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Jean-Pierre Depetris

Comme un vol de migrateurs


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Carnet vingt-huit
Littérature numérique

Le 5 janvier

Reconstruire la culture

Pierre Petiot a écrit : Il me semble qu'au-delà de la référence à l'optique physique, ta métaphore peut-être considérée dans d'autres directions, auxquelles la suite de ton texte invite.

[1] Par exemple, on peut se poser la question, qui nous est à tous venue à l'esprit : est-ce que nous ne sommes pas plus transparents sur l'internet que dans la vie ? Ou cette autre question qui vient en même temps à qui s'adonne au jeu des pseudonymes : est-ce que nous ne sommes pas plus apparents sur le web que "dans la vie" ?

Ce sont des mots ambigus. « Transparent », est un terme particulièrement clair et précis quand il s'agit de code et de langage ; autrement, c'est plus compliqué. Il est évident, par exemple, qu'à force d'être transparent, on peut devenir tout simplement invisible.

Avec « apparent », ce n'est guère mieux. Car au fond, on n'est pas si apparent en ligne, moins qu'à l'œil nu, ou pour une caméra de surveillance. On y est cependant plus connaissable, plus profond, dirais-je. Mais à une condition, et elle est double : d'abord qu'on veuille bien s'y montrer, puis qu'un autre veuille lire.

Mais au fond, ce n'est peut-être pas le net ici qui est en question, c'est le texte. L'homme est le seul animal qui sache se doter d'une présence textuelle, littéraire, littérale et numérique.


Et on voit là que l'internet dote chacun de propriétés immédiatement littéraires pour peu que l'usage du réseau ne se réduise pas en un enchevêtrement d'annonces se réverbérant les unes dans les autres comme assez souvent sur facebook ou (peut-être) sur twitter.

Car enfin, assez souvent, l'écriture c'est tenter de se découvrir soi-même ou tenter de simuler la logique de personnages de fiction.

Oui, c'est bien ça. « La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature » (Proust, Le Temps Retrouvé, p.289-290, édition G.F, merci Antoine pour la référence.)


[2] Par exemple on peut aussi relier la métaphore image-objet réel-virtuel à la Société du Spectacle de Debord et se demander

- à quelles conditions l'internet peut-il devenir "spectaculaire-marchand" (c'est-à-dire image réelle d'un objet virtuel car décidément, le capitalisme n'est rien d'autre que de la sorcellerie)

- à quelles conditions l'internet peut-il ne pas devenir "spectaculaire-marchand" (C'est-à-dire image virtuelle d'un objet réel, situation dans laquelle nous aurions quelques chances d'échapper parfois un peu à la sorcellerie).

Question bien antérieure en fait à l'internet, et qui remonte l'histoire de la rhétorique et de la poétique, et aussi de la philologie.


[3] On peut encore relier cette métaphore au travail d'Olivier Auber et de Duchamp (et de moi-même en toute modestie) sur la perspective, et poser la question dans quel système d'optique sommes-nous.

Oui, oui, vous êtes bien les trois qui nourrissent le plus ma réflexion sur ce point.


Pour comprendre l'importance de la question du système d'optique, il suffit de se souvenir que la perspective de la mystique rhéno-flammande (d'origine néoplatonicienne) qui avait pour centre Dieu, s'inverse à la Renaissance (toujours dans un contexte néoplatonicien, mais différent) en une perspective centrée cette fois sur l'homme et donc, parce que Dieu est unique, sur l'individu.

Dans la perspective (optique et pour eux physique) de la mystique rhéno-flammande, Dieu est à la fois la source et le point de convergence des âmes, qu'il ramène à lui. Dieu est la communauté des âmes, ou peut-être même très simplement leur communion.

Lorsque la perspective rhéno-flammande est inversée, l'individu prend la place de Dieu et on voit bien le résultat.

Oui, il me semble bien que l'individu a pris la place de Dieu, et surtout, la société de son église. Il semblerait qu'il soit difficile de se débarrasser de Dieu une fois qu'on l'a accepté.


Et dans le résultat, on voit aussi qu'il reste comme des scories très toxiques :

a - le fait que l'individu n'est pas Dieu et qu'il n'est ni la source, ni le point de convergence du monde. Et donc, qu'au lieu d'irradier le monde, de le rendre radieux, il le fait revenir à soi d'autre manière : il l'irradine.

Il est à noter que la société non plus n'est ni la source, ni le point de convergence du monde. C'est ce qui fait la pauvreté spirituelle de tout ce qui s'identifie comme religion aujourd'hui, y compris la religion laïque : l'Église, la Nation, la Umma, la SARL…

Même après la Renaissance, Descartes, Leibniz, Berkeley, disaient que Dieu avait créé la monde en lui donnant ses lois, et à nous la capacité de les comprendre et de les utiliser. Ceci s'entend, même si l'on ne pense pas que le monde ait été proprement créé. On peut au moins penser qu'il n'y manque pas, disons, de créativité, et qu'elle n'est pas étrangère à nos capacités de percer le fonctionnement de la nature. (« Ça crée », plutôt que « sacré ».)


b - le fait que l'inversion individualiste de la perspective rhéno-flammande conserve cette perspective comme religieuse. Le Christianisme (ou l'Islam, puisque le point de vue rhéno-flammand nous est — aussi — venu de l'Islam) inversé, c'est encore et toujours de la religion monothéiste abrahamante.

