Jean-Pierre,
Je suppose que tu comprends que sous un autre clavier que le tien, accuser un auteur de partir d'une réalité subjective serait une critique grave. Mais je sais bien que pour toi, le seul côté objectif serait insuffisant pour faire une réalité. ;)
Je voulais surtout te répondre que Dell'Umbria est peut-être moins loin de ton point de vue que tu as l'air de le croire. Je te cite le passage d'un entretien dans la Marseillaise :
« En fait, dans toute cette Histoire se déploie une conception de la ville. Et une critique de ce qui tend à remplacer cette dernière, l’agglomération. La désintégration de la ville est un fait universel, constatable sur les cinq continents. Dans le cas de Marseille, ce processus prend une forme singulière parce qu’il coïncide avec le naufrage du système industrialo-portuaire qui faisait vivre cette ville, et avec la mise en périphérie de celle-ci. »
Répondant à Roland Pfefferkorn, La Marseillaise, 19/11/2006. (C'est moi qui ai souligné.)
La notion de paysage se constitua, on le sait, grâce à la peinture, lorsque celle-ci, s'affranchissant des sujets religieux, revint sur terre : quand l'homme commença à prendre conscience du pays qui l'environnait. Tout paysage possède une densité que l'on saisit avec patience. Mais le consommateur n'a jamais le temps. Un décor est au contraire quelque chose de superficiel, qui se monte et se démonte en fonction de la mode. Ainsi le paysage de Marseille, ces maisons, ces collines et ce bord de mer qui parlaient si fort à ceux qui y vivaient laisse place à un décor de plus. Quel Vernet ou quel Loubon, quel Monticelli ou quel Cézanne viendrait peindre l'Escale Borély ?!…
Ce qu'évoque Alèssi Dell'Umbria est évidemment plus complexe, même si sa démonstration illustre suffisamment bien le propos de son ouvrage, Histoire Universelle de Marseille.
Marseille était déjà un vaste chantier ― et ses décors, théâtraux ― avant-même que ces peintres n'aient commencé leurs œuvres. Ça ne les a pas empêché de faire leurs paysages. N'oublions jamais, lorsque nous regardons une peinture ancienne, que ce qu'elle montre n'était pas nécessairement ancien pour son peintre.
Ça n'a pas empêché non plus que ce soit ici précisément, à Marseille ou dans ses proches environs, que se soient effectués les tournants les plus décisifs de la peinture contemporaine, de Cézanne à Braque, de l’Impressionnisme au Cubisme. Le paysage n'a certainement pas abandonné la peinture à Marseille seulement, quoi que la région ait été aussi, avec Paris, Berlin et Moscou, un haut-lieu de cette mystérieuse disparition.
D'ailleurs cette disparition est toute relative. On ne compte pas les galeries qui vendent des paysages, et les salons qui en sont décorés. Comme le roman pour les lettres, c'est le genre qui se vend le mieux. La différence est cependant considérable : ce sont alors les peintures qui sont nouvelles, et les sujets, anciens. Le paysage provençal a glissé vers l'artisanat local.
La peinture n'est pas passée immédiatement de la perspective au paysage. Ce paysage n'était qu'un décor pour le sujet principal, même quand il n'était plus religieux. Il fallut attendre longtemps pour qu'un tableau ne représente rien d'autre. Les peintures impressionnistes, avec leurs petits formats et leurs grands coups de pinceau visibles, ressemblent à des détails qu'on aurait découpé dans de grandes toiles anciennes : les paysages qui en faisaient le fond.
La peinture impressionniste nous place devant l'histoire européenne de l'art, et nous-glisse à l'oreille « l'important n'a aucune importance ».
En réalité, le paysage s'est imposé et a disparu autour de cette même époque, disons la Belle Époque, dont la nôtre est au fond bien plus imprégnée qu'on le croit.
Dans la peinture occidentale, le paysage a presque toujours été un décor, et ce n'est pas sans audace qu'on se mit à peindre des décors vides. (Mais un décor vide en est-il encore un ?)
