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Jean-Pierre Depetris

Comme un vol de migrateurs


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Deuxième carnet
Où il est fortement question
de langue et de lettres

Le 26 juillet

Ce n'est pas ici que ça commence

Qu'on le veuille ou non, écrire, c'est ordonner. Tu peux toujours donner un ordre mouvant ou arbitraire, tu dois en imposer un. Pourquoi sinon ne pas offrir seulement un lexique et une syntaxe, en disant « débrouille-toi » ? Et pourquoi pas seulement un jeu de caractères ? Non, le peu d'ordre que tu donneras entre quelques signes, ce sera seulement ce que tu écris.

« Encre - Encore » avait écrit Julien Blaine. Eh bien oui, ça fait un poème, et il me plaît.

Maintenant, l'ordre que je donne, libre à chacun d'en faire ce qu'il veut. Je n'ai jamais dit qu'on devait me lire en commençant par le début. Et le début de quoi d'abord ? D'un chapitre, un court texte, d'un livre, de mon œuvre ? Je ne sais même pas où débute mon œuvre ; le premier texte que j'ai conservé n'est pas le premier que j'ai écrit, ni davantage le premier que j'ai publié.

Comment fait-on un début ? On dit seulement : « Voilà, cela commence ici. » Remarque qu'un auteur pourrait dire : « Ce n'est pas ici que ça commence, plusieurs pages ont été supprimées. » Et ça n'en commencerait pas moins ici ; c'est pourquoi, à ma connaissance, aucun auteur n'a encore commencé ainsi.

Et la suite, c'est pareil. Il suffit de la mettre après. Mais la suite qu'on met après n'est qu'une option possible parmi une infinité d'autres. Crois-tu qu'un auteur ait toujours écrit la suite après le début ?

Pourquoi ne pas offrir tout ça en vrac ? « Débrouille-toi ». Autant offrir un jeu de caractères, disais-je. On l'a déjà, et on l'a même en ordre, l'ordre alphabétique. C'est l'ordre le plus arbitraire qui soit, et il en est cependant un.

En somme, si j'écris peu, c'est avant-tout parce que j'articule peu, j'ordonne peu ce que j'écris. Et comme j'ordonne peu, ça ne prend pas consistance ni durée. Ce que je dis dans un courrier n'entretient pas beaucoup de relations avec ce que j'écris dans un autre, ou se répète un peu. Je crois que ça tient beaucoup à la vie bien trop fractionnée qu'on mène ici ; car c'est la vie elle-même qui ne s'articule pas.

Or c'est à quoi sert la littérature, à mon sens, à articuler la vie. C'est ainsi que j'ai toujours compris la phrase de Proust : « La vraie vie, c'est la littérature. » (À rapprocher de la « rumination » de Nietzsche.) J'ai toujours identifié les gens qui n'écrivaient pas à un certain côté décousu, pas seulement de leurs propos, mais de leur personne.

On comprend bien alors qu'écrire n'est pas une activité privée, mais pas publique non plus, ou les deux. C'est apparemment pourquoi quelques-uns de ceux qui font métier d'écrire me paraissent eux-aussi de plus en plus décousus, comme s'ils n'écrivaient pas réellement, comme si ce qu'ils écrivaient demandait à être réordonné dans des correspondances ou des carnets ; ce que les autres font peut-être. Ni public, ni privé, ou les deux, et où l'anonymat n'a pas plus droit de cité que la célébrité.

Cela demande un partage, à la fois intime, attentif et ouvert. Qui en est capable ? Où est-ce possible ? Par quels moyens ?

Je te livre ces quelques réflexions notées à la diable et tout en cherchant bien à les ordonner et les articuler le plus pratiquement possible.

Il y a toute une reconquête à faire du réel.



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avril

Sur la langue

Pardi qu'il y a un esprit marseillais. Les pays de langue d'oc furent les premiers en Occident à posséder une littérature en langue vernaculaire. La langue écrite était donc la même que celle qui se parlait dans les rues et dans les campagnes. Un pouvoir de la plume et du verbe compliquait encore celui de la noblesse, du clergé et de l'argent.