Car dans un système polythéiste les Dieux étant contraints et habitués de vivre ensemble et les humains à leur image par conséquent aussi. De sorte de la communauté — la Polis grecque par exemple — est préservée, serait-ce seulement comme lieu de chamailleries tout comme l'Olympe.

c - le fait que dans cette inversion de perspective la communauté est perdue comme nous le constatons à chaque instant.

Est-ce que les points [1], [2], [3] ci dessus sont liés, et peuvent-ils nous aider à sortir de ce labyrinthe de miroirs où nous sommes tous en grand danger de nous perdre, très très physiquement.


Je me demande jusqu'à quel point le vocabulaire de l'optique (objet-image-virtuel-réel) est bien une métaphore, car au fond, l'internet fonctionne bien comme une surface optique. L'optique s'y complique seulement du son, du temps (mouvement, décalage temporel), et du signe (du sens). Cela appelle peut-être une nouvelle optique comme l'électromagnétisme et la chimie moléculaire ont généré une nouvelle physique.

C'est une bonne raison pour adopter une certaine rigueur dans le vocabulaire, sur l'usage de « virtuel » notamment, comme sur celui d'électronique qu'on sur-emploie en collant des « e- » partout. Ce n'est pas qu'un courrier ou qu'un livre soit électronique qui est intéressant, mais qu'ils soient numériques. Pour le coup « électronique » est une métaphore, ou plutôt une synecdoque.


Aube 1

Début janvier

La littérature numérique

Je vérifie chaque jour que l'édition sur papier est devenue obsolète. Il ne faudrait pas en tirer la conclusion qu'elle va disparaître, pas plus que le papier n'a fait disparaître l'allocution. Quelqu'un qui se contenterait de la simple allocution cependant, serait vite aujourd'hui relégué aux comptoirs des bistrots. L'impression est devenue obsolète parce que l'écriture est devenue immédiatement numérique. L'impression est devenue elle-même numérique, d'ailleurs.

Ceci laisse entière la question qu'on a tant de mal à voir en face : concrètement, comment le numérique doit-il être utilisé à des fins littéraires ?

Il importe de comprendre qu'un texte numérique est illisible en tant que tel. Il n'est utilisable que sous quatre formes : éditable (dans un traitement ou un éditeur de texte), affichable (en lecture seule), imprimé ou à l'écran.

On pourrait aisément appliquer à l'écriture numérique les paradigmes de l'optique. On dira alors qu'à un fichier réel (ou plusieurs) correspond un texte virtuel, et à un texte réel, un fichier virtuel (ou plusieurs.)

Par exemple, ce texte-ci, réel et lisible, correspond à un fichier HTML, associé à un fichier CSS pour la mise-en-page, et quelques fichiers images. Ils sont très réels sur le serveur, sur mon disque ou ma clé USB, mais très distinctement de l'écran où ils s'affichent, même le mien, ou des pages où ils s'impriment. Le texte réel affiché peut à son tour être enregistré sous diverses formes, archive web, fichier texte, fichier post-script pour l'imprimante, etc. C'est en quoi il est donc aussi fichier(s) virtuel(s).

Nous avons exactement le même schéma que dans l'optique : objet réel —> image virtuelle —> objet virtuel —> image réelle. Ce schéma se complique alors sensiblement par la quantité des formats numériques et des lisibilités qu'ils induisent : le texte réel.

Il y en a quatre :

— Le texte éditable. Avant tout, un texte doit bien être écrit. Écrire, c'est générer du texte, le lire, le structurer, le naviguer, tout cela, bien sûr, en même temps. Seul un traitement de texte permet de faire tout cela dans les meilleures conditions, où lire, saisir et éditer ne constituent pas des opérations distinctes, mais, proprement, écrire. Le fichier devra donc être dans le format du traitement de texte, généralement une forme de XML (ou peut-être du TeX).

Cependant, même si le format est ouvert, les propriétés du fichier réel dépendront du programme. Si le fichier réel a un index, des notes, une table de navigation, le programme devra encore pouvoir les utiliser pour qu'on les retrouve dans le texte réel qui s'affiche. Un tel fichier est donc difficilement publiable puisqu'on n'est pas sûr qu'un lecteur pourrait l'utiliser dans des conditions convenables.

— Le texte publié en ligne dans un format transparent, généralement du HTML, éventuellement accompagné d'un ou plusieurs fichiers CSS, images ou autres. Il est tout particulièrement destiné à être lu dans la fenêtre d'un navigateur, mais il peut aussi être ouvert dans un traitement ou un éditeur de texte. C'est le format idéal pour collaborer en ligne.