La Belle Époque, c'est l'apothéose du cheval-vapeur. Héron d'Alexandrie a inventé la machine à vapeur au premier siècle. En ce temps-là, on ne savait qu'en faire. Il paraît qu'il construisit un petit train pour le jeune et futur empereur Ptolémée. Le dix-huitième siècle européen sut quoi faire de la vapeur : remplacer la force animale, notamment celle du cheval.
Il ne suffisait pourtant pas de mettre des machines à la place des animaux pour faire une révolution industrielle, et transformer d'anciens éleveurs en simple main-d'œuvre au service des chevaux-vapeur. Il fallait encore qu'une part toujours plus importante de la population ose ouvrir le capot et bricoler. Il fallait que des armées d'ouvriers, de paysans, de mécaniciens, d'ingénieurs, de chercheurs ou de simples amateurs se mettent à comprendre plus ou moins la mécanique. C'est cela, la Belle Époque, un renversement de classe, brutalement interrompu par la barbarie de la Guerre Civile Mondiale.
Qu'est-ce que la Belle Époque avait de si belle ? À mon avis, la campagne. C'est en ce temps que les villes perdirent leurs fortifications, que des tramways et des trains de banlieue poussèrent leurs lignes jusqu'en périphérie, et où des travailleurs allaient le dimanche dans des guinguettes au bord de l'eau.
C'est l'époque aussi où l'on inventa la peinture en tube, et où les artistes purent quitter leurs ateliers pour aller eux aussi à la campagne. Quand les uns et les autres se rencontraient, cela donnait même les peintres du dimanche. Marseille est réellement une ville de cette époque-là.
C'est à la Belle Époque qu'on inventa aussi le stylo-plume. En réalité, comme la machine-à-vapeur, le stylo-plume avait déjà existé avant, dans l'Empire Mongol, mais il semble que les hommes n'en avaient pas non-plus tout-de-suite perçu l'utilité. À quoi peut bien servir un stylo-plume et un bloc de papier que l'on puisse emporter partout avec soi ? À écrire sous les arbres, pardi !
Il est très remarquable d'ailleurs que les Mongols, qui n'aimaient pas non plus les fortifications, et démolirent pierre-à-pierre celles de Bagdad avec une patience de fourmi, aient inventé le premier modèle de stylo-plume. Ils inventèrent aussi le papier-bible. Ils firent du papier bien plus léger, et des livres qu'il était bien plus aisé d'emporter partout avec soi.
À Marseille, la Belle Époque dura plus longtemps qu'ailleurs, elle s'éternisa. La Belle Époque, c'est l'optimisme ouvrier, et les ouvriers eurent longtemps, ici, de quoi nourrir leur optimisme : les dockers, les métallos, ceux des raffineries et de la chimie ― sans compter des industries qui furent de pointe en leur temps : ballons dirigeables, hydravions. Le premier vol autonome d'un hydravion, réalisé par Henri Fabre le 28 mars 1910, décolla de l'étang de Berre.
Tous ces métiers ne demandaient pas seulement des travailleurs compétents, mais surtout une grande cohésion entre les hommes, des capacités d'initiative, et une confiance professionnelle réciproque. Ils demandaient une qualification qui ne s'apprend qu'en travaillant ensemble.
Cela favorisait plus un syndicalisme-révolutionnaire et libertaire qu'un socialisme d'état, et tirait vers le haut les salaires d'une main d'œuvre moins qualifiée.
Dans les années cinquante, le réalisme socialiste de Carpita respirait encore la Belle Époque. Ce fut un OVNI, quelque chose de nulle-part, ni du présent, ni du passé, ni du futur. Seules, censure et police le remarquèrent. Le film fut confisqué au nez des dockers, sans soulever en France la moindre protestation ni susciter aucune solidarité.
La révolution industrielle a peut-être tout simplement fini par où elle avait commencé : la production d'une main-d'œuvre sans qualification.
Bon, je ne suis pas un chercheur ni un spécialiste, je ne vais pas aller me perdre dans une documentation sans limite. Je m'en tiens seulement à quelques évidences, quelques lectures, quelques intuitions. Les idées que développèrent sur le travail Kropotkine, Sorel, De Léon, au tournant du vingtième siècle, sont aux antipodes de celles du Taylorisme, du Fordisme, du Stakhanovisme dans le courant de celui-ci.
