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Jean-Pierre Depetris

Comme un vol de migrateurs


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Quatrième carnet
Sur la perspective numérique

11 Ramadan

Ça ne commence pas ici non plus

Comprends bien que lorsque je dis qu'écrire c'est ordonner, j'entends qu'il s'agit d'ordonner plusieurs ordres.

On a d'abord l'ordre logique. J'entends l'ordre dans lequel des informations doivent être reçues pour pouvoir être plus aisément interprétées. Par exemple, un lieu peut être décrit avant qu'on ne sache où il se trouve, ou l'inverse, et ce n'est certainement pas sans effet.

On a ensuite l'ordre chronologique. Même si l'on n'écrit pas un récit, on a toujours des événements qui se placent le long d'une flèche du temps, voire sur plusieurs, parallèles. Là encore, on peut énoncer avant ce qui a lieu après.

On a aussi ce que je suis tenté d'appeler un ordre de tension. L'ordre doit produire un mouvement, un flux suffisamment consistant. Dans certains romans, on l'appellera le suspense. Ce mouvement n'a pas à être régulier ni uniforme, il est aussi libre qu'une musique, et j'aurais pu l'appeler musical. Et comme une partition musicale, il est un ordre.

Il y a enfin l'ordre dans lequel on écrit ; et il n'a aucune raison d'épouser l'un des autres. La plus grande difficulté qu'on rencontre alors en écrivant est de s'émanciper de cet ordre dans lequel on écrit et réécrit, et qui, inévitablement, bouscule les précédents, notamment le premier, l'ordre logique.

On peut encore en avoir d'autres, autant qu'on veut, et surtout qu'on peut.



lune rousse  coupole

Le 4 juin

Inquiétantes mouettes

Les mouettes ont pris possession de la ville, du ciel de la ville, surtout la nuit. À défaut de les voir, on les entend. C'est à croire qu'elles ne dorment jamais.

Certains lieux ont leur prédilection. Elles aiment tournoyer la nuit dans le faisceau des lampes qui éclairent Notre Dame de la Garde. Elles font des loopings en poussant de grands cris. Elles paraissent s'amuser follement.

À quoi jouent-elles exactement ? Font-elles réellement des démonstrations de virtuosité aérienne ? On croirait la plupart du temps qu'elles rient, mais il y a parfois un ton sinistre dans la puissance sauvage de leurs cris.

Elles font un vacarme épouvantable. Ces animaux ne dorment-ils jamais ?


mouettes  lune

Le 5 juin

Quelque-chose à dire

 Il y a ici une extrême ritualisation sur tout ce qui touche à l'intellect. Lorsqu'on a quelque-chose à dire, on pourrait supposer que le plus simple, eh bien, c'est de le dire. Ce n'est pas si évident ici : Le dire où ? Quand ? À qui ?

Malgré la profusion des moyens de communication, les questions « où ? » et « quand ? » demeurent presque toujours sans réponse. Parler en marchant comme Aristote est impossible. Il n'y a pas de lieu pour ça. Nulle part on pourrait marcher suffisamment longtemps et tranquillement à deux côte-à-côte. On peut à la rigueur marcher en bavardant au téléphone.

Les lieux publics sont peu praticables. Disparaissent ceux où l'on peut encore s'asseoir tranquillement autour d'une table suffisamment large. D'abord, on ne peut plus y fumer. En admettant qu'on y renonce, l'éclairage désagréable, le décor, les écrans, la musique agaçante, le bruit de la circulation, la vue calamiteuse, les odeurs de cuisine ou de chiotte, finissent par nous perturber.

On peut bien-sûr s'inviter mutuellement chez soi. Là encore, à moins d'habiter la même rue, ce n'est pas si simple. On entre dans une autre démarche. On n'est plus dans celle d'aller se dire quelque-chose mais d'aller se voir. Ce qu'on a à dire risque d'être alors fortement dilué. Autant opter pour la communication à distance.

Le téléphone est un instrument trop désagréable qu'il vaut mieux renoncer à décrocher. Sa sonnerie interpelle dans les moments les moins propices. Il est préférable de le réserver à des communications brèves et urgentes qu'on peut laisser sur un répondeur.

Quand on a quelque chose à dire, le plus simple est encore de l'écrire. Plutôt que se répéter, recommencer à expliquer et faire des digressions, on a la ressource de se relire et de synthétiser. Si l'on sait ce qu'on a à dire, c'est encore le moyen le plus rapide, et l'on peut espérer que le lecteur nous lira quand il aura tout loisir d'être attentif, et qu'il pourra même nous relire autant de fois qu'il lui sera nécessaire.


Combien de mots sont-ils nécessaire pour dire quelque-chose ? La question est incongrue, je le reconnais, mais elle se pose. Le plus court message que j'ai reçu ne contenait que deux lettres : « OK ». Il pouvait être aussi bref car il était une réponse, et parce que le courriel permet de copier automatiquement dans la réponse le message original. Si l'on inclut cette copie, le message était plus long.

