Freud s’était sérieusement demandé si le rêve pouvait être prémonitoire dans un des ses ouvrages. Il y décrit celui de l’un de ses patients : à l’époque de la Révolution Française, le rêveur y était condamné à la guillotine, et lorsque le couperet s’abattait sur son cou, il fut brusquement réveillé par le baldaquin de son lit qui lui tombait sur la tête.
Dire que le rêve pourrait anticiper l’avenir n’est rien dire tant que l’on ne sait pas comment il pourrait y parvenir. Le personnage qui dort pourrait ressentir des impressions des sens qui lui apprendrait que son baldaquin s’apprête à s’effondrer, et il les interpréterait dans son rêve de telle sorte qu’il puisse continuer à rêver. Une telle explication semble insuffisante en la circonstance, et incapable d’expliquer comment la chute du couperet en rêve et celle du baldaquin dans la réalité pourraient coïncider.
La meilleure explication est souvent celle qui fait le moins appel à l’imagination, et j’en vois une qui semble particulièrement évidente : le temps du rêve n’est pas le même que celui dans lequel on rêve. Comparons le rêve à l’écriture, disons l’écriture d’un récit pour plus d’évidence. Le temps tel qu’il se déroule dans le récit n’est pas le même que celui dans lequel le récit est écrit.
Je peux bien mettre des jours, voire des mois ou des années, pour écrire un récit qui se déroule sur quelques heures, ou, au contraire, écrire en quelques heures un récit qui s’étalera sur plusieurs civilisations. Il n’est pas dit non plus que les événements du récit se déroulent dans l’ordre où ils sont racontés, et moins encore, dans celui où ils ont été écrits.
Nous voyons bien qu’il y a au moins trois temps quand on écrit un récit, et que chacun de ces trois temps existe au moins sous deux formes : celle de l’ordre des événements et celle de leurs durées. Je ne vois aucune raison pour laquelle il n’en irait pas de même quand on rêve.
La principale différence entre un rêve et un récit est qu’il n’y a en principe qu’un rêveur, alors qu’on suppose généralement un auteur et un lecteur distincts. On suppose pour l’écrit deux moments distincts, que sont l’écriture et la lecture, alors qu’on n’en suppose qu’un pour le rêve.
Cette façon de voir est finalement très loin d’aller de soi, et elle se révèle trompeuse. Sauf cas médiumnique, quiconque écrit se lit en même temps, et il se lit le plus souvent bien plus que quiconque ne le lira jamais. On ne cesse de se lire et se relire en écrivant, et de se corriger, de faire des ratures, des rajouts, des renvois et des réécritures. Ce qu’un lecteur étranger verra comme une belle suite linéaire n’a quasiment jamais été écrit (lu, relu, réécrit et édité) d’une telle façon. Plus il lit une belle suite linéaire, moins l’écriture l’aura été.
Encore une fois, je ne vois pas comment il pourrait en être autrement en rêve. Si l’on est un peu attentif à ses souvenirs oniriques, on s’apercevra que le rêve répète, ressasse et se recompose. C’est particulièrement sensible lorsqu’on vient de vivre un événement traumatisant, et qu’on s’éveille à plusieurs reprises en sursaut, jusqu’à ce qu’on arrive à recomposer une suite permettant le sommeil.
L’impression que le rêveur aurait au réveil d’avoir suivi une belle ligne droite, si d’aventure elle existe, ne prouverait rien, si ce n’est qu’il aurait oublié le travail qu’il a fait en rêve. Je suis cependant certain qu’une telle impression est exceptionnelle. C’est à l’éveil plutôt qu’on tente de trouver une linéarité à son rêve, et, somme toute, de la construire à l’aide des bribes dont on se souvient. Justement, on se souvient presque toujours de bribes qui reviennent dans le désordre.
On se souvient de ses rêves comme d’un film dont on aurait fait le scénario et le tournage, mais qu’on n’aurait encore jamais monté. Le rêve apparemment prémonitoire auquel se réfère Freud ne me semble donc pas très mystérieux, il témoigne plutôt de l’extrême capacité de recomposition du rêve, qui lui permet de boucler une histoire en un instant — ce qui serait difficilement imaginable avec une plume et du papier.