Trois moments donc, dont le premier, commencé à la fin dix-huitième siècle par la destruction des corporations et la disparition d'anciens métiers qui résistaient aux techniques nouvelles, aboutissait un siècle plus tard au second, celui de l'acquisition par une proportion croissante des travailleurs de ces techniques et d'autres façons de penser et de vivre. Thermodynamique, moteur à piston, électricité… on sortait de l'époque où l'on se transmettait de père en fils des savoir-faire éprouvés. On entrait dans celle de l'innovation perpétuelle, transformant l'atelier en école permanente, si ce n'est en centre de recherche expérimentale.
« La société socialiste ne connaîtra plus la contrainte du capitalisme ; mais sa liberté sera celle qui convient à des producteurs animés d'un puissant esprit progressif ; leur psychologie aura dû être préparée par une longue évolution transfusant dans les prolétaires actuels des instincts de travailleurs d'ordre supérieur. Ainsi la préparation du socialisme impose l'obligation de produire en vue de produire toujours mieux. […] Pour assurer l'affranchissement futur, il est donc essentiel d'amener les jeunes gens à aimer leur travail, à chercher l'intelligibilité de tout ce qui se passe dans l'atelier, à considérer ce qu'ils font comme une œuvre d'art qui ne saurait être trop soignée. Ils doivent devenir consciencieux, savants et artistes, dans toute leur participation à l'industrie. »
« […] Dans le régime de l'industrie moderne qui ne peut s'arrêter à aucune technologie, les chefs d'entreprise, les ingénieurs et les ouvriers sont condamnés à demeurer toute leur vie, des apprentis […]. Le marxisme accepte pleinement l'héritage de l'ère capitaliste ; mais il est loin d'avoir mesuré encore toute l'étendue des problèmes que pose cette nouvelle orientation […]. »
Georges Sorel, Matériaux d'une théorie du prolétariat.
Dans un premier moment, un patronat saint-simonien avait rêvé de villes mi-casernes, mi-monastères, vouées au travail, à l'industrie et aux lumières de la science, assurant la formation technique et morale des prolétaires, prenant soin de leur avenir et de leur santé. Ces utopies prirent parfois forme, mais elles inspirèrent toujours au moins partiellement les prémisses de la révolution industrielle. Ce furent cependant plutôt les travailleurs qui prirent leur destin en main dans un second temps, assurant leur formation, leur entraide, leur défense. Plus le travail devient complexe, plus il impose une grande liberté, une forte autonomie, l'initiative et l'imagination surtout du travailleur. On passa de l'utopie du phalanstère à l'esprit de l'anarchisme.
« Élevé dans une famille possédant des serfs, j'entrai dans la vie active, comme tous les jeunes gens de mon époque, avec une confiance aveugle dans la nécessité de commander, d'ordonner, de brimer, de punir et ainsi de suite. Mais quand, assez tôt, je dus diriger d'importantes affaires et côtoyer des hommes libres, et quand chaque erreur pouvait être immédiatement lourde de conséquences, je commençai à apprécier la différence entre agir selon les principes du commandement et de la discipline et agir selon le principe de la bonne intelligence. Le premier fonctionne admirablement dans un défilé militaire, mais ne vaut rien dans la vie courante, où on ne peut atteindre son but que grâce à l'effort soutenu de nombreuses volontés travaillant dans le même sens. »
Pierre Kropotkine, Mémoires d'un révolutionnaire.
La chaîne tayloriste, le Fordisme, le stakhanovisme furent, dans un troisième temps, l'option opposée : celle d'un mode de production où l'ouvrier n'avait pas plus à apprendre qu'à comprendre en travaillant, et moins encore à inventer. Même l'acheteur n'avait rien à connaître des techniques qu'il utilisait dans ses marchandises, et peut-être même rien à en faire. C'était, en somme, le moyen de revenir aux anciens rapports humains en utilisant les techniques qui les avaient fait disparaître. Ce troisième moment explique toute la guerre de 14-45, et s'explique par elle.