Il est resté quelque chose de cette pratique d'une langue à la fois populaire et littéraire dans le sud de la France, même si la langue, elle, a pratiquement disparu. Il y a un esprit marseillais, comme il y a un esprit français, un humour anglais, un Witz allemand… L'esprit marseillais n'est pas si éloigné de l'esprit français, sauf qu'il fut toujours très démocratique, alors que l'autre était l'apanage d'une cour.

Litotes, métalepses, antiphrases, syllepses… bien peu de gens, dans les quartiers de Marseille ou ailleurs, sauraient dire ce que ces mots signifient, mais ils en font un ample usage comme Monsieur Jourdain de la prose.

La rhétorique marseillaise apprécie une figure de rhétorique qui n'a pas un nom compliqué : l'exagération. Son principe ? Grossir l'accessoire pour rendre évident l'important.


À un mot d'esprit, on répond, si l'on peut, par un autre. C'est très difficile car on est cueilli à froid. Ça vient tout seul ou ça ne vient pas, alors seulement on rit ― car on ne doit jamais rire de son propre mot d'esprit.

La langue provençale à complètement disparu, ou c'est tout comme, mais pas une façon de parler, une verve provençale, qui a totalement intégré le français. J'ai connu des enfants arrivés ici sans même connaître la langue, devenus des adolescents parlant avec la verve de Marseillais natifs. Cette verve s'acquiert vite, et facilite à l'évidence l'intégration de la langue. Elle est du moins une stimulation pour en maîtriser les ressources. Des gens peuvent venir de loin et garder longtemps leurs coutumes, leur cuisine et même leur accent, avec la rhétorique locale, on se sent très vite, comme on dit « en intelligence ».


Attention l'esprit est toutefois à manier avec prudence. Il n'est pas à mettre entre toutes les lèvres. Surprendre ou être surpris, ne va pas sans un rapport de force, quelque-chose du duel. Comme des lames, les mots peuvent blesser.

Il y a toujours eu une proximité entre rhéteur et bretteur. Dans toutes les cultures, les meilleures mains à plume furent souvent aussi des mains à épée.

Comme dans les arts martiaux, ce n'est pas pour s'agresser qu'on pratique le mot d'esprit. Ce n'est pas davantage pour savoir qui est le plus fort. C'est moins encore pour ne rien dire, ou ne pas se prendre au sérieux, au contraire. C'est pour garder l'esprit en éveil, garder la bonne distance avec le langage, ses lieux-communs, ses prêts-à-penser. C'est pour cultiver une liberté d'énoncer sans manière ni convenu.


L'esprit ne doit jamais être blessant. C'est le plus difficile car l'humain est ainsi fait que s'il hésite entre plusieurs interprétations, il tend à choisir la pire. Le double-sens ne doit rien céder à l'ambiguïté.

Éviter toutefois de faire de l'esprit avec un représentant de quelque ordre que ce soit.

Les patrons de bars doivent être de bons rhéteurs ; leur fond de commerce en dépend. Ils doivent éviter qu'au fils du temps, leurs établissements ne deviennent les repères de ceux qui pensent d'une même façon, et qu'ils fassent partir les clients qui pensent autrement. Il doit permettre la plus libre parole.

Pensez ce que vous voulez, mais pensez. Ne nous-abreuvez pas de clichés, ne nous-gavez pas de mots-d'ordre.

C'est pourquoi on ne se sent pas agressé, mais plus à-l'aise. La libre parole n'a pas besoin d'être consensuelle, au contraire.

C'est comme quand je faisais des ateliers d'écriture. Pas question d'affronter le langage sans établir une totale liberté de pensée. Pas question de penser librement sans tenir le langage en respect.


Vauban  Palmier

Avril

Poétique et grammaire

Cette façon somme-toute naturelle de parler tend peut-être à disparaître. Radios, télévision, mobilité, entrainent  l'égalisation par le bas autour d'un français administratif. Le jeu de mots remplace le mot d'esprit.

Plus grave est la disparition du « e » muet, ou plutôt que tous les « e » le deviennent. L'accent marseillais les appuyait au contraire.

Les liaisons aussi se font plus rares. La métrique du français en est toute bouleversée.

