Une idée trotte dans la tête des hommes depuis longtemps à propos de l’énergie : si plutôt que décupler nos forces, nous trouvions les moyens que les choses se fassent seules à notre place. (Genre voiture autonome.) Ne serait-ce pas vers quoi nous tendrions depuis le début ?
Je ne le crois pas, ni que ce soit souhaitable. À ce compte, nos ancêtres avaient trouvé un moyen plus malin que la maîtrise de l’énergie : l’esclavage. C’était une fausse bonne idée, nous le savons bien, une idée dépressive. Les maîtres devenaient débiles.
Souhaiter que les choses se fassent seules, voilà qui revient à admettre qu’elles se fassent sans nous. Quel autre résultat auraient des techniques qui permettraient que les choses se fassent seules à notre place, sinon nous faire perdre la main ?
S’il est une fatigue que tout le monde connaît bien, c’est celle de l’effort, par exemple, pour manipuler des sacs de plâtre, surtout si l’on ne sait pas bien s’y prendre ; celle de gravir une forte côte, surtout si l’on n’a pas le pas montagnard… Ces fatigues-là, nous les connaissons bien, et il n’est pas utile de les expliquer.
Il est une autre fatigue, moins connue, si ce n’est des philosophes chinois. Elle est un peu comme l’autre versant de la première : la fatigue de répéter des opérations cognitives. Vous vous embrouillez.
Quand vous déchargez par exemple un camion, vous finissez par ne plus savoir si vous avez basculé le sac en arrière avant de le tirer à vous ; si vous écrivez, vous avec oublié le sujet de votre phrase avant de l’avoir achevée… Vous ne savez plus dans quel sens on visse un boulon ; quand vous nagez, vous commencez à avaler de l’eau…
Cette fatigue montre bien comment ces opérations cognitives sont subliminales, à la limite de l’automatisme, du machinal ; à la limite supérieure, préciserais-je. Toujours vous devez conserver une attention vive sur ce que vous faites.
Quand vous parlez, vous ne vous arrêtez pas sur chaque mot pour réfléchir aux règles de la grammaire, du moins dans des circonstances normal, non pas quand vous vous exercez à pratiquer une langue étrangère. Dans des circonstances normales, vous ne pensez plus en marchant à la place qu’occupe chacun de vos membres pour compenser le déséquilibre. Mais vous savez ce que vous dites, vous savez où vous allez.
La fatigue dont je parle vous transforme en marcheur nouveau-né, en locuteur d’une langue étrangère. Comme l’autre, cette fatigue est bien sûr repoussée pas l’entraînement ; jusqu’à un certain point du moins. Tôt ou tard, le geste oblitérera la voyance. Vous perdrez l’intelligence de ce que vous êtes en train de faire.
S’entraîner est long. Combien de temps est nécessaire pour posséder correctement une langue ; pour apprendre à conduire une automobile, ce qui est pourtant bien plus facile ? La vie est courte, et il n’est donc pas concevable de s’adonner perpétuellement à des apprentissages toujours renouvelés.
Bien sûr, certains apprentissages se complètent. Si vous avez appris l’anglais, vous apprendrez plus facilement l’allemand, et si vous connaissez l’anglais et l’allemand, vous aurez moins de peine à apprendre l’arabe. Si vous savez coder en Apple script, vous prendrez vite en main le Java script…, et à force d’apprendre, vous finirez même par apprendre à apprendre. En attendant, on n’a pas que ça à faire, et l’on ne peut pas y passer sa vie.
Je retiens un enseignement de cela : le temps que nous économisons grâce à la puissance technique, celle de nos outillages conceptuels, mécaniques et cybernétiques, nous ne pourrons pas le consacrer tout entier à travailler davantage, car la fatigue qu’elle nous fait endurer est plus forte et elle survient plus vite. Nous mesurons facilement combien il est en comparaison reposant de charger un camion, de peindre un mur ou de manier une faux. Le geste laisse à la pensée tout le temps qui lui est nécessaire pour l’accompagner.
La chaleur sèche est revenue, celle à laquelle je me suis accoutumé dès mon enfance. Depuis que le vent a tourné, qu’il souffle du nord, elle est là. Elle s’est desséchée sur les côtes arides du Rhône, de la Durance et de l’Ardèche. Le Mistral est un souffle brûlant.
