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Jean-Pierre Depetris

Comme un vol de migrateurs


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Premier carnet
Où je tente de me réacclimater

Le 4 Nivôse 218

À Z. Objet : L'anti-étrange

Très chère,

Merci pour la doc que tu m'as fait parvenir. Te lire est toujours un délice.

Depuis que je suis revenu, et ça commence à faire un bout de temps, je ne parviens pas à m'acclimater. Le monde ici est inhabitable. Il demeure beau pourtant. Je t'envoie des photos de la rade pour te rassurer à ce propos.

Lorsque la mer est légèrement striée par une brise du large et que le temps est couvert, elle prend vraiment un air étrange.


Pharo  rade  Port

Non, ce n'est pas exactement cela, peut-être le contraire ; quoi que ce ne soit pas le contraire non plus. Un mot devrait être trouvé : l'anti-étrange.

L'anti-étrangeté est au moins aussi éloigné du familier que l'est l'étrangeté. La mer est anti-étrange ce soir. (Voilà un mot dont je devrais mieux préciser le sens, sinon autant ne rien dire.)

Pensée

Le 9 janvier 1431

À K H. Objet : Ce qu'on a écrit

Tes notes de lecture sur mon dernier livre me sont précieuses. Moi, j'écris peu ces temps-ci, et je ne cherche pas à écrire davantage, même si j'ai toujours trouvé un réel plaisir à manier un stylo, ou à caresser de mes doigts le clavier d'un portable.

Ce qu'on a écrit fini par être assez lourd avec le temps. Ça finit par devenir un certain poids qu'on doit remuer pour continuer à écrire, écrire autre chose évidemment.

Avant que ce poids ne s'alourdisse, c'est ce qu'on avait lu qui pesait. Un tel changement n'est pas vraiment un bénéfice. Il est bien trop sans surprise de s'imiter soi-même. C'est pourquoi il est sage de partager ce poids.

Amitié

Le 10 Muharram 2010

À Z. Objet : Le musée du vide de Marseille

J'ai suivi ton conseil d'aller visiter des musées pour qu'ils m'aident à me retrouver chez moi. J'ai commencé par le musée du vide.

Il n'y a pas grand chose dans le musée du vide de Marseille. Il n'y a pas rien non plus. Rien ne suffit pas à faire du vide, mais il y a de nombreuses salles vides.

Une grande salle expose le chas d'une aiguille. L'aiguille est plantée sur une tablette de bois. Une autre est traversée d'une porte à l'autre par un long tuyau de métal, vide évidemment.

Une petite salle du dernier étage contient un trou, un trou dans le mur, sans rien de particulier, comme ouvert à coup de masse, d'où l'on voit les collines escarpées. La salle des boîtes contient des boîtes vides. Il y a aussi une salle des chaises.

Le musée s'étend sur les trois étages d'un bâtiment grand et ancien. Dans ses départements consacrés au vivant, on trouve des coquillages, des squelettes, des carapaces, des coques de fruits, des tiges sèches. Plusieurs salles sont consacrées à la mécanique, avec des pistons, des roues, des écrous, des clés…

Bien à toi

Le 11 janvier

À K H. Objet : Fermer la peau

Oui, j'écris peu ces temps-ci. Je m'abandonne plutôt au silence de la vision.

Depuis quelques années, je sors presque toujours avec un appareil-photo dans la poche. Je m'en sers très peu. Je m'en sers peu, du moins, à prendre des photos. Je me sers plutôt de cette possibilité qu'il me donne de m'en saisir à tout instant, pour voir le monde autrement.

Je prends rarement des photos. Les dernières fois, c'était pour illustrer les deux livres de Francine Laugier qui sont parues en 2009 chez La Belle Inutile Éditions, et aussi pour mes journaux de voyage.

Je m'en sers peu. Je glisse l'appareil dans ma poche en sortant, et il y reste jusqu'à ce que je le quitte en rentrant. Il m'aide seulement à voir ce qui se passe dans les lointains, à me tenir aux aguets. Il est rare que je le sorte de ma poche ou de mon sac. Je n'ai déjà que trop de photos qui encombrent mes disques durs. Qu'en ferais-je ?

Je ne suis pas de ces gens qui regardent des photos. Je suis cependant de ceux qui les travaillent. J'ai tiré des images très intéressantes de photos qui ne paraissaient pas s'y prêter, des photos insignifiantes et quelconques au premier regard.

La plupart du temps, je n'ai pas besoin d'appuyer sur le déclic, ni même de sortir l'appareil, pour voir, pour voir ce que je n'aurais peut-être pas vu sans l'avoir dans ma poche. Je dois bien pourtant le faire quelquefois, sinon ça finirait peut-être par ne plus marcher, je finirais peut-être par ne plus rien voir.

À travers tout ceci, j'établis une relation intime et permanente avec le soleil. Le soleil détermine bien-sûr à chaque instant tout ce que j'ai à voir.