Dans les bars de quartiers de Marseille, on est capable de lire correctement ce vers de Hugo : Mon père ce héros au sourire si doux. Les « e » de « père » et de « sourire » seront peut-être trop appuyés, mais la métrique sera bonne.

 En français journal-télévisé, cela donne : Mon per c't'éro au sourir'si doux. Neuf au lieu de douze syllabes.

Ce n'est pas avec ça que le marché de la poésie sera côté en bourse.


Les liaisons, elles, permettent de prononcer les déclinaisons du français. Si on les ignore en parlant, comment les retenir automatiquement quand on écrit ?

Ceci entraîne des écarts de plus en plus considérables entre la langue qui se parle et celle qui s'écrit. Et plus les deux s'éloignent, moins on les possède chacune.

Une langue doit évoluer, bien sûr. Comme tout ce qui vit, elle doit changer ou mourir, soit, encore doit-on l'oser.

La double négation tend à disparaître dans le français oral. « Il y en a plus » peut prendre alors deux significations opposées. L'oral corrige spontanément en prononçant ou non le « s ». Pourquoi ne pas oser écrire alors selon le besoin « il y en a plu » ou « il y en a plusse » ?

On rencontre là un réel problème en écrivant. Quand les poètes composaient en vers, c'était moins grave, car la métrique donnait la prosodie. Comment la marquer en prose ?

Comment savoir si le texte doit être lu avec toutes ses syllabes, ou si l'on doit en sauter une sur quatre ? Ce ne sera plus le même texte.


En France, on a toujours fait une histoire avec l'accent, et surtout avec l'accent marseillais. On a l'impression que pour bien parler français, on devrait se faire passer pour un élève du Lycée Henri IV. Cela surprend toujours les étrangers.

Même pour parler anglais, on croit en France qu'il est nécessaire de se faire passer pour un Américain. Parler une langue ne consiste pourtant pas à passer pour ce qu'on n'est pas. Les Français sont réputés pour ne pas être doués pour les langues.

L'accent n'est rien. Il est facile de l'effacer, de le jouer ou même le sur-jouer.

Dans ma jeunesse, je craignais que mon accent ne perturbe l'écoute quand je lisais mes textes. J'ai vite vu qu'effacer mon accent perturbait seulement ma prosodie.

Avril

Re : Poétique et grammaire

     […]

Seuls les Cahiers du Sud donnèrent à Marseille une dimension à la mesure de la ville qu'elle était devenue au début du vingtième siècle. Pendant un temps, les Cahiers du Sud furent peut-être la meilleure revue française.

Le couple Ballard ne cherchait pas à faire une revue locale, régionale, ni même nationale ou européenne, et moins encore parisienne.

Les Cahiers se placèrent spontanément au centre d'un réseau mondial, d'un champ de force spatial et temporel, dont les rayonnements faisaient se croiser le Surréalisme, l'empirisme anglo-américain, la culture arabo-persane, la poésie d'extrême-orient, le romantisme allemand, l'érotique des troubadours…


Les compagnies maritimes avaient dû en soupçonner les avantages, et soutenaient activement la revue. Je me souviens, enfant, en avoir déjà feuilleté des numéros, à l'âge où je pouvais seulement goûter les somptueuses et exotiques publicités des compagnies Paquet ou Fraissinet.

 Sur de vieux numéros des Cahiers du Sud, j'ai découvert Novalis, Maître Eckart, John Austin et les nouvelles philosophies du langage, Henri Corbin et Louis Massignon, Hallaj, Ibn Arabî et Farid oud din Attâr, la poétique japonaise, les textes les plus décisifs et incisifs de Roger Caillois, et tant d'autres choses qui dessinèrent le paysage mental d'un siècle.


 La décolonisation a rattrapé les Cahiers du Sud, qui disparurent en 1966. Le lien ne s'était pas fait avec des Kateb Yacine, Salah Stétié, Mahmoud Darwich…

Comme un élastique casse, arts et lettres se tournèrent brutalement vers Paris, et déjà New York.

Le vaste monde devient plus exotique encore, voyage aux Indes et psychédélisme. Même les idées les plus radicales d'occident semblaient lui revenir de l'extérieur, avec béret guevariste et col Mao.


