériels ou logiciels, ne sont peut-être pas toujours immédiatement conçus pour être détournés de leurs usages par l'utilisateur courant ; ils le sont du moins pour permettre leur compatibilité avec d'autres, ce qui revient très vite au même.

Les objets communiquent, dit-on, et l'on peut y voir en effet comme un complot entre ces objets pour dominer l'homme. Ce serait alors une façon rhétorique de dénoncer un complot des fabricants pour dominer les consommateurs par un réseau communiquant d'objets. On pourrait au contraire y voir un moyen plus simple à la disposition des utilisateurs pour contrôler enfin la communication de leurs objets entre eux, et donc de leurs usages.

Mon appareil-photo doit fonctionner avec mon ordinateur, mon imprimante, mes programmes et mes pilotes. Il n'y a là rien de fondamentalement plus nouveau par rapport à l'argentique, quand il devait fonctionner avec les divers éléments du laboratoire. Cela veut dire que l'appareil doit pouvoir se connecter à n'importe quel ordinateur, que les données peuvent être exploitées sur n'importe quel système, avec n'importe quel programme qui doit pouvoir les exporter sur n'importe quel périphérique, n'importe quel réseau, avec n'importe quel protocole.

On n'en est plus alors à des accords entre fabricants sur des techniques brevetées et des secrets industriels. On va nécessairement vers des techniques ouvertes. Les techniques doivent être accessibles à tous les industriels et, en conséquence, l'être aussi bien à quiconque s'en donne la peine. N'importe qui peut donc bricoler et bidouiller. Ça ne veut pas dire bien sûr que tout le monde le fera, ou s'en donnera les moyens. Ceux qui le feront cependant, particuliers ou industriels, pourront sans peine partager leurs découvertes avec quiconque en a l'usage, particulier ou industriel.

10. Technique et commerce

À première vue, de telles pratiques semblent proprement anti-commerciales. Elles menacent en effet l'existence de certaines industries. Elles en font pourtant prospérer d'autres, et elles n'ont certainement rien d'illégal ; sauf si l'on change délibérément les lois, et même l'esprit des lois, pour protéger les industries dépassées.

Elles sont anti-commerciales dans le sens où elles menacent les fonctions médiatrices du commerce entre le travail qui produit les outils et celui qui les utilise, et en mettant plus immédiatement en relation ces deux sortes de travailleurs. Elles sont aussi anti-commerciale dans le sens où elles brouillent les frontières entre production et consommation, producteurs et consommateurs. Elles interrogent les notions de travail, et celles qui s'y opposent, loisir, consommation, distraction, et elles déplacent leurs limites. Elles rendent enfin très problématique l'évaluation, à la fois des personnes, des prix et des salaires.

Elles ne sont pourtant pas anti-commerciales dans le sens où elles interdiraient l'échange de biens et de services contre de la monnaie. Si l'on y regarde mieux, ce serait plutôt des lois faites tout exprès pour protéger le commerce traditionnel, qui rendraient délibérément plus difficiles de tels échanges.

11. La technique dérobée

Il peut aussi se produire le contraire : on me propose tout en un, le matériel, l'opérateur téléphonique, le fournisseur d'accès, l'hébergeur, le système, les programmes, etc. Les objets complotent alors sans-doute entre eux, du moins leurs fabricants et leurs vendeurs ont bien passé des accords exclusifs pour me tenir captif. De telles choses se rencontrent bien souvent.

On peut aisément comprendre que ces deux options opposées représentent des enjeux considérables. Ces enjeux techniques sont certainement plus décisifs que d'autres sur lesquels il est plus coutumier de se mobiliser : politiques, économiques, juridiques, géopolitiques, sociaux, voire religieux…

Cette option du tout en un peut représenter un certain avantage pour l'utilisateur : une relative facilité. Il n'a qu'à se laisser guider dans les relations qu'ont tissées entre eux les objets, matériels et logiciels. Pour les fournisseurs, l'enjeu est de rendre captive leur clientèle et d'en contrôler les usages. Ces relatifs avantages se payent toutefois de lourdes contreparties, à commencer par la perte des avantages opposés.

Le principal désavantage est que les utilisateurs ne peuvent communiquer avec leurs objets, communiquer aussi entre eux en s'en servant et en collaborant, qu'en restant chez le même fournisseur. Cela supposerait, pour être efficace, une domination totale des marchés par quelques sociétés, comme ont pu seulement le faire les grandes sociétés nationales du dix-neuvième et du vingtième siècle. De plus, ces mêmes sociétés devraient être alors devenues mondiales, et s'appuyer donc sur un empire puissant, ou une coalition d'empires.

