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Jean-Pierre Depetris

Comme un vol de migrateurs


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Carnet vingt-sept
Des mots et des choses simples

Le 7 janvier

Une abeille

Une abeille. Une abeille début janvier. Je prenais le café à la terrasse du bar. Elle est venue sur les fleurs en pots près desquelles j'avais posé mon coude. Là, sous mon nez. Une grosse abeille jaune et noire, bourdonnant comme un chat ronronne, à me donner l'envie de la caresser.

Je distinguais parfaitement ses sacs à pollen, la respiration de son abdomen, et sa façon de le replier sous elle quand elle plongeait dans une étroite corole. Immobile en plein vol, je la voyais tout près, avec son visage de cuir noir finement découpé et ses yeux de pierre d'encre.

Le 10 janvier

Je viens de recevoir la carte de vœux de Nicolas Baudouin. J'en ai profité pour faire un tour sur son site et tout revoir. Son travail m'impressionne. J'ai rarement vu de tels effets avec si peu de moyens. Voilà quelqu'un qui sait écrire, écrire avec des images.

L'humour fou s'accommode de la profondeur tragique, et rien n'y rabaisse pourtant l'homme, même le trop humainement humain.

On devrait tous avoir un signet quelque part pour le site de Nicolas Baudouin. C'est salubre.


Nicolas Baudouin
(Extrait de Pézenas)

Le 13 janvier

Encore du courrier

Je viens de retrouver l'extrait de mon courrier qui a suscité ce long échange avec Pierre, dont je n'ai conservé dans mes carnets que des extraits. C'est lui qui me l'a rappelé hier soir :

Il y a un malentendu dans la culture française.

En fait, la véritable culture, celle qui a eu un rayonnement mondial, est littéralement une contre-culture. Sauf, qu'il n'y en a pas vraiment d'autre ici (les Surréalistes, Genet, Michaux, etc.).

Mais on voudrait l'assimiler à une culture d'élite, c'est-à-dire, en français bureaucratique, une culture de notables, ce qu'elle ne peut pas être.

Et qu'est-ce qu'on peut avoir à foutre entre une culture de notables et une culture de samedi soir ?

Le 13, vers 17 heures

Une version hivernale de la canicule

Il fait étrangement chaud cet hiver. On a bien eu quelques journées qui glaçaient les mains en décembre : mais c'est dans l'ordre des choses ; pas cette tiédeur, même à l'aube, même au crépuscule. Je n'ai jamais vu autant de nuages sur Marseille, mes photos en témoignent depuis quelques années. Même quand le soleil domine, comme aujourd'hui, on n'a pas cet air bleu et sec, où, la nuit, scintillent les étoiles. La lune a toujours au moins un léger halo.

Une sorte de version hivernale de la canicule.

Seize degrés au crépuscule en plein milieu de janvier. C'est d'autant plus étrange que les journaux télévisés se sont étendu pendant un mois sur les intempéries : Pensez un peu, quel scoop ! il neige en décembre ! J'ai trouvé cela tellement étrange que je me suis mis à les suivre. La moitié du journal y passait. Je ne suis pourtant jamais parvenu à apprendre si l'épaisseur de neige était exceptionnelle par endroits, ou seulement la désorganisation des services publics, ou ni l'un ni l'autre, car il est banal qu'il neige en décembre et que l'activité en soit perturbée.

Voilà pourquoi je ne regarde jamais les journaux télévisés, ni imprimés d'ailleurs : on n'y apprend rien. « Comment fais-tu alors pour tout savoir ? » me demandait ma mère quand j'étais jeune. Comme pour savoir qu'il fait seize degrés en ce moment où le jour baisse, que les nuages sont roses et qu'ils ne masquent pas un ciel encore bleu, que les mouettes y font de grands cercles avec lenteur, que les cheminées et les antennes des toits s'y découpent de plus en plus nettement sans devenir encore des silhouettes noires, et que le temps est doux comme une soirée de printemps.


Neige  Neige  Neige
Neige   Neige

Le 21 janvier

Il a neigé cette nuit

Aujourd'hui enfin, avec la nouvelle lune, l'hiver fait mine de montrer son nez. Il a neigé cette nuit. Pourtant, à l'aube le ciel était déjà bleu, et la température suffisamment douce pour que je prenne encore un café dehors au soleil.