     […]

La culture, voilà un mot qui contient deux notions diamétralement opposées : l'une concerne la particularité ; l'autre ce qu'il y a de commun et de transversal en toute culture. Avec la première acception, chacun défend la sienne, on craint qu'une culture n'étouffe l'autre. Avec la seconde, c'est le contraire.

Être cultivé serait dont être en mesure de se comprendre quelle que soit la culture. Ce serait un peu comme n'en avoir aucune, ou en avoir plusieurs, en avoir au moins deux pour prendre la distance avec chacune, ou pour le moins avoir quelque chose de très différent de ce qu'on appelle, dans un autre sens, « une culture ».

C'est comme, par exemple, quand on lit « les dents du requin », ou « les dents de la mer ». Du moment qu'on comprend le lexique, on comprend « les dents du requin » par la seule relation syntaxique.

Ce n'est pas suffisant pour comprendre « les dents de la mer ». La mer n'a pas de dents pour la seule relation de la grammaire et du lexique. On doit alors comprendre la relation pragmatique que les choses établissent entre elles : les dents de la mer sont dans la bouche du requin.

Elles peuvent être aussi l'écume blanche des vagues qui rongent la côte, les récifs qui brisent les coques… Elles peuvent désigner bien des choses qui s'éclairent par la relation poétique et plus seulement grammaticale.

Il y a entre les deux sens du mot « culture  » une relation comparable à celle entre grammaire et poétique. C'est en quoi la culture peut ne pas se réduire à un relativisme cosmopolite ; et la liberté de penser, à la tolérance.


     […]

Les Cahiers du Sud n'ont pas laissé un vide, ils ont essaimé : Action Poétique, Sud, Manteïa, chaque revue avait ou a encore ses qualités et ses nécessités, et il y en a toujours de très bonnes ― leur ambition, si.

L'ambition des Cahiers du Sud ? Une sorte de port-franc des lettres.

Que des « plumes prestigieuses » (pour broder le lieu-commun) aient signé dans les Cahiers est anecdotique, l'important est ce qu'elles y signèrent, et qu'on imagine mal ailleurs.

Rien de semblable ne pourrait être envisagé aujourd'hui. Les raisons en sont innombrables.

Le 27 Juillet

Histoire universelle de Marseille

J'ai lu le livre d'Alèssi Dell'Umbria, Histoire Universelle de Marseille, et je te le conseille. C'est l'auteur qui a publié un article sur Victor Gélu dans le même numéro de Gavroche qui a accueilli mon texte sur Ken Knabb l'IS et la contre-culture US, fin 2008. Je regrette seulement qu'il ait fait commencer son ouvrage au treizième siècle, alors que, tu le sais, ce qui m'intéresse le plus, c'est ce qui s'est passé ici entre le premier et le treizième siècle ― apparemment, rien.

Ce n'est pas un livre d'historien. Je veux dire que l'auteur a réellement un point-de-vue : c'est à partir d'une réalité subjective qu'il parle, et très solidement documentée. Naturellement, son point-de-vue n'est pas exactement le mien. Il est clair que je ne le suivrai pas sur son anti-protestantisme et son admiration pour Cazaulx, qui avait rallié la ville à la Ligue Catholique. Du moins son point-de-vue est clair, et je comprends bien qu'il n'ait pas beaucoup cherché sur la Réforme à Marseille et sur les persécutions religieuses, dont les traces sont pourtant comme inscrites dans les murs de la ville.

Et puis je ne suis pas si urbain que ça. Je ne crois pas que la ville soit l'avenir de l'homme. Les villes sont devenues d'immenses camps dont le ravitaillement sera toujours plus problématiques, et c'est ainsi qu'elles mourront. Je crois que nous vivons la fin d'une ère mégalithique. J'appelle ainsi la période qui a commencé avec la première sédentarisation de quelques tribus autour de monuments de pierre, et qui s'achève avec les gratte-ciel des grandes métropoles concentrationnaires. Il n'y a plus rien à vivre dans une ville.

Toutefois le point de vue de Dell'Umbria est fertile, qui consiste moins à faire l'histoire d'une ville pendant sept siècles, qu'à travers elle, interroger l'histoire universelle. C'est surtout en quoi ce n'est pas un livre d'historien, mais une critique de l'histoire.


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