D'autre part, la facilité d'abord gagnée se heurte vite à la limitation d'usages qui ne peuvent être dépassées qu'au prix de grandes difficultés ou de frais. Des difficultés du même ordre apparaîtraient symétriquement du côté de la production. Sous réserve de vérification, il est probable que les phénomènes de « souffrance au travail » ou de dégradation des capacités humaines de l'entreprise en soient pour une bonne part la conséquence.

C'est comme si à vouloir dérober la technique à ceux qui produisent les outils comme à ceux qui les utilisent, elle finissait par se dérober à tous. Je suppose qu'une étude sérieuse serait riche d'enseignement sur les limites que les modes de production tayloristes et fordistes de l'ère impérialiste ont atteint à la fin du vingtième siècle.

12. Le sous-emploi

Le nouveau monde industriel paraît à première vue dépassé par sa technique. Comment l'est-il et comment y remédie-t-il ? On peut se demander si la façon dont il s'y prend pour résoudre le problème n'est pas dans une large mesure l'une de ses sources.

« Sensibilisation », « initiation », sont ses maîtres-mots. En ce qui concerne l'apprentissage des langues naturelles, on discerne aisément l'obstacle qui en résulte.

Au tournant des deux derniers siècles, l'analphabétisme a été éradiqué en Europe. On a alors trouvé le problème de l'illettrisme. Contrairement à l'analphabète, l'illettré sait écrire et lire ; il ne parvient seulement pas à penser tout en écrivant, ni à comprendre en même temps qu'il lit. Il manque aussi de vocabulaire, connaît mal la grammaire et a une orthographe défectueuse. Bref, on ne trouve rien en tout cela qui ne puisse s'acquérir par le seul usage.

Nous sommes tous des illettrés dans des langues qui nous demeurent plus ou moins étrangères, et nous savons très bien pourquoi : parce que nous ne les utilisons pas assez couramment. Comment se peut-il que quelqu'un qui sait lire et écrire sa langue maternelle, ne l'écrive et ne la lise pas couramment ? Jamais l'homme n'a été autant sollicité à lire et à écrire qu'au cours des dernières décennies. Il est donc probable que cet emploi intensif aille de pair avec une utilisation trop superficielle. On se retrouve en toutes circonstances en situation de devoir expliquer ou se refaire expliquer la roue, et jamais d'en tirer le plein usage. C'est ce qui tend à se jouer dans la plupart des relations humaines instituées, et l'impasse que tendent paradoxalement à contourner les objets eux-mêmes.

13. La technique qualifiante

Il est très pratique de pouvoir utiliser un ordinateur aussitôt qu'on l'a déballé, de pouvoir regarder ses photos sitôt qu'on lui a connecté l'appareil, de pouvoir les sauvegarder en ligne… de pouvoir faire tout cela sans rien apprendre ni comprendre. Des quantités de publications spécialisées, revues, livres, proposent de nous apprendre à faire des quantités de choses sans apprendre ni comprendre, ainsi que des formations, des cours, des stages. Ce « rien » n'est donc peut-être pas tout à fait rien pour noircir tant de papier.

Même lorsqu'il ne s'agit que de « se laisser guider », on a toujours au moins deux bonnes pages de mode-d'emploi à assimiler, et comme il ne se passe jamais beaucoup de temps entre de telles lectures, on en viendrait à se dire qu'il serait plus profitable d'acquérir une fois pour toute quelques connaissances générales. C'est évidemment ce qui finit par arriver, c'est un peu vers quoi nous tendons tous. Nous pouvons alors découvrir qu'une conception très particulière des nouveaux outils nous y aide beaucoup.

Le meilleur système d'exploitation devrait permettre une utilisation presque immédiate par celui qui n'en connaît rien. Le nouvel utilisateur devrait pouvoir sans trop tâtonner ni consulter de documentation, parvenir à une utilisation minimale, sans courir le risque de provoquer une catastrophe. Il doit donc lui être impossible d'accéder à des commandes trop puissantes sans le faire exprès, mais il doit pouvoir aussi y parvenir aisément si et quand il en devient capable.

C'est là un problème technique très spécifique. Pendant longtemps, pour utiliser la technique, on devait l'apprendre et la comprendre, sinon on n'y accédait pas. À l'âge de l'automation, on est parvenu à employer une main-d'œuvre sans qualification. On a, en quelque sorte, renversé le rapport du travailleur qui emploie la technique, pour qu'il y devienne lui-même employé. L'usage massif du mot « emploi » dit assez clairement que ce rapport inversé est devenu la façon universellement reconnue de considérer le travail. On est parvenu aussi à vendre des objets technologiques à des masses de consommateurs qui n'en connaissent ni n'en comprennent les techniques.

