Depuis quelques années, je songeais à faire l’acquisition d’une tablette. Mais laquelle choisir ? Il aurait fallu l’essayer. Finalement j’en ai reçu une en cadeau d’abonnement à un journal : une tablette de dix pouces tournant sous Android.
En elle-même, la machine est admirable : un ordinateur puissant, un écran, un clavier virtuel, au format d’une petite revue, légère, agréable à manipuler. On mesure les formidables progrès franchis en quelques dizaines d’années. La prise en main est simple et rapide, heureusement car il est dur de trouver une documentation exhaustive pour ce qui ne serait plus évident.
L’objet se révèle pourtant assez vite à peu près inutilisable, ou très incommode à utiliser, sans qu’on perçoive toujours où s’en situent les causes. Avant même d’ouvrir le paquet, on est prévenu : ce n’est qu’un jouet. Restez connecté en permanence… Accès immédiat à d’innombrables informations : météo, recettes de cuisine, vie locale… Regardez confortablement des vidéos, émissions de télé… Jouez à des milliers de jeux en ligne… Si l’on peut faire tout ça, on doit bien pouvoir faire des choses plus utiles. Là, ce n’est pas gagné.
Elle pourrait faire une acceptable liseuse en installant un bon lecteur de PDF, qu’on doit encore trouver. J’ai choisi une valeur sûre, Acrobat d’Adobe, que j’utilisais déjà sur mon premier Mac. On souhaiterait alors un écran mat, moins fatiguant pour les yeux, et qui rendrait assurément la tablette plus chère.
Partout, qui vous accompagne sur toutes les pages de tous les programmes, vous voyez le bouton « partager ». C’est bien joli mais il faudrait avant avoir fait quelque-chose qui méritât de l’être.
J’ai installé Open Office sur ma tablette. Un écran plus sensible et des doigts plus fins que je n’aie, et sans doute les deux, seraient nécessaires pour en utiliser les menus. J’ai heureusement trouvé un traitement de texte plus sommaire, qui ne fait que le minimum, mais le fait bien, Writer. Je m’en suis même servi pour écrire quelques pages qui précèdent. L’auto-complétion du clavier virtuel fait merveille, mais il est tout de même plus simple et plus rapide d’écrire à la plume et de recopier avec un vrai clavier ; d’autant que l’auto-complétion est vraiment perturbante pour penser en écrivant.
Ma tablette paraît tenir à ce que je m’enquière des nouvelles du tour de France, de la coupe de foot féminine, et de divers potins de la presse dominante. Il y a moyen de supprimer ces suggestions agaçantes, j’ai suivi les instructions, mais elles sont toujours là.
Les « recommandations » ont disparu au redémarrage. J’ai remarqué à l’occasion que YouTube prévient depuis peu que Spoutnik est financé « entièrement ou partiellement » par le gouvernement russe. Voilà qui serait au fond un bon point : les journalistes y ont donc les moyens de vérifier leurs sources. Si j’étais parano, j’aimerais savoir qui finance exactement tout ce que je lis, ou du moins le contrôle, à commencer par Google, qui fait déjà fonction de ministère de la censure pour le gouvernement français qui ne le contrôle certes pas.
Les algorithmes de Google tentent d’éviter l’accès à Spoutnik, à Russia Today, et à bien d’autres sites, mais si vous y allez quand même, vous seront systématiquement « recommandés » des liens vers des vidéos du Rassemblement National et autres mouvances d’extrême-droite. Attention, ce n’est pas Spoutnik qui vous le « recommande », ni le gouvernement russe, c’est YouTube : « Vous n’aimez pas marcher au pas ? Nous avons en rayons des idées subversives toutes prêtes à l’emploi. Laissez-vous guider. »
Si vous allez malgré tout sur Spoutnik, ne vous attendez pas à découvrir quoi que ce soit de fondamentalement différent de la presse dominante en France ou dans quelque autre pays de l’OTAN. Ce n’est pas étonnant, tous les collaborateurs en viennent. Ne vous attendez pas non plus à y voir le porte-voix du gouvernement russe. Vous y verrez au mieux le démontage de mensonges déconcertant de la presse atlantiste, dont le lecteur avisé savait déjà à quoi s’en tenir.