L’écriture offre pourtant des quantités d’exemples d’un semblable fonctionnement. Très généralement, les premières pages ont été écrites les dernières, ou, au moins, réécrites, tout particulièrement lorsque ce sont des préfaces, et la belle harmonie de l’ouvrage qu’elles annoncent est rarement venu d’un premier jet. Il est évident que l’écran et le clavier offrent une réactivité qui rapproche l’écriture des capacités du rêve, et cela d’autant plus qu’on sait tirer parti d’un programme, et même de la programmation.
Cette évidence a été largement masquée par une importance excessive accordée au lecteur. On s’est bien trop soucié de ce que l’ordinateur apportait à la lecture plutôt qu’à l’écriture. La lecture est un moment de l’écriture. Écriture et lecture concernent d’abord l’auteur seul, et écrire est se mettre en mesure de se relire. Cette proposition se retourne : l’écriture est un moment de la lecture. Lire une lettre suppose généralement qu’on est en mesure de lui répondre. Consulter des notes et de la documentation suppose généralement sa propre prise de notes ; et, en général, toute lecture du travail intellectuel d’un autre suppose qu’on est en mesure de l’appliquer au sien. Même la consommation contemplative d’une œuvre de distraction suppose qu’on puisse la critiquer, la commenter, au moins oralement.
Bref, quand je cesse d’écrire et qu’un autre prend mon relais dans la lecture, cela suppose au moins qu’il est susceptible d’annoter une marge ou de coller un post-it sur une page, ou encore, d’insérer dans sa propre écriture une citation de mon texte. Je lui faciliterai éventuellement ce travail en lui fournissant une table des matières, un ou des index, une bibliographie.
Je vois mal ce qu’un ordinateur apporterait de plus en matière d’interactivité, de navigabilité, de procéduralité… Je vois plus vite ce qu’il fait perdre : difficulté d’annoter des pages, ou de continuer sa lecture dans l’herbe ou dans le bus sans avoir d’abord lancé une impression, perte du contact physique qui permet de sentir corporellement où on en est dans le parcours d’un texte ou encore si l’on est passé à un autre ouvrage.1
L’ordinateur apporte cependant beaucoup à la lecture en ce qu’elle est précisément un moment de l’écriture, et ce principalement par deux fonctions : la recherche automatique et le copier-coller. En quelques manipulations, en cherchant sur notre fichier de travail, sur nos disques locaux, des supports amovibles ou l’ensemble du réseau, en copiant et en collant, nous pouvons effectuer ce qui sinon aurait pu coûter des jours de recherches, des déplacements et des frais. Par cela, l’ordinateur et ses réseaux offrent bien plus que le papier.
Il n'en résulte pas, comme on aurait peut-être pu s'y attendre, une dilution de l’auteur au profit d’œuvres collectives et anonymes, comme si, considérant que nous composons nos rêves à l’aide d’impression des sens tirées d’une même réalité commune à tous, nous en déduisions la disparition du rêveur. Non, sans rêveur, pas de rêve, pas de travail du rêve.
À vrai dire, le rêveur n’est pas moins double que l’auteur et le lecteur. Il faudrait peut-être distinguer ces deux facettes par des mots différents : le rêveur et le rêvant, par exemple. Le rêveur est celui qui vit le rêve, et s’en souvient au réveil, le rêvant est celui qui le fait, qui produit le travail du rêve. Naturellement, ces deux personnages ne sont pas plus distincts réellement que ne le sont l’auteur et le lecteur.
Rêver et écrire sont les deux termes extrêmes du travail de l’esprit. Le premier prend pour matière première des traces mnésiques de percepts ; l’autre, un langage très élaboré à partir d’une doublement double articulation de phonèmes et de morphèmes d’une part, et de phonèmes et de caractères de l’autre. Quel que soit le gain de complexité d’un bout à l’autre, la nature du processus reste la même, qui repose sur des déplacements et des condensations intuitives. Comme dans le monde des matériaux, rien ne se crée, rien ne se perd tout se transforme, dans le monde de l’esprit, rien ne se crée, tout se déplace, se réarticule et se condense dans l’intuition.
7/2/03 - 22/03/03
1 Depuis que ces lignes ont été écrites en 2003, de nombreuses améliorations ont été données à la lecture à l'écran, par les programmes d'abord — prise de notes, signets, etc. — comme par les matériels — ipad, etc. Ces commodités de lecture se traduisent aussi parfois par de nouvelles complications pour écrire, éditer et publier, et des problèmes d'interopérabilité et de modifications du code.
© Jean-Pierre Depetris 2004, 2011
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