Depuis hier, j'essaie une cigarette électronique. L'impression est plus proche de la pipe que de la cigarette, même ce goût bien particulier et désagréable d'une pipe neuve lorsqu'on s'en sert la première fois, et qui passe aussi vite.

J'ai choisi un mod, c'est ainsi qu'on appelle une cigarette électronique au design modifié. Elle ressemble plus à un gros stylo qu'à une cigarette, et rappelle davantage la pipe par la taille, le poids et la façon de tirer. Au premier abord, ça déroute les habitudes. Quand on roule des cigarettes ou qu'on fume une pipe, on sait qu'on doit continuer à tirer pour qu'elles ne s'éteignent pas, mais un tel objet, lui, ne s'éteint pas. On enfonce un petit bouton qui s'éclaire alors d'une lueur bleue, et l'atomiseur dégage de la vapeur.

Je ne sais pas comment j'aurais perçu cela il y a vingt ou trente ans. On trouvait encore alors du tabac convenable dans le commerce, pas ces herbes toxiques et dénicotinisées vendues très cher. Mes sens n'étaient pas non plus familiarisés avec de nouveaux objets, de nouvelles formes, couleurs et substances.

Mes doigts aiment toujours le contact du bois, du cuir et du métal. Ils ont découvert aussi la sensualité de nouvelles textures, lisses, douces et uniformes : coques d'ordinateurs, disques durs, caméras, boutons et voyants lumineux, câbles… Mon mod, blanc, est parfaitement assorti à mon ordinateur portable. Tous ces objets vont ensemble, sont connectables, organisent ensemble leur même monde d'objets. Ensemble, ils rendent « nobles » de nouveaux matériaux.

Tandis que j'apprivoise mon mod, je découvre que je ne perds pas au change. Au début, l'usage est laborieux. Il n'est pas si commode de monter l'objet la première fois, au premier coup d'œil on le trouve relativement complexe : batterie, chargeur, câble USB, atomiseur, recharge, flacon de liquide… On ne sait trop comment doser les gouttes dans la recharge. Ça dépend d'abord de la grosseur des gouttes, ai-je pu lire en ligne sur un forum.

On apprend vite, et l'on apprécie les avantage pendant que disparaît le mauvais goût de pipe neuve. Pas de cendre qu'on doit enlever précautionneusement pour qu'elle ne salisse pas son clavier, ses papiers, ses vêtements, pas de ces petits bouts de tabac qui se glissent partout et qui collent aux doigts. Plus de risque d'une cigarette allumée qui roule ou d'une cendre incandescente. Plus besoin de vider et de nettoyer sa pipe avant de la ranger. Plus de fumée qui empoisonne l'atmosphère d'une pièce, plus de fenêtre grande-ouverte en pleine nuit d'hiver.

On se rend compte alors que l'usage du tabac était lui aussi laborieux et exigeait un attirail abondant : blague, pipe, papier, cure-pipe, briquet, cendrier.

La sensation n'est pas désagréable quand on commence à savoir doser les gouttes, aspirer et enfoncer ou relâcher le petit bouton lumineux à bon escient. Il vaut mieux le relâcher avant d'avoir fini d'aspirer. L'atomisation ne cesse pas tout de suite, et il reste une bonne bouffée dans l'embout. Ces gestes ne me sont pas encore totalement automatiques, ils perturbent un peu mon attention selon ce que je fais. Rien n'interdit de toute façon de s'en rouler une, ou de se bourrer une pipe à l'occasion. Mais je commence à préférer mon mod.


Est  Est 2  Est 3

Le 23 janvier

Les mods

On a commencé à faire des cigarettes électroniques qui imitaient les vraies cigarettes. Comme elles produisent de la vapeur et non de la fumée, on les a appelées vapoteuses. On n'a plus dit « fumer » mais « vapoter ». Alors, on a commencé aussi à ne plus tenter d'imiter les cigarettes. On a  fabriqué des vapoteuses qui n'imitent plus rien, mais ressemblent à ce qu'elles sont : les mods.