C’est une chaleur agressive, mais j’y suis habitué. Je la connais bien et je sais comment la prendre, bien mieux que celle, lourde et étouffante qui venait de la mer depuis le printemps.
Avant de passer sur la mer, quand elle soufflait sur Alger, elle était peut-être aussi rude qu’ici maintenant, et probablement davantage. En arrivant ici, elle était devenue lourde et étouffante, comme celle des îles de la Sonde ou des Caraïbes.
Même la nuit, il devenait difficile de dormir. Maintenant les aubes sont plus fraîches. La sueur collait les vêtements à la peau, quand maintenant le vent brûlant la sèche avant qu’elle n’ait le temps de couler.
Le temps a encore tourné, mais il ne fait plus chaud, même pas vingt-neuf degrés en milieu d’après-midi. Je trouve que le climat à Marseille est devenu plus tempéré depuis qu’on parle de réchauffement climatique. J’exagérais un peu la semaine dernière en évoquant les îles de la Sonde et des Caraïbes.
J’ai souvenir de journées bien plus torrides dans mon enfance, bien plus froides l’hiver aussi. Je me souviens des inquiétudes de ma mère pour les insolations. On craignait beaucoup les insolations dans mon enfance. J’imagine que l’irrigation des vallées de la Durance et du Rhône ont adouci le climat. Il est devenu plus tempéré et plus humide. Les raisons en sont probablement locales.
On craignait le soleil dans mon enfance, comme une sorte de déité brutale. On ne le recherchait pas. L’insolation, depuis quand je n’en ai plus entendu parler ?
Je n’ai plus non plus entendu invoquer la Sainte Vierge. Je suis né ici et je ne me souviens pas d’avoir jamais entendu dire « Bonne Mère ». Pas une fois. « Sainte Vierge », tout le monde avait ces deux mots à la bouche : quand on laissait bouillir le café, qu’on avait oublié de fermer le gaz… « Sainte Vierge », pas « Bonne mère ».
La première fois que j’ai entendu « Bonne Mère », c’était dans la bouche d’un Alsacien. Il avait l’œil rieur, et je ne le comprenais pas bien. Je lui ai rendu un sourire poli. J’imagine que la Trilogie de Marcel Pagnol avait convaincu le monde entier qu’on disait « Bonne Mère » à Marseille, et comme les Marseillais ne sont pas d’un naturel contrariant…
Il n’empêche, je sais qu’on disait « Sainte Vierge », et que le célèbre sanctuaire dominant la ville s’appelait la Vierge de la Garde. On l’appelait aussi la Vierge, tout simplement. « Je vais à la Vierge », disait-on.
Les Marseillais ont tendance à attendre qu’on leur dise ce qu’ils sont, ce qu’ils étaient, ce qu’ils seront. On peut les comprendre, leurs parents ne sont pas là depuis si longtemps : Corses, Italiens, Arméniens, Catalans, Vietnamiens, Gavots, Comoriens…, comment sauraient-ils mieux qu’un Français de lointaine origine ?
Je parle beaucoup de mon enfance. Notez que la nostalgie, je m’en fous un peu. M’intéresse plutôt combien le temps est faussaire et corrompt la fine pellicule de la vérité.
Ma fleur en pot, mon Ostéospermum, est morte. Pas étonnant, j’oubliais de l’arroser, et, en cette saison, je laisse les volets croisés l’après-midi. Elle aura moins duré que des fleurs dans un vase. Ses fleurs, elles, ont tenu plus longtemps. J’avais coupé et mis dans un vase les deux plus belles quand la plante a commencé à mourir.
J’ai racheté un Kalanchoé, jaune sable, presque blanc. Le Kalanchoé est une plante à fleurs plus résistante originaire de Madagascar, qui demande moins d’eau et de soleil. Curieusement, je m’en occupe plus. Je la place l’après-midi devant l’entrecroisement des volets. Je la sors de l’autre côté, dans la rue piétonne, quand le soleil pointe derrière le Mont Garlaban, et pour ses derniers feux avant le crépuscule. Aussi elle s’épanouit, mais je serais surpris qu’elle passe l’hiver. Bientôt le soleil ne tombera plus contre la façade nord.
© Jean-Pierre Depétris, juillet 2019
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