Un texte renvoie toujours à un contexte, et ce contexte doit bien être évoqué dans le texte-même. Bref, les mots nécessaires pour dire quelque chose risquent souvent de dépasser la taille convenable d'un courriel. Il est plus courant d'envoyer une longue lettre par la poste.

Le plus simple serait alors d'envoyer en pièce-jointe par courriel cette longue lettre, mais le fichier peut poser des problèmes pour l'ouvrir, et quelquefois une pièce-jointe ne passe même pas sur certaines listes. Il est donc préférable de la laisser sur un serveur où elle soit accessible en ligne.

Il n'y a aucune difficulté à cela, et quasiment tout le monde ici possède un ordinateur et une connexion. S'en servir dépasse pourtant largement les limites de ce que le commun est capable de concevoir ici, et l'on est bien embarrassé si l'on a quelque-chose à dire.


Ce qui renvoie à la troisième question : « à qui ? » En général, ce qu'on peut avoir à dire ne concerne pas une seule personne, ni même un groupe bien dessiné, sans pour autant s'adresser à tout le monde. Sans être public ni privé, ce qu'on dit reste ouvert. On a le droit de le répéter, d'autres interlocuteurs peuvent s'introduire sans qu'on se soit proprement adressé à eux. Laisser donc cette longue lettre sur un serveur, offre cet avantage qu'elle puisse être partagée, discutée, commentée, citée.

Tous les autres moyens sont à la fois trop lourds et trop ritualisés pour être praticables. Imprimez seulement votre lettre et donnez-la en main-propre à qui vous la destinez, en lui recommandant de la lire quand il aura le temps, le résultat sera certainement désastreux. Il est probable qu'on ne comprendra pas pourquoi vous écrivez quand on peut se rencontrer, se téléphoner, etc. On supposera même que ce message aura certainement été écrit pour d'autres.

Bref, il n'est pas très commode ici de dire quelque-chose. On parle plutôt pour meubler la conversation, et quand on diffuse publiquement, c'est encore pour proposer des sujets qui la meublent.

Le 6 juin

Perspective numérique et cartographie sémantique

Lu sur le wiki de Perspectives Numériques:

Fin des opérateurs

À peine, nous sommes-nous habitués à la pratique du Web, à la fréquentation de ses serveurs et à la cartographie interactive, qu'une autre invention surgit, qui elle, promet effectivement d’affranchir le réseau de tout ancrage territorial. Ses prémices s'appellent P2P, GridComputing ou SwarmComputing déjà mis en œuvre dans une première vague de réalisations industrielles ou de recherches telles Seti@home, BitTorrent, Skype, Joost, etc. qui suppriment déjà dans une certaine mesure la notion de centre au sens de la perspective temporelle.

Cette première vague en annonce une seconde qui serait en mesure de les supprimer complètement et d’en créer de nouveaux d’une toute autre tournure. Par exemple Hadoop, Navizon ou TerraNet transforment chaque terminal (un simple téléphone mobile par exemple) en un routeur de tous les autres avec lesquels ils sont directement reliés par radio de proche en proche selon le principe des réseaux Mesh.

Ces systèmes fonctionnant par voie hertzienne, vont dans l'absolu jusqu'à supprimer les opérateurs de télécommunication dont on sait à quel point leurs infrastructures sont historiquement reliées aux territoires et aux pouvoirs qui les administrent.

Code de fuite

Au cœur de ces innovations, il y a la version 6 de l' Internet Protocol (IPv6) et sa capacité à délivrer une quasi-infinité d'adresses, non pas seulement des adresses de machines comme IPv4, mais des adresses de groupes, sous couvert desquelles autant de collectifs plus ou moins étendus peuvent échanger de manière synchrone ou asynchrone sans l'entremise d'aucun centre physique au sens où nous l'avons défini précédemment. C'est le principe de l'IP Multicast.

La perspective temporelle actuellement à l'œuvre (que nous pratiquons comme Monsieur Jourdain…) mutera alors en une "perspective numérique". Pourquoi "numérique" ? Parce que le point de fuite de cette troisième perspective, n'est plus un point physique comme dans les deux cas précédents, mais un code — un "code de fuite" —, qui dans le cas du Multicast, est le numéro IP du groupe sous couvert duquel celui-ci peut échanger. Dit autrement, ce code de fuite est simplement le seul point commun entre tous les membres d'un groupe livré à une forme ou une autre d'interaction collective.

Référentiel auto construit

Après que la perspective temporelle a décorrélé le temps et l'espace, en donnant corps à un temps subjectif construit par l'activité collective, la perspective numérique fait de l'espace une valeur émergeant de la même manière. Les terminaux mobiles (ou pas) qui sont aussi les routeurs du réseau, se "voient" les uns les autres et peuvent se localiser de proche en proche par triangulation. Chacun est ainsi en mesure d'établir la carte de tous les autres selon un point de vue qui lui est propre.