Je m'attendais au pire quand j'ai commandé le mien : ersatz pharmaceutique, équivalent de ce qu'est pour le vin, la bouteille en plastique… Aussi, je n'ai pas été trop déçu de mes maladroites expériences du premier jour.

L'objet d'abord, plus que l'usage, a commencé à me séduire, et même à me fasciner. Il s'est un peu imposé à moi, en vérité. D'abord, je le voulais noir, mais il n'y en avait plus. J'ai dû en commander un blanc. Ce n'est que lorsque j'ai dévissé la batterie pour la charger, puis que je l'ai revissée sur l'atomiseur, que j'ai commencé à percevoir la beauté du mod ; l'extrême plaisir qu'on ressent à le toucher, à en éprouver le poids et la texture ; le sentiment esthétique que donne la parfaite conjonction de l'usage, de la forme et de la substance.

Ce fut ma première impression de plaisir. Ensuite, le lendemain, et ce fut plus curieux encore, il m'a semblé que je revivais mes premières expériences du tabac, celles que j'ai bien du mal à retrouver depuis tant d'années avec les paquets du commerce.

J'ai toujours eu le goût du tabac brun et fort, de cette matière végétale brune et sèche, du rougeoiement de sa combustion. J'aime ce goût qui relève celui du café et de certains alcools : rhum, gin, cognac, vodka, et les meilleurs vins du midi.

J'ai toujours aimé ces chaudes goulées dans le froid de l'aube, cette tension que produit la nicotine avec la rencontre du jour, cette impression d'être encore au premier jour, à l'éternelle naissance du monde.

Voilà ce que j'ai retrouvé le lendemain en clopant dans la fraîcheur neigeuse de l'hiver.

Le 24 janvier

Honneur à l'objet

Les objets de la vie, ce qu'on appelle les biens, forment un tout. Ce tout constitue une civilisation : un immense système d'objets.

Quand on considère ces objets selon leur usage, selon le système d'usages dans lesquels ils fonctionnent, on les appelle des biens. Quand on les considère selon leur échange, le système d'échange dans lequel ils circulent, on les appelle des marchandises.

Certes, biens ou marchandises, ce sont toujours les mêmes objets ; qu'on les considère dans une civilisation ou dans un marché, une économie. Et d'abord, l'échange peut être un usage, voire le principal usage ; et l'économie, le secteur central d'une civilisation. Ce sont quand-même de bien pauvres usages quand on regarde avec un peu d'attention les biens, les complexes objets de l'industrie humaine, et comment ils fonctionnent ensemble : le fabuleux système des objets.

Prends par exemple un Côte-du Rhône. Un biologiste positiviste dira peut-être que tout est fonction de l'effet que peut avoir une molécule sur des papilles et le cerveau, montrant qu'il ne comprend rien ni au vivant ni à la civilisation, car jamais des molécules ne fonctionnent seules. Il y a aussi la robe du vin, et son jambage, et ils doivent beaucoup au verre à travers lequel on les regarde. Ils doivent même à la lumière : le stupide éclairage bleu d'un restaurant m'a un jour gâché mon plaisir.

Les vins sont comme les mots, et comme toute chose au fond, qui n'actualisent leur puissance, ne libèrent leur saveur et n'exhalent leur parfum qu'en fonctionnant parmi une infinitude d'autres mots et d'autres choses. Et le vin se déguste aussi avec les mots d'une conversation, et la conversation avec les senteurs du vin.


Les hommes ne vivent pas dans une société, ils vivent dans une civilisation. S'ils se rencontrent, c'est d'abord à travers ce complexe système d'objets ; leurs relations passent d'abord par celles que ces objets entretiennent entre eux. Ces relations sont essentiellement techniques ; le feu, la pierre taillée, l'arc, le bronze, l'écriture, la roue, la voile, l'engrenage, le papier, la boussole, la vapeur, l'électricité…

Il ne s'agit pas d'apprendre à se servir bêtement de ces objets, et moins encore de les servir. Il s'agit d'apprendre à faire corps, à les faire corps, à en faire le prolongement de nos organes, moteurs et sensoriels. C'est comme lorsqu'on parle, sans se rendre-compte qu'on articule des phonèmes et qu'on applique des règles de grammaires, sans y penser, sans même se rendre proprement compte qu'on parle, qu'on dit « couvre-toi bien, il reste de la neige » pensant seulement qu'un être nous est cher.

