Les Navigateurs

Jean-Pierre Depetris, juillet 2019.





À la montagne

Le 17 juillet

Je me suis laissé dire qu’un nombre important de personnes pensaient que la terre était plate. Notez qu’on n’est pas obligé de le croire. Personnellement, j’aimerais bien rencontrer quelqu’un qui en soit persuadé. Celui-ci devrait avoir une conception singulière de l’espace, et une géométrie assez complexe pour rendre compte d’observations banales. Par exemple : comment, quand on atteint une extrémité de la terre, on se retrouve immédiatement à l’extrémité opposée ?

Qu’importe ce que l’on croit. Ne compte que ce que l’on voit, l’on perçoit, l’on sent. J’imagine que voir un ciel étoilé au-dessus de sa tête peut être une expérience terrifiante. Heureusement, on ne pourrait le voir sans la préparation de longues observations.

Pour moi, ce fut une expérience forte la première fois que j’ai vu un ciel étoilé ; c’était à la sortie de l’enfance. Je me suis allongé sur le sol pour ne pas tomber, et pendant un long moment, j’ai perdu la sensation de haut et de bas. Je sentais dans mon dos les cailloux de la montagne – j’étais à la montagne – mais plus de haut ni de bas. Je sentais la gravité qui me collait à la terre.

Je voyais l’espace, l’espace réel, pas une abstraction géométrique, et je sentais aussi la durée, des durées à côté desquelles celle de ma vie se réduisait à un souffle, un infime instant. On serait terrifié à moins, non ? J’en témoigne pourtant, l’expérience fut plutôt apaisante une fois le premier saisissement passé.

Si quelqu’un préfère voir la terre plate, et le ciel comme un plafond scintillant, je le comprends pourtant. Il peut bien faire comme il veut, c’est son choix.

Si j’ose donner un avis, je pense quand même qu’il est toujours préférable de ne rien croire. On craint toujours un peu que la réalité soit terrifiante, et elle l’est d’une certaine façon, mais elle est un appui ferme et vaste où l’on respire bien.

Le 18 juillet

Pendant mon enfance, j’ai beaucoup souffert de l’asthme. Puis, je n’en ai plus eu comme du jour au lendemain. Je m’en suis débarrassé à la même époque où j’ai vu pour la première fois un ciel étoilé. Je me garderai cependant de rapprocher les deux. Je songerais plutôt à un autre événement qui m’avais fortement imprégné.

Je promenais dans la montagne, loin de tout, en un lieu particulièrement aride qui surplombait la vallée de la Durance. Le lieu était pelé. N’y poussait aucun arbre qui protégeât du soleil et du vent. La terre couverte d’une végétation rase et sèche, laissait affleurer, comme des îlots, la roche sombre, de l’ardoise, je crois. Dans ses failles s’y nichaient parfois de ces minuscules plante grasse que l’on trouve en haute montagne.

J’ai senti alors une odeur épouvantable. Je m’en suis approché de la source en m’efforçant de rester sous le vent. C’était une charogne de chèvre. J’ai surmonté un premier dégoût et j’ai cédé à la fascination de cette chair putride qui s’offrait au pullulement de la vie. Des nuées de mouches volaient au-dessus du cadavre, dont le corps était par endroits entièrement recouvert d’un grouillement de vers. On aurait dit une fourrure vivante. Une fourrure ondulante ; j’ai eu cette même impression plus récemment en trouvant le cadavre d’un chat mort dans la colline de la Vierge de la Garde près de chez moi.

Il était si beau ce foisonnement de la vie, ces textures de chair en décomposition, l’architecture du squelette affleurant autour de la cage thoracique, ces teintes moirées, le rouge de la chair virant au vert, comme remontant le cycle de la décomposition végétale. La vie éternelle !

Voilà donc ce qui advenait après la mort. Je n’ai plus eu l’impression d’étouffer dans mon propre corps comme dans une tombe.

Du 18 au 19 juillet

Quand j’étais enfant, mes petits camarades avaient peur de tout. Ils avaient peur de s’aventurer dans la montagne, ils avaient peur de la forêt, et ils avaient surtout peur de la nuit. Souvent, lorsqu’il nous arrivait de nous attarder après le dîner devant la maison de l’un d’entre nous, je les raccompagnais tous chez eux les uns après les autres, et je rentrais tout seul un peu à l’écart du hameau.

