Méthode raisonnée pour éditer en ligne

et pour écrire avec un ordinateur
Jean-Pierre Depétris

Travail en cours, le 27 octobre 2009


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Introduction

Je rencontre rarement des utilisateurs personnels ou des sociétés qui ne sous-emploient pas leurs machines et leurs programmes, tout particulièrement pour se contenter de faire de la « bureautique », et ce terme en dit déjà assez de ce sous-emploi. Je découvre tout aussi rarement des sites ou des blogs faits simplement et intelligemment, comme je reçois très peu de courriels écrits et adressés correctement et qui ne soient pas accompagnés de pièces jointes trop lourdes et dans des formats fantaisistes. Je me suis parfois demandé comment on pouvait apporter des solutions à ces trois problèmes, et j'ai fini par conclure qu'on ne pouvait répondre qu'aux trois en même temps.

Et d'abord, y a-t-il bien problème ? Sans-doute, puisqu'il y a des solutions. La nature des solutions proposées, et leurs relations avec les problèmes me laisse toutefois songeur. Depuis plus de vingt ans que j'utilise un ordinateur pour écrire, j'ai rencontré beaucoup de problèmes, et j'ai trouvé beaucoup de solutions. Je suis aussi toujours surpris de lire ou d'entendre qu'il y en aurait d'accessibles sans peine ni sans rien connaître. Il me semble plutôt que ce sont ces solutions pour réaliser certaines choses sans peine ni sans connaissances particulières qui génèrent le plus de problèmes.


Je ne crois pas qu'il soit possible de faire quoi que ce soit avec des programmes sans se casser la tête, ni même, pour être précis, sans éprouver ce plaisir particulier qui accompagne la sensation de ne pas s'être cassé la tête pour rien. Cela tient à la nature de la programmation. Si l'on dit à quelqu'un de sortir, on n'a généralement pas à lui commander d'avancer d'abord un pied devant l'autre dans la direction de la porte, puis de recommencer en déplaçant le centre de gravité de son corps vers l'avant jusqu'à ce qu'il soit assez près pour atteindre de sa main la poignée sur laquelle il exerce une pression vers le bas, etc. C'est ce qu'on doit faire en programmant.

Rien n'est plus bête en réalité que l'intelligence artificielle. Un programme exécute scrupuleusement ce qu'on lui commande sans aucune initiative. Cela impose de lui spécifier très exactement tout ce qu'il doit faire, et par conséquence de le savoir soi-même. L'avantage est qu'on n'a plus à le lui redire ; il ne l'oublie plus. Le désavantage est qu'on tend alors soi-même à l'oublier.

D'accord, la plupart du temps, nous ne programmons rien, nous ne sommes pour rien dans les programmes qui s'exécutent. C'est donc que quelqu'un d'autre les aura programmés à notre place. Inévitablement, un autre aura dû le faire pour nous. C'est encore un avantage de la programmation : ce que quelqu'un peut faire, il peut le faire une fois pour toutes pour beaucoup de monde.

Le désavantage est que le programme qu'un autre a écrit pour nous, n'exécutera pas toujours exactement ce qu'on aurait souhaité lui voir faire. Plus un programmeur aura tout prévu pour nous permettre de travailler sans peine ni sans rien connaître, plus il y aura de chances pour que son programme ne corresponde pas en tous points à ce que nous souhaitons, et plus nous aurons de peine et de choses à connaître, soit pour modifier le programme, soit, plus probablement, pour modifier les résultats. Dans tous les cas, nous ne devrons pas seulement savoir ce que nous voulons, mais être capable de concevoir comment y parvenir par le menu détail.

Autant dire qu'il y a peu d'espoir de voir un programme faire à notre place ce que nous ne savons pas faire sans lui ; mais ce que nous savons faire, il pourra l'exécuter très rapidement et en nous épargnant toutes les tâches répétitives.


Il y a dans tout cela, si l'on y songe bien, quelque chose de contradictoire, et peut-même de tragique. Il y a même quelque chose qui va à l'encontre de ce que l'homme depuis la nuit des temps tenait pour acquis.

Quoi donc ? — Que l'apprentissage consistait à cultiver en soi des automatismes, c'est-à-dire à chasser tous les menus détails hors de la conscience pour, en quelque sorte, les incorporer, alors que la programmation consiste bien au contraire à inscrire ces automatismes hors de soi, c'est-à-dire à éclairer d'abord ces menus détails par la conscience la plus attentive, et cela pour aussi vite les vider de sa mémoire.

Ce sont donc de toutes nouvelles aptitudes que nous serions appelés à cultiver. Nous devrions développer l'aptitude à passer le plus rapidement possible d'une vue analytique à une vision intuitive. Nous devrions apprendre à nous arrêter et à considérer le détail des opérations que nous nous efforcions avant de faire automatiquement à force de répétitions, et apprendre aussi à les oublier au plus vite pour n'en conserver qu'une intuition synthétique. En somme, nous devons avant tout cultiver notre principale aptitude : celle d'acquérir des aptitudes.