Après avoir patiemment appris à écrire, on peut se retrouver entièrement dans une plume qui crisse sur le papier comme des pas dans la neige. On peut parler du jour qui passe comme un chat simplement frottera sa tête contre un coude et perdra son regard dans les ombres qui s'épaississent.


Vauban sous la neige  Roucas sous la neige  Terrail sous la neige


J'ai commandé un nouveau mod. Je vais laisser le premier à Francine. Cette fois, j'ai pris deux batteries pour en avoir toujours une en état de marche. Je l'ai choisi titane plutôt que blanc, ça lui donne des airs de fenêtre Mac OS.

De toute façon, c'est un objet composite. Un vapoteur, ce n'est qu'une batterie et un atomiseur. La compatibilité des parties n'est qu'affaire de pas de vis, et l'on peut aussi trouver des adaptateurs. Les atomiseurs sont tous des tubes du diamètre d'une cigarette et d'un pouce à peu près de long. Les batteries peuvent avoir des couleurs et des formes variables, celles d'une cigarette notamment, mais elles ne durent alors pas longtemps. On visse la batterie à la base de l'atomiseur, et l'on fiche une recharge à l'autre bout. La recharge a souvent la forme et la taille d'un filtre de cigarettes. Généralement noirs ou blancs, ils peuvent parfois être bruns. On en trouve aussi de formes, de teintes et d'usages très divers.

Aussi l'objet est très personnalisable. On s'en rend bien compte en ligne, dans des vidéos de démonstration laissées par des utilisateurs. Il devient plus personnel encore qu'une pipe ou un stylo, qu'on ne peut choisir qu'entiers et non en associer les parties.

C'est un objet extrêmement simple, sans mystère. Aussi simple que la roue ou le fil à couper le beurre. La batterie, d'abord, ne devrait plus conserver de grands secrets pour l'homme contemporain. C'est en somme à l'électromagnétisme, ce que fut le balancier des pendules à la mécanique classique. Quant à l'atomiseur, c'est une simple résistance. Elle chauffe le liquide qui est dans la bourre de la recharge. Il n'y a rien de plus sorcier que dans la banale lampe de campeur.

Rien n'est caché, tout est visible, évident, comme dans une pipe, par exemple, ou un stylo. Ce sont de telles évidences, de telles simplicités, qui donnent aux objets leur noblesse.

Il est un peu excessif toutefois de leur donner le qualificatif « électronique ». Il est vrai qu'on l'emploie aujourd'hui pour n'importe quoi : courrier, livre, briquet… Ce n'est qu'une simple résistance qui vaporise un liquide chargé de nicotine ; une pipe propre, en somme, sans fumée, sans goudron, une forme évoluée de la pipe, mais aussi simple.

« Électronique » est souvent employé comme une métaphore, une synecdoque, pour signifier ce couplage entre l'électricité et la commande numérique. On voit certes bien mal comment pourrait s'exécuter une commande numérique sans électricité, mais la plupart des objets électriques, eux, fonctionnent très bien sans l'aide du numérique, comme le vapoteur justement, qui n'a nul besoin de lignes de code.

« Électronique », cependant, évoque bien une parenté avec toute une famille d'objets : ordinateurs, caméras numériques, tous connectés par cet universal sérial bus, et couplés à ces objets numériques que sont les programmes avec leurs fenêtres et leurs barres d'outils. Il témoigne de cette curieuse rencontre entre ces objets bien concrets que sont les flux d'électrons, et ceux bien abstraits que sont les nombres qui les commandent, et ceux encore, à la réalité bien plus problématique, que sont les électrons eux-mêmes. « Électronique » souligne aussi cette parenté entre la texture des matériaux tangibles, et celles qui s'affichent à l'écran, aluminium, titane, métal brossé… Elles s'imitent les-unes-les-autres.

Les textures à l'écran ont si bien imité celles des matériels, que les objets physiques les imitent à leur tour, générant une véritable mise en abyme entre l'objet et l'image, mais pas plus inouïe au fond que celle qu'a connue la peinture à la Renaissance.


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