Comme ce texte est destiné à s'afficher sur toute machine équipée de n'importe quel système dans tous les navigateurs, le texte réel devrait pouvoir s'afficher diversement sans rien perdre cependant des enrichissements qui le définissent. Il appartient alors à l'auteur de décider de ce qui doit changer selon l'environnement et ce qui ne doit pas varier : la taille absolue ou relative des caractères, les jeux de polices, le nombre des caractères par ligne, ou leur largeur en pixel, etc.

— L'édition dans un format opaque et non éditable pour la lecture à l'écran et l'impression privée. On cherche alors l'exact contraire du cas précédent. L'affichage doit demeurer identique dans les moindres détails de la mise-en-page.

L'avantage est alors d'éditer un ouvrage volumineux sous la forme d'un seul fichier aisément navigable, si on lui ajoute un index et une barre de signets. Pour la lecture et l'édition privée, il vaut mieux privilégier la légèreté du fichier que la haute résolution des images et l'incorporation des polices.

— L'édition pour l'impression commerciale. Dans ce cas, le poids du fichier n'a pas beaucoup d'importance, ni les éléments de navigation, qui peuvent toujours poser des problèmes à l'impression. Comme les réimpressions sont toujours plus avantageuses que les gros tirages, il importe que le fichier soit numérisé de telle sorte qu'il ne réserve pas de mauvaise surprise s'il était imprimé à nouveau sur une autre machine. On doit donc être attentif à l'incorporation des polices et à la compression d'éventuelles images.

Ces quatre états possibles ne sont évidemment pas étanches. Tout fichier réel doit pouvoir être converti en un autre dans un autre format, avec plus ou moins de pertes et d'avantages, et il est essentiel que cette possibilité soit conservée dans les meilleures conditions.


On constate alors que la clé-de-voûte de l'écriture numérique consiste à émanciper le texte du programme. Cela veut dire qu'à travers les quatre fois quatre états que j'ai énoncés — texte / fichier / réel / virtuel / éditable / lisible / en ligne / imprimé — se conserve, et autant que possible pour longtemps, un texte qui demeure malgré tout « le même texte ».

Ce « même texte » est une articulation de caractères, avec leurs enrichissements (polices, tailles, graisses, approches, italiques, etc.) et d'espaces (entre les caractères, les mots, les paragraphes, les bords de pages, etc.) qui sont autant de phonèmes et de silences, et qu'il est possible de modifier dans certaines limites sans le corrompre.

Une telle articulation est aussi un jeu de relations internes et externes au texte. Cela veut dire qu'on peut circuler, naviguer, dans la structure du texte à l'aide d'une table des matières, d'une numérotation des pages, de signets, de notes, d'index, etc ; et à l'extérieur, dans d'autres ouvrages, par les références des citations, la bibliographie, les liens externes.

C'est la façon dont le numérique permet de traiter ces relations externes qui contribue le plus à rendre obsolète l'impression. Un fichier numérique sur un ordinateur connecté rend immédiatement présents tous les ouvrages publiés en ligne, c'est-à-dire dans le moment-même de la lecture et de l'écriture.

Une fois qu'on commence à se faire une idée de ce que peut être l'écriture numérique, et qu'on recherche les outils qui lui sont adaptés, on s'aperçoit qu'il n'y en a pas. Je veux dire qu'il n'existe aucun programme, ni aucune suite de programmes, qui permette d'écrire et d'éditer en ligne en se contentant d'en lire les manuels.


Aube 2

Le 2 février

De la réitération

Le plus intéressant, dans l'écriture numérique, ce sont les liens, les URL. Ils permettent de ne pas tout reprendre et tout ré-expliquer de ce que d'autres ont déjà dit.

Le fameux phénomène de rumeur, au cours duquel un même message est corrompu à travers ses successives réitérations, en est évidemment limité. Un lien, et l'on accède aux propos originaux. Même sans lien, d'ailleurs, il est toujours commode de faire une recherche, de remonter aux sources, d'aller y voir de plus près.

Ces tissus de liens permettent de mieux savoir qui dit quoi, où et quand, dans quel contexte et dans quelle situation. L'auteur prend alors une importance singulière. Plus question de le réduire au statut de simple propriétaire d'un droit à réitérer un propos, une idée, un ouvrage, ou quoi que ce soit, séparable de sa vie et de son histoire.

Il est lui-même ce lien indélébile entre ce propos, cette idée, cet ouvrage, et l'ensemble d'une vie et d'une œuvre. En quelque sorte, l'auteur devient ce qu'il fut toujours : à la fois, simple point de vue et horizon entier.

Pour ceux qui connaissent, c'est un peu la Théorie des rayons d'Al Kindy : un point, un point infime, peut-être, mais un point de convergence et de rayonnement. C'est exactement la structure du net.


Aube 3


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