[…]

Temps codal

Dès aujourd’hui, des prototypes de moteurs de recherche et d’environnements virtuels distribués (Wuala, TerraNet, NaviZon, Solipsis, @rbre+jMaay, etc.) annoncent des nouveaux modèles concurrents de leurs équivalents centralisés (Google, SecondLife, Facebook, etc).

La perspective numérique annonce donc à son tour une perte d'influence des centres de la perspective temporelle aujourd’hui dominants au profit de nouveaux.

[…]

Copyright © 2007 Olivier Auber Copyleft


nuages

Remarques sur la perspective numérique

Pour autant que j'aie compris l'essentiel, il me semble que dans cette perspective, qu'on peut bien appeler numérique, chaque point peut en être le centre, bien qu'elle conserve toujours un ordre et une structure. Ce qui signifie ipso facto que cet ordre et cette structure se démultiplient par autant de centres, ou encore, qu'il n'y a pas un ordre et une structure, mais des infinités.

Dire qu'il y a une infinité d'ordres, cela peut signifier qu'il n'y en a aucun. C'est du moins ainsi que la pensée moderne se limite à le comprendre. En réalité, il y en a toujours au moins un. C'est pourquoi on peut les-dire virtuels, ce qui ne s'oppose évidemment pas à réels.

Quand nous regardons un tableau, le point de vue est fixé une fois pour toutes. C'est pourquoi l'espace y est proprement construit. Quand nous regardons un paysage réel, nous pouvons nous déplacer ; le point de vue est toujours différent (sans devenir moins réel), et l'espace ne continue pas moins à s'organiser autour de ce point, dont je pourrais aussi bien dire « c'est moi ».

Nous n'avons pas à construire l'espace, il se construit seul, comme la perspective spatiale.

Ce qui est nouveau, c'est que nous disposons maintenant de programmes qui peuvent reconstruire cette perspective à chaque instant pendant que nous circulons dans un espace virtuel.

Il est intéressant de se demander qu'est-ce que cela change pour un artiste qui crée un paysage en trois dimensions par rapport au peintre qui dessinait l'espace en deux. Cette question est ouverte, il n'y a sans-doute pas de réponse définitive, et la poser est de nature à l'ouvrir davantage.

Il est à noter aussi que la photographie changea la perspective spatiale. En effet, le photographe est moins tenté de reconstruire l'espace pour l'adapter à son point de vue que de le parcourir pour y trouver le meilleur ― attitude qui commença bien avant avec les paysagistes.

On pourrait observer aussi que la perspective spatiale de la géométrie a été très tôt dépassée par les coordonnées (Descartes) et les fonctions (Leibniz), et qu'on peut trouver là le point de départ de la perspective numérique, jusqu'à la géométrie in situ de Poincaré et les théories du chaos.

En tout cas, on peut voir clairement ce que dans cette perspective devient ce qu'on appelle l'individu, ou le dividu, la personne, ou encore le bonhomme, disons « moi ».

 Je deviens le centre, le centre sinon rien. Peu importe l'IP, le numéro d'INSE ou quelque identifiant, mais ce qu'il identifie : le centre. Par exemple Olivier Auber et son projet panoptique avec tout ce qui gravite autour : quelque chose d'assez immense, en somme, mais qui ne gravite pas moins aussi autour des autres points qui gravitent autour de lui, et cela réellement. Voilà ce qu'est censé identifier un identifiant : un centre.

C'est mathématiquement complexe, mais intuitivement évident. Il est probable que si l'on se familiarisait avec le bibi de Boby Lapointe, qui aide à manipuler des combinatoires plus complexes, ce serait mathématiquement plus simple.

Il semblerait pourtant au premier abord que ce soit la personne qui se dissolve, qui se diffracte en autant d'identifiants ; la personne, donc le centre, l'ordre, la structure. Loin de s'inquiéter d'une telle dilution qui menace tout ancrage au réel, on y voit le plus souvent un gage de liberté et de confidentialité. Il importe qu'on ne puisse identifier le même bonhomme sous ses différents avatars. Mais quel bonhomme identifierait-on en réalité, sinon un avatar de plus ? Et en quoi seulement, si l'on arrive à trouver le fil qui relie ces avatars entre eux, cela ferait-il un bonhomme réel ?

L'État devient alors le dispensateur ultime de l'identité. Le grand oracle auquel on pense pouvoir adresser la question « qui suis-je réellement ? »

C'est pourquoi il tend à devenir là où la confidentialité s'arrête. Il se fait le garant ultime qu'il y aurait bien quelqu'un derrière le masque, c'est-à-dire donc le symptôme que l'on puisse en douter.


Il est quand même essentiel que nous puissions reconnaître en un autre être humain, non pas une identité, dont nous n'avons rien à faire, même pas un égal, mais plutôt un ego ; c'est-à-dire à peu près, quelqu'un qui puisse lui aussi triompher du doute cartésien pour y trouver prise à quelques certitudes, ou, si l'on veut, quelqu'un qui, par rapport à nous, ait un autre point de vue, et qui puisse, disons, nous tenir informé de ce qu'il voit de là où il se trouve.


coucher de soleil


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