Ce dont il s'agit maintenant est autre-chose. Il s'agit de techniques qualifiantes : Les outils qu'on peut commencer à utiliser sans rien connaître, permettent d'apprendre à les connaître en même temps qu'on les utilise, et de les utiliser en même temps qu'on les découvre.

14. La part du marché

Un tel aspect de la technique n'est certainement pas anti-commercial. Il stimule l'exigence des utilisateurs, l'ingéniosité des concepteurs et la recherche incessante de performances des outils. Il stimule aussi les échanges, mais ceux entre concepteurs et utilisateurs, au détriment d'un secteur d'activité spécifique, ce qu'on a appelé le tertiaire.

Ce secteur tertiaire tend à devenir spectral, il devient l'ombre de lui-même, alors que cette ombre se fait pourtant envahissante, omniprésente, étouffante, oppressante.

Cette présence-absence finit même par changer l'espace humain, celui de la ville. Les rues se vident de leurs vitrines. Celles qui restent n'ont plus rien à montrer. Banques, centres de soin, centres sociaux, commissariats, administrations prennent la place des magasins. Les grandes-surfaces sont remisées dans de lointaines banlieues, ou hors des villes. On y circule avec des chariots et l'on s'en sauve vite. Il n'y a d'ailleurs rien à voir, rien à faire, même pas à déambuler en bavardant. Les marchandises sont entassées et emballées. Il n'y a que des emballages.

Il y a des textes et des images sur les boîtes et les emballages, que l'on lirait mieux sur un écran, grossissant au besoin les spécifications techniques généralement absconses. Si l'on ne sait pas ce que l'on va acheter, ce n'est pas sur les lieux de vente qu'on peut espérer l'apprendre. Ce ne sont que des entrepôts et des caisses enregistreuses ; il n'y a pour ainsi dire rien entre. Il n'y a que la prégnance obsessionnelle des prix, des rabais, des bons plans, des petites économies, des bonnes affaires, qui ne renvoient paradoxalement à plus rien de tangible.

C'est comme si ce qu'avait été depuis toujours le commerce se dissociait, repoussait hors de lui tout ce que désignait le sens premier du mot, et gardait comme reste la seule comptabilité. Ce que le français classique appelait « commerce » n'a aujourd'hui plus rien de commercial, c'est-à-dire les échanges de biens, de services, de savoirs.

15. Intelligence et nature

Le savoir technique devient plus aisément lisible dans l'objet technique. Cette lisibilité résout des problèmes d'acquisition, et en fait découvrir de nouveaux.

Appelons « nature » ce qui se fait seul, et appelons « intelligence » ce qui demande attention et effort. La technique est ce qui permet à l'intelligence de se décharger de son attention et de son effort sur la nature. La contradiction est évidente : l'effort et l'attention que demande la technique n'existe que pour se perdre dans l'objet technique. Celui-ci est censé refaire ce travail de l'esprit, mais seul, automatiquement, sans esprit, sans attention, sans effort.

La technique n'existe en somme que pour se faire oublier, ignorer. Cela se rencontre avec une singulière évidence avec les techniques numériques. Nous faisons des quantités de réglages une fois pour toutes sur notre ordinateur et nos périphériques, des réglages qui peuvent être complexes, même lorsqu'ils se font sous une opacité automatique.

Installer un réseau sans fil, par exemple, exige un certain effort de documentation et de réflexion. Pourtant, tous les ordinateurs en vente aujourd'hui sont conçus pour fonctionner dans un tel réseau, ainsi que la plupart des périphériques. Ce sont devenus des objets de consommation courante que n'importe qui achète. L'évaluation marchande en conclurait donc que c'est une technique largement popularisée. En réalité, peu s'en servent. Je m'en suis moi-même passé plusieurs mois, faute de temps pour m'en occuper.

La création d'un tel réseau est pourtant très simple sitôt qu'on l'a fait deux ou trois fois. Mais qui a l'occasion de le refaire plusieurs fois ? Tout d'abord, la connexion sans fil (WIFI) est une technique assez récente pour que bien peu d'utilisateurs aient eu l'occasion d'en répéter l'opération, et nul ne peut savoir ce qui aura encore changé très bientôt. Nous sommes souvent forcés à un effort d'apprentissage qui n'est destiné à servir qu'une fois, ou encore qui est destiné à être oublié lorsque nous aurons une nouvelle occasion de nous en servir.

16. Comment devenir un honnête homme

Il y a une limite à ce qu'un homme peut apprendre. L'idée même d'évaluer ses connaissances devient dérisoire si l'on songe à cette part infime comparée à tout ce qu'on pourrait virtuellement apprendre.