Il détermine bien d'autres sensations aussi : sa morsure sur la peau ou celle du froid intense, la fraîcheur pénétrante du vent du sud, la moiteur… et qu'il n'est pas très évident de saisir dans la photo.

Souvent, à vouloir trop bien régler la prise de vue, comme les images, on perd cela. Les réglages automatiques sont redoutables : ils peuvent laisser des visions insipides, inodores… Il n'y en a pas moins un intérêt réel à évider les visions de toute autre donnée des sens. C'est à quoi sert un appareil photographique ― comme on fermerait les yeux pour mieux entendre, ou mieux goûter.

Si l'on peut aisément fermer les yeux, et à la rigueur se boucher les oreilles, on a peu de contrôle sur l'odorat, la langue, et surtout la peau. Photographier, c'est un peu fermer la peau pour mieux y voir.

Notre sens de la vision à besoin d'une telle sorte de prothèse : fermer la peau, juste pendant les fractions de secondes où le voile de l'objectif s'ouvre.



Pie  Brindilles

Le 14/01/10

À X. Objet : L'en-dehors

Tu veux savoir pourquoi j'écris peu ? Je t'envoie les dernières pages de mon carnet :

La pluie ne goutte pas très loin de moi sur la terrasse de bois. Je n'ai qu'un petit coin de table pour m'abriter, et il est probable que je serais plus confortablement installé à l'intérieur. Des coups-de-vent intempestifs ne viendraient pas projeter parfois une goutte ou deux sur le carnet où j'écris. D'où pourrais-je voir sinon ces nuages qui courent sur les pentes boisées, sentir la présence des troncs noirs et luisants ?

« Il fait un temps à ne pas mettre un chien dehors, m'a dit le patron en m'apportant le café, vous seriez mieux dedans. » Que non !

J'apprécie toujours moins l'impression d'être à l'intérieur de quoi que ce soit, comme je finis par ressentir un écœurement des températures modérées, des odeurs d'appartement… Je crois que je suis en train de revenir à l'état sauvage.

Au fond, j'ai toujours été sauvage. Quand aurais-je été domestiqué ? Mais il est vrai que pendant des années, je me laissai doucement amollir, m'habituant au chauffage et aux meubles rembourrés. Il a fallu qu'en janvier 2008 à Marseille, il y a deux ans donc, j'ai dû sortir d'un bar pour fumer une cigarette. C'était devant l'usine de Callelongue qui a fermé depuis, le soleil n'avait pas encore pointé et le froid piquait un peu les doigts, et c'est là que j'ai compris de quel côté j'étais réellement : de l'extérieur. Définitivement dehors.

Mon souci est que les nouveaux outils pour l'écriture ne soient pas plus adaptés à mon biotope que je ne le suis au leur. Il m'importe peu qu'une goutte vienne tacher la feuille où j'écris, ou que le bas de mes pantalons soit humide sur mes bottes. Il m'importe peu qu'il fasse cinq degrés ou plus de trente. Au contraire, j'en ai besoin pour me sentir vivant.

Rien ne me laisse pourtant espérer l'apparition d'ordinateurs plus résistants à l'extérieur. Ils me contraignent à entrer, et ça ne me plaît vraiment pas. Les fabricants de matériels électroniques ne paraissent pas prêts à suivre cette voie. Leur fragilité permet peut-être de tirer leurs prix vers le bas, mais elle fait monter très haut les coûts pour nous faire vivre sous cloche.

Dans le prolongement de la terrasse, une remise abrite des bûches coupées pour le four à pizza. L'eau ruisselle partout et réveille l'odeur du bois frais et de la sciure.

Et je ne m'enrhume jamais à écrire en plein froid ? ― Je mange de l'ail, ça tue les microbes.

Le 20 janvier

De Mz. Objet : Tes dernières publications

Jean-Pierre,

La quantité de mensonges que tu peux écrire dans tes journaux de voyage est impressionnante. N'est-il pas à craindre qu'ils cachent les étincelles de vérités que tu y places aussi ?

En tout cas, tu ferais croire n'importe quoi si tu ne poussais pas délibérément trop loin. N'as-tu jamais songé à ouvrir une école de menteurs ?

Je sais bien que tous les artifices que tu utilises sont étalés sous mes yeux quand je lis, mais il n'y a rien à faire, ils se dérobent et me piègent. À chaque ligne je dis qu'il est impossible d'inventer ça, jusqu'au moment où je dois bien me rendre à l'évidence que tu m'as fait marcher depuis un long moment.

C'est habile et amusant, je te l'accorde, mais je te reproche quand même de tromper le lecteur, et même de le tromper doublement. Tu le trompes d'abord quand il te croit, et tu le trompes encore quand il ne te croit plus. Je ne pense pas que ce soit une attitude acceptable pour un auteur.

Comprends-moi. Je ne cherche pas plus que toi à trancher une frontière entre la fiction et la vérité. Mais le lecteur doit savoir si l'auteur joue ou est sérieux, s'il veut être cru ou non. Toi, on voudrait te tordre le cou.