La Belle Époque est ce moment où « toute l'étendue des problèmes que pose cette nouvelle orientation » appelait une autre réponse que la guerre mondiale, et offrait des perspectives plus ambitieuses aux peuples des empires coloniaux.
Pour ces empires, l'Histoire s'est arrêtée là, mais certainement pas pour le monde. Pendant le vingtième siècle, des continents entiers ont vécu une évolution similaire à celle de la Révolution Industrielle en Europe. Ils construisent en ce moment-même leur Belle Époque, et l'on ne sait comment ils en exploiteront les perspectives.
J'ai retenu cette réponse de Yann Le Gennec, dans de plus longs échanges en ligne à propos d'une proposition de loi « visant à mieux garantir le droit à la vie privée à l'heure du numérique ». http://www.senat.fr/leg/ppl09-093.html
Le 1 juin 10 à 11:38, Yann Le Guennec a écrit : Au delà des cas particuliers, je pensais surtout à la tendance généralisée à la rétention, qui s'oppose à celle du flux, alors que cette dernière est une métaphore répandue pour caractériser internet et notre économie contemporaine.
Jean-Pierre Depétris a écrit : Oui, mais je trouve que la tendance est plus étrange encore qu'une rapide critique le laisse croire, car le problème de la conservation — et ce n'est pas la même chose que la rétention― passe à la trappe. La conservation des données est inséparable du lien. (Conservation et flux vont en réalité autant ensemble que rétention et destruction. Si les liens deviennent trop vite invalide, ça ne marche plus.) Or la conservation des données numériques n'est pas affrontée avec le sérieux qu'elle mérite. Conserver des données suppose aussi de pouvoir y accéder simplement. Ça suppose aussi la portabilité et des langages standards. Bref, des questions qui sont trop laissées dans l'opacité et le flou.
Yann Le Guennec : Il semble bien en effet que ce soit une histoire de liens. Effacer une donnée d'un service centralisé ne supprime pas cette donnée sur le réseau global, mais une copie localisée de cette donnée, dans la mesure où toute information émise par un émetteur et reçue et stockée par un récepteur ne supprime pas cette donnée chez l'émetteur (principe du bien non rival). Ce qui est détruit finalement dans ce cas, à l'échelle globale, ce n'est pas la donnée elle même, mais le lien entre cette donnée et le site de stockage et d'accumulation. Si on prend la métaphore du cerveau et de sa plasticité, il manquerait alors, dans un but de conservation, mais aussi et sans doute plus d'évolution, des mécanismes de re-configuration des liens. C'est déjà un peu le cas avec les redirections HTTP. Je pense aussi à la méthode DELETE de HTTP, encore faut-il avoir accès à ces méthodes là où sont stockées les données. C'est finalement la question du droit moral de l'auteur (des données), et de son pouvoir effectif d'action sur ces liens, qui sont au coeur de ce problème. Et c'est bien en s'accaparant ce pouvoir de liaison que les services en ligne deviennent économiquement valorisables, le principe du 'moteur de recherche' en est le premier et meilleur exemple.
(...)
Jean-Pierre Depétris a écrit : Finalement, tout ceci dénote peut-être plutôt une incapacité à saisir le phénomène qu'une véritable représentation qu'on se ferait ou voudrait imposer. Héron avait inventé la machine à vapeur au premier siècle. (Il en aurait même fait un petit train pour le jeune prince Ptolémée.) Ça ne suffit pas pour qu'une invention réussisse. Dix-huit siècles plus tard on sut quoi en faire: remplacer l'animal dans le travail par du cheval-vapeur. Mais ceci encore ne suffit pas. Il fallut qu'une part notable de la population connaissent assez bien le principe pour se sentir capable d'ouvrir le capot et d'y mettre les mains. Sans des armées de travailleurs et d'ingénieurs qui connaissaient plus ou moins la mécanique, il n'y aurait pas eu de révolution industrielle.
Yann Le Guennec a écrit : Donc, si je comprends bien, la « révolution numérique » n'a pas encore eu lieu ?
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