Vous trouverez peut-être davantage d’informations sur des phénomènes atmosphériques, géologiques, célestes…, qu’on rencontre plutôt sous nos cieux en marge de la météo.
Au fond il n’y a qu’une seule et même presse mondiale qu’on reconnaît aisément à son même vocabulaire, à ses tics de langage et aux raisonnements qu’ils impliquent. C’est la même chose dans tous les pays du monde, du moins dans toutes les langues que je suis capable de lire.
On aimerait un nouveau Jean Baudrillard qui démonte le système des objets de haute technologies, mais les objets de haute technologie intimident les penseurs les plus audacieux. Ils sont effarouchés de n’y rien comprendre, et ne paraissent pas songer qu’observer simplement qu’ils n’y comprennent rien serait déjà le premier pas de cette critique.
Les objets technologiques nous imposent un tel respect que lorsque nous les voyons « ramer », nous ne jurons jamais contre un code de cochon, nous nous sentons coupables de ne pas avoir déjà changé notre machine devenue obsolète.
Comme tous les objets deviennent plus ou moins high tech – c’est-à-dire en l’occurrence échappent à notre contrôle –, les comportements changent. Quand vous auriez juré contre un mauvais produits, vous vous remettez maintenant en cause, votre entourage vous y encourage. C’est une prouesse de la nouvelle technologie. Ce n’est qu’un début, vous verrez bientôt avec l’épluche légume connecté.
Ceci est un roman. J’aurais envie de le prononcer sur le même ton que « ceci n’est pas une pipe ». Y aurait-il un ton particulier pour prononcer un titre ? Sans aucun doute.
Ceci est un roman, bien que ne s’y trouvent ni personnages sans intérêt, ni récits ennuyeux. Les personnages de roman sont généralement sans intérêt pour le laisser tout entier à l’écriture, du moins les personnages des bons romans. Les récits des bons romans sont ennuyeux eux aussi pour les mêmes raisons, alors autant en faire l’économie.
J’économise ainsi une quantité substantielle d’encre et de papier. Notons-le, je parle encore d’économie. L’économie est l’art de produire plus au moindre effort. Produire quoi en l’occurrence ? Disons des logons, puisque Claude Shannon a donné cette unité de mesure qui divise l’incertitude par deux, et qu’on ne doit pas confondre avec le bit, limité au calcul formel binaire. Plus de logons, mais pas nécessairement des bits, pour moins d’encre et de papier, plus de logons pour une moindre fatigue des yeux sur des écrans brillants.
Il me semble que je devrais déjà avoir produit assez de logons pour que mon roman prenne fin. Pourtant force m’est de reconnaître qu’il continue. Des personnages sans intérêt, mais bien dessinés, des récits ennuyeux, mais riches de descriptions vivaces, cela fait passer le temps sans doute, mais n’en produit pas moins des logons aussi.
Quelle sorte d’incertitudes ce genre de chose diminue-t-il ? L’incertitude quant à ce que dit le roman, le roman oui, pas l’auteur qui peut ne pas savoir ce qu’il dit. Aussi je n’ai peut-être pas produit une telle proportion de logons qu’on l’aurait imaginée. D’un autre côté, un roman sans queue ni tête, qui se lise dans n’importe quel sens, dont seul soit linéaire l’ordre dans lequel il a été écrit, un roman en trois dimensions si l’on veut, devrait aussi démultiplier les logons ; devrait diviser l’incertitude à moindre frais.
De toute façon, dans l’écriture comme en bien d’autres domaines, le monde se divise en deux : ceux qui veulent passer le temps, et ceux qui n’en ont pas à perdre. Malgré les apparences, je demeure parmi les seconds.
© Jean-Pierre Depétris, juillet 2019
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