Cette peur, elle était largement alimentée par nos parents. « Il y a des vipères », disaient-ils. Et pourquoi une vipère m’aurait-elle mordu ? Pour me manger peut-être ? Qui me montrera un jour quelqu’un qui ait été mordu par une vipère ? De telles choses arrivent peut-être quelquefois, je ne dis pas, mais ça tient du prodige. Si je voulais marcher, je devais donc marcher seul.

J’eus peur pourtant un soir dans le fond de la vallée. Je m’étais laissé surprendre par l’heure et je craignais de ne pas pouvoir rentrer avant la nuit. C’était à l’endroit où elle se resserre, avec sur l’ubac une formidable falaise de roche où quelques mélèzes s’accrochaient et d’où un torrent tombait en chute. Le débit de la rivière y était plus rapide, laissant entendre du chemin de terre à travers les grands arbres une puissante rumeur. Tout était si grand, si inhumain, déjà si sombre…, avec de hauts nuages qui s’accumulaient au-dessus des lointaines cimes rocheuses.

Dans la fraîcheur qui annonçait la nuit, je marchais vite, m’évertuant de chasser tout sentiment de fuite.

Le 19 juillet

Il existe des quantités de façon de voir un ciel étoilé, et il est aisé de passer successivement de l’une à l’autre. On peut y voir un grand voile jeté sur la lumière éternelle et percé de mille trous. On peut y discerner sept autres cieux tournant plus bas, ceux des astres mobiles, chacun tantôt plus rapides, tantôt plus lents, tantôt revenant sur ses pas. On parvient assez rapidement apprendre à voir le ciel ainsi, et l’effet en est saisissant.

On peut y voir encore des signes abstraits, et chasser toute notion d’un espace physique. La lune comme un cercle pur, se déplaçant en faisant varier sa forme toujours aussi géométrique. Un espace abstrait mais pourtant bien réel au-dessus des mers et des montagnes, qui en sont alors profondément changées. Il laisse songer à la signification de ce qui se passe sous lui, « ici-bas » ; une telle séparation fait s’interroger sur les natures réelles du « ciel » et de « la terre », et sur leurs relations. Tout en devient très différent encore.

Il existe bien d’autres façons de voir le ciel étoilé, qui réserve chacune ses surprises. On peut s’aider, pour mieux y parvenir, de littératures anciennes. On peut voir dans les astres mobiles l’essence des métaux pur qui sont dans la composition de tous les corps ; et dans les métaux, la semence des astres sous la terre, croissant dans sa chaleur.

On peut chercher les noms des constellations dans d’autres aires culturelles, le Puits de Jade des Chinois, la Casserole du Nord, à une étoile près l’équivalent de notre Petite Ourse, ou le Petit Chevreau, l’Étoile Polaire des Arabes. Les noms aussi changent la façon de voir.

Le 20 juillet

On devrait cesser d’associer systématiquement et exclusivement l’économie au commerce et à la monnaie. L’économie est l’art de tirer du moindre effort la plus grande puissance. Tout cela se mesure en watts ou en chevaux-vapeur, pas en dollars ni en euros.

Aujourd’hui, dans les sciences de la physique les ingénieurs introduisent des dollars et des euros dans leurs calculs. Et que croit-on mesurer avec ? Comment espère-t-on soumettre les lois de la physique aux euros, aux traités commerciaux et aux points de retraite ?

L’économie, ce doit d’abord être celle de nos forces, et l’art de ménager le temps de la réflexion. Le plus productif dans le travail est la résolution d’énigmes, productif de mégawatts, de chevaux-vapeur, de mégahertz, de joules, pas de dollars, d’euros ni même de bitcoins.

Hier-même, j’ai acheté un épluche-légume, la double lame de l’ancien ne tient plus bien au manche, mais celles du nouveau sont trop écartées. En un mot, il n’épluche pas. Voilà ce qu’est la domination réelle du travail mort. Il ne donne même pas les moyens d’éplucher des patates ; et l’économie politique est ce qui lui tient lieu d’idéologie.

Quel autre échange vaut qu’entre masse et énergie ?










© Jean-Pierre Depétris, juillet 2019

Copyleft : cette œuvre est libre, vous pouvez la redistribuer et/ou la modifier selon les termes de la Licence Art Libre. Vous trouverez un exemplaire de cette Licence sur le site CopyleftAttitude http://www.artlibre.org ainsi que sur d’autres sites.

Adresse de l’original : http://jdepetris.free.fr/Livres/navigateurs/




        Valid HTML 4.0 Transitional         CSS Valide !