On est inévitablement amené à se poser une question simple : qu'est-ce qu'un homme doit savoir au vingt-et-unième siècle pour être ce qu'en d'autres temps on aurait appelé un honnête-homme ? Quels seraient ces savoirs que l'on devrait acquérir pour, à partir d'eux, creuser plus ou moins loin toute spécialisation ?

Cette question simple semble curieusement ignorée. Ce n'est pas une question qu'on se plait aujourd'hui à poser. L'honnête-homme, en son temps, devait connaître les humanités (arts et lettres classiques et modernes) et les lois de la nature (principalement la mécanique classique, et les mathématiques pour l'interpréter). Aujourd'hui, on serait plutôt invité à choisir entre les unes ou les autres. Ce qu'on identifierait comme une « culture générale » se réduit à un extrême minimum, un degré zéro. Les connaissances générales sont un euphémisme pour désigner l'ignorance. Rien ne correspond plus à ce qu'on appelait « honnête-homme », ni le « grand-public », dont on appelle l'ignorance « culture générale », ni les dites « élites », dont le savoir se limite à tout-autre chose que les deux précédents, et concerne un troisième terme, le monde devenu très spectral des « affaires ».

Le savoir relève pourtant d'une dialectique très particulière entre la spécialisation ― la particularité ― et la théorie ― la généralité. Je veux dire tout simplement qu'on tire le savoir de remarques générales faites sur des expériences particulières. Cela s'appelle savoir théorique : il suffit qu'à travers des expériences particulières on découvre des constantes communes, et seules celles-ci peuvent proprement être appelées savoir.

La connaissance se constitue en tirant ce qui est commun dans divers champs d'expériences. Elle ne se constitue pas pour s'en désintéresser et les oublier, au contraire, puisque toujours en eux elle va trouver, appliquer, vérifier et affiner ses principes généraux. En évoluant ainsi, le passage devient toujours plus aisé d'un champ d'expérience à l'autre. Si l'évolution des connaissances les conduit au contraire à se replier sur elles-mêmes comme autant de champs d'expériences irréductibles, c'est qu'en réalité elles n'évoluent pas, elles se décomposent.

On pourrait sans-doute être programmeur sans connaissances biologiques, et biologistes sans connaissances photographiques ? Admettons, mais nous savons tous très bien qu'on ne saurait en convenir que dans une certaine limite. Aucun programmeur ne saurait faire l'impasse au moins sur l'ergonomie cognitive, aucun biologiste ne saurait ignorer ce qu'est un programme, et notamment d'imagerie numérique, etc.

Ce qui veut dire, en somme, que si l'on doit trop faire de concessions à la spécialisation des savoirs, c'est que l'on fait d'abord des concessions à l'élaboration-même de ces savoirs. C'est en réalité faire l'impasse sur la théorie, la science, la technique.

17. Conclusion rapide

Il y aurait donc en ce début du vingt-et-unième siècle un déficit de savoir technique et scientifique. Ce qui paraît d'abord une impressionnante accumulation de sciences et de techniques serait en réalité plutôt une accumulation de connaissances et de pratiques trop empiriques.

Il pourrait alors être pertinent d'aller en chercher le remède dans les caractères nouveaux des objets techniques.

Le mot « technique » est chargé d'un sens ambigu qui rend souvent son emploi difficile. J'en ai fait plusieurs fois l'expérience dans les pages qui précèdent. Il désigne tantôt le dispositif, l'objet matériel ou logiciel, tantôt le savoir, et dans ce cas, tantôt le savoir faire, tantôt la théorie. Pis encore, quand il se met à désigner précisément l'un des trois, il se vide de sens.

Le concept lui-même désigne le passage, la circulation entre les trois. La question alors n'est plus celle du difficile emploi du mot, mais bien celle de ce passage.

On pourrait aussi chercher d'autres conclusions concernant l'élargissement d'une faille entre l'évolution des rapports techniques de ce vint-et-unième siècle et les rapports juridiques et fiduciaires hérités des précédents. Une réconciliation semble impossible entre le travail (intellectuel humain, c'est-à-dire les techniques, les sciences, les outils matériels et conceptuels pour maîtriser le monde) et la propriété (des techniques, des outils, des connaissances, déterminant leurs échanges et reposant sur des rapports formels de subordination toujours plus décalés avec le réel).

Cela peut être dit négativement : le travail trouve plus difficilement sa place dans le marché ; mais, plus positivement : l'échange se révèle moins capable de se soumettre le travail. Pour dire enfin plus pragmatiquement, il y aurait à songer comment accorder l'échange au travail. Il y aurait à y songer de façon pragmatique, en partant de questions techniques, aussi contingentes puissent-elles d'abord paraître.


Février 2010


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© Jean-Pierre Depetris 2004, 2011
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