Tout cela n'est peut-être pas si nouveau qu'il pourrait y paraître. La programmation n'est jamais qu'un pas supplémentaire dans l'usage du signe écrit ; un pas peut-être décisif — on verra bien — mais un pas dans un long parcours. Le signe écrit permet d'oublier « deux fois deux » quand on a obtenu quatre. Ce n'est pas d'hier qu'on a appris à associer des opérations à des dispositifs matériels, comme l'antique boulier. Ce n'est donc pas non plus d'hier que le signe écrit est la véritable interface entre l'esprit et la mécanique, ce qui les sépare, comme le jaune et le blanc de l'œuf, pour permettre à l'un de commander l'autre.


Voilà un impressionnant détour pour aborder mon propos et le mettre en perspective. Trop souvent, les réponses à la question « comment » supposent que celles à la question « pourquoi » soient déjà connues. D'autre part, les réponses à la question « pourquoi » sont souvent incompréhensibles, inconcevables, ou dans le meilleur des cas stériles, sans celles à la question « comment ». À tout prendre, nous sommes bien capables de répondre seuls à « pourquoi » quand nous savons « comment ». Mais nous avons alors souvent besoin de savoir « comment quoi ».

Bref, ce que je tente d'expliquer dans les pages qui suivent n'est pas facile. Disons que j'ai cherché à combler un vide entre, d'une part, la quantité d'informations techniques et ciblées qu'on trouve sans peine (mais où l'on peine quand même à s'y retrouver), et, d'autre part, des connaissances plus théoriques, mais qui finissent par se confondre avec des généralités stériles, voire du discours militant et publicitaire.

Bien souvent, l'ordinateur semble être moins un outil pour simplifier la vie, accroître la capacité de concentration ou d'intuition, l'autonomie et l'inventivité… que l'inverse : une source de soucis et de contraintes qui conduit plutôt à la dispersion de l'esprit. C'est à quoi il peut bien conduire si l'on n'en possède pas assez les techniques. C'est à quoi il est même probable qu'il nous contraigne au moins momentanément, pendant le temps nécessaire à les acquérir. Comme ces techniques sont en perpétuelles mutations, il importe aussi d'apprendre à les acquérir de manière à ne pas se retrouver en situation d'éternel débutant.

Y parvenir suppose bien sûr de faire une part du feu, et d'accepter des efforts momentanés de mise-à-jour de nos connaissances, de nos logiciels et de notre matériel, et des efforts d'entretien continu. Il n'y a là rien de bien nouveau ni de bien particulier à l'informatique. Ce qui l'est davantage, c'est de s'entendre perpétuellement affirmer qu'on pourrait parvenir au même résultat sans peine ni sans rien connaître.


En local ou en réseau, tout se fait avec des programmes. Il n'est en effet pas très difficile d'apprendre à les utiliser. On trouve sans peine des méthodes et des tutoriels, mais ils n'apprennent guère autre chose qu'utiliser un et un seul programme. Or, toute la difficulté est là : tout ce qu'on fait à l'aide d'un programme doit tôt ou tard passer par un autre, ou du moins s'en émanciper. En particulier, tout ce qu'on publie en ligne à l'aide de n'importe quel logiciel est déjà fait à l'aide d'un ou de nombreux autres.

Par conséquence, ce travail ne prétend pas se substituer aux manuels et aux tutoriels des différents programmes. Il suppose au contraire une connaissance minimale des logiciels qu'on utilise. Il se contente d'ouvrir des pistes pour en tirer davantage, ou éventuellement, changer d'outils.

À quels utilisateurs s'adresse-t-il ? En principe, à tous. Le complet débutant fera mieux de se familiarisé d'abord avec les arborescences de ses disques durs, avant de se lancer à enregistrer des scripts, mais il n'aura pas à attendre de devenir un expert. L'expert lui-même trouvera certainement matière à s'instruire sur des questions qu'il ignore ou néglige. J'en ignore et néglige moi-même, à commencer par éditer des équations et des formules en ligne — sujet que j'ai préféré éliminer carrément.

Cet ouvrage s'adresse surtout à des utilisateurs qui veulent cultiver leur autonomie. Peu importe que leurs objectifs soient professionnels ou ludiques, ambitieux ou modestes, collectifs ou privés. On a souvent confondu l'autonomie et l'autarcie, et pour les opposer à la coopération et à la dépendance, que l'on confond aussi. (Si « libre » veut la plupart du temps dire « gratuit », « coopératif » ne signifie souvent rien d'autre que « captif ».) En réalité, l'autonomie est nécessaire à la coopération ; elle est même la condition sine qua non de la libre coopération.

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© Jean-Pierre Depétris, octobre 2009
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