Sérieusement, je n'approuve pas ton parti-pris.

Mz

Le 20 janvier

À Mz. Objet : Re : Tes dernières publications

Très cher ami,

Te sens-tu vraiment plus doué de raison que les autres hommes ? Alors pourquoi mes mensonges leur cacheraient-il les étincelles de vérité que tu perçois ?

Mz a écrit :

La quantité de mensonges que tu peux écrire dans tes journaux de voyage est impressionnante. N'est-il pas à craindre qu'ils cachent les étincelles de vérités que tu y places aussi ?

En tous cas, tu ferais croire n'importe quoi si tu ne poussais pas délibérément trop loin. N'as-tu jamais songé à ouvrir une école de menteurs ?


Toutes les écoles le sont, et il en est de deux sortes : celles qui font croire à l'autorité du magister, et celles qui enseignent la consistance et la fertilité des énoncés. Naturellement, la consistance et la fertilité ne nous-enseignent pas grand chose sur l'accord des énoncés avec les faits, car c'est ce rapport en définitive qui est en question.


Je sais bien que tous les artifices que tu utilises sont étalés sous mes yeux quand je lis, mais il n'y a rien à faire, ils se dérobent et me bluffent. À chaque ligne je dis qu'il est impossible d'inventer ça, jusqu'au moment où je dois bien me rendre à l'évidence que tu m'as fait marcher depuis un long moment.

C'est habile et amusant, je te l'accorde, mais je te reproche quand même de tromper le lecteur, et même de le tromper doublement. Tu le trompes d'abord quand il te croit, et tu le trompes encore quand il ne te croit plus. Je ne pense pas que ce soit une attitude acceptable pour un auteur.


Relis-toi et demande-toi si en réalité je trompe quiconque. C'est plutôt le lecteur qui se trompe, tantôt en me lisant trop naïvement, tantôt en ne me prenant pas assez au sérieux. Moi, je ne lui fais rien croire, c'est lui qui croit, soit que je dis la vérité, soit que je mens. Je lui offre seulement les moyens de reconsidérer sa façon de me lire chaque fois qu'il s'égare un peu trop dans un sens ou dans l'autre.

Les artifices que tu as bien sous les yeux, et dont certains remontent à la Poétique d'Aristote, ne fonctionneraient pas si bien s'ils n'étaient que des artifices.


Comprends-moi. Je ne cherche pas plus que toi à trancher une frontière entre la fiction et la vérité. Mais le lecteur doit savoir si l'auteur joue ou est sérieux, s'il veut être cru ou non. Toi, on voudrait te tordre le cou.

Sérieusement, je n'approuve pas ton parti-pris.


Mais moi aussi j'ai parfois l'envie de tordre le cou à mes amis qui, comme toi, partagent avec moi des pans de leurs vies en souhaitant que je n'ébruite rien. Je ne comprends décidément pas pourquoi vous avez tant de choses à cacher. Répression, concurrence, réputation, indiscrétion… tous les prétextes sont bons, et en définitive, aucun ne tient quand on y regarde de près.

Mon cher Mz, le monde s'en fout de nos histoires. Tu peux très bien le vérifier quand il te vient l'envie de les-faire connaître : on ne t'entend pas, on ne se souvient de rien, on comprend tout de travers. Plus tu dévoiles, et plus en réalité, tu voiles. Plus nous nous faisons transparents et plus nous nous faisons invisibles.

Lorsque j'écris, je pourrais me soucier de me documenter, de vérifier, de m'informer, plus que de débrider mon imagination. Ce travail d'enquêteur ressemblerait trop à mon goût à celui de la police. Et reconnais aussi que les faits ne se laissent pas si aisément réduire.

Je suis bien convaincu que l'esprit humain est capable d'acquérir sur toute chose, non pas une opinion, non pas une conviction, mais une certitude. Il le peut virtuellement, mais pas sur tout en même temps. Tôt ou tard, nous devons bien faire confiance à l'opinion, à la rumeur, et la seule certitude que nous ayons, est qu'elles sont probablement fausses. Elles sont fausses, et elles faussent probablement les conclusions que nous tirons de nos certitudes seules.

Alors à quoi bon s'encombrer de vérifications ? Non, vois-tu, la meilleure attitude pour moi consiste à s'assurer quelques prises solides sur lesquelles l'imagination puisse bâtir avec fermeté. Car je ne vois pas pourquoi on dénierait à l'imagination la fermeté de ses constructions.

Que mes mensonges soient crédibles, et que mes vérités soient douteuses te trouble, c'est que tu accordes trop d'importance au vrai et au faux, ou à la fiction. Oublie-les. Seules comptent la fermeté et la fertilité. Ne confonds pas l'imagination avec l'imaginaire.

Vrai ou faux, tout ce dont tu ne peux t'assurer par toi-même n'a aucune importance.


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